--- Début Mars ---

L’entrée des galeries n’était plus visible depuis plusieurs jours, alors qu’ils chevauchaient vers la ville d’Althaïa la Romantique et les cavernes de la rébellion. L’allure avait été relativement soutenue, en début de parcourt, alors que l’ancien désirait s’éloigner le plus possible de ces sinistres excavations, un doute persistant sur la capacité de la chose millénaire à les suivre au dehors, de nuit. Mais à présent, ils avaient ralentit et retrouvaient un rythme plus détendu et apaisé. Aucune menace ne semblait guère planer en ces lieux, du moins aucune qu’il n’aurait pu repousser en compagnie de Silarae. Les marais avaient progressivement laissés place aux plaines plus sobres et salubres et le pas des chevaux était assourdi dans l’herbe ondoyante et haute, ressemblant de loin à un océan vert et jaune qui ondulait sous le vent léger des journées de voyage. Ils étaient restés peu loquaces durant la première partie du voyage, digérant encore les évènements terribles des profondeurs et les blessures subies. La seconde vampiresse était en retrait, voir complètement mise à l’écart. Elle ne se mêlait pas à eux et Achroma n’avait aucune envie de l’intégrer… Elle lui rappelait Isendal d’une façon qu’il commençait lentement à détester. Et quand Achroma Seithvelj détestait quelque chose, cela avait la désagréable habitude de réveiller ses mauvais penchants et ses sombres parts d’âme, de celles qui auraient vaporisés la vampiresse en question pour un oui ou un non, ou même un simple geste équivoque. Un problème qu’il n’avait pas avec la jeune princesse humaine, jeune fleur de vie si délicate et forte à la fois, qui avait risqué sa vie et un sort épouvantable pour lui venir en aide. Elle l’avait surpris et déconcerté, mais il n’était nullement fâché de cela. Là où d’autres auraient laissés leur égo parler, il devait avouer lui reconnaître cette victoire. Il se fichait du paraître et de la fierté mal placée. Il avait pu voir une jeune femme audacieuse et forte, capable d’offrir énormément pour quelqu’un qu’elle connaissait à peine… Cela dénotait une impressionnante force de caractère. Et il était honoré de son geste. Très honoré. Il n’avait jamais auparavant été l’objet d’une telle aide désintéressée. C’était des individus comme elle qui lui redonnait foi en le genre humain.

Au cours d’une fin d’après-midi, ils firent halte près d’un petit lac bordé d’une futaie agréable et ombrée. Un lieu isolé, parfait pour se reposer et à l’abri, de sorte qu’ils ne risquaient pas de rencontrer un quelconque voyageur ou une patrouille ennemie. Esmelda avait besoin de repos, ce n’était pas les journées nerveusement éprouvantes du début de voyage qui lui auraient offert le répit nécessaire à un certain bien-être. Elle était peut-être forte mentalement, mais elle restait une délicate jeune fille et une princesse peu habituée aux longs voyages. Et même sans cela, il estimait simplement une halte nécessaire et halte il y aurait donc. Qui serait venu tenter de lui dire le contraire après tout ? Sa dragonne était encore au loin, chassant de toute évidence. Ce n’était pas plus mal, il ne voulait pas lui imposer de compagnie supplémentaire. Descendu de cheval, il avait laissé sa monture à l’ombre des arbres, où elle ne souffrirait pas autant de la lumière déclinante, et avant établit un campement qu’il espérait relativement confortable pour tout le monde. Le bouclier du Néant était encore dans sa sacoche de selle et y resterait, sous scellés magiques, jusqu’à ce qu’il en décide autrement. Il n’avait absolument pas envie de le voir disparaître d’un seul coup comme par enchantement. Il avait allumé un feu discret dans un âtre soigneusement préparé afin de ne pas causer d’incendie involontairement. Il faisait encore très bon, mais cela changerait à la nuit tombée et il voulait que la princesse soit à l’aise. Une fois qu’il se fut assuré que tout serait parfaitement bien et qu’on ne viendrait pas les troubler, il se releva et s’approcha de l’humaine, attirant son attention par un geste léger avant d’incliner la tête en une révérence suggérée mais courtoise. Il vint s’asseoir près d’elle et l’observa un instant de son regard intemporel avec de sourire avec douceur. « Tout vampire que je puisse être, je dois avouer que les plaines m’ont manquées, elles ont un charme singulier qui apaise après les relents délétères des galeries »

Un instant, le silence flotta, tandis qu’il contemplait le paysage certes agréable qui les entourait, avant de revenir au visage tout aussi agréable de la princesse. « Je tenais à vous remercier encore une fois, maintenant que nous ne sommes plus dans l’urgence » dit-il avec grand sérieux et sincérité. Il pencha très sensiblement la tête de côté en poursuivant. « J’ai rarement vu personne plus courageuse que vous, madame… » Pas humaine, pas femme mais bien personne, parce que c’était le bon mot. Elle était une personne courageuse et accablait de honte bien des individus.

De toutes évidences il pouvait se féliciter de son choix de repos, elle avait l’air exténuée. Il en était désolé et aurait bien aimé pouvoir lui rendre davantage service mais comme à son habitude, il ne tenait pas ses dons de guérisseur en grande estime… ce n’était pas un domaine acquis instinctivement mais plutôt par obligation, pour aider son entourage et il était moins doué avec lui qu’avec ses sortilèges de combat, il fallait bien l’avouer. Néanmoins il pourrait peut-être essayer, effectivement… il faudrait voir cela. Il fallait qu’elle le veuille également, il ne désirait pas la forcer. Il sourit à ses paroles, l’observant toujours attentivement, alors qu’elle lui répondait de fort belle manière. Oui la nature avait plus de cachet et de beauté que les galeries, voilà précisément pourquoi il avait toujours détesté s’y enfermer. Il avait toujours détesté le manque de vie, l’obscurité délétère et désagréable des souterrains… Voyager était bien plus agréable, plus appréciable également. Il fallait savourer ces instants de pleine liberté, car parfois ils étaient bien rares, surtout pour le peuple nocturne auquel il appartenait. Un léger rire chaud lui vint, alors qu’elle faisait écho à ses remerciements et il ne put que lui lancer un regard pétillant d’amusement. « C’est sans doute étonnant mais parfois cela va de pair, quand ces deux qualités ne se confondent pas proprement l’une dans l’autre » Ce n’était pas totalement faux, et même plutôt vrai. Souvent ça allait de pair et la limite était très mince. Les dissocier une véritable torture. Cependant, elle enchaîna et il en perdit son sourire pour adopter une expression plus pensive et plus grave. Vive d’esprit, la princesse ne pouvait que se poser des questions au sujet de la créature qu’ils avaient rencontrée, bien sûr. Et qu’elle risquait de voir ressurgir la chose dans un cauchemar ou deux, du moins c’était ainsi qu’il l’imaginait et si effectivement c’était le cas il ne pouvait pas la blâmer…

« Non elle n’est pas véritablement des nôtres » répondit-il après un temps, son regard perdu dans la contemplation des flammes. « Dire qu’elle n’est plus des nôtres serait peut-être une formulation plus adéquate, maintenant que j’y pense… » Ses prunelles d’eau se détournèrent de nouveau du feu pour se poser sur la jeune femme et il poursuivit avec calme. « C’était un vampire oui, extrêmement ancien, plus que je ne le suis. Plusieurs fois millénaires sans aucun doute. Peut-être même l’un des tout premiers ayant vu la nuit en Armanda, qui peut vraiment savoir ? Elle se trouve là depuis très longtemps, plongée dans un sommeil factice, très semblable à celui dans lequel j’ai plongé les autres anciens quoi que plus puissant et profond. Je ne sais pas qui en est l’auteur, mais il ne désirait pas que ces créatures se réveillent, c’était évident. Peu des nôtres connaissent leur existence aujourd’hui, seuls quelques très vieux individus en ont conscience. Ces choses ont depuis longtemps perdu toute apparence humaine ou elfique, ce sont des créatures de cauchemars et il est heureux que vous n’en ayez pas vu plus de détails… Vous êtes une femme courageuse, mais certaines choses se doivent d’être laissées dans le noir, certaines choses n’ont pas été faites pour être exposées à la lumière et à la vue, j’en frissonne moi-même à la simple idée de devoir un jour ressembler à cela » Et effectivement, un frisson le parcourut réellement, un bref instant il sembla faire plus froid, y compris pour lui, et la lueur agréable des flammes se voilas sensiblement. Il cligna des yeux et l’impression disparue aussitôt, alors que ses lèvres s’étiraient à nouveau sur un sourire qui fit luire ses crocs à la lueur du feu.

« Mais fort heureusement je pense m’aérer suffisamment pour ne pas me momifier sur place ! C’est une satisfaction ! » Un peu de plaisanterie et d’autodérision ne faisait pas de mal après leur frayeur commune. Il avait beau avoir peur de peu de choses, il avait vraiment eu peur de cette créature-là… Elle était si puissante ! Tellement plus que lui qui était pourtant particulièrement robuste. Il s’était sentit comme un moins que rien qu’elle aurait pu écraser sans le moindre mal… « Mais vous n’êtes nullement discourtoise ne vous en faites pas pour cela… et même si vous l’étiez, mieux vaut sans doute l’être avec moi, je suis moins fier que ce que l’on pourrait me prêter d’orgueil… » Et puis elle le tenait éveillé là où beaucoup l’ennuyait sombrement, c’était un véritable plaisir.

La curiosité était parfois un vilain défaut qui vous apportez pas mal d’ennuis. Et puis parfois, ce n’était pas du tout le cas et vous pouviez la sustenter à votre guise, sans avoir à craindre quoi que ce soit. C’était justement l’un de ces cas-ci. La présence vive de ce petit cœur et sa douce voix agréable, ses mille et une questions, le gardait non seulement éveillé mais également intéressé, alors que lui-même était tout prêt à satisfaire de son mieux sa curiosité. C’était certes flatteur de la voir chercher à comprendre davantage les vampires. Même si il s’étonnait un peu que Wallam ne lui ait pas déjà répondu. Enfin, connaissant le rebelle, il n’était franchement pas le plus iconique de la race nocturne. C’était même plutôt l’inverse en y pensant bien. Il souriait toujours en l’observant, amusé de la voir s’épancher ainsi. Ni vexé ni ennuyé, bien au contraire, il répondit. « Il y a là bien des choses à répondre, n’est-ce pas ? » Changeant légèrement d’assise, pour déplier l’une de ses longues jambes, il se tourna plus complètement vers la jeune femme. « Par où commencer ? » Elle avait beaucoup de questions, et donner des réponses concises en plus d’un avis demandait plus que son talent naturel de conteur. « J’ai beau être à l’origine un mage de batailles, je dois avouer n’avoir plus aucun goût pour elles depuis de très longues années. Du moins pas les batailles au sens où on l’entend, sur un champ, avec deux armes ou davantage, dans le fracas et la mort. J’estime qu’il existe d’autres champs de combat plus agréables même si pas moins importants, en terme d’enjeux. Je l’avoue je suis politicien, et la joie des mots et des plans sociétaux m’a toujours accompagné. Cela dit je puis vous l’assurer, les intrigues ne sont guère à mon goût, en particulier chez les vampires. Ils sont vains et ennuyeux au possible » Il s’interrompit un bref instant « Un enfant c’était mis en tête que je m’attelais à ce genre de jeux insipides il y a peu, un vampire du nom d’Ethan Enäel. N’eut été sa relative utilité à mon peuple je lui aurais sans nul doute appris qu’il vaut mieux ne pas pousser trop loin le grotesque »

Il secoua la tête un bref instant « Mais je digresse pardonnez-m’en. D’aucun diraient que j’aime un peu trop parler » A nouveau, l’auto dérision. Peut-être effectivement parlait-il trop. « Vos questions… et bien si je les reprends dans l’ordre afin d’y donner réponse, je dirais ceci : Les vampires restent effectivement figés dans le temps, leur physique ne change pas. La vieillesse vampirique vient de l’esprit, de l’âme diraient certains. Lorsque l’on a expérimenté le monde de long en large, on finit immanquablement par s’ennuyer un peu. Plus on vieillit et plus il nous est difficile de trouver des sujets d’intérêts. Plus on se désillusionne. Je le ressens moi-même avec le temps qui passe. Le monde est toujours merveilleux, mais les peuples manquent d’attraits. Trouver un interlocuteur stimulant est rare et difficile, alors je m’isole tout simplement pour éviter que les enfants ne viennent m’ennuyer davantage. Heureusement la présence de Silarae m’aide beaucoup, depuis son éclosion » Oui la dragonne était un baume pour le vieillard qu’il était « Le temps est effectivement le principal facteur, ainsi que le caractère du vampire et ses expériences. A notre âge, on est perpétuellement en quête de nouveauté ou d’un quelconque amusement pour égayer nos jours de non-vie » Sa voix restait fluide et limpide, sur un même fil que ses arrêts et pauses ne perdaient pas. « Mais ce qui a fait vieillir cette chose dans les tréfonds c’est principalement son confinement dans de mauvaises conditions je pense » Le manque d’air, l’humidité probable ou au contraire la sécheresse…

« Le sommeil est… une forme de préservation, pour les anciens. Je ne peux dire pour ces choses que nous avons vu, mais pour les miens c’était un choix. Lorsque nous nous sommes trouvés vaincus, enfermés dans les galeries, avec si peu de magie pour nourrir nos corps venu au monde dans un espace qui en était baigné… nous avons décidés de nous endormir. Pour nous préserver, nous et nos esprits, jusqu’à un temps où les nôtres auraient réellement besoin de nous. De tous les anciens, je suis le seul à être resté éveillé, afin de témoigner des changements du monde et de me souvenir de leur existence. Je devais leur conter le monde, lorsqu’ils s’éveilleraient et c’est ce que j’ai fait » Il sourit au souvenir tendre des yeux étincelants de sa mère posés sur lui, dévorant ses paroles. « Je crains d’avoir effectivement un peu d’orgueil, je suis un ancien après tout. Avoir vu le jour dans un monde baigné de magie et peuplé de dragons n’aide pas vraiment, je suppose, quoique… » Haussant des épaules, il laissa tomber ce sujet-là, qui n’avait pas d’importance à ses yeux. La fierté qu’il pouvait avoir, il la méritait amplement. « Quant au bouclier… Non je n’en connaissais pas réellement l’existence, j’ai fait un lourd travail de recherche avant de me lancer sur sa trace. Il est fait mention des objets des esprits dans de nombreux ouvrages et légendes de façon partielle et incomplète, rien n’indiquait d’ailleurs que ce fut réellement un bouclier au sens premier, ni quels étaient ses pouvoirs… » Son regard se dirigea vers ses sacoches de selle. « Il n’en a pas c’est aussi simple que cela, du moins aucun que je puisse sentir. Mais son existence m’a fait me poser de nombreuses questions… »

Il était heureux de voir une jeune personne aussi avisée, et aussi curieuse d’ailleurs. Elle semblait prendre un certain plaisir à parler, elle aussi, en dépit d’une certaine… tristesse ? Amertume peut-être ? Quelque chose la minait, il avait pu le comprendre depuis qu’ils s’étaient rencontrés, mais c’était encore plus poignant en cet instant. « Ne retenez pas votre curiosité, en ce cas, et je la satisferais de mon mieux madame » Comment le lui refuser ? Elle était charmante. Et s’il n’avait goût pour les femmes d’un point de vue purement physique, cela ne voulait rien dire. Au contraire, peut-être était-ce un plus. Mais en tout cas, elle lui plaisait il pouvait l’affirmer. Et la savoir attristée d’une quelconque manière ne lui plaisait aucunement, mais pouvait-il même y faire quoi que ce soit. « Plus de belles rencontres ? Si fait, il y en a, mais moins. Moins de choses à apprendre également, mais il y en a toujours. Tout dépend ensuite de l’état d’esprit que nous adoptons. Je chéris chaque nouveauté de tout mon cœur, aussi mort puisse-t-il être… Vous êtes vous-même une belle rencontre, madame. J’ai beaucoup appris auprès de votre peuple, qui est pourtant plus éphémère que le mien. Certaines choses sont plus aisées pour nous, mais chaque race à ses propres qualités et ses affinités singulières. Aucune n’est fondamentalement plus équilibrée si je puis donner mon humble avis. C’est pourquoi l’utopie de vivre tous ensemble en harmonie peut exister, sans doute serait-ce là l’idéal pour chacun » Les humains pourraient apprendre des elfes et des vampires, et dynamiseraient ces peuples plus lent, les elfes ne seraient plus si hautains en acceptant des égaux en la personne des vampires. Et les vampires pourraient être autre chose que des bêtes ou des fossiles. Il lui sourit. C’était grâce à des humains comme elle qu’il était devenu ce qu’il était, nier leur implication serait une bien mauvaise façon de les remercier.

« Nous pourrions marcher sur bien davantage que des ruines oui. J’espère qu’à terme une cohabitation réelle existera, mais elle demande énormément d’efforts. De la part de tous » On ne pouvait demander aux vampires d’être des chatons domestiques. Comme on ne pouvait demander aux elfes et humains de n’être que des proies tremblantes. Une harmonie serait chose difficile et sans doute à jamais fragile. Mais aussi précieuse. « Pour autant, il ne faut pas désespérer de le voir s’accomplir, ce doux rêve. Une utopie n’est rien moins qu’une réalité en puissance. Ne suis-je pas là ? A vous parler ? Pourtant je suis un vampire, et loin d’être dégriffé. Mes crocs suintent toujours de venin, je pourrais aisément vous transformer, plus facilement qu’un autre d’ailleurs, car je ne l’utilise pas souvent. J’ai mes défauts, mes qualités, et il m’arrive comme n’importe quel vampire de répondre parfois violemment si l’on me cherche des poux. Pourtant ça ne m’empêche pas de nouer des liens avec des mortels, d’avoir des amitiés et de relativiser mes échanges parfois un peu houleux avec votre race. J’ai beau avoir une part d’égo je sais également accepter une leçon, peu importe celui qui me l’offre. Je bois du sang mais ne voit pas votre peuple simplement comme des proies… Si un petit nombre en est capable, pourquoi pas un grand nombre ? Tout est question d’éducation. Un jeune humain aux mains de mauvais parents n’aura pas les meilleures dispositions pour se construire avec harmonie, chez les vampires c’est la même chose, selon moi. Les miens sont violents, méprisants et font régner la loi du plus fort car ils ne connaissent aucune autre façon de faire et n’ont pas de nuances. Il ‘suffirait’ de changer cela » Cela trouverait sans doute un écho chez-elle, lequel pourtant il en était curieux.

D’autres questions virent également, et il poursuivit, avec un léger sourire. « Il y avait beaucoup de dragons oui, des nuées entières. Les jours du grand départ furent terribles, et terrifiants. J’ai rarement vu quelque chose d’aussi triste que ces formes par dizaines qui quittaient le continent, loin au-dessus de moi. Le monde n’était pas le même à l’époque, la magie était un faste… Oui elle apportait beaucoup. Le désert d’Esfelia n’existait pas à l’époque, tout était plus vert, plus vivant… De nombreux sortilèges de très grande envergure se sont perdus en même temps que la magie, aujourd’hui on ne peut plus les lancer, quand on sait encore qu’ils existent. Leurs effets étaient parfois immenses. Ils nous permettaient bien des folies. Parfois admirables, parfois détestable. Mais ce n’était pas réellement un âge d’or. Des guerres incessantes, des tensions pire encore que celles d’aujourd’hui… Non, ce n’était pas un âge d’or tel qu’on pourrait le penser, mais il était certes opulent en magie. Pourtant la cupidité et la bêtise ne sont pas les seules responsables, je dirais même qu’elles étaient minimes. La peur et le mépris ont une grande part dans ce qui advint. Le goût de la conquête certainement aussi. L’honneur et le devoir, le besoin de protéger également. L’on blâme les dragonniers d’antan pour les erreurs, pourtant la plupart se battaient avec les mêmes vertus que l’on glorifie, et les mêmes pensées que l’on demande de la nouvelle génération. Ils se battaient pour protéger les leurs, pour assurer la victoire de leur souverain, pour avoir la gloire et baigner dans l’honneur d’avoir été utile à leurs nations. Comme nous. Leur seule faute était d’être liés à des dragons, des parangons de héros tôt fait d’être désavoués. Je reste quant à moi incapable de les juger de façon si nette que beaucoup. Pour les avoir connus. Je pense toujours les admirer, d’une certaine façon »

Il haussa les épaules, simplement, puis conclu sur les objets. « Quant aux objets, je soupçonne que chaque esprit en possède un. Il y en aurait donc huit. Je pense effectivement que les objets ne prennent leur véritable sens qu’ensemble. Auquel cas nous saurons de quoi il en retourne quand votre cousin les aura récupérer. Si force il y a je soupçonne qu’il s’agisse de magie supérieur. Quelque chose qu’aucun de nous ne peut contrôler. En tous les cas, il est précieux. Je préfère le savoir entre de bonnes mains » Il soupira, laissa un instant s’écouler, le silence berçant avec le crépitement du feu de bois. Puis il se tourna vers elle, sérieux. « Peut-être puis-je alléger vos douleur et vous permettre un meilleur repos, m’autoriseriez-vous ? »

Pouvait-il nier ce qui secouait la voix de la princesse, ce qui drapait ses mots, comme un voile délétère ? L’empreinte nette, presque tranchante, de la trahison ? Difficile de lui trouver un autre terme que celui-ci et une autre explication que ce qu’on lui avait rapporté, au couvert de la nuit et sous le sceau du secret. La détresse qu’elle exsudait… il aurait voulu pouvoir la réconforter, aurait voulu pouvoir partir en croisade pour rectifier les affronts qu’on lui avait faits. Il ne le pouvait cependant, ça aurait sans doute était risible. Qui était-il au final, pour se prétendre son chevalier servant ? Une petite voix mauvaise, insidieuse, répondit à sa place, distillant son venin comme le plus parfait des alcools. Parce que, fut un temps, aussi ancien soit-il… il aurait effectivement pu prétendre jurer son arme au service de l’impériale damoiselle. Une aigre et stupide amertume sembla l’habiter un bref instant, alors que cette même voix sardonique sifflait d’une joie mauvaise un rappel désagréable d’un passé révolu. Si seulement il était venu au monde avec un potentiel magique moindre, si seulement il avait convenu au moule de sa cité… peut-être aurait-il pu devenir, effectivement, le bouclier lige de ‘sa’ princesse. Mais hélas se complaire dans des hypothèses et des regrets de menait à rien. Ça ne servait à rien, si ce n’était à se rendre triste. Il se releva. « Attendez-moi un moment, je reviens » Il alla jusque sous le couvert des arbres et là, trouva un nœud de branchage, une racine grosse à l’entrelacs naturel agréable à l’œil, il le ramena avec lui, prit un couteau dans ses sacoches de selle ainsi que plusieurs petites bourses. Puis il s’installa à nouveau près de la princesse et commença à tailler la racine en forme de bol, lentement. Il eut un léger sourire. « Pour préparer une infusion mieux vaux un contenant… Parfois la magie n’est pas d’une grande utilité, mieux vaux les bienfaits naturels que l’on peut se procurer par la cueillette » Voilà longtemps qu’il n’avait pas taillé un outil dans du bois, mais les gestes revenaient rapidement, et bientôt, la forme d’un bol apparu sur la racine, sans qu’il ne brise plus longuement le silence, le laissant bercer la jeune femme. Un long moment, il travailla, puis se releva pour aller remplir d’eau la racine creusée profondément. Il prit également une roche large et plate de la berge et revint avec le tout.

Il posa la racine creusée et nettoyée sur la roche, puis prit une de ses bourses de cuir pour en tirer un petit sachet ainsi des baies d’airelles rouges séchées. Il plaça les baies dans le sachet, puis sortit également du basilic coupé, des feuilles d’hamamélis et de la menthe, qu’il rajouta également avant de fermer le sachet de tissu avec un petit laçet. Il sortit du feu plusieurs charbons ardents, fit un second, petit foyer et posa la pierre dessus sans rien renverser de l’eau qu’elle contenait. Il raviva la chaleur des charbons et laissa le tout à chauffer avant de revenir et de tirer d’une autre bourse une fiole délicate et bien calfeutrée afin de ne pas se briser. Il l’ouvrit puis observa la princesse avec un air amusé. « Je vais devoir paraître extrêmement cavalier, princesse, mais il va falloir que vous me confier vos jambes et pour cela et bien… il va falloir retirer ce pantalon » C’était extrêmement audacieux et proprement inconvenant, et dans une autre situation jamais il n’aurait osé. Mais elle l’avait prié après tout. Lui ferait-elle confiance ? Oui semblait-il… Il se détourna tout de même le temps qu’elle se dévoile et il finit par mettre un genou à terre, lui prenant une jambe avec une infinie délicatesse afin de l’étendre et de lui faire poser le talon contre la pliure de sa hanche. Ses doigts étaient froids, comme ceux de n’importe quel vampire mais ils se réchauffèrent un peu, lorsqu’il récupéra une noisette d’huile afin de pouvoir commencer le massage. Il s’y prenait avec lenteur, appliquant le baume apaisant en lui faisant bien pénétrer la peau, faisant très attention à sa force afin de ne pas broyer la délicate jeune femme entre ses doigts. Ce serait bien dommage après avoir survécu à la chose dans le noir. L’odeur de l’huile lui picota le nez, son odorat sensible parvenant parfaitement à décanter le contenu du mélange. Du gingembre, du girofle et de l’olivier. Longuement, il massa. Une jambe puis l’autre, faisant aller et venir ses mains avec professionnalisme, sans jamais être troublé de toucher ainsi les gambettes d’une si jolie jeune femme. Et alors qu’il s’occupait de détendre lentement ses jambes et de les soulager, il reprit la parole.

« Il se trouve qu’en vérité… Achroma n’est pas mon vrai nom. C’est un psedonyme. Un nom d’emprunt. Tout comme Seithvelj. Je l’ai adopté après ma transformation… » Voilà qu’il se montrait d’une audace sans commune mesure. Jamais il n’avait désiré parler de cela, ni révélé son identité véritable à d’autres. Personne, pas même sa mère et son père, ne savait. Esmelda Kohan serait donc la seule à partager cette connaissance ci… Quoi qu’Eliowir s’en doutait peut-être un peu. « Mon patronyme de naissance… et bien je m’appelle Sylath Elusis. De la maison Elusis de Glacern » Il releva son regard clair vers elle, toujours accompagné de son sourire. « Dur à croire n’est-ce pas ? Un mage provenant de Glacern, et vampirisé de surcroit ? C’est pourtant bien la vérité, quoi que je la dissimule aux yeux de tous. Du moins jusqu’à aujourd’hui. L’intégralité de l’armée du nord voudrait probablement ma peau s’ils savaient qui je suis. ‘Plutôt la mort que la transformation’ disent-ils, imaginé qu’un membre d’une des maisons fondatrices soit un vampire serait… et bien je pense que je fais bien de supposer que ce serait particulièrement dur à avaler » Il soupira un instant, en reprenant son travail, en reportant son attention sur la chair sous ses doigts. « A l’âge de cinq ans, on a diagnostiqué mon niveau magique et on m’a rejeté, exilé loin de Glacern… Un exile courtois certes, auprès d’un bon maître et professeur, destiné à servir l’empire… mais il n’en reste pas moins que l’on m’a pris mon foyer, le lieu où j’ai vu le jour. Il n’en reste pas moins que l’on m’a arraché et refusé l’honneur de suivre les codes de Glacern. Je n’ai même jamais eu le loisir de porter l’emblème de ma maison après mon départ » Il secoua légèrement la tête, faisant danser ses mèches blondes « Pourtant je ne les blâme pas outre mesure. Je sais pourquoi ils ont fait ça… »

Il s’échina à dénouer lentement un nœud de muscles. « Ce n’est qu’après ma transformation, des années plus tard, que j’ai finalement compris. S’ils avaient pu m’interdire d’honorer les codes de Glacern c’était uniquement parce que je le leur avait permis. Que je m’étais soumis à leur sentence. Mais qu’au fond, il m’appartenait, à moi et à moi seul, de continuer de chérir mon héritage. Qu’au fond de moi, je pouvais toujours conserver ce qui était mien. Mes idéaux, mes codes, mon honneur… Ce que j’ai compris, et grâce en partie à des humains, c’est qu’un idéal ne périt que quand plus personne ne croit en lui, ne le porte, ne le nourrit de force et de conviction. Ce que j’ai appris, dame, c’est que rien ni personne ne peut vous enlever ce en quoi vous croyez. Peu importe les autres, vos idéaux sont vos trésors, ils vous appartiennent. Personne ne peut vous les retirer, ou vous forcer à les abandonner. Ils survivront toujours tant que vous les chérirez. On peut récolter des blessures, évidemment, et se sentir las. Cela arrive toujours. Mais il suffit alors de plonger dans la flamme intérieure qui nous habite. Au-delà des souvenirs, des pensées. Tout au fond du cœur, là où vient se nicher la véritable force de ces idéaux »Il sourit légèrement et reposa sa jambe, ayant terminé de la détendre d’un côté comme de l’autre. Avec douceur il vint tendre une main et y naquis un simple papillon fait de lumière ambrée. « Un coup de vent peut nous faire vaciller, une nuit froide nous faire frissonner et le doute nous accompagner. Nous pouvons nous laisser gagner par le découragement, mais ce n’est pas pour cela que les idéaux meurent. Quand vous n’avez plus la force d’y croire, princesse… c’est votre idéal lui-même qui vous la rend alors, votre force » Il lui prit la main avec douceur et y déposa le papillon doré, qui vint la réchauffer comme un rayon de soleil timide. Il lui fit fermer la main dessus, la magie l’emplissant avec autant de douceur que possible, et il vint déposer sur les doigts délicats un baisemain.

« La véritable magie princesse, c’est qu’en dépit de tout.. on ne parvient jamais totalement à oublier ce qui nous ait réellement cher »

Il pencha légèrement la tête, encore une fois et l’observa avec douceur tandis qu’elle parlait, chipant finalement son souffle pour glisser lui-même. « Vous n’êtes pas seule à y croire, princesse » Son idéal, il le partageait depuis longtemps. Sans doute depuis avant sa naissance. Pouvait-il simplement lui demander, la prier, d’attendre, de laisser ce rêve se renforcer, sa résolution s’ancrer plus profondément encore… Laisser le temps faire de cette utopie une flamme que rien n’éteindrait. Il garda sa main dans la sienne, se redressant et l’invitant d’une simple pression à faire de même, un fin sourire aux lèvres. « Personne ne devrait être maintenu par quelque chaine que ce soit dame… Et je ne vois aucune raison pour laquelle vous devriez accepter de l’être. Princesse ou non, dame ou non… vous êtes avant tout une vie, une fille d’Armanda, au même titre que tout autre. Que pouvez-vous faire, lorsque l’on vous tourne le dos, lorsque l’on ne vous écoute pas ? Avancer oui, autant pour eux que pour vous. Aimer, princesse, vous le savez, c’est également accepter la façon de penser de l’autre. Même si cela prend du temps, même s’ils se taisent… ils finiront par vous comprendre et vous écouter. Chacun change à son rythme, et souvent, cela ne se fait pas d’un seul coup. Tout le monde peut avoir ses défauts, faire parfois des pas en arrière. Mais c’est en vous voyant avancer, en voyant ce que vous accomplissez, qu’ils peuvent prendre conscience de cette idylle que vous offrez. Qu’ils peuvent voir de leurs propres yeux ce que cela veut dire, que de marcher main dans la main… » Son sourire sembla un instant s’élargir « Etre le précurseur est toujours difficile, tracer seul le chemin, à la force de sa volonté, est une épreuve en soit… Et oui, parfois le doute et la lassitude deviennent si fort que l’on voudrait abandonner » Comment ne pas le comprendre ? Il était même impossible de l’ignorer. « Et pourtant… ce n’est pas parce qu’ils ne comprennent pas pour le moment qu’ils ne vous aiment plus. L’amour, le vrai, sous quelque forme qu’il soit, n’est pas si aisé à effacer. Non pas si facile… » Il ne le savait que trop bien d’ailleurs… lui qui en était victime consentante.

« Accordez-leur leur doutes, leur aveuglement, leur lenteur. Et Accordez-vous le droit, également, de vivre sans avoir à vous soucier de ce que chacun pense. Vous vivez d’abord votre idéal pour vous, avant de vouloir convaincre quelqu’un d’autre. Vous n’êtes pas dans le faux. Ce n’est pas parce que la majorité clame quelque chose qu’elle a raison. Partout en Armanda, il existe des cœurs soupirant après cette harmonie, même si vous n’en avez pas conscience. » Il sera un peu plus sa main frêle de la sienne « Consommer votre peine princesse, elle est aussi salutaire que le reste, lorsqu’on l’accepte. Mais vous avez émis le souhait d’oublier vos tourments. Oubliez-les ce soir. Et laissez-moi vous y aider » Il l’attira à lui « Laissez-moi être votre soutient, votre chevalier servant… au moins pour ce soir. Laissez-moi vous offrir une grande goulée d’air … à défaut de vous offrir mes souvenirs de lieux enchanteurs, je puis tout de même vous ouvrir les portes de mon monde nocturne et vous en dévoiler au moins un aspect, une merveille somme toute humble, mais qui n’a pas moins de valeur que le plus riche des joyaux lorsqu’on l’observe avec des yeux réellement ouverts » Pouvait-il seulement faire plus ? Mais d’un autre côté, il était certain que cela lui plairait. Elle était curieuse, non ? Il la conduisit sur le rivage du lac et la relâcha un instant pour se pencher au-dessus de l’eau qu’il effleura de ses doigts. Se redressant ensuite, il lui tendit une main et reprit la sienne avec délicatesse. « Faites-moi confiance » Lentement, il recula, dos au lac et posa un pied sur la surface liquide… qui se glaça immédiatement, formant une couche solide parfaite qui supportait leur poids. A nouveau, il sourit, et invita la princesse à le suivre sur cette surface. A chaque pas, la glace s’étendait, formant un chemin frais jusqu’au centre du lac.

« Levez les yeux à présent, dame » Et au-dessus, la voute céleste magnifique, étincelante de milliers d’étoiles, les enveloppait. « Dites-moi, connaissez-vous la légende d’Athië Faiseur d'étoiles ? »

Il y avait certaines choses qu’elle ne comprendrait qu’en les vivants et en les recréant elle-même. Certaines vérités qu’elle pouvait lui affirmer comprendre, avec sincérité d’ailleurs, sans réellement le faire. Il ne lui ferait pas changer d’avis en une seule soirée et il n’en avait pas eu l’intention. Mais elle avait entendu ses mots et les ferait sien à son propre rythme. Rien ne pouvait être accompli en si peu de temps. Il ne fallait pas se hâter. Il pouvait lui parler, lui transmettre son expérience, mais cela ne signifierait jamais qu’elle le vivrait comme lui l’avait vécu. Ses convictions ne lui étaient pas venues en quelques années après tout, loin de là. Pour le moment, c’était déjà un grand pas en avant si l’on tenait en comptes que les blessures étaient encore très fraiches. Avant d’avoir besoin d’une leçon de morale, elle avait besoin de pouvoir faire son deuil, si l’on pouvait parler ainsi… d’évacuer, consommer la souffrance avant tout. Elle avait besoin, en sommes, qu’on lui remonte le moral. Certes, cela paraissait contradictoire, mais pas tellement, au fond. Les deux actions faisaient parties d’un même processus. C’était tout ce qui lui restait à faire, lui donner l’occasion de souffler. Le reste avait été évoqué et c’était fait. Il ne pouvait pas vraiment dire que c’était bien, parce qu’il n’y avait rien de bien à avoir pareille discussion, en particulier quand votre interlocuteur s’échiner à se couvrir les yeux de ses propres doutes délétères. C’était l’œuvre de la tristesse et de la fatigue avant tout. Alors oui. Pouvoir oublier, pendant un moment, ne serait-ce qu’un bref instant, lui serait sans doute bénéfique. Seulement un moment. Oublier totalement, définitivement, serait fuir, un acte lâche et méprisable. Oublier totalement ne résoudrait rien hélas. Et jamais il ne s’en remettrait au caprice de la mémoire. Il y avait bien d ‘autres moyens et s’il la soulageait ne serait-ce qu’un instant, alors il serait déjà satisfait.

Là, sur l’écrin de glace, sous le ciel étoilé, il reprit simplement la parole. « En réalité c’est plus un conte qu’une légende. Il a été rédigé en elfique et il est extrêmement long, il me faudrait toute une nuit et toute une journée pour le réciter dans son entièreté. J’en ferais une transcription résumée pour le moment, et si vous souhaitez l’entendre par la suite en entier alors je me plierais à votre désir » Un sourire fleurit sur ses lèvres pour y mourir l’instant d’après « Athië était un elfe, issu d’une famille bourgeoise fortement conservatrice, ce qui n’était pas bien dur à l’époque d’ailleurs. Très jeune, il fut choisi pour devenir dragonnier. Et en grandissant, il participa aux guerres contre les vampires. Au cours d’une bataille, il fut blessé par une dragonnière ennemi. Une vampiresse au nom inconnu. L’armée toute entière fut surprise de le voir perdre ce combat, blessé, alors même qu’il avait démontré un talent si exceptionnel que nul ne semblait capable de l’atteindre, sur la flèche hurlante qu’était son lié. Mais il existe des périls plus terribles qu’une épée et Athië était tombé dans l’un d’eux. Le pire de tous, selon certains. Il l’avait à peine aperçu, mais la passion refermait déjà ses griffes sur son cœur. Lorsqu’il fut remis, il quitta les bois afin de retrouver cette vampiresse et celle-ci, lorsqu’elle sut qu’il la convoitait, l’emporta dans un jeu long de course poursuite, se laissant parfois rattraper pour lui distiller du venin des mots qu’elle maniait si bien, de telle sorte qu’il ne participa plus jamais à une bataille aux côtés de son peuple. Peu à peu cependant, la passion qu’il éprouvait se mua en quelque chose de plus profond. Alors qu’il la pourchassait toujours plus loin, qu’il apprenait d’elle et sur elle, ce ne fut plus la passion qui l’anima, mais un amour sincère. Et dès lors, il ne la pourchassait plus pour la posséder, mais dans l’espoir qu’elle répondrait à ses sentiments. Il lui fallut pas moins de dix-sept longues années pour y parvenir, après maint tour d’Armanda. Alors seulement la vampiresse accepta de se laisser attraper et il advint qu’elle l’aimait également »

Il eut à nouveau un étrange sourire puis poursuivit. « Cependant, Athië se rendit vite compte qu’il avait été si obnubilé par son but personnel, qu’il en avait oublié son peuple. Et son amour pour une vampire ne fit qu’aggraver les choses, aux yeux des siens. Il fut renié, exilé, en proie au dégoût général. Jamais pourtant il ne cessa de l’aimer. A tel point d’ailleurs, qu’il la défendit d’un autre dragonnier elfique et le tua. Après ça, ses pairs le pourchassèrent sans merci, lui et sa belle. Ils parvinrent à leur échapper un temps, mais pas à tout jamais. Tombés dans une embuscade, lors d’une journée d’été, la vampiresse fut tuée avec son dragon et Athië demeura inconsolable. Se disant incapable de vivre dans un monde pareil, il demanda à son dragon de l’emporter sur le plus haut sommet du croc du dragon et là, il en appela à la magie afin de se geler le cœur, que plus jamais celui-ci ne batte pour quiconque, que plus jamais il ne soit blessé, tant il souffrait. Cependant, son dragon intervint, en comprenant ce qu’il tentait de faire… car Athië le lui avait dissimulé jusque-là. Par magie il intervint, mais, plutôt que d’annuler le sortilège de son lié, ou de le sauver, la magie ancestrale eut un effet inattendu. Elle infusa le corps du dragonnier, qui en eut jouissance pendant un instant et celui-ci transforma le corps de la vampiresse, qu’Athië avait emporté, en étoile, qui disparut des bras de l’elfe pour s’attacher au firmament, tout là-haut. Athië ne revint jamais sur les terres impériales, humaines ou elfiques. Il resta dans les montagnes, jusqu’au départ des dragons dit-on. Il était alors extrêmement vieux et faible. Son compagnon lui proposa de partir avec lui et il accepta. Mais jamais il ne vit la nouvelle demeure des dragons. Il mourut en chemin, dit-on… » Il soupira finalement et lui décocha un regard avant de pointer une étoile particulière, dans le ciel. « Celle-ci »

Un sourire. Simple, sans sous-entendus, fioritures… Un simple sourire, accompagné d’un regard franc, quoi que doux. Silencieux alors qu’elle parlait, il n’en reprit pas moins le flambeau une fois qu’elle le lui offrit. « Le royaume des songes possède ses propres règles, il peut offrir une coupe pleine de lait à boire pour un repos source de régénération, ou une coupe d’aloès menant aux portes des cauchemars et des terreurs nocturnes. Mais jamais l’homme gris n’agit sans une bonne raison. Il est heureux que vous puissiez bénéficier d’un repos réparateur » Penchant légèrement la tête, il ajouta « Mais je ne peux vous geler le cœur et ne le voudrait. Aussi meurtri soit-il, il est votre guide et fait briller plus intensément encore. Vous n’avez pas besoin de magie pour être une étoile, ma dame. Et si je ne puis geler votre cœur, je ne saurais me résoudre à troubler votre éclat d’un venin foncièrement meurtrier » Non, il ne l’éteindrait pas par la transformation. Oh peut-être serait-elle un autre astre alors, mais il n’était pas de ceux qui souhaitait le simple changement d’état, il n’était pas de ceux qui se réjouirait d’une telle transformation même si elle le lui avait elle-même demandé. Il ne savait d’ailleurs pas comment il aurait réagi si elle lui avait demandé cette transformation… Il ne s’en prenait jamais aux femmes mais n’aurait pas ou difficilement pu refuser une demande de la part de la princesse, surtout après avoir proposé être son chevalier servant. Il eut un soupire en reprenant, ne souhaitant pas de réponse véritable à cela, ou craignant peut-être une possible réponse.

« Je suis conseiller et dragonnier par obligation et devoir, mais conteur par choix. J’aime les légendes, les histoires… moi qui n’aie plus accès au royaume du repos, j’y trouve une nouvelle source de rêves et de réconfort. D’une certaine façon, c’est sans doute naïf, mais j’apprécie les histoires qui finissent bien d’une manière ou d’une autre. J’apprécie de savoir que le héros accède toujours à une forme d’accomplissement et de joie, même si de prime abord la conclusion semble bien amère et triste. J’aime suivre les péripéties… On a toujours un peu peur à chaque fois, on se demande si les protagonistes ne vont pas abandonner et tout arrêter, on souffre avec eux, on joue d’empathie pour finalement les voir poursuivre et vaincre les voiles grisâtres des épreuves. Et on espère pouvoir leur ressembler. J’aime pouvoir m’identifier aux personnages, tout en trouvant quelque chose de plus chez eux, que je n’ai pas » Une expression distraite et pensive se peignit sur ses traits « Que n’aurais-je pas donné pour porter un ancien amour au sein des étoiles, à la hauteur de l’affection que j’avais pour cet individu. Et pourtant d’une certaine façon mon hommage n’était pas moins honorable je suppose » Il se mit à pouffer de façon incontrôlable « J’ai fait manquer tuer Lorenz pour le venger… Ah je n’ai pas réussi mais je dois avouer que le voir se tordre de douleur restera un de mes souvenirs favori »

Son sourire dévoila un instant ses crocs, avant qu’il ne se reprenne. « Ah pardonnez-moi… Blessure fraiche ou pas, perdre un être cher est à jamais douloureux, je pense que vous savez ce que c’est » Oui évidemment qu’elle le savait, stupide qu’il était parfois. Il secoua la tête. « Cela dit je n’avais d’autres but avec cette histoire que de vous distraire et vous la faire partager, comme cette magnifique perspective de ciel étoilé. Je conte aux autres ce qui me semble agréable de conter, des récits qu’ils peuvent apprécier… Les leçons que chacun en tire ensuite ne sont pas de mon fait mais du leur. Si vous désirez que je vous en conte d’autres je le ferais avec plaisir, je pourrais même le faire toute la nuit, si je ne craignais pas que vous manquiez de repos »

Une expression étrange se peignit un moment sur ses traits, à l’entente de cette flagellation en bonne et due forme. La vérité pourtant était qu’il ne se serait pas permit de juger ainsi la jeune femme. Ce qui pouvait simplement apparaître comme une vaine lamentation cachait souvent une réelle profondeur. Il n’en dit rien. L’art du silence, il l’avait maîtrisé étant enfant, dans les austères salles glacées de Glacern, et jamais il ne l’avait oublié. Il ne l’oublierait jamais, car il était fort utile. Savoir maîtriser le silence. Savoir le goûter, le jauger. Elle poursuivait, lui ôtant tout scrupule à ne pas faire écho à ses paroles immédiates. Lui dédiant son doux sourire, il attendit… Un conte le prenant pour héros ? Oh non, ce serait terriblement ennuyeux et si conventionnel. Il y avait bien des individus plus flamboyants et plus attractifs que lui ne l’était. Des individus qui feraient de biens belles histoires, aux nombreuses péripéties.

Peut-être oui… mais la réponse, en vérité, importait bien moins que l’acte en lui-même. Le reste pouvait tout aussi bien sommeiller au cœur des drapés sombres de l’inconnu et du mystère des engrenages psychiques. Il vivait ce mystère-là avec bien davantage de quiétude que ne lui en fournissait la question des objets des Esprits. Il n’adresserait pourtant pas cette question-là en l’instant, du moins pas davantage. Pas plus qu’il n’adresserait plus avant la question de son hommage. Il ne le désirait pas. Et elle ne le questionnerait pas plus, ce pourquoi il était profondément reconnaissant. Quand à cette interrogation finale ? Il la laissa se déliter dans l’air un moment, prenant son temps. L’observant. Il finit cependant par répondre d’une voix lente et mesurée. « Les vampires ont encore besoin de Lorenz » Ne cillant pas, yeux dans les yeux avec elle, il fit un ajout qu’il réitérerait plus tard, sans le savoir.

« L’heure n’est pas encore venue » Non l’heure de sa perte n’était pas venue. L’heure de leur combat n’était pas encore arrivée. En vérité elle n’était pas même proche. « Je ne peux nier qu’il est plus fort que moi… mais ce n’est pas la raison de mon attente. Il est d’autres moyens que la force brute, pour détrôner un prince » Une alliance de dragonniers, par exemple. Une chevalière, par exemple. Il n’était pas dépourvu de moyens, non… loin de là même. « Lorsque l’heure sera venu, il disparaîtra… mais il a encore à offrir à mon peuple. Il a beaucoup de défauts, mais il a également beaucoup apporté aux nôtres. Je ne peux le nier »

Nouveau silence, puis il la regarda avec davantage de sérieux. « Votre ancien compagnon n’en sera pas, je crains de le dire. Les idéaux qu’il promulgue lui sont inatteignable. Son but était sans doute louable à l’époque, il n’empêche qu’en agissant comme il l’a fait, il s’est ôté la plus petite once de crédibilité… » Il eut un geste mitigé « C’est dommage, en un sens » Il était sincère. L’imbécile aurait eu du potentiel s’il n’avait été aussi candide et impulsif. Elle désirait comprendre… pouvait-il seulement soupçonner pourquoi. « Il n’est pas seulement considéré comme un faible, si ce n’était que cela… Mais son statut de renégat va bien au-delà du simple fait qu’il s’oppose à Lorenz. Aux yeux des nôtres il est indigne car il a abandonné sa race. Il n’a plus aucun droit envers nous. J’irais même jusqu’à dire qu’il ne porte plus le nom de vampire pour nous… »

Il croisa les bras. « Cela ne changera pas avec la fin de Lorenz. Son état est absolu. Il a refusé d’unir ses forces, refusé de vivre vampire… Il s’est opposé aux projets de Lorenz, mais plus que cela, il s’est opposé à la libération des vampires, à la possibilité qu’ils redeviennent un peuple fier et allant librement de par le monde… Il s’est opposé à une amélioration de notre condition. Au-delà de la controverse. A nos yeux, il a tourné le dos à son peuple… J’admets volontiers la controverse d’une telle position. Mais il n’empêche .... »

Son expression fut un instant désolée, presque compatissante. La lueur de son regard brillant cependant avec une étrange sévérité mêlée de réticence, de désenchantement également. Il hésita réellement pendant un bref moment. Puis répondit finalement. « Il est sans doute bon, d’un point de vue personnel, que quelqu’un puisse voir ses actions sous un jour positif, et vous le faites de magnifique façon » Cela il le concédait volontiers et sans doute était-ce pour cela que Wallam ne rampait pas. Et cependant, il y avait bien des choses que l’on pouvait dire de son comportement. « Mais à tenir une hache à l’envers comme vous le dites, l’on se retrouve au bout du compte à se blesser soi-même et parfois de façon définitive… C’est le regard de mon peuple justement, qui compte dans cette affaire, puisqu’il est le sujet premier de ses actions. Et c’est aux yeux de son peuple que Wallam doit se prouver avant toute chose… Alors oui, il a tenté, à l’inverse de toute logique mais il a tenté… usuellement, nous ne tentons jamais, princesse, nous réussissons ou nous mourrons, surtout lorsque l’on touche à des sujets aussi sensibles. Nous n’avons pas la place pour tenter, tenter signifie la mort » Il parlait paisiblement et avec un brin de désapprobation devant ces codes brutaux, mais pour brutaux qu’ils soient, c’étaient effectivement les codes en vigueur.

« Et à vrai dire, tenter d’user de pareils arguments devant quelque autre vampire ne ferait que le couvrir de plus de honte… » Lui n’était pas son peuple, et il imaginait déjà la réaction de nombre de vampires en voyant une jeune et frêle humaine défendre ce qui aurait dû être un prédateur puissant. « Wallam était un vampire, il connaissait nos mœurs et nos codes et savait parfaitement à quoi s’en tenir. Il n’y avait aucune ambiguïté dans ses choix, tout ce qu’il a fait, il en connaissait causes et conséquences. Je ne remets pas son rêve en cause princesse, seulement sa logique et sa personne…Il a fuis pour vivre un jour de plus. Sans nul doute avait-il l’intention de continuer à servir cette cause, effectivement, mais il n’empêche qu’il s’est enfui pour vivre. Lorsqu’un vampire tente et perd il meure. Wallam aurait dû mourir à ce titre. Il était idiot de sa part de vouloir affronter face à face un individu comme Lorenz Wintel » Il soupira, s’arrêta un instant, puis repris avec plus de lenteur. « Son défi n’a nullement apporté une nouvelle façon de penser… d’autres la convoyait déjà. Son défi au prince était une mascarade, cela en soit même atteignait déjà son image, et sa fuite plus encore, vous l’avez tout à fait compris »

Il se remit à observer les étoiles… « Même s’il parvenait à faire accepter aux autres peuples que les vampires ne sont pas de simples bêtes…. Ils resteraient cela justement, des bêtes. Il est bon de rêver de dignité et d’une meilleure image, mais parfois, il vaut peut-être mieux s’atteler à la construire depuis sa base » Il l’observa une nouvelle fois, puis l’invita à le suivre alors qu’ils marchaient sur la glace. « Voyez-vous princesse, de nombreux vampires ne sont que violence, faim et cruauté, mépris pour les autres… des bêtes sur deux pieds, maniant armes et magies mais des bêtes tout de même. D’autres, qui ne sont pas guidés par la faim, ne sont toutefois pas plus doux. Alors avant de prétendre se battre pour leur donner une place, peut-être vaudrait-il mieux se battre pour améliorer ce qu’ils sont, non ? Si votre ancien fiancé venait à réussir et à faire accepter les vampires comme autre chose que des monstres et des parias, et si ces mêmes créatures violentes, ne suivant que leurs mœurs, leurs pulsions, venaient à attaquer des humains, par exemple… que se passerait-il ? »

Il attendit un instant avant de poursuivre « On nous traiterait de nouveau comme des dangers et on nous renverrais dans les profondeurs. Et lui serait la cause d’une guerre supplémentaire. Que devrait-on faire en ce cas ? Abattre chaque vampire incapable de se contrôler immédiatement ? Non, bien sûr que non… » Qui aurait voulu ceci… « Le fait est… Les vampires se fichent de la place qu’ils occupent aux yeux des autres races. Ils se forgent leur place seuls. Wallam ne fait pas partie de cette bataille, de cet effort… Wallam voudrait-il que les autres races nous accordent simplement une place, sans que les nôtres puissent avoir la satisfaction d’avoir une part dans sa réalisation ? Peut-être que certains pensent également ainsi…. » Il haussa les épaules, n’y accordant pas tant de crédit que cela. « Indigne de quoi ? Indigne de sa non-vie, bien sûr… »

Jusqu’là il avait parlé sans lui laisser le temps de rétorquer, car tout cela allait ensemble. Mais il ralentit cette fois-ci… « C’est dur je sais. Différent, biaisé à l’égard et à la vision d’observateurs extérieurs, parfois. Mais la race vampirique est ce qu’elle est. Lui demander d’être autre ne se peut en l’état, il faut lui donner les capacités de changer, de se renforcer… et parfois, pour réellement aider les siens, il faut faire des concessions et accepter certaines entraves, telle que celle de la loyauté à un individu que l’on réprouve. S’ériger en rebelle et en fuyard ne fonctionne pas pour toutes les causes. Ses actions peuvent tout à fait être louables et inutiles toutes à la fois, louables… et illogiques » Ils avaient parcouru presque tout la longueur du lac. « Je fais son procès, certes, mais au travers de ce discourt j’essaye de vous faire comprendre ce que peux être un fragment de pensée vampirique. Quant à Lorenz… Il a unit les vampires, leur a donné l’impulsion et la force motrice de sortir de cet état d’hébétude et de décomposition qui était le nôtres. Il a donné un véritable sens à la… dignité vampirique. Il a créé une nation à partir de morceaux épars et controversés, rivaux… »

Il secoua légèrement la tête en posant le pied sur la terre de la berge. « Cette force et cette unicité se perdraient s’il devait tomber maintenant…. Voilà pourquoi il est encore utile »

Ah ça… c’était un sacré gouffre qui les séparait oui. C’était même un abysse. Mais ce n’était guère étonnant. Ils étaient deux peuples foncièrement différents. Et lorsque l’on s’adressait à un membre d’un autre peuple, mieux valait avoir conscience de ce décalage de mœurs et de façons de pensées, où l’on s’embourbait joyeusement dans les pires quiproquos du monde. Leurs différences étaient curieuses oui, sans aucun doute. Et même des experts dans l’art de transposer leurs discours et leurs actes au sein des mœurs des autres peuples se trouvait parfois en butte à des réactions inattendues, tout simplement parce qu’ils étaient malgré tout eux-mêmes, avec leur propre passé et bagage culturel. Malheureusement pour la princesse, s’il était raisonnable et de bon alois de sa part de vouloir comprendre les vampires, elle partait elle aussi dans le mauvais sens, hélas. Mais ce n’était que le commencement. Contrairement à son vampire d’amant, elle errait dans l’intimité de son esprit, pas au grand jour devant tout son peuple… aussi ses errances-là n’étaient pas dangereuses. De plus, elle était beaucoup plus jeune que Wallam. « Peut-être l’a-t-il compris. Mais si c’est le cas, il est effectivement trop tard. Je ne vois pas vraiment comment l’amender. Même si Lorenz devait disparaître et qu’un autre prince ou une princesse, prenait sa place, Wallam serait toujours un parvenu indigne et ne recevrait rien moins que l’hostilité de tout un peuple… » Non, il n’y avait guère de moyen de revenir là-dessus hélas. « Quant à la limite des bienfaits que Lorenz nous apporte… et bien disons que le jour de sa chute ne sera pas sien à décider. Lorsque nous estimerons qu’il en a assez fait… » Lorsqu’eux, les anciens, l’estimerait, très certainement, ils abattraient alors le sombre prince pour le remplacer. Comment ? Difficile à dire, mais ce n’était pas encore le moment, ils avaient du temps pour y penser et développer leurs atouts.

Il s’arrêta un instant, puis poursuivis. « Mais je doute toujours qu’un seul individu, surtout rejeté, puisse prétendre être un quelconque lien. Encore une fois, tout le problème repose sur l’acceptation et le positionnement de l’individu. C’est d’ailleurs le même problème pour notre état. Si beaucoup de vampires ne sont que des bêtes féroces, c’est principalement parce qu’ils sont laissés seuls à leurs instincts, dans les premières années de leurs existences. Ils n’ont pas d’aînés sur lesquels compter pour leur apprendre à être autre chose. J’oserais faire un parallèle avec votre peuple pour cette fois, mais prenez un jeune enfant que l’on éduque mal. Il se montrera souvent insupportable et aura beaucoup de difficultés à se socialiser et à être accepté, tout autant qu’à votre en son entourage des pairs quelconques. Une mauvaise éducation fait de mauvais enfants. Et bien c’est la même chose pour nous. A transformer des humains à la pelle, on ne participe qu’à la création d’une chair à pâtée. Rien de plus. Beaucoup ne parviendront pas à se sortir de cet état » Il fallait tout simplement les prendre en charge, mais dans un contexte comme le leur, où chacun avait dû se débrouiller, c’était difficile. L’élite, la crème du peuple vampirique, vivait tout autant cet abysse qu’avec les humains. « Un véritable bienfait serait d’éduquer la jeunesse, donc, tout simplement. Mais encore faut-il savoir comment. Je m’applique moi-même à l’éducation d’une jeune créature longtemps laissée en friche. J’espère que cet enseignement sera mutuellement bénéfique. A lui afin de se raisonner davantage et à moi pour savoir comment m’y prendre avec cette ‘jeunesse’…. Car hélas, je suis aussi éloigné d’eux que de vous »

Il s’accorda un regard vers le lac avant de continuer « En cela, j’aurais apprécié que votre amant reste dans nos rangs. Il est jeune lui aussi et aurait mieux sut quoi faire, comment leur apprendre… au lieu de quoi c’est à un cadavre tel que moi que la charge revient. Ça n’a rien d’un échange équitable…. » Croisant les bras il poursuivit. « Et puis… il y a votre présence, à vous. J’ai toujours pensé que mettre un jeune vampire en contact direct avec des humains pouvait aider à améliorer son état. J’ai moi-même dû une grand partie de mon élévation à des humains et je les remercierait certainement indéfiniment de ce qu’ils ont fait pour moi. Lorsque je les ai rencontré, j’étais féroce et violent, je les méprisais ouvertement et les blessait dès que l’envie me prenait, simplement pour le plaisir… Tout comme beaucoup de nos jeunes…. Et eux ont persévérés, ils ont supporté toutes mes brimades et m’ont ouverts les yeux. D’eux, j’ai appris à restreindre ma nourriture, à ne plus tuer lorsque la faim se fait sentir. D’eux j’ai appris…. De nombreuses choses. Bien entendu, cela ne présage de rien, c’est un cas isolé. Mais si, d’un seul cas isolé, cela pouvait devenir une norme, ou tout au moins une tendance majeure. Si d’autres humains voulaient bien nous approcher et se lier à nous autrement qu’avec une simple cause commune… Je n’ai pas de remède miracle, princesse, simplement une expérience personnelle et la certitude que notre état n’est en rien une fatalité…. »

Un vague sourire lui revint aux lèvres. « Cela me rappelle Alianna, d’ailleurs… une princesse, qui comme vous, portait le nom de Kohan. Elle a vécue il y a longtemps. Peut-être est-ce elle, d'ailleurs, qui m'a convaincu qu'aucun destin n'était inéluctable... mes souvenirs en sont flous »

Son sourire prit un tour étrange à la mention du conseil et il eut un geste qui pouvait tout signifier, et rien signifié tout à la fois. Lorenz ne serait certainement pas d’accord avec sa vision de l’état du pouvoir vampirique, et pour cause il était seul maître à bord… Et pourtant il avait des conseillers. Et ces conseillers influençaient inévitablement les décisions et la direction de leur race. Et ces conseillaient nourrissaient tous des projets personnels, sans parler d’eux, les anciens, créatures millénaires, adoraient garder les choses bien en main, d’une façon ou d’une autre. La situation leur avait un peu échappé… mais tout ne tarderait pas à revenir à la normale, quand bien même c’était encore nécessaire. Ils avaient réussi à s’adapter. Et lorsqu’ils le pourraient, lorsque ce serait le bon moment, tout reviendrait entres leur mains c’était inévitable. Arriver à leurs âges, ils étaient les plus puissants des vampires, chacun à leurs manières. Isendal était le meilleur espion du continent, Cyrène une guerrière telle qu’on en voyait plus désormais, lui était un excellent mage, Erin un politicien impressionnant…. Oui, ils étaient la fine fleur des immortels au sang-froid. Mais peu importait, comme il importait peur que Wallam tente de se faire jardinier, tant sa route était stérile. « Je n’ai guère besoin d’un végétal maigrelet pour penser à vous princesse, ce serait d’ailleurs bien insultant de n’avoir songe à vous dédiez en d’autres occasions, plus probables »

Des rejetés auprès de Kylian ? Il voulait bien savoir lesquels. Même Roëric poursuivait sa route seul désormais. Il ne décocha cependant pas cette pique-là. C’était vain et facile, et surtout cela ne ferait que lui nuire. Hors il ne voulait pas lui nuire. A la place, il la laissa poursuivre, commentant la vision qu’il avait donné des soucis qu’expérimentaient les vampires. « C’est moins risqué si un ‘adulte’ est présent pour surveiller…. Mais pas totalement dépourvu de risques, non, ce serait étrange d’ailleurs considérant ce que nous sommes » Et ce qu’eux étaient. Mine de rien, ils étaient de frêles créatures. Lui-même n’osait qu’à peine les toucher tant il craignait de les broyer. Il pensait vraiment que c’était possible, tout en sachant que le travail à effectuer était immense et presque effrayant. « Je crains que ça ne soit pas possible hélas, mais je vous suis grès de votre proposition » Certes oui, il savait se contrôler, le gamin. Mais vraiment, tout le reste était à travailler. Il avait besoin d’alliers, non de boulets à s’attacher aux pieds pour rendre sa tâche encore plus difficile… elle l’était déjà suffisamment comme ça. Alors à moins qu’il ne lui pousse subitement une part de cerveau, il allait faire sans, toute insulte écartée. Fort heureusement, il y avait autre chose à discuter que cela. Bien autre chose. De bien plus plaisant en vérité.

« L’avoir connu ? Et bien oui j’ai eu cette chance. J’ai été son pupille durant ma jeunesse, à Gloria » Des années mémorables, quoi que lointaine. « Nous nous sommes revus, après ma transformation. Une femme de caractère, une poigne de fer dans un gant de velours. Elle ne brisait pas les conventions uniquement pour discuter avec des vampires…. Elle a mené les armées impériales, du moins une partie d’entre elles. Une vierge guerrière et aussi douée avec une épée qu’avec la magie de guérison. Elle m’a toujours beaucoup impressionné… Vous lui ressemblez, par de nombreux côtés » Amusé, il désigna de la tête leur campement à présent lointain « Vous chevauchez d’ailleurs la même monture. Elwë la cavale des océans… il est bon qu’elle vous protège. Peut-être trouverez-vous également l’épée de votre ancêtre ? Voilà qui serait véritablement magnifique » La monture lui était cependant moins familière que l’épée qu’il avait vu manié… et qui avait même, à une occasion, faillit le pourfendre. « Que connaissez-vous d’elle ? »

Elle ne savait pas, donc. Pas étonnant. L’édulcoration d’une telle aventure était presque certaine, quand on connaissait l’avis des humains sur leurs femmes. Bien dommage d’ailleurs, car Alianna était l’une de ces figures qui aurait dû rendre son peuple fier… Parfois, il ne comprenait pas totalement. Oui certes il y avait une place bien spécifique pour la femme dans le sud, mais même ainsi, n’auraient-ils pas du célébrer une femme aussi forte et flamboyante ? Qui portait le flambeau des qualités et des valeurs humains ? Qu’importe alors que ce soit une femme, c’était sa figure et sa personne qui étaient réellement importantes ! Enfin, qui était-il pour faire la leçon à un autre peuple sur la façon de traiter ses héros ? Personne en fin de compte. « Plus qu’un brin en vérité… » fit-il distraitement alors qu’elle poursuivait, discrètement. Il n’était pas certain qu’Esmelda ait entendue, mais si elle l’avait fait, il n’y voyait aucune contrariété. Il n’avait rien à lui caché après tout. C’était là le simple bon sens lorsque l’on voulait entretenir des relations cordiales. Il pouffa légèrement au portrait très biaisé qu’elle présentait de son ancienne protectrice, tentant d’imaginer ce que dirait la principale intéressée si elle entendait cela. Sans doute s’en serait-elle moquée avec dignité. En tournant ses détracteurs en ridicule, peut-être ? Eventuellement ? Non, à bien y réfléchir sans doute n’y aurait-elle accordée aucune attention. C’était bien davantage dans son caractère tel qu’il pensait l’avoir cerné. Sauf s’il ne l’avait pas fait évidemment. C’était tout autant possible.

« Oui. C’était une épée légendaire, Amirïa. La fendeuse des flots, une arme dotée d’une connexion élémentaire à l’eau, la plus puissante des armes forgées en Armanda. Elle possédait une conscience propre. Un don des Esprits, disait-on… Certains allaient même jusqu’à prétendre qu’Alianna l’avait arraché au dos d’une immense créature marine » Il eut un sourire affectueux pour cette légende, doutant lui-même qu’elle fut vraie. Néanmoins, elle était un beau témoignage imagé de la bravoure de cette femme. Elle n’avait peut-être pas littéralement arrachée cette épée à un quelconque monstre marin, mais elle avait vaincu une monstrueuse armée. « Ces épées ont une destinée singulière. Elles choisissent leurs porteurs selon des critères inconnus de tout autre qu’elles-mêmes et elles les protège. En échange de quoi, chaque porteur devient le rival de sa contrepartie. Le feu et L’eau, la terre et l’air… Je possède moi-même une épée légendaire, bien que je ne sois pas son élu. A charge pour moi de trouver celui qui la maniera comme une extension de lui-même…. Et je lui souhaite bien du courage pour cela » Oh oui, énormément de courage. Il eut un léger rictus avant de poursuivre. « Stormbringer, faiseuse de tempêtes… C’est sans doute la plus caractérielle de toutes les armées légendaires. Et elle ne m’aime pas du tout » Il haussa les épaules à cela, ayant finit par faire son deuil à ce sujet. L’arme était jalouse et ça ne changerait pas du tout. En espérant que le prochain porteur ne soit pas lui aussi épris de lui, car là elle risquait de vraiment vouloir le tuer.

« Alianna avait le caractère d’une impératrice. Elle avait beau être une femme méprisée par la noblesse de cour, ses soldats, eux, l’adorait à l’égal d’un esprit. Mais je vous rassure… » Il eut un sourire malicieux « Elle portait aussi très bien les robes ! » Secouant la tête, il ajouta « La première fois que je l’ai rencontré, à mon arrivée à Gloria, la délégation glacernoise lui a rendu hommage comme elle ne le faisait pour personne… J’en étais très surpris. Mais après avoir passé quelques mois en sa compagnie, j’ai appris à apprécier sa personnalité. Vous n’êtes certes pas elle, mais comme elle, je suis certain que vous saurez marquer l’histoire des vôtres. Alianna n’est pas venue au monde en sachant manier les armes et commander aux armées… et tout comme elle, vous trouverez et apprendrez à manier vos armes. Et peut-être qu’un jour, nous nous tiendrons à la même table, prince et impératrice, pour parler d’un nouveau lendemain… »

« Peut-être bien que oui… » Léger sourire « Peut-être avons aussi tous les éléments en nous, mais en quantités différentes. Mais je doute en tout cas que les évènements de nos vies et leurs détails soient le fait d’un quelconque hasard. Ce serait terriblement triste, d’après moi. Mais peut-être n’est-ce là que la vieillesse qui parle » Il n’était pas particulièrement friand des dogmes Baptistraux. En vérité, il n’était pas friand de Baptistrels en règle général… on ne pouvait réellement être paix et amour pour le monde entier, même lorsqu’on était aussi vieux que lui. Et les chanteurs lui avaient toujours fait l’effet de parfaits hypocrites, de façon fort vicieuse certes mais ce n’était pas moins vrai. Que pouvait-on attendre d’autre de la part de mages et politiciens capables de tout savoir de vous et qui apprenaient ni plus ni moins que de transformer les mots en armes ? Non sincèrement, l’écran de fumée de leur serment de pacifisme lui était autant une assurance qu’un frêle barrage de brindilles. Il le savait lui-même, il y avait bien des moyens de parvenir à briser quelqu’un sans se mouiller soi-même. Et eux étaient des maîtres dans l’art de ne pas se salir les mains. Mais la princesse appréciait ces individus, aussi ne partagerait-il pas son point de vue à leur sujet.

« L’arme du feu est détenue par un nordique, du nom d’Emeril Celeas. Il me semble qu’il était le soupirant de votre cousine fut un temps… je regrette qu’une telle union n’ait pas eu lieu, elle aurait été grandiose » Oui, bien dommage. Qui aurait-il épousé, lui s’il était resté en vie ? Il avait été l’héritier de la maison Elusis, un bon parti malgré tout. Peut-être une Kohan oui, ça aurait peut-être pu être possible, ou une noble de Lyssa, fille du duc ? Ça l’amusait de l’imaginer. Un mariage en mer lui aurait définitivement plut. « Mais peut-être n’êtes-vous pas entièrement eau. Peut-être êtes-vous également d’un autre élément, l’air, qui sait ? Vous aimez votre liberté après tout… » Il pourrait tenter de lui présenter l’arme, une fois de retour à Aigue. « Quant à moi, je ne suis pas l’air non. La terre sans doute, si je devais choisis. Ses leçons me conviennent parfaitement, mais je ne suis pas le meilleur juge de cela. Savoir avec certitude ce que l’on est pas est plus aisé que de savoir ce que l’on est véritablement… » Et cela même si les deux choses allaient quelque peu ensembles. Haussant les épaules, il balaya simplement ces rhétoriques. Ce n’était pas maintenant l’heure de découvrir tout cela. Ça avait attendu jusque-là et ça attendrait encore un peu.

« Oui, il serait plus sage que vous mangiez un peu et que vous vous reposiez. J’irais chasser quelque chose et le cuisinerais, ensuite vous pourrez dormir » Il veillerait et s’assurerait que rien ne la trouble. Elwe était la gardienne de ses songes, il pouvait bien être le gardien de son corps, au moins pour cette fois. Il ne la laissa qu’un petit moment, mais en revenant avec sa prise, il la trouva endormie et, avec un sourire, l’installa confortablement. Elle mangerait bien au matin…

RP terminé