--- 4 jours avant l'arrivée des cohortes à Althaïa ---

Il avait accepté sans hésiter une seule seconde, lorsqu’on le lui avait demandé. Comment aurait-il pu en être autrement d’ailleurs ? Oh certes, il n’était pas altruiste au sens le plus stricte du terme. Il ne risquerait pas sa vie pour n’importe qui, n’importe quand et n’importe où. Son sens des priorités était tout autre. Cela dit, de temps en temps, il lui arrivait tout de même de sauver des vies, ou des non-vies d’ailleurs. Kedrildan, Esmelda, Livilith… Mais enfin, il avait ses raisons quand à ces sauvetages, et aucun comptes à rendre. Son action en cette soirée serait dans la parfaite continuité de cet état de fait. Tout simplement parce que celui qu’on lui demandait de secourir n’était pas n’importe qui. Nolan Kohan, fils de Korentin… oui, il le lui devait bien, après les paroles qu’ils avaient échangés et le sensiblement rapprochement qu’ils avaient effectués. Sans compter qu’il était également un dragonnier, une telle faveur n’était rien moins que parfaite raison. Et si ça ne suffisait pas, il pouvait encore y ajouter l’impact politique que ce sauvetage aurait. Pas un seul instant, il ne s’imaginait en butte à l’échec. Il n’y avait nulle place pour cela. Non il n’échouerait pas. Il ramènerait le petit brin d’humain auprès de son père… Oh oui, il avait bien conscience du jeu risqué dans lequel il se lançait, de la dangerosité et de l’efficacité Alayienne, en particulier si près du prêcheur. L’ancien ne se lançait pas dans cette mission à l’aveuglette. Il avait pris grand soin d’obtenir le plus d’informations possibles avant son départ et ne se leurrait pas, refusant les drapés illusoires d’un quelconque espoir de les prendre par surprise. Cela dit, avertis de sa venue ou pas, il réservait tout de même au prêcheur une arrivée dans les règles de l’art…

A cette fin, Silarae demeurait invisible, tandis qu’il pompait dans les énormes réserves de sa magie pour la dissimuler. Oh il ne cherchait pas à la rendre invisible au sens premier du terme, en agissant sur elle… c’était sur son entourage immédiat qu’il agissait, le modelant afin que rien ne puisse trahir leur présence tandis qu’ils survolaient les plaines. Le bruit des ailes de la blanche écaillée, audible pour lui seul, ressemblait soudain au rythme marqué d’une clepsydre qui minutait leur arrivée… L’air était presque froid, à présent que chaleur avait diminuée, la rendant bien plus supportable pour la créature qu’il était. Son regard restait vissé sur l’étendue qu’ils avalaient, ses yeux perçant cherchant les formes humanoïdes au sol, tandis qu’il raffermissait sensiblement, par instants, sa prise sur la faux dont le manche dépassait, du côté de son flanc droit, lui permettant de l’attraper et de la tirer de ses lanières de retenues s’il avait besoin de s’en servir. L’argent vieillit de l’arme luisait sinistrement dans le clair de lune, prenant un aspect presque éthéré, promettant une mort rapide de son énorme tranchant. Ce n’était pas son arme habituelle, sa faux ceinte de magie sombre, mais elle était mieux indiquée pour cette fois. S’il devait croiser du verre noir, les enchantements ne lui serviraient à rien du tout… l’impact de l’énorme faux, en revanche, elle, l’aiderait. D’autant qu’entre ses mains, sa lourdeur n’était rien du tout. Il avait également emporté son bâton, mais plus par habitude qu’autre chose. Il lui était particulièrement étrange que de s’apprêter ainsi au combat, comme un simple soldat plutôt que comme le mage qu’il était…

… Mais cela éveillait également de très bons souvenirs. Des souvenirs d’antan, farouches, sauvages. Des souvenirs de vampires. Il devait être vampire ce soir. Mais pas trop non plus. Il devait ramener le gosse sain et sauf, pas en faire un tartare. Sacrée mission que celle-ci, oui. Mission suicide pourrait-on dire, et pourtant il avait ses chances. Du moins à ses yeux. Il avait déjà tant fait alors… autant défier le destin encore une fois ! Se collant davantage aux écailles de Silarae en se penchant sur sa selle, il inspira profondément l’air vif puis vida ses poumons. *Surtout fait attention à toi… Je ne veux pas que tu sois tuée. Si jamais tu as le moindre souci, prévient moi et décroche, je m’en sortirais seul* Certes, il n’avait pas autant d’argument qu’une énorme dragonne taillée pour la bataille, mais s’il avait réussi à échapper à l’assaut de Gloria voilà des années, il pouvait bien échapper à ces fanatiques. Il aviserait en temps voulu. Pour le moment, ils approchaient de leur destination et le bruit des cœurs humains lui parvenait à présent distinctement. Un dernier tour d’horizon de ses décisions récents, puis il invita sa liée à descendre enfin. Ils étaient encore à quelques distances de la colonne et, lorsqu’elle approcha du sol, il y bondit d’un sort, assura son bagage, puis l’observa alors qu’elle remontait, encore couverte de son voile de magie. *Je t’aime Sila…* Souffla-t-il avec émotion.

Puis ce fut l’avancée, tandis qu’elle fondait sur les Alayiens en marche. Une part de son esprit restait accroché à elle, surveillant sa santé comme une nourrice maniaque alors que, enveloppé d’un sort d’invisibilité, il avança, se fondant avec milles précautions à l’intérieur du campement. Eviter les soldats en armures de verre noir qui croisaient dans la colonne n’était franchement pas une mince affaire, et il crut plus d’une fois se faire repérer, que sa protection fonde contre le verre noir ou qu’il cogne un humain sans le vouloir, les alertant. Mais non… Dans la clarté sauvage des flammes de sa scintillante dragonne à présent visible, dont les écailles jetaient des feux étrangement délicats sur la scène, il se glissa jusqu’au prêcheur. Ou plutôt, jusqu’à sa tente. Ils avaient fait halte pour la nuit… Ce qu’il avait crû être un simple arrêt de la colonne était donc plus que cela. Aldakin du Néant gardait ses troupes fraîches, sans doute parce qu’il savait que les rebelles ne quitteraient pas les souterrains… Du moins c’était ce que lui aurait fait et pensé. Au son des cœurs battant comme autant de tambour, il pénétra à l’intérieur et… et rien. Plus un son. Ou plutôt si, un son discret, un faible battement de cœur, comme celui d’un oisillon. Nolan donc. Mais où était la créature…. ?

Le petit cœur résonnait à un rythme accéléré. L’enfant avait peur, ce qui n’était guère étonnant. S’il avait seulement pu lui épargner cette frayeur, il l’aurait fait et de bon cœur. Hélas, il allait devoir faire avec et recoller les morceaux après avoir éparpillé cet agaçant serviteur du Néant qui ne manquerait pas de lui barrer la route. A présent qu’il s’était introduit dans la tente et en avait rabattu les pans, il était encore plus sur ses gardes. Localiser exactement Nolan Kohan n’était pas difficile, il l’avait déjà repéré en se guidant au son de son petit palpitant. Mais il préférait ne pas faire preuve d’impatience en risquant de se faire empaler par une lame quelconque en verre noir… Un pas, puis un autre, et il s’avança légèrement dans l’espace clos par le tissu, formant une intimité relativement spacieuse. Une tente de commandement sans nul doute. Il n’eut pas à attendre longtemps avant que le prêcheur n’apparaisse, lui tirant un fugitif rictus de satisfaction amère. Il n’était, parfois, pas drôle du tout de voir ses prévisions se réaliser exactement comme on s’y attendait… Hors c’était ce qui venait de se passer.

Il n’avait pas réellement cru pouvoir le duper, mais éviter l’affrontement aurait vraiment été une bénédiction sans égale pour lui. Soit, il n’y échapperait donc pas. Tant pis, ça n’allait pas l’empêcher d’arriver à ses fins. Son regard croisa celui, abyssale, de la créature et son rictus s’élargit un bref instant en dévoilant ses crocs, avant qu’il ne reprenne l’impassibilité dont il était coutumier. Figé à la limite de la zone d’effet de l’arme que l’autre tenait, il émit un léger ‘hm’ amusé malgré son manque expressif flagrant. « Et j’attendais plus de clairvoyance de la part d’un si grand général » persifla-t-il sur un ton d’extrême politesse. « Est-ce donc la certitude de votre évidente victoire qui motive votre aveuglement ? » Son sortilège se dissipa aisément. « Il se trouve que mon drapé était destiné à vos ouailles, qui elles se sont tout à fait laissées bernées, exactement comme elles le devaient » Qu’on se le dise, tous n’étaient pas Aldakin du Néant. Ils étaient des humains. Faibles et friables… comme n’importe quel humain.

Il détacha son bâton de son dos et le laissa léviter librement à ses côtés, sujet au sortilège de l’arme dansante. Le disque acéré fait de diamant luisant cruellement, promesse de terribles blessures. Dans le même temps, une bulle de silence vint se former autours d’eux, étouffant les sons qui pourraient trahir leur combat imminent. Puis il se saisit de sa faux et adopta une garda prudente. L’autre était certainement meilleur que lui lorsqu’il s’agissait d’armes blanches. « Je vais réunir Nolan et son père, et même vous, prêcheur, ne m’en empêcherait pas » Il ne le quittait pas des yeux, ne cillant plus. Pendant un bref instant supplémentaire, ils restèrent à se jauger sans bouger davantage. Il était tout de même soulagé que la magie revienne à la normal, lui permettant alors de la contrôler avec sa maîtrise habituelle… Il en aurait besoin, face à cette infâme créature protégée de tout sort offensif. Cela ne dura qu’un instant, puis ils s’engagèrent.

Qui avait agis le premier ? Difficile à dire et ça n’avait guère d’importance. En une seconde, il fut pris dans la tempête d’acier et de verre noir, aux milieux des coups qui s’échangeaient, tentant de se montrer à la hauteur face à cet adversaire physiquement supérieur.

Il avait rarement vécu pareil duel. La menace du verre noir était présente à tout instant dans son esprit, lui faisant craindre la plus petite estafilade qui l’aurait immédiatement condamnée. Tout n’était plus que fracas, rythmé par la mécanique des muscles et de l’esprit se débridant, abandonnant la logique posée de la politique pour l’expertise instinctive du guerrier. En terme de technique pure, il était loin de mener la danse et il le savait parfaitement, il n’y avait rien à y faire sur le moment. Il lui fallait compenser par ses points fort : l’énorme force que lui avait conféré la nature et qu’il avait savamment travaillée, son appui magique d’une arme de plus, toute aussi dangereuse que la faux qu’il maniait… et également l’utilisation, de temps en temps, d’une poussée magique subtilement glissée afin de lui permettre d’échapper à l’arme mortelle. Il n’était pas assez stupide pour tenter de l’attaquer de front comme de nombreux mages auraient pu le faire. Il savait que sa peau, son corps et son arme, ainsi que son bouclier, étaient insensibles. Mais le terrain, lui, ne l’était pas, et il suffisait parfois d’un demi-centimètre pour lui sauver la vie. Et il n’avait aucun scrupule à frapper de toutes ses forces, sachant que même un vampire ne pourrait pas supporter indéfiniment pareils coup. Il escomptait que cela aurait exactement le même effet avec cette abomination-là. Et s’il n’avait finalement plus la force de manier sa lance terrible, c’était tout bon pour lui. Pourtant, malgré les qualités de l’un et de l’autre, aucun ne parvenait à réellement prendre l’avantage, dans cette danse sans fin.

Ils s’équilibraient parfaitement. Pourtant, au détour d’un échange, l’arme enchantée mordit dans la chair impie du serviteur, faisant gicler le sang dont l’odeur âcre lui assaillit les narines comme une fragrance astringente qui lui donna vaguement la nausée. Une impression diffuse se propagea en son être et une seconde plus tard, lorsque l’arme tomba dans un bruit mat, il comprit de quoi il s’agissait… Son sang, son satané sang ! Il avait également un effet nocif pour la magie. Tant pis, cette plaie serait peut-être une opportunité décisive s’il la saisissait dès maintenant. L’autre allait guérir progressivement, un peu comme sa propre race, mieux valait ne pas lui en laisser le temps. Il devait presser son avantage dès maintenant… et c’est exactement ce qu’il fit, n’ayant pas une seule seconde cesser de combattre malgré tout. Il vint lui arracher son bouclier d’un coup bien placé et appuyé de toutes ses forces. Une protection de moins, voilà qui était encourageant. Il pressa plus encore sur sa lancée mais, alors qu’il semblait enfin saisir l’avantage, l’intervention de Néant, au travers du choc, brisa son élan en le repoussant brutalement vers l’arrière, l’étourdissant pendant un instant. Le cri surprenant, cependant, le doucha instantanément et il tourna un instant son regard vers son origine. Nolan… non, allait-il bien ? Korentin l’avait prévenu que son fils était remuant mais tout de même, de là à se jeter au-devant du danger de façon si candide… Que ferait-il s’il était blessé, ou pire, tué ! Un instant il crut que son cœur venait de ressusciter, pour mieux périr la seconde suivante.

Aldakin du Néant, lui aussi, avait apparemment été illuminé de l’hypothèse de voir Nolan mourir. Il vit presque littéralement la pensée se former dans le regard de ténèbres. Les mots confirmèrent l’hypothèse, comme un odieux couperet. « Lâche ! » vint le rugissement furieux de l’ancien qui se jeta sur le prêcheur toutes griffes dehors, juste à temps pour l’écarter de Nolan et l’empêcher de le trépasser. L’impact fut violent et les projetèrent tous deux au sol. Il parvint cependant à rester au-dessus, certainement en raison de la blessure légèrement handicapante de l’autre, et il le pressa de tout son poids au sol. « Ignoble lâche » cracha-t-il, crocs apparents. Le coup partit, débridé, sans aucune retenue, s’écrasant sur la tempe de toutes ses forces. « S’en prendre… » Un autre coup, tout aussi violent. « à un enfant ! » Un troisième, la peau cédant sous la force de l’impact, faisant gicler un peu de sang sur sa manche et sur ses mains. L’os aussi sembla céder, mais il n’aurait su dire à quel point tant la créature était résistante. Il s’acharna, l’invectivant avec virulence, outragé qu’il ose même bafouer un duel ainsi. Et cependant, l’étourdissement soudain qui le prit l’informa que le sang du serviteur faisait effet. « Répugnante créature… » gronda-t-il sourdement en se relevant, récupérant sa faux. Il maintenait son adversaire au sol de sa botte mais ne perdit pas de temps à se repaître de son ersatz de victoire. La pointe du manche traversa l’épaule encore valide et le cloua au sol.

Il l’abandonna là, papillonnant des yeux et aspirant la magie alentours autant que possible. Puis il sourit à Nolan. « Je suis là pour te ramener à ton père » L’enfant n’avait apparemment nulle peur de lui. Mais avant qu’ils n’aient échangés une parole de plus, les pans de la tente s’ouvrirent sur plusieurs soldats alayiens pris d’horreurs. Surpris, ce ne fut qu’à cet instant qu’il se rendit compte que la bulle de silence avait été rompue. Serrant les dents, il attira son bâton à lui et le plaça entre eux et les nouveaux-venus, ignorant le Serviteur qui bougeait de nouveau. « Nolan… ? » demanda-t-il sans le regarder tout de suite, mais lui dédiant un coup d’œil complice un instant plus tard. « Une virée en dragon, ça te dit ? » Les soldats avancèrent, menaçant, certain allant aider le prêcheur, d'autres appelant des renforts ou chargeant des arbalètes, tandis que lui s’isolait d’eux avec une couronne d’hivers. Il n’avait pas même besoin de dire à Silarae de venir, elle savait déjà, et un instant plus tard, la tête était arrachée du sol par les crocs massifs, libérant le passage vers l’extérieur. Attirant le garçon de façon à pouvoir le protéger d’un bras, il effectua un nouveau sortilège après avoir reculé hors de la zone d’influence de la lance du prêcheur que l’on relevait tant bien que mal. La terre se mit subitement à gronder et à vibrer. Sans un mot, il étendit le sort du bond à Nolan et ils furent, un battement de cœur plus tard, sur le dos de la dragonne. Forçant le petit humain à s’installer dans la selle, lui s’accrocha à l’un des pics en luttant contre un nouveau vertige.

Alors qu’ils s’élevaient, son regard croisa à nouveau celui d’Aldakin du Néant…