Le silence de l'aube naissante, l'absence du moindre son, à cette période de la journée où la vie nocturne s'endormait tandis que la vie diurne ne s'était pas encore éveillée. Depuis qu'il était devenu parent, Artaher avait appris à en apprécier toute la saveur. Cela pouvait sembler quelque peu paradoxal de la part d'un général au tempérament aussi vif que le sien, mais à cet instant, alors qu'il s'éveillait lentement des quelques heures de sommeil quotidiens que requérait son corps pour récupérer l'énergie qu'il ne manquerait pas dépenser tout au long de la journée, le silence lui était précieux. Sans doute parce qu'il savait alors que d'ici une heure, peut-être deux, les trois adolescents elfiques encore profondément endormis s'éveilleraient et qu'il ne pourrait alors plus espérer goûter à ce silence avant le lendemain. Au bout de quelques instants à écouter cette tranquillité aussi précieuse qu'éphémère, le général elfique alors allongé auprès de son épouse ouvrit les yeux avant de se redresser pour venir s'asseoir sur le rebord du grand lit conjugal. Il se retourna ensuite, entendant la mère de ses enfants remuer derrière lui, puis se pencha vers elle pour lui déposer un baiser sur le front.

« Reste là, je vais préparer le petit-déjeuner. »

Joignant le geste à la parole, le colosse se leva et quitta la chaleur des draps pour enfiler une longue tunique de toile légère. Il se dirigea ensuite vers la cuisine de la demeure familiale où il prépara rapidement de quoi subvenir à l'appétit de toute la maisonnée. Lorsqu'il eut terminé la préparation des repas des triplés, il conclut en garnissant un plateau qu'il agrémenta de quelques fleurs prélevées selon les coutumes elfiques et porta jusqu'à la chambre où l'attendait son épouse. Il le déposa devant elle avec un sourire tendre puis lui vola un baiser en même temps qu'une tranche de pain, expliquant qu'il devait partir plus tôt encore qu'il n'en avait l'habitude. Son programme du jour était effectivement particulièrement chargé et mêlait allègrement les séances d'entraînement avec la troupe ainsi que quelques entrevues importantes avec d'autres officiers de l'armée essentiellement destinée à l'élaboration d'un plan de guerre valable. Juste au cas où, bien entendu. Le couple convint cependant de prendre le repas de la mi-journée ensemble et le général put achever de se préparer, troquant sa tunique légère contre son uniforme et son armure. Quelques instants plus tard, la haute silhouette de l'officier elfique se dirigeait vers les écuries où l'attendait sa monture.

A peine eut-il mit le pied à l'étrier toutefois que son attention se porta sur le galop d'un coursier elfique lancé à bride abattue. Quelqu'un allait visiblement recevoir un message urgent de bon matin et à en juger par l'assurance avec laquelle le messager s'engagea en direction de la demeure des Terendul, ce quelqu'un portait ce même patronyme. D'un signe, Artaher intercepta le regard du jeune coursier et put ainsi apprendre que le message lui avait été destiné. Il s'agissait en fait d'une invitation, quoiqu'il aurait été plus juste de parler d'une convocation à en juger par le caractère urgent avec lequel celle-ci lui avait été amenée, à se porter à la rencontre du prince Aegnor Evanealle dans les plus brefs délais. Haussant un sourcil circonspect, le général remercia le messager et l'autorisa à prendre congé. Considérant la masse de travail qui l'attendait aujourd'hui, cela tombait plutôt mal mais la discipline de fer du gradé s'appliquait autant à ses hommes qu'à lui-même et le désir de l'Evanealle qui deviendrait son souverain avait valeur d'ordre à ses yeux. Grommelant contre cet imprévu qui risquait fort bien de le contraindre à décommander le déjeuner en tête à tête avec son épouse, l'officier commandant de l'armée elfique dirigea la course de son destrier vers les quartiers du palais impérial.

Il n'eut qu'un bref regard pour la silhouette discrète de la maîtresse des chuchotements qui quittait les lieux alors que lui-même venait d'y arriver. Une femme emprunte de mystères, mais dont le général pouvait apprécier le talent dans l'art de rassembler des renseignements, précieuse ressource pour tout stratège qui se respectait.
Quelques instants plus tard, la stature massive de l'épéiste elfique se présentait devant la porte de la pièce qui tenait lieu de bureau au prince. Ses épaules étaient pratiquement aussi larges que la porte elle-même et l'un des gardes impériaux en faction ne parvint guère à résister à la tentation de faire un pas discret sur le côté pour s'écarter de la trajectoire du général. Refoulant difficilement l'envie d'ouvrir la porte à la volée pour en finir au plus vite, Artaher inspira profondément avant de frapper une série de coups nets et précis contre le bois de la porte. L'autorisation d'entrer lui fut rapidement accordée, au grand soulagement des deux gardes qui se voyaient là déchargé de la pénible tâche de devoir faire patienter le colérique officier, et le colosse elfique put enfin s'avancer à l'intérieur de la pièce.

D'un pas typiquement militaire quoique sans se départir de cette agilité légère caractéristique au peuple sylvain, Artaher s'avança dans le bureau pour venir se planter face au jeune héritier qu'il salua avec le respect qui lui était dû. Le regard clair du général se tourna ensuite brièvement vers le siège qui lui était proposé mais il déclina poliment l'invitation et préféra amener le vif du sujet dans la conversation :

« Je vous remercie mais si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je préfère rester debout. Je ne vous cacherais pas que vous dérangez effectivement mes projets. Vous n'êtes en effet pas le seul à être occupé : si le conseil se refuse encore à prendre part à la guerre, j'ai heureusement l'autorité pour prétendre nous y préparer et le travail ne manque pas pour mobiliser et préparer les troupes. »

Franc et direct, comme à son habitude. Si le prince avait espéré s'entendre dire quelconque niaiserie dont les politiciens étaient si friands, il avait convoqué le mauvais elfe pour cela. Néanmoins, Artaher n'ignorait pas que le jeune héritier devait en être parfaitement conscient, ce d'autant plus depuis leur dernière entrevue que l'on ne pouvait que qualifier de mouvementée, et que cette convocation recelait forcément quelconque point plus important.

Les fins sourcils du général se froncèrent légèrement lorsque l'héritier du titre impérial lui fit comprendre qu'il serait nécessaire de reconsidérer la planification de sa journée. L'esprit méthodique et froidement ordonné du militaire qu'il était avait depuis longtemps appris à composer avec l'imprévu, de bien habile manière d'ailleurs, mais il n'en demeurait pas moins désagréable de voir ainsi malmené un programme que l'on pensait judicieusement établi. Saisissant l'occasion qui lui était donnée, Artaher interpella l'un des gardes et le chargea de faire passer quelques consignes à son nouvel aide de camps. Au moins cela lui fournissait-il une occasion de mettre à l'épreuve le sérieux avec lequel Aranël accomplirait ses nouvelles fonctions. Il était probablement un peu tôt pour lui confier la direction d'une séance d'entraînement proprement dites, mais s'il se chargeait d'y assister pour ensuite rendre compte au général des principales remarques qu'il avait pu relever, cela éviterait que ce dernier ait à décommander le repas prévu avec son épouse. De plus, il avait en tête les noms de quelques jeunes officiers qu'Aranël pourrait accompagner pour le représenter à l'une ou l'autre réunion de moindre importance.

Lorsqu'il eut terminé, le colosse elfique ramena son attention sur celui qui s'accaparait ainsi de son temps. Figé dans cette attitude typiquement martiale qu'aimaient adopter les militaires, bras croisés dans le dos et jambes légèrement écartées, le général laissa son regard clair suivre les évolutions d'un jeune prince que l'on devinait aisément perplexe sur le choix des mots à employer pour aborder le vif de cette entrevue. Effectivement, à ce rythme, la discussion risquait fort de s'éterniser encore longtemps, Artaher en était déjà au point de sentir son peu de patience lui échapper lorsqu'enfin on lui communiqua la raison de sa présence en ces lieux. Une lueur amusée traversa brièvement son regard bleuté à l'évocation de la manière avec laquelle il avait exposé ses arguments lors de leur dernière entrevue, mais cette même lueur se mua presque aussitôt pour laisser entrevoir une satisfaction certaine mêlée de surprise et d'un brin de perplexité. Quelques secondes lui furent même nécessaires pour assimiler le sérieux avec lequel l'héritier lui avait parlé et ainsi éliminer définitivement la possibilité d'une plaisanterie. Instinctive, la réaction s'échappa de ses lèvres sans qu'il ne sembla le moins du monde dérangé de s'être ainsi librement exprimé :

« Et bien, ce n'est pas trop tôt. Si j'avais pu deviner qu'il suffisait de vous secouer un peu pour vous faire réagir, voila bien longtemps que nous aurions croisé le fer. C'est une bonne décision. »

Pas forcément plaisante, cela Artaher pouvait assez facilement le deviner au regard qu'avait tourné vers lui son futur empereur, mais une bonne décision néanmoins. Aegnor traversa la pièce, le grand général pivotant sur lui-même pour suivre ces errances pensives, avant de poursuivre plus avant. Il voulait en faire son épée ? L'idée n'était pas pour lui déplaire et servait à merveille le côté tranchant et incisif de sa personnalité, mais il se méfiait néanmoins de ce que la subtile nuance que le prince y apportait pouvait receler.

« Ma fidélité vous est acquise depuis longtemps, depuis votre seule naissance en vérité. Aussi, je pourfendrais vos ennemis et quiconque menacera l'intégrité de notre peuple, c'est là mon rôle et je m'y astreindrais, mais je ne régnerais pas à votre place, prince Aegnor, tenez le vous pour dit. Je peux vous conseiller, je peux vous dire ce que vous devez entendre et non ce que vous voulez entendre, je vous accompagnerais du mieux que je le pourrais, mais n'attendez pas de moi que je prenne les décisions à votre place. »

Au moins le ton était-il clairement donné et le message semblait d'ailleurs avoir été parfaitement bien reçu puisque le futur souverain poursuivit en confiant au commandant de ses forces armées les projets qu'il nourrissait pour l'avenir du peuple, et en particulier, pour l'avenir du conseil. Quoiqu'il fut sans doute plus exact de parler de l'absence d'avenir de ce dernier. Radier le conseil et renouveler le processus de prise de décision, voila bien le genre d'acte qui permettrait de trancher dans le vif et marquerait immédiatement le signe sous lequel serait placé le règne à venir. Le genre d'acte également qui se heurterait à une véritable levée de boucliers de la part des principales familles du royaume et pour cause, ces mêmes familles disposaient chacune d'au moins un, si ce n'était plusieurs, membre siégeant au conseil. Un bon test, en somme, sur les capacités du jeune empereur à gérer une situation de crise, mais également un risque non négligeable de guerre civile.

Le général elfique interrompit ses réflexions tandis que son attention se voyait accaparée par les derniers mots de l'héritier du trône. Son discours avait jusqu'à présent été teinté d'une détermination inébranlable quoique saupoudrée d'un zeste d'angoisse bien naturelle, mais sa dernière phrase avait été enrobées des flammes de la colère et les mots eux-mêmes suscitaient l'interrogation du gradé. C'était tout de même un peu fort de qualifier ainsi l'initiative des baptistrels de réunir les délégations des trois peuples pour négocier une alliance, ou même la passivité du conseil devant l'alliance de l'empire Kohan avec les Alayiens. Quoiqu'à la réflexion, ce dernier point demeurait certainement sujet à discussions.

« Je n'attends pas de vous que vous régniez à l'image de vos prédécesseurs, que du contraire d'ailleurs, et il vous appartient de marquer votre règne de votre empreinte. Toutefois, l'institution même du conseil est profondément ancrée dans les moeurs, et le peuple risque de ne pas comprendre votre décision si vous ne l'appuyez pas d'une solide contrepartie. Certains conseillers, pour ne pas dire la plupart, se montreront réticents à l'idée de perdre leur position et pourraient ne pas l'entendre de cette oreille. Bien sûr, je peux me charger de faire appliquer vos décisions mais il vous faut être absolument sûr que c'est bien ce que vous souhaitez... »

Car il suffirait au jeune empereur de succomber au doute, ou pire encore, de revenir sur sa décision après l'avoir annoncée pour s'en voir définitivement discrédité et il ne lui resterait alors qu'une influence politique à peine suffisante pour remplir un dé à coudre. Artaher ne voulait pas avoir à envisager ce scénario et c'était bien la raison pour laquelle il testait l'assurance de son ambitieux interlocuteur.

« On vous opposera la carte de la tyrannie et le risque de guerre civile sera bien réel, à moins bien sûr que vous n'ayez quelque atout pour étayer semblable redistribution du pouvoir ? »

Comme, par exemple, des révélations de trahison accompagnées de preuves solides...

Le protéger de lui-même... Cette requête, celle là même que venait de lui présenter son futur empereur, ne lui plaisait vraiment pas beaucoup. Pas du tout, en vérité. En effet, le prince n'était pas encore couronné que déjà il doutait et venait lui demander de le secouer s'il devait s'écarter de la route qu'il avait lui-même choisie ? Cela n'augurait rien de bon pour la suite, le facteur confiance jouait toujours un rôle prépondérant quel que soit l'affrontement, aussi bien l'épée à la main sur le champs de bataille que la couronne sur la tête sur le théâtre politique. Les fins sourcils du général elfique se froncèrent et vinrent souligner la sévérité du regard qu'il portait sur l'apprenti souverain tandis qu'il répliquait avec son habituelle autorité :

« Alors vous êtes déjà en train de douter, prince Aegnor, sans quoi vous n'auriez pas jugé utile de me présenter semblable demande ! Ne vous en déplaise, c'est bien de prendre les décisions que vous me demandez : vous attendez de moi que je vous interdise de fuir vos propres choix, cela ne revient-il pas précisément à prendre la décision à votre place ou plus exactement, à y donner mon assentiment ? Chercheriez vous une nouvelle fois à fuir vos responsabilités ? »

Croisant les bras devant lui en cette attitude typiquement martiale qu'il affectionnait tant, le gradé poursuivit :

« Je vous aiderais à gravir la montagne des difficultés qui s'opposeront à vous : si vous tombez, je vous tendrais la main, mais il vous appartiendra toujours de la saisir ou non ; si vous hésitez, je vous conseillerais sur la prise à privilégier ; mais si vous abandonnez... Je vous piétinerais. Marche ou meurs, Altesse, c'est ainsi que j'entraîne mes hommes pour le combat, c'est ainsi que je vous entraînerais pour votre combat. Doutez avant, tremblez après, mais combattez pendant ! »

Portant la main à hauteur de son crâne, Artaher vint taper de son index sur sa tempe et plongea son regard d'acier dans celui du jeune elfe qui se tenait devant lui pour asséner :

« Quatre-vingt-dix pour cent d'un combat se joue sur le mental. Je suis plus fort parce que je le sais, je suis plus rapide parce que je le sais, je suis plus résistant parce que je le sais. Il en va de même pour la politique : vous serez un grand empereur parce que vous le savez, vous prendrez vos décisions et vous vous y tiendrez, parce que vous serez convaincu qu'il s'agit de bonnes décisions. Vous commettrez des erreurs, bien sûr, et vous en tirerez de l'expérience, mais si vous doutez, si vous tremblez, vous serez dévoré. »

L'héritier avait des idées, des projets novateurs dont avaient grand besoin les elfes. Il avait la volonté de faire changer les choses, cela se voyait à son attitude, cela s'entendait au son de sa voix, cela se ressentait dans son discours. Il lui fallait maintenant acquérir la confiance qui ferait de lui le leader qu'il se devait d'être, le roc qui affronte la tempête sans faillir, celui qu'on suit parce qu'on sait qu'il ne pliera pas.

La discussion en revint lentement à la fameuse trahison qu'avait précédemment évoquée Aegnor, dont les précautions attirèrent un haussement de sourcil interrogateur de la part du colosse elfique. Ne pas laisser la colère le submerger ? C'était bien là quelque chose qu'il ne pouvait garantir, le Terendul était un sanguin et en était parfaitement conscient, il en concevait même une certaine fierté en vérité. Néanmoins, il était averti, aussi pouvait-il consentir à un effort. Après tout, ce que le prince s'apprêtait à lui révéler ne pouvait tout de même pas être si grave que ça, si ? Et bien si, ça l'était, et l'officier sentit chacune de ses fibres musculaires se crisper de rage devant la lâcheté du procédé qu'avait employé le conseil, mais il ne s'agissait pourtant là que d'un hors-d'oeuvre. Galadrielle Evanealle et Eliwyr Meraennon ? Impossible, Galadrielle avait épousé Thrarandril et l'aimait profondément, pas même un filtre maléfique n'aurait pu venir supplanter les sentiments de son impératrice et ... et ... et ... Artaher cessa littéralement de respirer, son corps n'évoquait désormais plus que la froide dureté d'une statue de granit. Elle était tombée enceinte du conseiller. Ses enfants n'étaient pas ceux de Thrarandril, et Eliwyr avait tiré son épingle du jeu. Le jeune héritier du titre impérial avait parfaitement su choisir ses mots.
En d'autres temps, la première impulsion du général aurait été de crier au mensonge et d'étrangler proprement le malveillant personnage qui eut ainsi osé souiller l'image de celle qui fut son impératrice, mais premièrement, cela revenait à étrangler un Evanealle, ce qui était inenvisageable pour lui, et deuxièmement, la nomination de Meraennon comme héritier abondait dans le sens du récit qui venait de lui être tenu. La Galadrielle qu'avait connue le général n'aurait jamais renié sa propre famille pour confier les rênes du royaume à un conseiller, elle avait donc été abusée et Eliwyr avait profité de sa faiblesse pour influencer sa décision. Les mâchoires du colosse elfique le faisaient souffrir tant la pression qu'il y exerçait était forte, Aegnor avait été bien inspiré de le mettre en garde sans quoi, il aurait déjà jailli de ce bureau pour défoncer la porte des appartements du traître et lui faire payer son infamie.

Pourtant, ce n'était pas encore fini, loin de là, et l'attention d'Artaher tiqua de nouveau sur les mots qu'employaient son interlocuteur. Que Meraennon refuse de confirmer ? Le général se prenait presque à le souhaiter, en vérité, car il se ferait alors un plaisir de l'enjoindre à faire preuve d'un peu plus de coopération et Dracos lui en soit témoin, on pourrait alors retrouver des dents de conseiller elfique jusqu'en Alayia. Mais cela ne serait apparemment pas nécessaire, Aegnor semblait avoir un autre atout dans sa manche et celui-ci claqua dans l'esprit déjà tempétueux du gradé elfique avec le grondement d'un roulement de tonnerre. Un vampire ! Galadrielle avait donné naissance à un vampire ! Eliwyr était le père d'un vampire ! C'en était trop, et Artaher déconnecta brutalement de la réalité présente. Il voyait les lèvres du prince héritier s'agiter, il entendait le son de sa voix mais il n'écoutait plus vraiment et il fallut la dernière phrase du prince pour le sortir de sa torpeur. Un vampire... Et l'on venait lui demander de disculper le conseiller qui avait ainsi discrédité le peuple elfique dans son ensemble ? Qui avait humilié la famille Evanealle et qui, non content de son premier forfait, s'était ensuite permis de poser son séant sur le trône impérial ? On lui demandait de disculper cette ... chose ... qu'il se refusait d'encore jamais appeler un elfe ?

A force de volonté, Artaher parvint à décrisper ses mâchoires pour faire entendre quelques mots, d'une voix étonnamment douce, glaciale en réalité, à la mesure de la colère qui était la sienne. Il avait simplement dépassé le stade des hurlements rageurs :

« Oui, je vais le disculper... »

Sitôt qu'il aurait gorgé ses lames de son sang ! Un clignement d'oeil plus tard, les deux énormes mains du guerrier se refermaient sur les gardes de ses double-lames qu'il dégainait avec conviction, projetant sa lourde carcasse en direction des portes du bureau de l'héritier. Dut-il pour cela enjamber les cadavres de toute la garde impériale, Artaher ne tolérerait pas qu'Eliwyr put voir le soleil se coucher, et sitôt qu'il en aurait terminé avec lui, il chevaucherait sur le plus rapide destrier qu'il pourrait trouver pour s'en aller retrouver Galadrielle au fin fond de sa retraite et ainsi mettre un terme à l'existence de la monstruosité qu'elle avait engendré.

Les portes du bureau s'ouvrirent violemment tandis qu'un cri retentissait et que se présentaient devant l'ours en furie les gardes de l'héritier, visiblement déterminés à l'empêcher de mettre ses projets à exécution. Trahison ! De sa lame gauche, Artaher fit dévier l'épée du premier garde avant d'écraser son poing sur le visage de celui-ci, l'assommant pour le compte avant d'enchaîner le mouvement avec un balayage qui vint cueillir le second garde au niveau des genoux. Déséquilibré, le garde elfique s'effondra et lui libéra la voie vers la sortie... laquelle était désormais gardée par Aegnor, lance à la main ?! Le général se figea, semblant sincèrement débattre de la réponse à donner à semblable intervention. C'était une chose de répondre à un défi qui tenait lieu d'entraînement, c'en était une autre de lever son épée contre un Evanealle qui prétendait l'empêcher de faire ce qui devait être fait.

« Écartez vous, prince Aegnor, il ne s'agit plus d'un jeu... »

Le petit avait du cran, cela on ne pouvait guère le lui enlever. Ils n'étaient pas nombreux les elfes qui auraient osé s'interposer de la sorte devant le colosse enragé, et de ces déjà bien rares courageux, ou inconscients, moins nombreux encore étaient ceux qui pouvaient espérer ne serait-ce que ralentir l'implacable marche du général. Aegnor appartenait définitivement à cette dernière catégorie, et la surpassait même puisqu'il était parvenu à faire s'immobiliser l'officier dont le regard d'acier venait littéralement transpercer la détermination que s'efforçait d'afficher son prince... et futur empereur. C'était d'ailleurs principalement à ce dernier titre qu'il devait de ne pas s'être déjà fait enfoncer la tête dans le mur le plus proche. La respiration d'Artaher était lente et profonde, froidement régulière, ne laissant qu'à peine transparaître la colère qui l'étreignait. Aussi tumultueux pouvait être son esprit à cet instant, aussi rugissante pouvait être sa rage, son corps avait acquis à force d'un entraînement rigoureux une discipline de fer, chacun de ses gestes demeurant aussi précis que s'il avait été parfaitement calme. Jusqu'aux battements puissants de son coeur, dont le rythme s'était accéléré juste ce qu'il fallait pour oxygéner idéalement les muscles que sollicitait le général et garantir leur parfaite efficacité.

Néanmoins, en plus du caractère sacré dont bénéficiait l'Evanealle au regard du Terendul, l'héritier du trône disposait d'arguments qui, s'ils n'en diminuaient pas l'intensité de la rage que ressentait le général, méritaient certainement d'être entendus et pris en considération. Tout imposteur qu'il était, Eliwyr demeurait, pour l'instant du moins, l'empereur officiel au regard d'une partie non négligeable du peuple. Mais ce qu'il avait fait, cette faiblesse qu'il avait cruellement exploitée pour briser un couple qui avait tout pour être heureux ne méritait nulle considération. Bien sûr qu'il y aurait des protestations, bien sûr qu'il y aurait scandale, mais ce n'était rien en regard de ce qui se produirait si la vérité devait un jour se faire connaître. Et d'expérience, Artaher savait pertinemment que la vérité trouvait toujours le moyen de remonter à la surface, peut-être pas demain, peut-être pas l'an prochain, mais un jour prochain.

Le général fit un pas supplémentaire vers l'avant, en un subtil test de la détermination avec laquelle celui qui s'opposait à lui nourrissait son courage. Le prince ne recula pas, mais affirma au contraire sa position et semblait même guetter l'instant de l'attaque pour mieux s'y opposer. Celle-ci ne vint pas, toutefois, l'Evanealle semblant être parvenu à trouver la faille dans la coléreuse cuirasse du Terendul. Dracos, pourquoi avait-il fallu qu'il ajouta la loyauté du général à l'équation ? Mais il disait vrai, au plus grand déplaisir du colosse elfique : il avait engagé son honneur et celui de son nom en jurant fidélité à l'apprenti souverain, il ne pouvait décemment pas ensuite revenir sur sa parole, fut-ce pour assouvir une vengeance mille fois méritée. Ils échangèrent un nouveau regard, alors que l'Evanealle invitait son premier officier à le tuer sans plus attendre. Un silence suivit, sans qu'aucun des deux protagonistes ne fit mine de bouger, voire de seulement détourner les yeux.

Au bout d'un temps qui lui sembla incertain, Artaher inspira profondément, bloquant l'air dans ses volumineux poumons l'espace de quelques secondes avant de se redresser et de brutalement se détendre de la tension accumulée. Ses épées regagnèrent sagement leurs fourreaux tandis qu'il répliquait, non sans une certaine amertume toutefois :

« Si vous régnez avec la même conviction que vous venez de m'opposer, vous serez un bon empereur. Soit, puisque telle est votre volonté, je suis prêt à envisager la possibilité d'épargner Meraennon... pour l'instant. »

Visiblement peu concerné par les plaintes douloureuses que faisaient entendre les gardes malmenés un peu plus tôt, Artaher vint poser ses larges mains à hauteur de ses hanches pour poursuivre :

« Mais si je dois tolérer que ce misérable empuantisse l'air de notre beau royaume ne serait-ce qu'une seconde plus, si je dois endurer l'idée que se cache quelque part dans nos bois le monstre qu'enfanta votre tante Galadrielle, il va me falloir un peu plus que votre seule autorité, j'en ai peur. Ne vous méprenez pas, ma dévotion vous est acquise et c'est bien là la raison pour laquelle nous avons cette discussion, mais il est une chose qui toujours surpassera l'empereur en place : le peuple. Et la présence d'un traître tout comme celle d'un vampire au sein de notre royaume est une menace pour ce peuple que j'ai juré de défendre.

Je peux comprendre qu'Eliwyr soit pour l'instant plus utile vivant que mort, mais qu'en est-il du vampire ? S'il n'est qu'un moyen de pression pour faire parler Eliwyr, laissez moi vous détromper : avec ou sans cette abomination, ce traître parlera et avouera son crime, je peux vous l'assurer. S'il s'y oppose d'une manière ou d'une autre, je le presserais comme on le fait d'un citron, je lui ferais avouer jusqu'à la plus insignifiante bêtise qu'il put commettre alors qu'il était encore enfant. »

Inflexible, Artaher maintenait son regard mortellement acéré sur la silhouette du jeune héritier, sans montrer le moindre signe d'attention à l'égard des gardes qui avaient fait les frais de sa hargne ou du dénommé Taraën, à qui l'on confia la tâche de leur venir en aide. Présenter ses excuses ? L'idée ne l'effleura pas même un instant : à ses yeux, les deux imprudents étaient seuls responsables de la situation dans laquelle ils se retrouvaient à présent. Après tout, qu'ils aient été affecté à la garde d'un Evanealle ne faisait pas moins d'eux des soldats ,et en tant que tels, il leur appartenait d'être en mesure de pouvoir faire face à quelque adversaire que ce fut, y compris un général légèrement colérique. En vérité, Artaher était même particulièrement mécontents vis-à-vis d'eux, ils avaient entre leurs mains la vie de l'héritier légitime de l'Empire, que l'on pouvait craindre la cible de possibles malveillances, à l'exemple de ... Enfin bref, il n'allait pas ressasser ce qu'il avait découvert sans quoi il ne répondrait plus de rien. Toujours est-il que la garde du prince s'était révélée beaucoup trop faiblarde à son goût, effet de surprise ou non, adversaire rompu au combat ou non, on imaginait pas pouvoir disposer de gardes royaux avec une telle facilité. A trop se cantonner à un rôle de surveillants amorphes au sein d'un Royaume qui se reposait un peu trop facilement sur la présumée invulnérabilité de ses défenses magiques et n'envisageait que difficilement les possibles traîtrises internes, les gardes s'étaient ramollis.

Tandis qu'il écoutait les explications complémentaire de son futur empereur, le regard dur du général n'avait cessé de peser lourdement sur les soldats elfiques que l'on relevait péniblement. Au bout d'un moment, il ramena son attention sur son interlocuteur pour commenter :

« Les baptistrels ne sont que des chanteurs un peu trop rêveurs. On leur prête de grands pouvoirs et si je reconnais volontiers qu'ils font de formidables guérisseurs, la neutralité, le pacifisme et les beaux discours ne nous ferons pas gagner la guerre. Que feront-ils quand ce vampire aura besoin de plus et plus de sang encore ? Qu'il cherchera à s'échapper pour se repaître de vos sujets ? Ils lui chanteront une berceuse, cela le calmera un temps mais ensuite ? Il recommencera, et le jour où aucun baptistrel ne sera là pour l'arrêter, un innocent le paiera de sa vie. »

Le visage sévère du général laissa apparaître une brève grimace, à mi-chemin entre le dégoût et la colère, tandis qu'il poursuivait :

« Avez vous déjà vu un vampire, prince Aegnor ? Moi, oui. J'en ai combattu, j'en ai tué, et je peux vous affirmer une chose : les seuls vampires qui ne représentent pas la moindre menace sont ceux qui ont vu leur éternité... écourtée. »

Il avait souligné le dernier mot d'un geste pour le moins évocateur, laissant son doigt parcourir sa gorge tel une lame avec laquelle il se la tranchait.

« Les baptistrels ne vous soutiendront pas et s'ils le prétendent, ce ne sera que pour mieux vous tourner le dos quand vous aurez besoin d'eux. Ils se sont toujours proclamés neutres, c'est l'excuse qu'ils brandissent pour s'abstenir de prendre part aux conflits. »

A la façon dont le général parlait d'eux, il n'était pas difficile de comprendre tout le ''bien'' qu'il pensait des baptistrels. Non pas qu'il les détesta vraiment, après tout s'ils avaient pu mériter l'intérêt de Lisaë, c'était bien qu'ils n'étaient pas dépourvus de qualités. Mais pour le militaire qu'il était, l'idée que des mages avec un tel potentiel pussent tourner le dos aux intérêts de leur propre peuple sous le fallacieux prétexte d'engagements moraux avait quelques difficultés à leur attirer sa sympathie. Et puis, quelle idée de vouloir ouvrir leurs connaissances aux êtres humains... Alors certes, les baptistrels étaient de grands mages et rassemblaient une richesse culturelle incontestable, mais sur les plans politique ou militaire, ils ne représenteraient jamais qu'une faible valeur ajoutée. Et cela, Aegnor devrait l'apprendre par lui-même, s'il tenait à se fier aux chanteurs pour l'instant, alors ainsi en serait-il.
Toutefois, le général ne put pas s'empêcher d'ajouter une discrète remarque, soulignant ses mots d'intonations entendues :

« Personne ici n'a laissé entendre que vous aviez à vous salir les mains. Vous m'avez demandé d'être votre lame, n'est-ce pas ? Très bien, vous avez donc loisir de me commander de tuer un vampire. Pas un enfant. Pas un cousin. Un vampire. »

Peine perdue, l'ignominie vampirique serait épargnée pour l'instant. Néanmoins, si Artaher ne pouvait totalement écarter le goût amer d'une pointe de déception venue lui harceler l'esprit, il demeurait satisfait que le futur souverain s'en soit tenu à sa propre décision. Après tout, l'officier n'avait-il pas lui même insisté pour qu'il en soit ainsi ?
Le général évacua donc son impétuosité agonisante dans un profond soupir, puis conclut :

« Très bien, je m'en tiendrais donc à vos décisions... Y-avait-il autre chose ? »

Difficile de prétendre qu'il posait la question de gaieté de coeur mais après tout, on pouvait difficilement imaginer pire nouvelle. Quoiqu'Artaher se méfia de pareils raisonnements, l'une des règles élémentaires de toute bonne stratégie militaire était justement de considérer que le mauvais était toujours prompt à évoluer en pire. Le Dracos en soit remercié, cela ne semblait pas être le cas pour cette fois et le général fut autoriser à se retirer. Après le salut de rigueur, il se dirigea vers la sortie, s'immobilisant brièvement pour considérer les postes qu'avaient occupé les gardes avant d'ajouter :

« Je vous ferais envoyer quelques hommes sûrs pour renforcer votre garde. Il m'a semblé que cela ne serait pas inutile... »