Immobile, bras croisés et jambes légèrement écartées, Artaher était demeuré figé dans cette posture d'une rigueur typiquement militaire depuis un long moment, son regard clair parcourant inlassablement les édifices du Néant tandis qu'il ruminait une colère difficilement contenue. Il était furieux de ce qu'il voyait, et l'était plus encore contre lui-même pour ne pas avoir eu la clairvoyance nécessaire pour comprendre. Il avait perdu un temps précieux en doutant de ce que le sergent Gwïngwën était venu lui rapporter, et l'idée même qu'il aurait peut-être pu éviter à son peuple d'en arriver à la situation actuelle s'il avait réagi plus tôt le poursuivrait de longues années. A supposer bien entendu qu'il eut encore de longues années devant lui pour le faire, ce qui en l'état actuel des choses n'était absolument pas garanti. Ses mâchoires se crispèrent plus férocement encore à cette pensée. Il était hors de question de se laisser abattre de la sorte : si les elfes devaient s'éteindre dans cette guerre, ils le feraient l'épée, la lance ou l'arc à la main, et en emportant avec eux autant de ces misérables fanatiques du Néant qu'il leur serait elfiquement possible. Parole de Terendul.

Un bruit de pas derrière lui interpella son attention et le fit se retourner en direction du nouvel arrivant venu le déranger dans ses grognements intérieurs. Son regard reconnut toutefois rapidement le visage du jeune Evanealle et futur souverain des elfes, et le général s'inclina machinalement pour le saluer, attendant l'autorisation du prince pour se redresser. Après que celle-ci lui fut accordée, il désigna d'un geste du bras la vaste clairière qui s'était vue souillée de la présence des trois sanctuaires et commenta :

« J'ai fais établir un cordon de sécurité autour des temples, afin d'éviter que les curieux ne s'en approchent. »

Simple mesure de précaution, plusieurs de ses hommes parmi ceux qu'il avait désigné pour inspecter ces étranges bâtiments avaient témoignés de malaises et autres symptômes de faiblesse pendant qu'ils se trouvaient aux alentours des sanctuaires. Lui-même en avait ressenti les effets lorsqu'il avait personnellement mené un détachement à l'assaut des portes de pierre. Tentative infructueuse s'il en était : ni la magie, ni les béliers plus conventionnels n'étaient parvenus à ne serait-ce qu'égratigner la roche dans laquelle étaient taillés ces temples. Défait, le général avait bien malgré lui ordonné le repli des troupes et la mise en quarantaine des lieux, en attendant il ne savait trop quelle décision. A demi-mots, on évoquait la possibilité d'un départ, l'abandon pur et simple des forêts qui les avaient vu naître, grandir, s'épanouir, depuis des temps immémoriaux. Une idée inconcevable pour tout elfe digne de ce nom, mais à bien y réfléchir, quels autres choix avaient-ils en vérité ? La brume s'étendait d'heure en heure, inexorablement, dévorant peu à peu tout ce qu'elle enrobait, et rien de ce qu'ils avaient tenté jusqu'à présent n'avait permis de ne serait-ce que la ralentir. Comment pouvait-on arrêter du brouillard lorsque la magie était impuissante ? On ne le pouvait pas, tout simplement, et que cela leur plaise ou non, la zone de quarantaine qu'avait décrétée le général des armées elfiques s'agrandirait de jour en jour, repoussant toujours plus loin la population. Les animaux eux-même semblaient être arrivé à cette exacte conclusion : du plus noble des cerfs au plus petit moineau, on ne pouvait déjà plus apercevoir le moindre signe de vie à des lieues à la ronde.

Le général inspira profondément, avant de laisser s'échapper un soupir las. Cette fois, ce fut un mouvement en bordure de son champs visuel qui l'arracha à ses pensées, avant qu'une nouvelle bouffée d'aigreur ne vienne parachever sa mauvaise humeur.

« Meraennon ! »

Point de salut cette fois, et il en cuirait plus que certainement à celui qui oserait le lui reprocher. A ses yeux, l'elfe qui se dirigeait vers eux ne méritait nul égard, en fait, il ne méritait pas même de se faire encore appeler un elfe. Le regard enflammé du général se dirigea instinctivement vers celui du prince qu'il devinait sans mal au moins en partie responsable de la présence parmi eux de l'ancien conseiller :

« Que vient-il faire ici ? »

Le Clan Meraennon était en effervescence. Tous s'agitait dans un sens ou dans l'autre, à la recherche de telle ou telle babiole, empaquetant des les produits de première nécessité aux côtés d'œuvres d'art plusieurs fois millénaires. D'un air impassible mais dont la posture trahissait une certaine tristesse, laquelle était on en peut plus compréhensible en la circonstance, Eliwyr observait cette scène. Les yeux grands ouverts. Il ne les fermait plus à présent.

Pourquoi l'aurait-il fait ?

A l'origine ce geste trahissait seulement son ennui face à un monde qui ne changeait guère et dont il pensait avoir tout vu. Quelle arrogance. C'en serait comique si ce n'était pas aussi tragique. Depuis il avait connu l'amour passionnel, la filiation, le poids des plus hautes responsabilité... et maintenant... La fin de toutes choses. Certains diraient que c'était précisément le bon moment pour arrêter de regarder, pour faire l'autruche. Mais l'elfe ne pouvait s'en empêcher, mélange d'une curiosité malsaine et d'une sensation diffuse de devoir à accomplir.

Assister aux derniers jours du Beau Peuple.

C'était là bien le moins qu'il pouvait faire. Au moins cela était-il en son pouvoir. Le reste étant bien au-dessus de ses moyens. Vaincre ces temples maudits, guérir la forêt de cet étrange mal et plus largement Armanda elle-même. Défaire les alayiens... Autant de choses nécessaires, mais aussi hors de portée. Triste et amer constat. Le pire étant que son peuple serait enfin unit. Dans l'adversité et la souffrance. Qu'il ait fallu en arriver là...

L'Empereur marchait de son pas lent, de cette démarche coulée d'homme politique sûr de son fait et de son bon droit. Un leurre. Mais il était absolument primordial que tout le monde le croit certain de faire la bonne chose. Car il doutait. Comme tout le monde. Peut-être qu'en luttant contre cette chose... Non, ce n'était là qu'une illusion. Une de plus. Les elfes s'étaient enfermés dans les illusions. De grandeur, d'intelligence, de sagesse... Quelle farce !

Il arriva au lieu de rendez-vous. Le Prince était présent, ainsi que le Général. Le futur de ce peuple sans royaume. Probablement. Quand bien même n'y était-il pour rien, on le tiendrait pour responsable, et c'était bien normal. Il était le suzerain après tout. Les elfes voudront une poigne plus ferme, plus jeune, tourné vers un avenir meilleur.

Était-ce seulement possible ?

Cette question qui ne s'adressait pourtant qu'à lui-même montrait à quel point il était dépassé par les événements. A quel point il n'y croyait plus. Les jeunes en revanche... ils étaient mal dégrossi, irréfléchis, téméraires... mais ils croyaient fermement en leur avenir, et ils étaient persuadés d'être invincibles, immortels. Le Peuple Elfique en aurait besoin.

Le Prince fit preuve de courtoisie et de respect. Cela le rasséréna. Quant au Général... il n'attendait rien de ce barbare sans cervelle, si ce n'était de mener correctement son armée. Tant qu'Aegnor saurait le canaliser, les choses se passeront bien. Mais si le militaire prenait le dessus, Eli' n'osait imaginer le futur que cette brute bâtirait pour les elfes. Si tant est qu'il soit capable de bâtir quoique ce soit.

Enfin, pour l'heure, il était l'Empereur, et le resterait encore un petit moment. Les événements à venir devaient lui être entièrement imputés. Politiquement c'était la meilleure chose à faire. Le prochain règne ne serait pas associé à la déchéance et la débâcle.

Prince Aegnor, Général Artaher.

Il ne fit pas attention à la remarque désobligeante de ce dernier. Inutile d'accorder une importance excessive à un chien qui aboie.

Vous ne lui avez pas dit, Prince ?

Il se tourna brièvement vers le soldat ; sa voix était sèche, dénuée volontairement de tous les sentiments qui déchiraient pourtant l'estomac de l'ancien Conseiller.

Il paraît que c'est la fin du monde Général. Des elfes dû moins. Je me dois de le constater et ensuite...

Le Conseil voterait et l'exil commencerait. Les elfes avaient beau être lent, personne ne tergiversait devant l'imminence de sa propre extinction. Tout cela au fond, n'était qu'une mascarade. Déjà les clans les plus riches (et les plus avisés) faisaient leurs affaires. Comme le sien. Et bientôt, tous les elfes seraient sur les routes. Le tout étant d'éviter la panique. D'où la présence du commandant des forces armés.

Les traits du général elfique lui composèrent une expression mauvaise tandis que son visage granitique revenait se porter sur le méprisable individu qui osait se faire appeler empereur. La fin du monde, la fin des elfes, quelle encourageante façon de penser que celle-là. Ainsi donc, en plus de n'avoir aucun honneur, ce couard se vantait presque de se rendre coupable de lâcheté et faisait preuve d'un pessimisme éhonté. Et c'était à cette chose qu'il refusait de nommer que l'on avait confié la responsabilité du royaume et la noble mission de mener les elfes vers leur avenir ? Ridicule, tout simplement, mais si la situation était à ce point désespérée au regard du conseiller, Artaher se ferait assurément un plaisir d'abréger ses souffrances. Car Aegnor était certes jeune, peut-être même un peu trop encore que pour assumer pleinement les responsabilités qu'imposait la fonction impériale, mais il n'en faisait pas moins preuve de combativité face à l'adversité et c'était là précisément ce dont les elfes avaient le plus besoin en ces temps de crise. L'aisance politique, le don pour les beaux discours ou encore la gestion des négociations avec des familles toutes plus orgueilleuses les unes que les autres, bref toutes les qualités que devait présenter un bon empereur, tout cela viendrait plus tard. La première des priorités demeurait celle de s'assurer qu'il y aurait bel et bien un plus tard, ou à défaut d'y parvenir, de tout mettre en oeuvre en ce sens.

Quoiqu'il en soit, les muscles des épaules du colosse se nouèrent et lui arrachèrent une grimace douloureuse tandis qu'il s'efforçait de se remémorer la promesse faite à son empereur, au seul qui mérita vraiment ce titre s'entend. Mâchoires crispées, l'officier laissa justement le souverain en devenir jouer des mots pour apaiser la tension ambiante. Sage décision, Artaher lui même se devait de le reconnaître et ce quand bien même il n'avait pas précisément envie de faire preuve de sagesse pour le moment. S'il parvint à se retenir de faire chanter les os de l'abject conseiller, le général ne continua pas moins de le défier du regard et se montra même particulièrement insistant lorsque l'Evanealle aborda à mots couverts les magouilles de son adversaire. Fallait-il vraiment laisser le sujet au placard ? Probablement, en vérité, car il y avait peu à parier qu'il put encore se maîtriser s'il devait entendre la version du coupable condamné de la propre bouche de ce dernier.

Après une dernière seconde figée entre le militaire et le politique détesté, le premier consentit finalement à mettre de côté son agressivité pour se concentrer sur le prince et la problématique la plus immédiate. Meraennon aurait tout loisir d'affronter les conséquences de ses actes lorsque le peuple serait en sûreté après tout. Sèche et autoritaire, la voix du général répondit à la question qui lui avait été posée avec une rigueur et une précision toute militaire :

« La brume est mortelle, effectivement, et je vous encourage vivement à ne pas vous en approcher. Les effets s'en ressentent jusqu'à une vingtaine de mètres de distance : faiblesse, maux de tête et nausées sont les premiers symptômes ressentis. Si vous persistez à vous en approcher, le corps devient la proie d'une véritable catatonie musculaire et l'esprit la victime d'un profond sentiment de désespoir. A ce stade, même fuir n'est plus une possibilité, ne reste qu'une lente agonie avec pour seule issue, la mort. »

Professionnel, Artaher se retint de proposer l'indésirable parasite qui les accompagnait comme un possible sujet d'expérience si le prince souhaitait une démonstration, mais ce n'était certainement pas l'envie qui manquait. Sa haute silhouette emboîta machinalement le pas du prince héritier lorsque celui-ci se mit en mouvement. Il ne lui appartenait pas vraiment d'intervenir dans la décision qu'il convenait de prendre, ce d'autant plus qu'il était arrivé aux même conclusions que le futur souverain, mais si le conseil devait effectivement voter l'exil en direction de la cité rebelle d'Aigue-Royale, la mise en place de l'évacuation proprement dite le concernait au premier plan.

« Cela signifie faire traverser un empire hostile à plusieurs milliers d'elfes effrayés et pour la plupart totalement étrangers à la réalité du monde des humains. Il vous appartiendra de les convaincre d'abandonner ce qu'ils ont de plus cher pour trouver refuge sous terre, Majesté, mais l'armée que je représente ici est à votre disposition pour veiller à ce qu'un tel périple puisse s'accomplir dans les meilleures conditions. En vérité, le temps jouant contre nous, j'ai déjà pris la liberté d'avancer les premiers préparatifs d'un tel départ... »

Planification, organisation, rigueur et discipline étaient les mamelles de toute armée qui se respectait et celle du royaume elfique n'échappait pas à cette règle universelle. Le timbre de voix de l'officier s'assombrit néanmoins sensiblement tandis qu'il concluait sur le point que tout un chacun eut préféré éviter d'aborder :

« J'estime les pertes civiles à environ quinze pour cent, et les pertes militaires à approximativement trente-cinq pour cent. »

C'était tout à la fois peu, compte tenu des difficultés qui ne manqueraient pas ternir le voyage, et beaucoup lorsqu'on savait le prix que pouvaient accorder les elfes à la vie de leurs semblables. Du moins, à ceux de leurs semblables qui méritaient encore cette appellation, et le fait que le regard clair du fougueux général eut glissé en direction de l'actuel empereur à cette pensée n'était bien entendu qu'une pure coïncidence.

Eliwyr soupira intérieurement... qu'avait-il fait pour mériter un sort pareil ? Juger par des gamins et des idiots, sur des choses dont il ne regrettait rien. Déjà parce que cela lui avait beaucoup apporté mais aussi parce que ce serait renier Galadrielle. Quelle fatigue, quelle lassitude l’étreignait à chaque passe d'arme avec eux ! Fallait-il être jeune pour aimer faire de la politique comme les humains. A coup de menace voilé et de tentative plus ou moins subtile d'assassinat.

Oui, oui...

La réponse était tout aussi lasse que l'elfe qui l'a prononça. Il aurait pu leur rétorquer que le peuple elfique, fasse à l'imminence de l'extinction, avait probablement autre chose en tête que les histoires de coucherie de leurs dirigeants. Mais à quoi bon ? Ces deux-là étaient persuadés de tout savoir, de tout connaître et d'avoir par-dessus le marché le droit de juger totu ceux qui ne pensait pas comme eux. Dangereux mélange.

Déjà ennuyé par toute cette histoire, alors même qu'il n'avait encore rien vu, il suivit ses deux bourreaux vers le lieu d'éxécution. A ceci près que ce n'était pas lui, mais son peuple, qui allait passer à la casserole. Etrange ironie, les Esprits avaient un sens de l'humour certain.

Il hocha la tête aux propos du Prince.

Oui, si tout cela est bien vrai, j'aurai tendance à être d'accord avec vous. Mieux vaut l'exil que la mort. Néanmoins il est nécessaire que je vois tout ça de mes yeux, afin de pouvoir convaincre les Conseillers les plus récalcitrant.

Cela étant dit, il écouta avec attention le rapport du Général Artaher. Celui-ci laissa de côté son animosité pour la rigueur professionnelle. Pour la première fois, Eli' ressentit une pointe d'estime naître en lui au sujet de cet homme. Et il se dit qu'entre les mains de cet homme de fer, un exil se passerait aussi bien que possible.

Je vois, c'est proprement terrifiant.

Et ça l'était. A moins que l'Empereur ne parle de la lueur dangereuse dans le regard du militaire. Quoiqu'il en soit, l'elfe resta impassible devant le chiffre ahurissant que leur fourni le Général. Un tel taux était une tragédie pour un peuple aussi peu fécond que celui des elfes. Même si cela restait une meilleure solution que celle de rester et de mourir sans même pouvoir se battre.

N'y-a-t-il aucun moyen de faire baisser ce pourcentage ?

Cela ne coûtait rien de demander, même si Eli' n'espérait pas de miracle.

Réduire les pertes, voila certes un bien noble sentiment mais qui n'était pas pour autant des plus simples à mettre en pratique. Car l'Evanealle ne se trompait pas en affirmant que le général elfique avait d'ores et déjà tenu compte d'autant de paramètres qu'il était elfiquement possible d'en envisager. Ces derniers jours, et nuits, il était demeuré penché des heures entières sur des parchemins qu'il avait noircis de schémas et autres estimations avant de ramener son attention sur des cartes qu'il avait étudié au point d'en connaître chaque trait sur le bout des doigts. Dès lors qu'il était question de préserver des vies elfiques, le robuste général oubliait en effet aisément de compter les heures et n'hésitait pas à rejeter le travail d'une nuit entière si le résultat obtenu n'était pas satisfaisant à ses yeux. Aussi son regard sembla-t-il s'assombrir sensiblement tandis qu'il alternait entre les deux silhouettes royales pour répondre à leur désir commun :

« Ces prévisions sont déjà les plus optimistes qu'il nous soit permis de calculer, des chiffres moindres n'auraient plus rien de réalistes, quel que soit l'angle avec lequel vous les décririez. Il y aura des morts, trop de morts, alors mieux vaut s'y préparer. »

Il y avait tant de variables à prendre en compte, tant d'hypothèse que l'on osait qu'à peine évoquer par crainte de les voir se concrétiser. L'itinéraire qu'avait pour l'instant retenu le commandant des forces armées se voulait tout à la fois simple et aussi éloigné des parties de l'empire jugées les plus dangereuses, mais il suffisait parfois de bien peu de chose pour qu'un groupe en fuite ne s'égare, pour qu'une patrouille qu'on attendait pas tel jour à tel endroit ne soit retardée pour l'une ou l'autre raison. Le périple n'aurait rien d'une promenade de santé, c'était acquis, et la chance aurait pour une grande part le loisir de déterminer qui vivrait... et qui ne vivrait pas. Sans compter évidemment le simple souhait qu'avait chaque famille de voyager avec l'escorte armée la plus conséquente possible, certains n'hésitant pas à user voire abuser du prestige de leur nom pour essayer de s'attirer les meilleures chances. Devant la peur d'une extinction prochaine, ce fléau pourtant typiquement humain ou vampirique qu'était la corruption frappait de plein fouet certains des plus dignes représentants du peuple des forêts, à l'image de l'un des plus notables historiens du royaume qui n'avait pas hésité à promettre monts et merveilles au général et à sa famille en échange de quelques rôdeurs supplémentaires dans l'escorte de son groupe. Et qu'importe si ces quelques soldats de plus autour de lui manqueraient auprès d'un autre groupe, c'était là le prix que certains étaient prêts à payer pour assurer la pérennité de leur famille. Père lui même, Artaher pouvait comprendre ces craintes, mais il ne les accepterait pas pour autant. Question d'honneur.

D'autres familles, elles, préfèreraient ne s'en remettre qu'à leur propre chance et fuiraient sur leur propre initiative. C'était là une question de liberté des individus et tout un chacun devait demeurer maître de son propre avenir, mais ces ''éléments instables'' comme se plaisait à les nommer le robuste général représentaient également une menace à plus grande échelle. Une menace que le jeune prince avait déjà parfaitement saisi et dont il soulignait justement l'importance, en souverain attentif et prévenant.

« Dois-je passer la consigne de faire arrêter les familles qui tenteraient de quitter le royaume avant d'y être autorisée ? »

La question avait été posée sur le ton le plus neutre qu'il put être possible de prendre : il s'agissait là d'un choix strictement politique et non militaire, aussi Artaher préférait-il éviter risquer l'influencer dans une direction ou dans une autre. C'était à l'empereur, ou du moins à celui que le général considérait comme tel, de prendre la décision. Et avec un peu de chance, celui qui portait encore la couronne abonderait dans la même direction que le souverain légitime aux yeux du gradé.

Au sujet de la politique justement, là encore la question du rapport que pouvait avoir le souverain humain rebelle aux elfes n'était pas du ressort d'un militaire. Fut-il général, Artaher n'avait pas précisément la fibre diplomate et préférait le plus souvent laisser à d'autres le soin de négocier pour n'intervenir que lorsque les débats se décidaient plutôt à coups de poing. Jamais il ne l'aurait avoué, bien entendu, mais il n'en demeurait pas moins conscient.

Enfin, dernier point mais non des moindres, la question des rapports pour le moins tendus entre elfes et vampires, les premiers n'appréciant que modérément le goût des seconds pour le sang frais. Là aussi les idées du commandant des forces armées elfiques étaient on ne peut plus arrêtées : un bon vampire était un vampire définitivement mort. Il sembla d'ailleurs bien que le prince héritier s'en rappela, n'hésitant pas à insister le caractère essentiel de cette cohabitation forcée. Précaution inutile s'il en était, si débordement il devait y avoir, la faute ne pourrait qu'en incomber à la voracité aveugle et barbare des créatures de la nuit, non ? Vraiment pas ? Bon, cela pouvait peut-être se discuter mais qu'importe, la première priorité à cet instant demeurait de trouver un refuge au peuple, et ils n'étaient pas vraiment en mesure de faire la fine bouche quant aux relations de voisinage.

« Les humains ne sont pas mieux considérés par les vampires que nous ne le sommes, et réciproquement : si ces primates éphémères sont parvenus à cohabiter avec leurs prédateurs sans s'entretuer, nous y parviendrons également. Après tout, les vampires sont autant menacés par l'idéologie alayienne que nous le sommes, et ils ne seront pas plus que nous en position de force. »

Et puis, qui pouvait dire qu'il n'y aurait pas là une occasion de porter un coup fatal à la fois aux alayiens et au peuple des vampires ? Trahison ? Peut-être, quand bien même Artaher préférait-il y voir avant tout une simple mesure de précaution. On ne faisait pas confiance à un vampire. En fait, on ne faisait pas confiance à un humain non plus, mais parasite pour parasite, autant opter pour celui qui ne s'abreuvait pas de votre sang.

Aegnor était au moins d'accord avec lui sur un point. En même temps, cela n'avait rien d'étonnant. Aussi différent soient-ils, tous deux voulaient le meilleur pour leur peuple. Et n'importe quel elfe aurait répondu la même chose, instinctivement, sans réfléchir. Et c'était bien là tout le problème. Eli' était censé être expérimenté dans la politique. Seulement voilà, cela faisait bien longtemps (même de leur point de vue) que les elfes n'avaient pas pris de décisions aussi désespérés, aussi difficiles. Il n'en demeurait pas moins qu'il s'agissait d'une faute de sa part.

L'Empereur était de la vieille école. Enfin, de l'école elfique, mais vu ce qu'avait dans le crâne les jeunes d'aujourd'hui, on doutait parfois qu'ils aient reçus les même valeurs. Au sujet de la politesse, de la courtoisie, du respect. Il suffisait de voir Aegnor s'arroger un titre que personne ne lui avait encore remit et sans même mesurer l'ampleur du parjure. Il pensait être dans son droit, alors il le faisait. Vraiment très humain comme procédé.

Mes excuses, Général. J'ai parlé trop vite et sous le coup de l'émotion. Vous avez évidemment réfléchi à la chose de toutes les manières possibles et imaginables.

Eli' n'était pas arrogant au sens strict du terme. Il était vieux jeu, cramponné à des valeurs qui n'avaient peut-être plus cours dans ce nouveau monde, et intimement persuadé que l'expérience lui conférait une sagesse qu'on ferait mieux d'écouter plutôt que de vilipender à tour de bras. Il était souvent persuadé d'avoir raison, car il était l'aîné et que c'était ainsi que cela fonctionnait chez les elfes. Le joug des plus anciens. Lui-même l'avait subit. Mais non, il n'était pas arrogant.

Il savait très bien que ses compétences se limitaient à quelques domaines, et que pour tout le reste, il lui fallait s'en remettre à des elfes mieux renseignés, plus expérimentés en la matière. Cela n'avait rien d'honteux, c'était juste logique. Ici, c'était le cas. Artaher, aussi insupportable pouvait-il être, savait de quoi il parlait.

Les Conseillers dirigent les plus puissants clans du Royaume. Chaque famille est affiliée à l'un de ces clans. Potentiellement, chacun d'eux peut influencer plusieurs centaines d'elfes. Vous pouvez choisir de les braquer et nous mener à la catastrophe au moment nous avons plus que jamais besoin d'être unis. Ou vous pouvez prendre la peine de les convaincre. Aucun d'eux n'en est arrivé là en étant stupide. Peu importe les idées politiques, face à la mort, ils choisiront de vivre. Pas nécessairement pour eux, mais pour leurs clans, pour leurs familles.

C'était pourtant évident. Triste qu'il en soit encore à devoir enseigner des choses aussi élémentaires. Dans les moments de crise, l'union plutôt que la division. Et si pour cela il fallait discutailler deux semaines, ce n'était pas cher payé.

Ces problèmes viendront en temps voulu.

Il rencontrerait Korentin Kohan seul. C'était clair dans sa tête. D'abord parce que politiquement c'était la meilleure solution. Ainsi l'exil serait de sa seule responsabilité. Mais aussi parce qu'il n'avait aucune confiance en Aegnor pour gérer quelque chose d'aussi capital. Leur survie même était en jeu. Non, il était décidément trop inexpérimenté pour mener à bien de telles négociations.

L'exil doit être sous votre entier contrôle Général. C'est nécessaire si l'on veut limiter les pertes.

Pas franchement amusant comme décision, mais logique. Et il fallait le rester en ces circonstances. C'était ainsi qu'il sauverait le maximum de vie. Cela étant dit, il ne donna pas d'ordre direct au militaire. Inutile d'en arriver à une situation gênante. Mieux valait laisser ce soin au jeune Prince.

Nous sommes d'accord.

Il n'y avait rien d'autre à dire. Tout cela relevait du simple bon sens. Quand bien même auraient-ils tous préférés agir autrement.

Bien. Si j'ai vu tout ce que j'avais besoin de voir, je vais vous laisser. Nous avons beaucoup à faire et peu de temps pour y arriver.

L'aspect purement politique de la situation ne le concernait pas vraiment, après tout, il n'avait pas claqué la porte du conseil pour replonger dans la question des interminables débats à la première occasion qui lui serait donnée. Non, ce rôle appartenait désormais au jeune Aegnor, lequel avait d'ailleurs toute la confiance de l'imposant officier pour se faire entendre auprès des sourdes oreilles de conseillers tous plus obtus les uns que les autres. Artaher pour sa part pouvait d'ores et déjà s'estimer satisfait, au moins sortirait-il de cette conversation avec les coudées franches pour envisager l'exil du peuple des forêts sous les meilleures conditions. Si l'autorisation du Meraennon n'avait en définitive qu'une valeur des plus modestes à ses yeux, force était de reconnaître qu'elle simplifierait la tâche du général, en particulier lorsque celui-ci aurait à se faire entendre et obéir des familles qui demeuraient encore sous l'influence de l'outrageux conseiller. Quant au prince héritier vers lequel penchait la loyauté du général elfique, ses consignes faisaient naturellement office d'ordres officiels, bien plus que toute autorisation écrite fut-elle signée de la main de l'empereur actuellement reconnu comme tel, et le sens de la discipline du militaire faisait le reste. Preuve en était d'ailleurs le simple fait que l'elfe honni fut encore capable de se tenir debout devant eux ou de respirer le même air que le leur sans que les deux énormes mains du colosse ne se fussent refermées sur sa gorge pour en broyer la trachée.

Impassible, Artaher conserva un mutisme froid tandis que le Meraennon prenait congé et s'éloignait vers ses obligations impériales. Savoir que le pouvoir reconnu avait été remis aux mains d'un étranger à la famille Evanealle restait toujours aussi difficile à avaler, aussi le général se permit-il de briser le silence qui s'était installé d'un bref commentaire adressé aux seules oreilles du prince héritier :

« Cette situation ne s'est déjà que trop longtemps prolongée, lorsque le peuple aura été mené en sécurité à Aigue-Royale, il faudra envisager de récupérer ce qui vous est dû, Majesté. »

Il n'avait pas vraiment besoin d'en dire plus pour laisser comprendre que le dû auquel il faisait alors référence n'était autre que la couronne d'empereur. Sans doute les choses auraient-elles été plus simples en temps de paix, mais la paix semblait alors encore lointaine, très lointaine, et après tout, ne disait-on pas : à situations exceptionnelles, mesures exceptionnelles ?


HRP : voila, petite conclusion mais je vois difficilement quoi dire de plus ^^"