L’air glacé et plein de frimas était balayé de bourrasques occasionnelles faisant voler les pans de son manteau traînant dans la neige, l’épaisseur chaude l’entourant pour le protéger de la morsure du gel, presque comme une tente tant l’habit était large et spacieux. Mais c’était bien normal puisqu’il s’agissait d’un manteau appartenant à son père, qu’il avait emprunté dans l’accord de ce dernier. Installé sur une pierre qui avait dû appartenir à une colonnade ancienne, avant qu’elle ne s’effondre ; les jambes ramassées près de lui, à moitié à genoux et surtout en équilibre précaire sur son perchoir, il ne prêtait guère attention à son entourage. Obnubilé par ce qu’il avait entre les mains, le reste du monde perdait de son intérêt et n’était plus qu’un vague paysage grisâtre… Une mèche de ses longs cheveux lui barrait un œil, le forçant à en cligner de temps en temps, lorsque le vent la plaquait contre son visage et que les fines mèches le piquaient. Il avait noué sa chevelure abondante sur sa nuque avec un simple lacet de tissu grossier, comme souvent d’ailleurs, formant une masse blonde cendrée qui ne ressemblait pas à grand-chose. A chaque souffle de vent écartant les tissus qui le couvrait, s’infiltrant contre sa peau et le faisant frissonner, il resserrait l’expression de concentration froide qu’il arborait, donnant à son profil quelque chose de sec et de sévère. Le printemps timide n’était pas encore débarrassé des bras de l’hiver, et au dehors des bois, la guerre battait son plein… mais rien ne venait troubler ce lieu reculé, perdu dans la forêt aux mille mystères que les elfes habitaient depuis leur arrivée en Armanda. Ici, il n’y avait que la solitude et le silence le plus total, et c’était précisément ce qu’il recherchait en cette journée.

La démangeaison de s’atteler à ses recherches était apparue tôt dans la journée et il avait profité qu’Aranël parte s’entraîner et se dépenser pour disparaître lui-même des lieux communs et de la maison familiale afin de se consacrer entièrement à ce qu’il adorait faire. Là, loin de tout, il pouvait continuer d’étudier les rouages qu’il avait mis en place… L’interaction ne marchait pas très bien, pour le moment. La mise en place était bonne, l’agencement également… c’était ailleurs que cela coinçait. Mais où exactement ? Il n’arrivait pas encore à savoir, cela lui résistait. Mais ce n’était pas plus mal, voilà quelques temps que rien n’était venu lui causer du tort de la moindre façon. Il arrivait toujours à tout faire marcher correctement, mais pour de petites choses et maintenant qu’il tentait de venir réutiliser tout ce qu’il savait déjà pour un projet de plus grande envergure, il n’y parvenait tout simplement pas. Peut-être était-ce parce qu’il ne parvenait pas à relier chaque morceau de connaissance, dans ce projet, qu’il tentait de trop faire du cas par cas et bout par bout sans garder en tête une perspective plus générale. Le problème restait de changer cela et c’était plus facile à dire qu’à faire, hélas…

Le souffle soudain, portant une voix chérie, mit un long instant à lui parvenir et à percer le voile de sa concentration, et lorsqu’il le fit, ses yeux clignèrent une fois de plus. Il releva alors la tête, délogeant la mèche de son visage. Elle vint caresser l’angle de sa pommette, tandis que ses yeux bleu-gris à l’éclat de vieil argent se posaient sur la silhouette aérienne de sa mère et qu’il affichait une sobre expression pour marquer sa surprise. Que faisait-elle là exactement ? Il n’en avait pas encore la moindre idée, partagé qu’il était entre une pointe d’agacement à être dérangé et la curiosité de savoir la raison de sa venue. « Mère » concéda-t-il sans la moindre hostilité avant de hocher la tête, marquant son agrément à la voir partager cet espace restreint pour quelques instants. Il n’était nullement occupé après tout, du moins… si il l’était et c’était important, mais sa mère était encore de ceux auquel il offrait quelques bienfaits, tels que lui emprunter un peu sa précieuse attention et sa concentration. Avec netteté, il vint poser l’engrenage de bois composite sur lequel il travaillait auparavant sur un carré de tissu de taille moyenne, sur une pierre proche, puis se tourna complètement vers Lisaë. Ne devait-elle pas travailler sur quelques documents d’importance dans la bibliothèque ? « Que me vaux le plaisir de cette visite ? » Avec sincérité, il vint lui prendre l’une de ses mains délicates et pâles, et la conserva dans la sienne, en expectative.

Une visite de courtoisie donc. C’était tout aussi bien, et cela lui ressemblait. Si son père avait décidé de se montrer, aussi subtile et discret qu’un ours, en lui annonçant sourire aux lèvres qu’il voulait simplement le visiter, il ne l’aurait jamais cru. Mais c’était là Lisaë, et si l’on souhaitait la décrire, douceur et amour étaient les maîtres mots. Cela, il lui reconnaissait volontiers. C’était sa mère après tout, et si il lui en voulait au sujet d’Aranël, il n’avait cependant, aucune malveillance à son égard. De tous, elle était celle qu’il avait toujours le plus épargné de ses mauvaises plaisanteries. Les raisons en étaient multiples certes, mais ce genre de comportement influençait son choix grandement. Le dialogue ne s’était pas tant rompu avec elle qu’avec son père… Il n’était pas étranger à cette rupture et l’assumait totalement, il fallait l’avouer. En revanche, il ressentait encore, parfois, une pointe discrète de culpabilité quand il attristait Lisaë. Il hocha la tête, simplement, pour marquer l’attention qu’il lui accordait et l’entête de ses paroles. Oui, il pouvait parfaitement comprendre ce qu’elle ressentait. Lui-même appréciait de pouvoir travailler à l’extérieur, même lorsqu’il faisait froid. L’air et l’espace lui permettaient d’éviter de bouillonner et de se braquer intérieurement face aux problèmes qu’il pouvait rencontrer. Et dans l’immensité de la forêt, on venait rarement le déranger. En revanche, son visage se para d’une fugitive expression indéchiffrable à la question qu’on dirigea vers ses inventions. Si il parvenait à trouver ce qui lui résistait ? Oui et non en réalité. Les choses n’étaient pas aussi simples. Son regard se tourna un instant vers l’objet sur lequel il avait travaillé, avant de revenir à sa mère. Oui et non, effectivement, ce n’était pas aussi simple que d’offrir une véritable réponse…

« Et bien mère, je ne puis dire » débuta-t-il, sa voix agréable dépourvue d’inflexion agacée, quand bien même la frustration le mordait-elle en fond de lui. « Je souhaitais réutiliser mes découvertes fragmentaires dans un ensemble plus cohérent, mais il semblerait que les mettre bout à bout ne suffise pas encore à leur donner l’harmonie nécessaire à la réalisation de quelque objet que ce soit » C’était bien là le souci, et le problème restait le même à ses yeux. « Cependant je ne suis pas encore parvenu à changer cela. Peut-être me manque-t-il encore quelque chose… » Il tira de sous sa veste en se relevant et vint s’installer contre l’assisse de sa mère, à même la fine couche de neige qui craqua sensiblement. Il ré arrangea les pans de son énorme manteau pour être complètement couvert, et rejeta une mèche venue de nouveau glissé sur son visage, avant de dérouler les feuilles d’un papier fin dont la surface était couverte de calcules divers, de formules et de plans sous divers angles de ce qui ressemblait à un dragon formé de morceaux de bois ou de métaux, dans la forme plus que dans les détails. Le tracé nerveux des doigts du jeune elfe avait esquissé la forme des ailes, articulées, du museau aérodynamique… « Je me suis inspiré des illustrations de la grande bibliothèque, puisque je n’ai pas eu l’occasion de voir un dragon de mes propres yeux » Il était, hélas, trop loin à chaque fois que l’un d’entre eux s’était trouvé dans le royaume elfique et trop occupé les rares fois où il aurait pu… « Je souhaite le faire voler. Si je parviens à le faire voler, peut-être pourrais-je faire voler d’autres choses » D’autres choses, ou d’autres gens d’ailleurs. Pourquoi les dragons seraient-ils les seuls à voler, hein ? Pourquoi les elfes ne le pourraient-ils pas ? L’idée de voler lui plaisait beaucoup. Il s’imaginait bien voler, même si l’objectif semblait si loin. Un pas après l’autre, une marche après l’autre…. Se presser n’était pas une bonne idée.

Il se tendit, attrapa l’objet qu’il avait réalisé, cet ensemble de rouage encore en ébauche. « Regardez, mère. La longueur de l’aile fonctionne plutôt bien, mais le problème vient de la jointure centrale. Le mouvement ne fonctionne pas, il risque de briser complètement les rouages… »

La question, sans en avoir l’air, le prit un peu au dépourvu, comme peu de choses le faisaient en général. Demander à son grand-père ? Non il n’y avait pas pensé à vrai dire. Il était totalement plongé dans ses calculs et ses tests… il s’était tant plongé dans la détermination à trouver cette satanée erreur dans tout ce qu’il faisait qu’il avait oublié qu’il pouvait demander de l’aide à quelqu’un d’autre. Et à vrai dire, il n’avait plus vraiment l’habitude de rechercher l’aide de qui que ce soit, préférant se suffire à lui-même. Cela n’aidait pas les choses, c’était certain. Même demander à sa mère n’était pas un automatisme malgré la proximité qu’ils pouvaient entretenir envers de telles activités. Aussi observa-t-il la proposition, ainsi que sa mère, sous un nouveau jour. Oui, peut-être devrait-il effectivement discuter avec son grand-père… lui aussi était inventeur à ses heures perdues, et l’avait toujours encouragé à poursuivre sa passion. Il serait certainement prompt à l’aider, du moins à tenter de le faire, sans rien demander en retour. Ainsi était la famille après tout, entité unie censée rester soudée face au reste du monde. Et puis, son grand-père était quelqu’un d’habile, qu’il respectait énormément à la fois pour ses idées et pour ses capacités, autant qu’en règle général pour l’homme qu’il était et qui lui avait beaucoup apporté par le passé… et dire qu’il avait du mal à respecter qui que ce soit était un euphémisme. Le respect n’était pas naturel chez lui, remplacé par une amertume et une froide analyse des pires penchants des individus comme les normes de relations n’aboutissant guère qu’à un intérêt mutuel purement pratique. C’était peut-être un défaut, pour d’autres, mais lui ne se faisait pas mal au moins à garder des illusions sur la réalité… Mais effectivement, cela entravait ses relations avec le reste du monde. Il balaya la considération lorsque sa mère lui promis de pouvoir rencontrer un dragon…Son regard s’illumina sourdement, étincelant d’un éclat mercurien pendant quelques secondes, de joie, de convoitise, de satisfaction… rencontrer un dragon et pouvoir étudier sa morphologie… oui ce serait un cadeau royal à ses yeux et une opportunité unique. Si il pouvait passer ne serait-ce qu’une après-midi auprès d’une de ces créatures alors il pourrait certainement faire d’immenses progrès dans ses recherches avec un matériel de premier choix. Il adorerait pouvoir observer un dragon de près et s’imprégner de ce qu’il voyait pour pouvoir continuer ses inventions. « J’aimerais beaucoup rencontrer un dragon, mère et vous remercie de m’offrir une telle possibilité » Il n’avait aucun doute qu’on accèderait à sa demande, pourquoi aurait-on refusé après tout ? Il lui montra le rouage, appâté c’était vrai par la possibilité qu’elle lui faisait entrevoir. Son esprit bouillonnait déjà de milles questions auxquels il lui fallait absolument des réponses et il devait se faire violence pour ne pas se remettre à travailler à cause de cela. Dès qu’on le sollicitait, s’en était finit et il lui fallait tout son self contrôle pour s’empêcher de partir dans un autre monde. Clignant lentement des yeux, il hocha la tête avec précaution, écoutant les conseils intensément, notant dans son esprit ce qu’on lui disait pour le réutiliser par la suite. Aux encouragements, il hocha de nouveau la tête. « Je vous remercie mère » Il était sincère, appréciant qu’elle s’enthousiasme tant à ce sujet. Il attendit quelques secondes avant d’ajouter, comme une pensée supplémentaire. « Je pense qu’Aranel appréciera d’essayer, lorsque j’aurais construit un engin capable de voler. Mais pour le moment ne nous emballons pas, je vais d’abord attendre de pouvoir rencontrer un dragon grâce à vous et j’étudierais la morphologie des oiseaux de près. Je vous remercie de votre aide mère. Je crains cependant de ne pouvoir vous rendre cette aide en aucune façon… J’espère toutefois que vous ne m’en tiendrez pas rigueur »

Oui les dragons étaient d’un intérêt sans limite, peut-être tout simplement parce que l’on disait d’eux que leurs capacités et leurs mystères étaient également sans limite. Personne ne semblait capable de se dire expert des dragons. Il y avait toujours quelque chose de nouveau, disait les mages et les érudits. Nomin était venu au monde dans une époque sans dragons, et presque sans magie… jamais jusqu’à maintenant il n’avait vu l’une de ces sublimes bêtes qui faisaient tant rêver. Il ne savait d’eux que ce qu’il avait lu et ce qu’on lui avait dit… Ellumyne par exemple, en parlait souvent, quand il ne parlait pas de métaux et de forge. D’autres ne semblaient pas du tout vouloir en discuter, certains par tristesse de leurs départs, d’autres par amertume de ne pas avoir été choisis à leurs retours. Comme à chaque fois que quelque chose déchaînait les passions, cela entraînait la remontée de tout ce qui faisait le mauvais côté des individus… Il n’en avait certes que faire, des émois d’autrui, mais cela le gênait profondément de ne pas avoir accès à autant d’informations qu’il le désirait, quand il le désirait, comme il le désirait. Exigeant ? Rien qu’un peu. Mais il n’y pouvait rien sur l’instant, il était donc peu rentable de revenir là-dessus tout de suite. Même si il y avait fort à parier qu’entre ce qu’il se demandait et ce qu’il ferait au final, il y avait une grande différence. Parfois même un gouffre sans fond. Tout comme son frère lorsqu’il promettait de ne pas se mettre en colère. Et en parlant de son frère, il était effectivement certain qu’Aranël serait ravis et enthousiaste à l’idée de pouvoir essayer pareille merveille… Le problème était encore de parvenir à ce stade et de faire en sorte que son frère ne détruise pas l’objet dans un élan de joie volontaire. Ça viendrait en temps voulu, très certainement, car pour le moment, il était au point mort dans ses élans créatifs. On lui résistait un peu trop, pour une fois.

« Bien entendu, mère. Nous ferons attention » dit-il avec un grave hochement de tête et un regard sérieux. Il tenait trop à son bien-être et sa santé… ainsi que ceux de son frère, pour prendre trop de risques. Même si une pointe seulement était le piment d’une quelconque aventure. Le dialogue s’enchaîna là-dessus, et il répéta une nouvelle fois son hochement de tête, marquant son attention et le fait qu’il avait bien comprit ce qu’on lui disait. En fin de semaine ? Ce n’était pas dans longtemps. Tout irait bien donc, il pouvait toujours poursuivre sur ses croquis en observant des oiseaux, pour passer le temps. Ainsi il ne perdrait pas une minute en gâchis oisif et pourrait au moins être prêt lorsque sa mère lui annoncerait qu’il irait voir le dragon bleu. Il espérait sincèrement que sa mère trouve le dragonnier en question… car après tout la promesse n’était pas tombée dans l’oreille d’un sourd. Il voudrait cette rencontre quoi qu’il en coûte. L’alternative aurait été d’avoir un dragon bien à lui, mais il en était très loin. Et même si c’était le cas, il serait alors certainement assailli par des insectes opportunistes qui le dérangeraient. Et ça c’était hors de question. Il n’aimait pas qu’on se le permette, particulièrement des étrangers qui n’avaient auparavant jamais rien eu à faire avec lui. Il chassa ces funestes pensées, et failli se fendre d’un rictus à la réponse altruiste que sa mère lui offrit. Bien entendu… il aurait dû être plus clairvoyant, après tout, si quelqu’un était bien capable de faire quelque chose pour lui sans rien lui demander en échange c’était bien cette femme. Sa mère. Parce qu’une mère fait passer ses enfants avant tout, non ? Et la sienne était plus aimante encore. Surtout en raison du lien singulier qu’ils partageaient tous deux et qu’aucun d’entre eux n’ignoraient.

« Bien, en ce cas » ponctua-t-il, acceptant ce qu’on lui offrait sans conditions. Il fut cependant coupé dans son élan, alors qu’il comptait poursuivre sur cette note et observa sa mère avec un regard plus intense encore. Les mots, comme le geste et le cadeau, le laissèrent sans voix. Qu’elle n’attendit rien de lui en échange de la faveur de voir un dragon était une chose, mais il était toujours pris au dépourvu et perturbé de la trouver si attentionnée même après tout ce temps. A croire que son esprit refusait de le concevoir. Il prit l’objet avec circonspection et l’examina attentivement avant de l’ouvrir. Une capsule fermée. Il en avait déjà vu dans les boutiques de magie. C’était un objet très utile. Et un très joli présent. Il l’examina de long instant, le faisant tourner entre ses doigts, cherchant le fonctionnement du mécanisme, puis reporta son attention sur sa mère lorsqu’il eut finit. L’ombre d’un sourire passa fugacement sur son visage. Et, en un geste singulier pour lui, très hors de caractère, il vint délicatement passer les bras autour des épaules douces de sa mère et l’enserra dans une étreinte ferme mais pas intrusive, prête à cesser au moindre mouvement de recul. Contre ses longs cheveux sombres, il souffla à voix basse un ‘merci’ secret avant de la relâcher quelques instants plus tard pour l’observer à nouveau. « Il me sera fort utile » Il le glissa sous son manteau, qu’il resserra sur sa silhouette avant de se relever. « Pourquoi ne marcherions-nous pas un moment ensemble, avant de rentrer ? Les bois sont particulièrement paisible aujourd’hui et très frais. Ils sont presque vides. La vie est retournée au cœur de notre cité. L’excitation des nouvelles de l’extérieur, je suppose ? Mais cela m’arrange bien, je dois l’avouer. J’apprécierais votre compagnie encore, mère. Il n’est que trop rare que je puisse en bénéficier en toute quiétude »

Une petite balade à deux leur ferait certainement le plus grand bien, à n’en pas douter, d’autant que c’était bien rare que la paix règne à ce point en ces lieux. Pour des humains, la forêt aurait été calme n’importe quand, mais pour eux, elfes, il y avait paix et bazar. Et puis il n’y avait pas entre eux Aranël, Enetari, ou pire, Artaher, avec qui il entretenait une relation subtilement conflictuelle. On aurait pu croire qu’il serait proche de son géniteur, puisque son jumeau partageait nombre de traits de caractère avec lui, mais c’était tout l’inverse, quoi qu’il le respecta d’une certaine façon. Pour l’occasion, donc, il avait sa mère pour lui seul et comptait en profiter. Elle était après tout la seule autre personne en dehors de son frère à qui il lui arrivait parfois de se confier. Parfois, pas toujours. Mais il fallait croire qu’il était bien disposé en cette journée. Il assura sa sacoche pleine sur son épaule puis se mit en marche en compagnie de sa mère. L’écoutant. Jeune elfe, il n’était pas pleinement au fait de ce qui se passait, d’autant qu’il s’intéressait finalement très peu à toutes ces histoires, ne se sentant guère préoccupé par les menaces, ainsi dissimulé au cœur des bois. La curiosité pour le monde extérieur était bien présente, mais pas l’empathie pour son propre peuple… ça non. Il posa sur sa mère un regard paisible et soupira légèrement avant de répondre. « Vous ne nous cachez rien mère, je n’en doute pas une seule seconde. Mais il n’en va pas de même pour tous et vous le savez. Nous sommes de jeunes elfes encore en éducation et en découverte de nous-même. On ne nous inclue pas dans les inquiétudes actuelles. Je ne me sens pas concerné par elle, d’ailleurs… Je suis simplement curieux du reste du monde. J’aimerais pouvoir sortir de ces bois » Et personne ne serait d’accord pour le laisser faire. Un instant silencieux il reprit, sérieusement. « Cela dit, j’ai des interrogations qui ne touche pas entièrement la situation actuelle. Elles en découlent, je pense. Voyez-vous, mère je ne me sens pas du tout concerné par les émois de notre peuple. Je ne parviens pas à me sentir la moindre part dans tout ceci, pas plus qu’aux ravages des terres humains que l’on raconte. Tout cela m’indiffère cordialement et j’ai bien conscience que cela ne devrait pas être le cas. Et je me pose des questions. Dans un sens je suis parfaitement satisfait de ne pas être entravé par de tels sentiments, dans un autre cela rend mes relations extrêmement difficiles, hors de notre famille… Pensez-vous que j’ai le moindre problème ? »

Si l’avis des autres ne comptait pas beaucoup, en général, aux yeux d’un adolescent singulier comme lui, l’avis de sa mère comptait plus qu’elle ne le croirait, en cet instant précis. Discuter avec son frère, lui faire part de ses problèmes et angoisses était une chose, mais Aranël était une part de lui, une part indissociable et naturellement il comprenait parfaitement les choses, sans pour autant, parfois, avoir le détachement qu’il nécessitait d’un interlocuteur. Dans ces cas précis, il y avait sa mère, la belle Lisaë, qu’il respectait plus qu’aucun autre elfe en dehors de son jumeau bien-aimé. Et là, il avait justement besoin du recule que sa mère pouvait lui apporter. Aussi s’ouvrait-il quelque peu, tout en conservant pour le reste son goût de l’intimité et du mystère. Et elle n’avait pas tort, de ce qu’elle lui disait. Il comprenait, même si cela ne lui plaisait pas forcément. Non ce n’était pas forcément que cela ne lui plaisait pas… mais c’était trop peu d’explications pour lui, cela en revanche était certain. « Certes, mère. Et pourtant. Le monde n’est jamais dépourvu de dangers, quel que soit la saison et l’époque. Je risquerais toujours ma vie d’une manière ou d’une autre. Aujourd’hui, la menace se fait plus forte qu’en d’autres temps mais il y a également à apprendre de ce danger en particulier, et apprendre de lui, loin de tout, n’offre qu’un ersatz d’expérience. Dans le pire des cas, j’accepterais même de suivre une patrouille ou un convoi militaire vers les terres des hommes. Les rôdeurs partent bientôt rejoindre la rébellion humaine, non ? » C’était la princesse qui l’avait dit à Ellumyne quand elle était venue chercher des flèches pour son arc. Ils avaient discutés un long moment, persuadés d’être seuls. Sauf qu’il était là, s’étant glissé sans bruit dans la forge pour y observer le maître à l’œuvre. « Je pourrais les accompagner… Aranël aussi, lui qui veut absolument se battre. Il va finir par devenir fou, à tourner en rond ici » Dire qu’il s’inquiétait pour son frère était un euphémisme. Il le comprenait mieux que quiconque et à ce titre, partageait sa souffrance de l’inaction en particulier au regard des décisions paternelles contestables. Mais ça, ce n’était pas une surprise ni un secret. « Non je ne souffre pas, je me questionne seulement. Je n’ai pas envie de me créer des liens mères, je me sens parfaitement bien sans. Mais justement, peut-être devrais-je prendre pleinement conscience de ce qui se passe au dehors afin de me forger un choix en toute conscience de cause » Il parlait avec détachement, mais n’en était pas moins très concerné par ce qu’il disait. Et il en pensait chaque mot. Parce qu’on lui reprochait beaucoup son détachement et son indifférence. « Ce n’est pas vraiment que cela ne m’indiffère pas… mais c’est une question qui me semble nécessaire d’être posée. On me le reproche, je dois pouvoir avoir ma propre opinion de cela en jaugeant de tous les partis. Et puis ça ne concerne pas que ma personne… Le choix d’un totem est également une part de mon problème »

Sagesse ? Était-ce vraiment de cela qu’il s’agissait ? Le jeune elfe n’en était pas tout à fait certain. C’était très flatteur de le penser, mais sans doute sa mère se montrait-elle trop laxiste avec lui. Il ne se croyait pas particulièrement sage. Intelligent, ça il pouvait le concevoir, en ayant déjà eu une preuve de ce fait là. Cela dit, il ne la contredirait pas, c’était tout de même un beau compliment. Il la gratifia même d’un début de sourire discret. Peut-être qu’un jour, il serait vraiment sage, aussi sage qu’elle. C’était un beau but à atteindre en tout cas et motivant. Qu’un jour il puisse être aussi fier de lui-même, en toute légitimité, qu’elle était fière de lui. Car cela il le savait, elle était fière de lui… et ça l’encourageait beaucoup. Il se fichait du regard des autres, mais elle n’était pas une ‘autre’ elle était sa mère et elle comptait pour lui, même si, plus jeune, il avait pu être un vrai poids et une terreur. Encore aujourd’hui, il lui arrivait d’être un poison, mais lorsque ça la touchait c’était tout à fait involontaire. Quiconque toucherait à sa mère vivrait de longues années douloureuses et pénibles. Il soupira doucement. Encore une fois, elle n’avait pas tort. Mais tout de même… La voyant s’arrêter, il fit de même et l’observa, lui décochant un regard interrogateur. «Je sais mère… » Mais même si il voulait bien le comprendre, ça ne changeait pas fondamentalement son problème. Il se renferma sensiblement sur lui-même, se recentrant sur ses pensées et manqua e rien entendre de la suite. La vérité c’était qu’en l’instant il préférait mourir mais avoir pu partir de ces bois au moins une fois que vivre continuellement en eux. Il savait également que, s’il avait vraiment conscience de ce qu’était la mort ou la douleur, il aurait pu légitimer pareille opinion, ce qui n’était pas le cas. On les protégeait trop pour cela. Il savait bien que les elfes n’avaient que peu de naissance et qu’à ce titre ils étaient, avec son frère et sa sœur, un véritable miracle ayant propulsé Lisaë au rang de véritable légende. Elle était aussi adulée qu’un esprit pour cette fertilité… « Et bien, je pense avoir déjà trouvé mon totem. Simplement, je ne souhaite pas abandonner mon frère qui a encore très peur des possibilités que le sien pourrait comporter s’il le découvrait. Mais il est vrai que je suis soucieux car si j’ai bien deviné à quel esprit je dois me lier. De ce que j’ai pu lire à son sujet il est généralement associé aux personnes mauvaises » Il fronça les sourcils un bref instant. Il ne se pensait pas forcément mauvais, mais l’interrogation restait. « Vous êtes liée à l’esprit de la Luciole, n’est-ce pas mère ? Comment avez-vous découvert qu’il s’agissait de votre totem ? » Il savait que l’esprit de la luciole était un totem qui était en rapport avec la lumière, ce qui allait parfaitement à sa mère évidement. Elle était pleinement lumineuse, comme un soleil en chair et en os. Mais de là à savoir quel était son totem, il y avait un pas.

Pensait-il être une mauvaise personne ? Non, pas vraiment. Disons qu’il trouvait le concept un peu étriqué et manquant de clarté. Qu’est-ce que c’était, que d’être une mauvaise personne ? Selon ce qu’il avait pu voir de l’opinion généralisée, une mauvaise personne était égoïste, opportuniste, de compatissait guère aux malheurs des autres et ne travaillait qu’à son enrichissement personnel. Selon ces critères, donc, il était effectivement bel et bien une mauvaise personne quoi qu’il chercha aussi le bien de son jumeaux. Mais comme son frère était une part de lui et donc ne correspondait pas tout à la description. Aux yeux des autres, donc, il était un être mauvais et s’il avait deviné justement son totem alors c’était pire encore. Cela étant dit, lui-même ne se qualifierait sans doute pas de mauvais. Ou alors si, mais pas sans développer à côté car il y avait sans doute beaucoup à dire, à commencer par ce que l’on entendait véritablement par mauvais et pourquoi on s’échinait toujours à être bon pour être bien vu. Un être mauvais ne pouvait-il être bien vu simplement à cause de son alignement ? Peut-être, peut-être pas, cela dépendait du degrés d’intelligence et de volonté des autres sans doute. Pas que ça lui fasse chaud ou froid. C’était simplement… un sujet de réflexion. Il n’en avait que trop de toute façon. Il resta silencieux, la laissa poursuivre. Du moins il resta silencieux jusqu’aux nouvelles questions à son égard, pondérant les choses. Relevant les yeux vers elle, il fronça des sourcils un bref instant. « Bien sûr, qu’il a peur mère » affirma-t-il avec franchise, comme si c’était la chose la plus évidente au monde. Puis il se rembrunit devant sa propre maladresse, s’en voulant de révéler quelque chose comme cela alors que Aranël ne se confiait qu’à lui et à lui seul. Pour une bonne raison, d’ailleurs. Il soupira, puis l’observa d’un œil plus méfiant, maintenant entre eux un long silence avant de se décider, avec un peu de suspicion, à lui confier le reste. « Il a peur d’être encore plus violent et incontrôlable, et cela lui fait énormément de mal. Tout comme le traitement que lui inflige père. Aranël essaye de se contrôler, mais il a déjà si peu foi en lui-même pour tant de choses… est-ce si nécessaire qu’il agisse ainsi avec lui ? » Secouant légèrement la tête, il reprit leur marche, préférant avoir quelque chose à faire de son corps histoire de se maintenir présent par l’esprit également, sans se laisser divaguer vers d’autres cieux. « Je pense qu’il a besoin de se rassurer et de comprendre, intrinsèquement, qu’il en a besoin… Cela étant, je ne passerais mon rituel qu’avec lui, ou je ne le passerais pas du tout. Je l’ai déjà décidé et je pense qu’Enetari fera également de même… » Après un nouvelle instant de silence, il ajouta, de son calme habituel, un peu comme une conclusion à tout cela. « J’aimerais parfois que le temps de dépêche. Etre coincé dans cette charnière reste pesant quoi qu’on en dise. Ou bien que l’on m’oublie au fond des bois. Je me sens à l’aise, seul là-bas… »