Il n’avait franchement pas envie d’aller s’ébattre à l’extérieur. Et surtout pas en compagnie des autres. Qu’ils aillent donc ennuyer quelqu’un d’autre. Des amis, de la famille… des serpents venimeux…. Tout, oui, sauf lui. Aranël avait encore disparut pour s’entraîner, si il n’était pas allé voir cette espèce de serpillère qui se disait soldat. C’était quoi son nom déjà ? Fenouille ? Oui bon bref, il n’était franchement pas digne d’intérêt et retenir son nom constituait déjà un honneur bien au-delà de celui qu’il pouvait espérer. Et puis qu’Enetari était également de sortie, il n’avait plus comme refuge que la bibliothèque impériale où travaillait habituellement sa mère. Il adorait ce lieu, s’y sentant parfaitement à son aise, chez lui. Presque plus qu’il ne l’était dans la maison familiale avec la vie de fous qu’ils menaient tous au quotidien. La bibliothèque, elle, était toujours paisible, remprunte de calme et de paix… un lieu prompte aux réflexions et qui recelait des trésors de connaissances qu’il désirait dévorer. Lire était l’un de ses grands passe-temps, après le travail sur ses inventions. La lecture était une façon de s’instruire et de s’évader et les pages n’allaient jamais trop lentement pour son esprit toujours en éveil. Plus ils étaient complexes et plus il les adorait. Les livres sur la magie étaient particulièrement intéressants, mais il y en avait beaucoup trop et certains se contredisaient à propos de détails qui, pourtant, avaient de l’importance sur le long terme. Les livres d’histoire, quant à eux, étaient sans doute les moins intéressants de tous, en fonction de la période traitée… De quoi vous faire déprimer un bon coup. Ou rire devant les âneries de personnalités mortes depuis longtemps qui auraient mieux fait de restées couchées ces jours-là.

Installé dans le fond de la bibliothèque, dans une alcôve perdue derrière deux rayonnages de politique et de succession, il pensait que personne ne viendrait le déranger. Le lieu était confiné et agréable. Les murs étaient de bois laqué. D’eux étaient accolés une banquette en rond, suivant la disposition de la pièce, avec un renfoncement supplémentaire tout au fond qu’il avait rempli de coussins et sur lequel il avait tiré un rideau, ne laissant filtrer qu’un peu de la lumière de la fenêtre pour pouvoir y voir quelque chose et continuer sa lecture. Le silence était total. Rien ne pouvait venir le troubler, en un lieu pareil, et il en était satisfait. Sa lecture du moment était particulièrement intéressante d’ailleurs puisqu’elle traitait des dragons. Il n’avait toujours pas abandonné l’idée de réaliser une machine capable de voler comme eux… il était même plus déterminé que jamais, mais il avait besoin, pour réussir, de plus d’informations et celles-ci étaient au final dures à trouver. Cependant, il semblait bien que quelque chose soit allé de travers dans sa petite préparation quand un intrus vint s’incruster dans son alcôve. En l’entendant faire autant de boucan qu’un hippopotame à la saison des amours, il fronça les sourcils et regarda par l’entrebâillement du tissu pour voir quel importun venait le déranger. Le neveu de l’impératrice, rien que ça ! Mais tête couronnée ou non, il n’aimait pas qu’on le dérangea. « Vous » annonça-t-il de sa voix parfaitement calme et limpide. « Fichez le camp et allez ennuyer quelqu’un d’autre, la place est prise »

A peine l’intrus avait-il ouvert la bouche que Nomin perdit instantanément tout intérêt pour la situation et la scène, classant directement ce zigoto là parmi ceux qui ne feraient que l’ennuyer. Avec un soupire, il posa sur lui un regard lisse et sans la moindre courtoisie, comme si l’autre n’était rien plus qu’un oisillon particulièrement bruyant venu l’agacer ce qui était peu ou prou le cas. Le laissant monologuer, il examina le visage qui lui faisait face puis la couverture des livres qu’il avait si honteusement jeter. Et bah… quel sacré numéro celui-là… « Premièrement, vous pourriez être le Dracos que ça ne me ferait ni chaud ni froid. Vous m’ennuyez et je n’aime pas que l’on vienne m’ennuyer. Si vous êtes assez stupide pour prendre trop de livres d’un coup, prenez-en à vous vous-même au lieu d’attendre de tout un chacun qu’il obéisse à vos caprices d’enfant gâté » Le ton était détaché, neutre, comme si il commentait les derniers percées florales. « Secondement, si la bibliothèque est un lieu sérieux, veuillez m’expliquer pourquoi vous troublez l’étude des autres en faisant autant de bruit qu’un phacochère en pleine saison des amours. Commencez par baisser d’un ton et peut-être accorderais-je un lambeau de crédibilité à cette affirmation. Sans parler de votre façon de traiter les ouvrages. Ne savez-vous pas que des elfes passent leurs vies à prendre soin d’eux ? A les recopier ? A les restaurer ? Afin que des inconséquents dans votre genre ait un jour l’immense privilège de pouvoir les ouvrir sans les voir tomber en poussière sous leurs doigts. Veuillez traiter ces ouvrages avec respect ou j’irais voir le gardien de la bibliothèque et m’assurerait que l’on vous jette dehors. Il me semble que notre peuple respecte encore davantage son savoir qu’un jeune prince imbu de lui-même n’ayant même pas la décence de se rendre utile » Dans une parfaite démonstration, il ferma avec délicatesse son ouvrage, vint le déposer sur la table et, se levant et repoussant d’une main l’autre elfe, alla s’assurer que les livres n’avaient rien subit. « D’ailleurs vous n’êtes plus prince il me semble, vu que nous avons une nouvelle famille impériale. Donc vous n’avez même plus l’occasion de jouir des privilèges qui vont avec le titre… » Avec une lenteur calculée, il observa les couvertures des ouvrages et en désigna un. « Oh mais sans doute est-ce exactement pour cela que vous voulez consulter ce genre d’ouvrages ? Ce n’était pas vous qui clamiez haut et fort ne pas vouloir devenir Empereur ? Et maintenant votre titre vous manque ? C’est bien dommage ça… un petit tour chez les mortels vous ferez le plus grand bien. » En fait, il était surtout au courant à cause de son père mais ça il ne le dirait certainement pas… Lui décochant un regard froid et acéré, il poursuivit encore de sa voix parfaitement modulée pour rester ferme et basse tout à la fois. « Vous savez que ce n’est pas en mettant votre nom en avant que vous gagnerez le respect de qui que ce soit, j’espère ? Si vous commencez à vous comporter comme un gamin gâté faisant un caprice pour obtenir ce qu’il désir, vous ne ferez que renforcer l’appui et la fermeté que peut afficher le vieux Maraennon. Enfin je suppose que dans votre immense lucidité vous l’aviez déjà compris… »

Ça le faisait rire ? Allons bon, quelle sorte d’âne bâté et bossu se voyait-il infliger par les esprits en cette journée. Un peu plus et il le croyait simple d’esprit, au vu de ses réactions… et de ses paroles d’ailleurs. Enfin, mieux valait sans doute avoir affaire à un benêt qu’à un monceau d’orgueil et de caprices. Un seul suffisait déjà largement sans qu’il en rajoute et s’enfonce tout seul comme un grand. Haussant un sourcil, il demeura silencieux, même si un début d’agacement le saisissait à le voir faire comme si il était chez lui et invité, chose qu’il n’était absolument pas et pendant une seconde, il caressa effectivement l’idée de le planter là dans sa tirade proprement inutile et aller chercher un gardien su savoir pour le faire expédier au dehors le nez dans la neige, ce qui ne manquerait pas de lui faire le plus grand bien. Néanmoins, comme à son habitude, il garda son sang-froid et l’observa simplement d’un œil impassible et peu concerné. Quand l’autre eu enfin finit se d’exprimer, il reprit, toujours aussi posément, sans même prendre la peine de s’énerver. Il ne voyait pas l’intérêt de perdre son énergie en irritation pour un benêt. « Il me semble que peu de personnes s’adressent à vous avec vérité, n’est-ce pas d’ailleurs la raison pour laquelle vous fuyiez votre condition précédente. Que savez-vous donc de la justesse, je me le demande et hibou ou non, cela ne change rien. Vérité et justesse sont deux choses différentes et deux choses qu’apparemment, vous ne goûtez que peu. Il m’apparaît donc que vous ayez quelques difficultés à les apprécier correctement » Il fit retomber sa phrase avant d’enchaîner sans lui offrir voix au chapitre « Ensuite vous avez présentement et depuis votre arrivée la tête d’un imbécile, je n’ai donc aucunes expectations à votre égard. Si tant est que je trouve l’utilité d’en avoir une. De part cette imbécilité, oui vous avez tout à fait l’air d’être le genre d’individu s’accrochant à son titre et d’ailleurs s’est précisément à ça que vous vous êtes engagés auprès de mon père il me semble. Et si par le plus grands des hasards ce n’était pas le cas, je vous ferez remarquer votre si magnifique et si poignante entrée en matière avec ce si merveilleux ‘savez-vous à qui vous parlez jeune elfe ? je suis Aegnor Evanaelle’ si vous ne voulez pas avoir la tête de quelqu’un s’accrochant à son titre, je vous conseille de vous introduire autrement auprès des autres parce que c’est exactement ce que vous montrez avec de telles paroles, comme si votre seul nom devait me faire tomber à genoux ou en pamoison. Et sachez que les moules sont des mets nobles que vous ne devriez pas dénigrer en les comparant à vous » Il parlait avec grand sérieux, sans avoir une seule seconde l’air de plaisanter. Nouveau souffle, nouvelle reprise, dans la foulée. « De plus, ce n’est pas seulement le contenu de ces ouvrages, qui est précieux mais surtout le temps, la patience et la minutie que des archivistes et copieurs ont pu investir en eux. Vous n’êtes nullement en position de dire ce qu’elles sont ou non. Qui croyez-vous être pour cela ? Encore une fois, je vous le demande, si vous ne voulez pas avoir l’air de quelqu’un qui tient à son titre et pardonnez-moi la formulation, d’un noble avec un sacré balais enfoncé profondément dans le fondement, d’où vous permettez-vous de juger de tels ouvrages ? Vous êtes un spécialiste peut-être ? Je vous en prie, allez donc remplacer ma mère, j’aurais ainsi le délice de sa compagnie qui contrairement à la vôtre s’avère infiniment intéressante. Le savoir n’a rien de répugnant, apprenez le. C’est l’usage qu’on en fait qu’il l’est ou pas » Il le jaugea d’un regard clairement conspirateur, cette fois. « Pour finir, je n’ai nullement l’intention de souscrire ma tranquillité, chose dû selon moi, à un individu tel que vous et certainement encore moins pour céder à votre petit caprice. Me laissez une chance ? Encore une fois, qui êtes-vous pour me laisser une chance et qui vous dit que j’en veux une ? Maintenant puisque vous semblez disposé à vouloir me voler ce qui me revient, je pense que je vais vous rendre la pareille » Et là-dessus, plus vif qu’on ne le croirait, il déroba les ouvrages en les faisant glisser dans le sac qu’il avait posé au sol et s’esquiva promptement de l’alcôve, disparut dans les allées et se dirigea vers l’un des maîtres de la bibliothèque afin d’annoncer qu’il empruntait les ouvrages en question.

Le maître qu’il avait abordé parut d’abord surpris, puis perplexe en voyant les ouvrages qu’il souhaitait emporter. Pourtant, il ne rechigna pas et lui signa une pliure officielle pour remettre les livres à sa charge pendant le temps où il désirait les emprunter. Nomin le remercia avec franchise, adoptant un ton solennel en promettant de bien traiter les recueils de savoirs. Il fallait dire que les membres de la bibliothèque étaient des rares qu’il respectait sincèrement, passant bien trop de temps depuis son enfant pour ne pas les connaître et apprécier leur labeur quotidien. Et eux le connaissait également, et lui passait ses nombreux caprices et ses excentricités avec bonhomie. Un appui précieux dans la tâche qu’il s’était autrefois confié de dévorer cette bibliothèque en entier sans la moindre merci. Une fois le papier en poche, il se hâta vers la sortie, ne perdant pas de temps et se retrouva arrêté par la main de l’autre imbécile. Sur le coup, il caressa l’idée de se retourner pour lui en coller une, mais c’était plus quelque chose qu’aurait fait Aranël, pas lui. De son regard froid, il jaugea l’autre qui débitait encore des idioties en se demandant comment, par Dracos, il parvenait à survivre jusqu’à maintenant et à avoir le moindre crédit. A l’entendre, il était exactement semblable à tout autre… se trouvant des excuses, jouant des violons, à rejeter la vérité, en se disant qu’il était unique et qu’on ne savait rien de lui, qu’on ne pouvait comprendre, pas après ce qu’il endurait. Baste que ces gens-là, capable de se croire la moindre originalité alors même qu’ils ne suivaient qu’une ligne de pensées tristement établie et qui embourbait. Lui n’avait, au moins, pas l’inconstance de se croire foncièrement différent ou de se trouver des excuses, il rejetait simplement ce que les autres pensaient parce qu’il ne voyait pas grand intérêt à y prêter la moindre attention et si cela changeait un jour, alors il voudrait très certainement voir ça. Grand Dracos, qu’il aurait aimé que Aranël soit présent… Il aurait pu lui déléguer la tâche de se mettre en colère et de manger ce petit princelet tout cru. En attendant il était seul et devait bien composer avec cette tête d’âne. Heureusement qu’il était incapable de se mettre en colère, ou ça n’aurait pas manqué. Raffermissant sa prise sur le sac, il lui jeta un regard dur. « Si il vous suffit de cela pour juger quelqu’un alors vous êtes encore plus incapable que je ne pensais » trancha-t-il de sa voix monocorde. « Vous vous imaginez que je vous dois une quelconque vérité, ce n’est pas le cas. Je ne vous dois ni respect, ni vérité. Ce sont des choses qui se gagnent et vous n’avez rien fait pour les obtenir. Et puis, votre totem est loin d’être une réponse universelle à toute situation. Que vous sachiez que je mens ne veut pas pour autant dire que vous savez la vérité. Et si je me plaisais à jouer des mots, pour vous embrouiller, le sentiriez-vous aussi ? Non, vous n’êtes pas Baptistrel et vous n’avez pas d’enfant… quoi que, pour cela, il me semble qu’il s’agisse de petits-enfants. Alors à quoi cela vous avance, fondamentalement, de savoir que je mens ? A rien à part peut-être perdre votre temps à vous demander quelle était cette vérité que vous n’avez pas obtenue. Vous baser simplement sur votre totem ne vous sert à rien, c’est profiter de ses acquis sans faire cas du reste. Si vous examiniez mon discourt de bout en bout, vous comprendriez vite que vous n’aviez même pas besoin de totem pour voir mon mensonge. Et vous auriez probablement frôlé le fond de ma pensée, alors que votre totem en est strictement incapable » Il cligna sensiblement des yeux, les humectant « Autre chose, même si je vous l’ai déjà dit. Je me fiche de ce que vous pensez. ‘je peux passer l’éponge’ dites-vous ? Qui êtes-vous, pour vous accorder le droit de passer l’éponge sur quoi que ce soit. Vous vous imaginez meilleur que moi ? Vous ne l’êtes pas. Et par bien trop de fois vous l’avez oublié. Enfin, je suppose que ça ne peut qu’à me servir, vu que je vous ai eu » Il eut l’ombre d’un sourire « Voyez, je n’ai même pas eu besoin de chercher loin pour savoir ce que vous vouliez à ses ouvrages, il m’a suffi de comprendre qu’ils vous étiez précieux et vous les prendre pour obtenir une réponse à votre propre petit jeu. Et je n’ai pas besoin de totem hibou pour savoir que vous êtes franc. Néanmoins le maître de la bibliothèque m’a donné la garde de ces ouvrages. Il vous faudra donc mon accord pour les consulter, ce que je pense ne pas donner » Il le décrocha posément de son sac, qu’il remit sur son épaule, et lui fit signe de suivre à l’extérieur, sachant qu’il le ferait. « Vous ne cherchez pas au bon endroit, pour vos réformes. Si vous devez vous appuyer sur des traditions et des coutumes pour faire naître le futur ce ne sera qu’un engrenage menant au passé, un peu comme une roue tournant sur elle-même et revenant à son point de départ… Le peuple elfique est trop enfermé dans ses traditions séculaires pour user de tels arguments. Ce n’est pas seulement une prise de pouvoir, que vous voulez effectuer, c’est une révolution des mœurs également et ça ne se fait pas dans la demi-mesure »

Qui parlait sans savoir, réellement ? Haussant un sourcil délicat, il lui décocha un regard dépourvue de toute impression, comme si cet autre n’était rien de plus qu’un cancrelat visqueux tentant de communiquer. Et bien décidément, il avait encore du chemin à faire pour être d’une quelconque utilité à qui que ce soit… Non seulement il ne voyait pas ses propres défauts de langage, mais en plus il avouait de lui-même être un faible qui se reposait sur la facilité. Et bien et bien… Nomin espérait ardemment qu’il n’allait pas agir de la même façon avec des politiciens, ou bien il n’irait pas loin. Si vraiment il avait besoin qu’on lui mâche le travail… Enfin, c’était son problème à lui après tout et il en supporterait les conséquences de la même façon. Savoir de même qu’il se laissait berner par une simple façon de s’exprimer l’emplissait d’un début d’amusement cynique. Et c’était ça l’héritier originel du trône elfique ? « Alors vous mourrez probablement ou vous verrez dépossédé plus aisément qu’à leurs tours » assena-t-il d’un ton parfaitement détaché. Un enfant n’était pas moins dangereux qu’un adulte et l’était parfois plus justement parce qu’on se permettait de devenir mollasson et de baisser sa garde. Stupidité. Outrageante stupidité que cela. Il ne fallait baisser sa garde devant personne et encore moins ceux qu’on estimait le moins à-même d’être des dangers. D’autres, moins regardant, pourraient user de cette psedo innocence comme d’une arme. Lui en tout cas n’aurait pas hésité, en sachant l’autre tellement vulnérable. « Si mon numéro de gamin impertinent avait eu pour but de vous nuire, ça aurait déjà été fait… La prochaine fois, faites attention »

L’entraînant dans l’air frais de l’extérieur, les pas crissant sur la neige fraiche, il ramena la lanière de son sac un peu plus haut sur son épaule et prit la direction des bois, là où il y aurait moins d’oreilles et d’agacement et surtout un chemin plus long pour rattraper la maison qui était encore la sienne, parfois à son plus grand désespoir. Ecoutant l’autre parler, il ne donna à première vue aucune indication qu’il écoutait de quelque manière que ce soit, restant muet face aux questions ou aux expressions qu’il utilisait. Un vent frais vint jouer dans leurs habits, faisant voleter quelques mèches souples autours de son visage qu’il repoussa aisément. Malgré la lenteur relative de la marche, qu’il préférait posée, ils arrivèrent tout de même à s’éloigner avant que le jeune elfe ne décide de répondre. « Vous feriez mieux de ne pas compter pleinement sur mon père » affirme-t-il tout d’abord avant de s’expliquer davantage.
« C’est un de vos fervents partisans… ou devrais-je dire, c’est un fervent partisan de votre famille. Malheureusement, c’est également un conservatiste. Et un conservatiste convaincu. Il vous sera utile en tant qu’épée, en tant que renforcement de votre autorité par les armes. Mais il sera aussi un obstacle à votre symbolisme sur le long terme car tout le monde sait à quel point il aime les traditions. Oh certes, il n’aime pas le conseil, ce qui ne l’empêche pourtant pas de partager nombre de leurs idées… C’est un premier travail à faire je pense, et un bon entraînement, sans trop de risques. Il n’en est pas dénué, mais ils sont moins nombreux, diront-nous. A long terme, voir un conservatiste dans votre politique de changement sera du plus mauvais effet, mais si vous êtes capable de le convaincre du bien-fondé des changements que vous voulez proposer, alors cela peut changer. Mon père est l’outil parfait en cela. Si vous êtes capable de faire de lui une icône alliant son conservatisme à votre envie de changement, vous aurez déjà un argument de poids. Si le grand général Artaher Terendul, si attaché à ses traditions et ses habitudes, parle en faveur d’un changement profond, cela peut fragiliser vos opposants. Toutefois, il faudrait alors qu’il ne soit pas uniquement une figure armée mais un acteur total de ces débats »

A nouveau, il hissa la lanière de son sac, qui glissait quelque peu sur le tissu de son manteau. Puis, il jeta un coup d’œil à celui qui l’accompagnait. « Cela dit, je me fiche qu’il soit fier de moi ou pas. Je me fiche peu ou prou de l’opinion qu’ont les autres de moi, ce qui me sauve amplement la vie. Tout le monde est trop concentré là-dessus… » Il baissa les yeux, enjamba un petit tronc tout en poursuivant « Ensuite et bien… je ne sais pas si dire que je cherche à vous aider est tellement juste. Je suis simplement du même avis : notre race a besoin de changement. Vous semblez décider à aller jusqu’au bout, même si pour l’instant vous pataugez beaucoup. Mais enfin, je suppose que tout individu déterminé à se battre contre une société si pleine de marasme débuterait ainsi » Ce n’était pas un compliment ni quoi que ce soit, mais simplement la vérité. Puisque l’autre semblait aussi têtu sur ses idées, peut-être aurait-il les tripes d’aller jusqu’au bout de tout cela… mais il allait avoir besoin d’une peau beaucoup plus solide que celle qu’il se traînait à l’heure actuelle. « Vous dîtes que beaucoup veulent vous voir sur le trône… je le formulerais autrement. A l’heure actuelle, beaucoup veulent conserver leurs traditions et voir un Evanaelle sur le trône. Pour l’instant, ils ne s’opposent pas à l’autre vieux simplement en votre nom ou quoi que ce soit de ce genre-là. Ils s’opposent au changement. C’est ça, avant toute autre chose, qu’ils voient et ça, ça va à l’encontre de votre projet. Il vous faut changer ça. Il faut qu’ils vous soutiennent pour ce que vous êtes et pas pour un nom ou une tradition quelconque. Il faut qu’ils vous soutiennent pour ce que vous proposez, parce qu’ils voient en vous un individu capable de les conduire parce qu’il en a les capacités et qu’il incarne réellement quelque chose. Autre chose qu’une vaine tradition qui permettra à vos sujets de se cloitrer derrière leur barrière sans bouger. Parce qu’à l’heure actuelle, beaucoup d’elfes ne cherchent que cela »


Il soupira et, un bref instant, une ligne soucieuse lui barra le front « Comme je le disais, vous cherchez au mauvais endroit. Si vous tentez de produire l’étincelle d’une révolution des mœurs en vous basant sur des ouvrages traditionalistes, alors vous n’arriverez à rien. Il faut que vous abandonniez tout cela. Le peuple elfique est trop ancré dans ses traditions. Ils sont figés, fossilisés, littéralement, dans un moule que toute notre société s’échine à faire perdurer. Dans tous ses aspects, depuis le mariage jusqu’à la naissance en passant par la stratification sociale et l’éducation des jeunes… tout est une bonne excuse pour figer nos esprits et nos mœurs. Pour déclencher une véritable prise de conscience, il faut un évènement fort. Il faut que vous empêchiez les elfes de rester dans les bois et de détourner les yeux. Il faut les lancer en un seul grand coup dans le monde. Je ne dis pas que cela se fera sans remous, et je puis vous assurer qu’il vous faudra avoir l’esprit et la peau sacrément forte pour supporter la pression… ils ne seront pas content, ils seront en colère d’être ainsi mis au pied du mur, obligés de sauter. Ils vous en voudront. Malheureusement, quand un arbre est gravement touché, il faut le tailler sévèrement » La ligne disparue, et son regard gris retrouva la silhouette de l’Evanaelle. « Vouloir changer le fondement même d’un peuple ne vous apportera pas son amour. Vous ne serez jamais aussi aimé que votre tante. Personne n’aime être tiré hors de son petit confort surtout pour faire face à une guerre et, soyons honnête, notre destruction inévitable à l’heure actuelle quoi que nous fassions. Mais ça, vous le savez je pense. Peu serons ceux à comprendre, durant ces générations, que les actions qu’ils qualifieront de folles et tyranniques sont celles qui leur sauveront la vie. Mais cela doit être fait »

Nouvelle césure, il prenait un peu d’air puis s’arrêta. Ils étaient arrivés en bordure d’une petite clairière. Nomin s’installa sur un rocher gelé et posa son sac. Croisant les mains sur ses genoux, il continua d’observer l’autre. « Pour commencer, je pense que vous devriez faire plusieurs choses afin de vous assurer une véritable voix auprès du peuple et une force suffisante pour faire face au conseil. La première, c’est de vous entourer convenablement. Faites ce que je disais avec mon père, mais cherchez ailleurs. Il y a d’autres personnes, dans notre peuple, qui ont également des idées novatrices. Des personnes qui vous soutiendront et vous aiderons. Il vous faut ces personnalités. Trouvez-les. Ensuite, vous ne devez pas regarder vers les vieilles générations mais vers les plus jeunes. Tout est une question de stratégie, bien sûr, mais les plus jeunes générations sont également celles qui ont eu des contacts avec l’extérieur. Les rôdeurs de votre autre tante, Orfraie, les baptistrels, les soldats qui ont effectués des missions à l’extérieur, les anciens membres du dragon blanc, les savants ayant des contacts avec Althaïa et Gloria… voilà ceux à qui vous devez parler. Vous devez avoir une équipe avec vous. Et vous devez être capable de faire pleinement confiance à ces individus pour le moment, être certains de leurs discours, de leurs idées et de l’impact qu’ils auront par la suite. Puisez dans les viviers où vous savez que vous aurez des arguments et faites les remonter vers les générations secondaires, celle de mes parents. Cela prend déjà du temps. Ensuite, il vous faudrait, je pense, poser vos idées. Faite en sorte d’établir une ligne et une stratégie de changement clair, avec de véritables objectifs à atteindre et des rapports de force et de travail concrets. On ne s’attaque pas à toute une société comme ça, il faut commencer par le véritable conducteur de tout le reste, déterminer l’instant précis qui amène tout le reste, le début de la boucle sans fin. Les pieds de la statue si vous voulez. Ce n’est pas l’héritage d’après moi. Si c’était l’héritage alors nous n’aurions pas cette conversation. C’est autre chose, mais je ne sais pas à l’heure actuelle ce dont il s’agit. Néanmoins, je pense être dans le vrai en disant que pour chaque détail et chaque changement, il faudra s’appliquer à une longue préparation » Il croisa davantage les doigts.

« Il faut rôder le discourt, le préparer de sorte à ce qu’il puisse s’insinuer dans l’esprit, porter, là où il y a des faiblesses de confiance envers la façon de faire actuelle. Il faut pouvoir inspirer, il faut pouvoir faire imaginer vos idées, que les autres se les approprie et y pense eux-mêmes. Il faut que chaque pièce de discourt puisse être un outil et un levier pour la suite…. Survivre en est un parfait exemple » Il secoua la tête «Le pouvoir prend bien des formes. Il peut vous dégoûter, mais nous voyons la même chose je pense : vous voulez le pouvoir de changer les choses. Vous voulez le pouvoir d’offrir à votre peuple un futur dans lequel il serait autre chose qu’une vague ombre au fond d’une forêt, à se mourir » Son regard se fit acéré « Vous ne cherchez pas le pouvoir de la couronne en elle-même et vous ne cherchez surtout pas le pouvoir d’un plus grand confort. Oubliez le fait que vous ne souhaitez pas règner dans l’état actuel des choses, certains retournerons cela contre vous. Pensez uniquement à cette révolution. A vos objectifs. Ne faites plus mention de votre dégoût personnel. Cela ne servirait pas votre cause… » Il s’arrêta. Un silence pesant sembla un instant s’abattre sur le lieu avant qu’il n’esquisse son premier sourire « Cela dit je ne suis qu’un enfant. Non ? qu’est-ce que vous, vous en dites…. ? »»

Il avait eu nombre de choses à dire, et il les avait dites. Et s’il devait donner au moins un lambeau de crédit à Aegnor, alors sans doute était-ce celui de l’avoir écouté sans entrer dans la méprisante habitude de certains de le qualifier d’incapable car trop jeune. Oh certes il était jeune, mais ça ne l’empêchait pas d’user de sa cervelle et de réfléchir à de nombreux sujets… Ainsi, être pris au sérieux lui plaisait, même si il était vrai qu’après ce qu’il s’était échangé juste avant, il valait mieux ne pas avoir la bêtise de ne pas le prendre au sérieux. Il avait eu bien des choses à dire et en aurait certainement encore davantage dans le futur, on ne s’arrêtait pas d’un seul coup de réfléchir à un tel problème. Surtout lorsqu’il s’agissait d’un sujet motivant et qui méritait qu’il y essaya son intellect. Mais pour le moment ce n’était plus à lui qu’allait la parole mais bien à l’autre elfe. Qu’il écouta sans rien ajouter d’entrée de jeu. Sans doute avait-il quelque affect propre à sa filiation avec Artaher Terendul, qui le poussait à se montrer plus critique et pessimiste que les autres lorsqu’il s’agissait de juger le général elfique. C’était bien possible, très probable, même. Il était évident depuis longtemps qu’il ne s’entendait pas très bien avec lui et lui reprochait nombre de choses… De fait, avec les silences entre eux et l’éloignement moral, qui existait même si probablement ressentit d’autres façons selon les partis, cette mésentente subodorée s’était concrétisée. Il n’accordait pas beaucoup de respect à son père en tant que personne et encore moins à son rôle dans la société elfique même si il était utile. Que son père soit un homme intelligent était déjà soumis à questionnement de son point de vue… il n’était pas complètement stupide certes, mais de là à vanter sa vivacité d’esprit, il y avait tout de même un pas important. Et non seulement il doutait de cette si candide affirmation mais en plus de cela, il doutait foncièrement de ce que cela impliquait… Oh il aimerait bien que son paternel soit effectivement capable de changer et de prendre pleinement conscience que ses idées étaient dépassées, étriquées et dangereuses. Il aimerait bien pour Aegnor, parce que cela le servirait bien. Ce serait un bon miracle, qu’ils pourraient utiliser aux fins des changements qu’ils voulaient provoquer. Mais il doutait que ce soit réellement aussi simple que l’autre elfe le laissait entendre. Il voyait mal son père acceptant de changer. Déjà qu’il n’arrivait pas à accepter la valeur probable des humains alors que ceux-ci existaient près d’eux depuis longtemps… Ce n’était pas dans dix siècles qu’il allait devoir ouvrir les yeux mais tout de suite ! Enfin, Aegnor avait un autre impact que lui sur la bête de loyauté qu’était Artaher, peut-être y parviendrait-il lui…

Peut-être même devait-il l’utiliser pour faire changer son père, en vérité. Oui, ça serait également une bonne solution. A garder donc. Pour l’instant le principal était qu’effectivement, Aegnor envisage de le faire changer et ne le voit pas uniquement comme une arme brutale et physique. Il était brutal et physique, mais il était la lame. Aegnor était la main le maniant et c’était à lui de lui donner cette autre dimension. C’était par lui qu’il deviendrait plus… Une lame avait bien d’autres significations qu’un banal outil pour combattre pied à pied des ennemis dans un champ de bataille. Une lame pouvait signifier le confort de la sécurité ou la tension d’une menace, elle pouvait signifier bien d’autres choses encore pourvu qu’on use des codes de communications nécessaires et des idées nécessaires à cela. C’était fascinant que de savoir qu’on pouvait parfaitement manipuler l’opinion en jouant de levier préétablis… c’était à la fois effrayant et excitant, et il avouait que pouvoir en user correctement et à bon escient était une idée qui le comblait d’aise. Ce n’était pas forcément très différent de la politique en bien des sens. En fait, c’était de la politique. Mais la politique, fondamentalement et telle qu’on l’entendait et la comprenait, servait uniquement les causes égoïstes d’une certaine classe d’individus et de qui parvenait à en comprendre le fonctionnement. Ce qu’ils désiraient faire. Ce qu’il désirait faire, Aegnor avant tout, pas lui… ce que lui voulait était différent. Etait-ce une malversation rhétorique de l’expliquer ainsi ? Sans doute un peu mais pas au point de ne pas être acceptable et convenable si tant est que le mot soit juste. Il ne le satisfaisait pas lui-même cependant. Convenable était un mot piège. Mais ce n’était certes pas le moment d’y penser, il y avait autre chose sur le feu, dans l’immédiat. Au moins étaient-ils d’accord sur ce premier point : Artaher Tenrendul méritait utilisation, d’une manière ou d’une autre. Le tout était ensuite de faire suivre cette utilisation. Mais ça viendrait, il avait après tout déjà commencé… Il laissait le bénéfice du doute au futur sur ce sujet-là.

L’autre se disait préparé. Bon, un autre bon point… S’il savait et comprenait à quoi il s’exposait, alors tout allait bien. Il ne pouvait se lancer dans cette bataille sans savoir. S’il commettait une erreur aussi monumentale, il courrait à la catastrophe tête la première. Même en étant prêt et en sachant de quoi il retournait, ce serait sans doute difficile. Vivre le désamour était autre chose que de l’imaginer. Comme pour toute chose qui n’était pas agréable d’ailleurs… c’était donc, parfaitement, un soulagement que de le savoir prêt à endosser le rôle du ‘méchant’ pour permettre à son peuple d’avancer. Peut-être était-il un peu moins simplet et candide qu’il ne l’imaginait… ce n’était pas plus mal, il aurait besoin d’avoir les épaules solides. Son regard se fit plus inquisiteur alors que l’Evanaelle lui en livrait davantage sur son compte. Bien, au moins il lui faisait confiance. C’était bien également. Ça l’aiderait. Aegnor n’était pas le seul à ne le voir que comme un enfant, aussi passait-il inaperçu et n’était jamais inquiété par qui que ce soit. Un différend avec le conseil donc… pas étonnant en même temps mais qu’il l’explique, là c’était intéressant. Parce qu’encore une fois, ça façon d’interpréter et de présenter les choses dénotait les failles de ses pensées et sa façon de s’exprimer face à d’autres… une chose qu’il aurait à faire à l’avenir, si il devenait un jour souverain des elfes. La justice, la vengeance, étaient des philosophies difficile à manipuler et pleines de pièges… Mieux valait y faire attention. Il était heureux qu’il place tout cela au second plan, car le mettre en avant aurait été risqué. Le reste de son discourt lui plut bien davantage, le jeune elfe se satisfaisant de le voir prendre le bon chemin assez aisément. Le tout était qu’il le fasse instinctivement et surtout à chaque fois. Qu’il ne garde qu’une seule ligne de pensée et de parole qui le suivrait en permanence. Finalement, il eut un léger soupire. « L’idée est juste. Elle a besoin de nuance et de le céder à des considérations pratiques qui malheureusement empêcheront d’en atteindre l’utopie. Mais l’idée est juste »

Il lissa un pan de son manteau avec les doigts tout en poursuivant. « Une prise de conscience est nécessaire ça c’est certain. Une brutale d’ailleurs. Et il faudra très certainement discipliner les esprits. Tout se fait encore une fois en plusieurs phases. D’abord la prise de conscience, laissé les interrogations croître et se développer dans l’esprit du peuple, puis qu’elles fassent leur chemin et ensuite commencer à proposer une autre vision de l’avenir, plus apaisante et plus en accord avec les réalisations effectuées par la mentalité populaire. Quant à la conception finale du pouvoir tel que vous voulez le mettre en place… et bien, comme pour toutes choses, il faut simplement la travailler. Mais une méritocratie serait certainement bien plus utile que le système actuel. A condition bien entendu de mettre ce mérite à la portée de tous. Chaque individu présentera toujours une opinion qui l’arrange, personnellement, ou qui arrange une appartenance lui étant liée, qu’il s’agisse d’un groupe d’individus, d’une guilde, d’une profession… même les meilleurs ne voient aucunement l’ensemble d’un royaume avec tous ces mécanismes et complexités, parce que c’est impossible mais également parce que l’esprit et l’intérêt d’un seul n’est tout simplement pas capable de le faire. Ce que diront ces ‘meilleurs conseillers’ les arrangeront autant que les anciens, mais non seulement ils seront réellement capables dans de nombreux domaines, mais ils seront également issus de classes sociales n’ayant pas tant de problèmes d’ego que la noblesse actuelle. De là, il suffira de se servir de leurs avis pour en construire un autre, qui aura cette fois une vision globale. Celui du souverain, donc. Puiser dans un vivier riche n’est pas la même chose que mettre la main dans une fosse aux serpents » Il croisa de nouveau les bras.

« Penser aux clans est dépassé. Il faut unifier le peuple, penser comme une unité globale, dont la stratification sociale sera moins rigide et imperméable. Ce qui plait aux uns ne plait pas aux autres, et c’est ainsi de toutes les décisions. Un bon compromis laisse tout le monde mécontent. Il faut donner une nouvelle impulsion et un nouveau souffle à la société dans son ensemble. Les humains ne sont pas si mal. Ils ne sont pas parfaits, non bien entendu… mais c’est leur adaptabilité et leur vitesse que nous devons émuler. Et pas simplement pour notre bien sur le long terme même si c’est effectivement de cela dont il s’agit. Tout cela, vous le discuterez certainement en profondeur avec vos experts. Mais c’est effectivement une voie plus appréciable que le marasme actuel. Cela dit, le souci d’une méritocratie pour vous est autre… si, une fois tout cela mis en place, vos experts décident que vous n’êtes pas le mieux placer pour régner ? Vous, est-ce que ça vous arrangerait ? Peut-être, vous allez me le dire, je pense. Mais dans tous les cas, il s’agira de s’assurer à ce moment précis que, si vous ne voulez plus prendre la tête du pays… celui qui le fasse soit réellement dans votre droite ligne de pensées » Il s’arrêta un instant, penchant la tête puis l’interrogea subitement sur un autre terrain. « Dites-moi… consentiriez-vous à me parler un peu plus de ce fameux différent avec le conseil qui nous amène à cette conversation. Je pourrais bien y puiser d’autres idées, mais en contrepartie cela signifierait aussi que je m’attache à votre cause définitivement. Car si vous me le dites, cela doit rester entre nous et ne jamais ressortir sur la scène publique »

Quel était le cheminement de ses pensées, voilà bien quelque chose qu’il était intéressant de contempler. Lui-même pensait avant tout pratique et pragmatique dans cette volonté de changement. Tout comme il savait que les mœurs actuelles étaient biaisées et étriquées mais tellement ancrées dans la vie du peuple elfique qu’il serait très difficile de les dissiper, il savait également qu’un changement se devait effectivement de s’opérer pour le bien de la majorité. Pas de tous. Il n’était pas assez utopiste pour se dire que ces changements seraient bons pour tous. Ça n’était jamais le cas et l’action de l’Evanaelle ne dérogerait pas à cette règle. Non ils ne seraient pas bons pour tous et les premières victimes seraient les nobles, ce qui ne le dérangeait absolument pas. Si il y avait eu un quelconque moyen de supprimer définitivement la noblesse au profit des deux autres rangs de la strate sociale alors il l’aurait volontiers utilisé… mais hélas, la noblesse était utile à sa propre façon et servait aux deux autres, aussi était-il impossible de penser s’en défaire véritablement. Non il fallait simplement, à défaut de l’éliminer, lui ôter sa suprématie et le mettre à profit. Ce serait déjà particulièrement utile. Mais il était clair que les représentants de la noblesse, à moins d’être rééduqués, tenteraient toujours d’avoir plus d’ascendant que les autres sur l’autorité en place et sans une grande vigilance, ils y parviendraient. Oui il était pessimiste, mais mieux valait l’être et conserver les acquis qu’ils auraient alors. Amusant cela tout de même, voilà qu’il s’incluait dans l’entreprise avec un peu trop de facilité, comme si elle lui appartenait de la moindre façon. Amusant oui mais non positif, il valait mieux qu’il continue d’adopter une image neutre quels que soient les conseils qu’il pouvait offrir et les avis qu’il pouvait donner. Rester neutre lui serait plus profitable que de s’approprier le projet. Il attendrait de voir comment cette tête de bois le décrirait avant toute autre chose. Aegnor était du genre à faire le premier pas et à amorcer les choses qu’il en ait effectivement conscience ou non, autant jouer dessus et en profiter autant que possible.

Il le faisait même en l’instant, en lui dévoilant autant en si peu de mots. Peu oui, car c’était bien peu de choses en comparaison de ce qu’il devrait user en salive et en construction de discourt à l’avenir. C’était bien peu car il ne représentait pas une menace pour ses idées. Il était même en accord avec la grande majorité de ce qu’il pouvait dire et affirmer. Ce serait bien autre chose lorsqu’un adversaire détaillerait le moindre mot prononcé pour y trouver ses failles à exploiter… Mais rôder son discourt deviendrait vital un peu plus tard seulement, quoi qu’il pourrait volontairement le pousser pour voir ses réactions. Pour le moment, son véritable but était simplement de voir jusqu’où il pensait. Ce qui était déjà un bon début et lui apprenait amplement ce qu’il avait besoin de savoir sur ce gugus. Enfin, ce qu’il ne lui avait pas directement appris avec leur rencontre plutôt houleuse en ses débuts. « Je vois » dit-il simplement, sans la moindre trace de ressentit « Le vieux siège parce que votre tante l’a décidé. Je ne suis pas au fait de tout, dans cette histoire, mais êtes-vous bien certain que le conseil au complet a participer à quoi que ce soit qu’ait subit Galadrielle ? En avez-vous une preuve irréfutable, telle que personne ne puisse la mettre en doute ? Ou avez-vous déduis du reste que tout le conseil était impliqué ? Les conseillers sont des vautours, des charognards opportunistes, mais ils ne sont pas stupides non plus et destituer votre tante ne leur servait pas tant que cela en l’état. Galadrielle se laissait dépasser par ces individus, ils délayaient les décisions et bloquaient le processus et en cela obtenaient ce qu’ils voulaient. Fomenter un complot n’aurait alors servit à rien, c’était un risque inutile, non ? Mais dès l’instant où un ou plusieurs individus isolés ont enclenchés quelque chose qui pouvait leur servir, ou dégénérer… alors ils l’ont repris en main en tentant de le remettre en ordre et à leur profit »

Il fronça un instant, subtilement, les sourcils, avant que son visage retrouve son caractère lisse « Cela dit je m’avance peut-être beaucoup, je n’ai pas assez d’éléments en main pour déterminer un probable mouvement de leurs parts sur de simples conjonctions » Il lui décocha un regard acéré « Pourtant, ça aurait pu être pire que le vieil Eliwyr. Ce n’est pas le plus dangereux de tous et c’est certainement l’un des plus pragmatiques… Je n’aurais pas été aussi confiant si on avait placé quelqu’un comme Palardiel à sa place. Mais ce n’est pas étonnant non plus, le trône est une place dangereuse et instable, bien plus qu’un siège de conseillers. Leur choix a été autant effectué par Galadrielle que par eux effectivement, mais dans une volonté apparente de conserver la situation antérieur à quoi que ce soit qui ait été fomenté. En agréant au choix fait par Galadrielle, ils plaçaient un individu connaissant parfaitement leur monde sur la place d’autorité, mais également quelqu’un qui n’aurait pas la poigne de changer quoi que ce soit à leurs palabres. Certains conseillers ambitieux auraient bien pu se prétendre tyrans et seuls maîtres à bord une fois couronnés, prenant le pouvoir pour eux seuls ou favorisant un seul groupe plutôt qu’un échange de débats qu’ils préfèrent dans l’ensemble. Eliwyr ne les menace pas, et joue parfaitement son rôle dans la droite lignée de votre tante, sans en avoir le nom. Du moins, c’est comme cela que je l’interprète… »

Il ne partageait absolument pas la vision qu’avait l’Evanaelle de la situation et lui rendit un regard lisse le dénotant clairement, là, il n’était pas convaincu par ses paroles. Oh qu’il y ait encore des zones d’ombres, ça oui et c’était bien normal si il avait mis la charrue avant les bœufs comme disait les humains. Il n’avait jamais vraiment compris la logique de cette devise mais bon, ce qu’elle signifiait en revanche était fort vrai, il ne fallait pas sauter aux conclusions hors là, l’autre se tirait une flèche dans le pied en balayant certaines considérations qui auraient dû trouver importance à ses yeux. Si, savoir qui étaient les membres du conseil à l’origine du ce fameux complot était extrêmement important car cela permettrait non seulement de savoir quelle était l’ampleur des malversations mais également de tester la cohérence et l’unité de ses adversaires. Sans compter que cela pouvait apporter des arguments en sa faveur s’il s’y prenait correctement. Quels étaient les véritables comploteurs et qui avait pris la charrette en marche… oui cela importait effectivement, cela comptait même beaucoup. L’impact ne serait pas le même, en fonction de la personne, ni les motivations originelles. Il allait falloir qu’il s’implique plus qu’il ne l’avait cru… Si Aegnor ne voulait pas chercher, lui, le ferait. Il ne pouvait s’ingénier à convaincre l’autre à tous ses avis, il serait tout aussi efficace de prouver par lui-même qu’il avait raison. Et puis il ne pouvait pas se permettre de simplement attendre que l’autre prenne tous les risques même si ça aurait dû se passer ainsi. Oui, il allait devoir fouiner. Fort heureusement, il avait quelques amis qui seraient promptes à lui donner un petit coup de patte dans cette affaire. Ah qu’il était bon d’avoir un réseau, même à son âge. Il ne croyait pas davantage que ces individus fonctionnaient mentalement d’une autre façon qu’eux, c’était stupide que de le faire. Qui sait ce qui se passait dans leurs têtes ? Ah mais justement, il valait mieux savoir pour se tenir prêt et il valait toujours mieux avoir un coup d’avance sur ses adversaires, savoir les possibilités qui naîtraient dans leurs intellects en réponse à chaque action avancée sur l’énorme échiquier qu’était cet affrontement. Etait-ce vraiment l’avidité qui avait provoqué tout cela ? Il ne connaissait pas les détails et ne pouvait donc pleinement en juger. C’était plausible, certes, mais entre vérité et plausibilité… il y avait un gouffre énorme. Il agréait que le conseil avait profité de l’occasion, mais les motivations qui entouraient l’acte lui-même ne correspondaient pas. Ils n’étaient, eux, pas plausibles, pas dans l’environnement politique elfique… Oui mais alors quoi ? Très bonne question ça, qu’est-ce qui avait motivé tout ça… ?

« Prenez votre temps » répondit-il avec simplicité et sans détour « Je ne vous demande ni de me faire confiance ni ne vous force à me révéler quoi que ce soit. Quand vous déciderez de le faire, j’écouterais, jusque-là je resterais muet sur le peu que vous m’avez confié » Il ne doutait nullement qu’Aegnor lui dirait ce qu’il voulait savoir en particulier si il s’engageait auprès de lui, d’où la formulation. En attendant il n’avait aucun intérêt à le braquer de la moindre façon ou chercher à l’atteindre et lui faire cracher le morceau, il pouvait agir sans. En fait c’était même mieux si il agissait sans, simuler l’innocence ne serait que plus aisé ainsi. Il était toujours plus facile de manipuler une situation en la présentant sous un angle propice que de mentir. Ça il ne le savait que trop bien. Oh il n’avait pas de scrupule à mentir quand il le fallait mais c’était moins simple. Et puis socialement parlant il en demandait déjà énormément à l’autre jusque-là, il ne fallait pas non plus le pousser à bout et le traire comme un bovidé. Si il ne lui demandait pas de lui faire confiance là tout de suite il faudrait bien qu’il le fasse, à terme. A lui et à d’autres. Il avait tort en disant que la révolution des mœurs devait prendre place avant qu’apparaissent des individus capables de la représenter, il y en avait déjà et ils formeraient un noyau dur autours de lui. Pour avancer ce fameux projet. Le conseil se souciait de lui-même, c’était fort vrai… mais étaient-ils réellement coupables de mener les elfes à leur perte ? Pas tout à fait, c’était plus morbide encore que cela. Les elfes avançaient vers leur fin d’eux-mêmes, comme des grands. Le conseil lui entretenait l’état d’esprit. Sans doute la différence était-elle trop infime pour qu’Aegnor daigne la notifier… mais il avait tendance à penser que ne pas l’oublier serait de bon ton, dans le futur. Cela, il le garda pour lui sur l’instant, décidé à ne le ressortir qu’en temps voulu. Temps qui n’était pas encore venu. Ils ne devaient pas non plus se précipiter. Et puis la question qu’il lui posait était amusante, en un sens, même si il resta de marbre. De marbre, l’observant attentivement, pendant un long moment, laissant les minutes s’écouler avant qu’il ne se relève.

« Tenez, je vais faire le premier pas. C’est moi qui vais vous confier un petit secret m’appartenant. J’espère que vous saurez en faire bon usage» Il désigna les alentours puis concentra sa magie avec toute sa concentration, satisfait de voir que cela ne lui était pas trop difficile. Paumes en avant, il appela le sortilège vampirique brume des morts dans la clairière, un bref instant, avant de le dissiper. La dose d’énergie que cela lui demandait était assez importante et il se sentait du coup affamé. Mais au moins avait-il la satisfaction de voir que cela fonctionnait. Il posa son regard froid, une fois de plus, sur l’Evanaelle et reprit. « Je crois que ça parle de soi-même non ? J’ai appris seul, avec l’aide d’un livre que j’ai emprunté aux Baptistrels, un jour où je suis allé leurs rendre visite en compagnie de ma mère. Je n’ai révélé à personne que j’en étais capable même si cela me demande énormément d’énergie » Il s’installa de nouveau sur son siège improvisé pour soulager son corps soudainement éreinté mais sans quitter l’autre des yeux. « Et vous donc ? Comment voyez-vous les vampires ? Etes-vous aussi virulent que mon père ? »