Les rayons du soleil caressaient sa peau, comme autant de doigts délicats et discrets tentant de lui apporter une chaleur vitale mais qui l’avait pourtant déserté. Il avait froid. Il se sentait glacé et son corps élancé frémissait par instant, une onde frileuse qui traversait son corps, partant de sa poitrine et se répendant dans tout son être. Ce n’était qu’alors qu’il se décidait enfin à briser son immobilisme, se resserrant sur lui-même, bras autours du corps, refermant le long manteau de laine qu’il avait pris, ses longues jambes se rapprochant de lui pour un moment, imitant la position fœtale… Son regard lointain ne cillait pas, ourlé de cernes trahissant un état de fatigue avancé. Il ne dormait plus vraiment, depuis son expédition au sanctuaire du Néant, le repos n’apportait plus que d’immondes cauchemars, déformés par son esprit mais si criants, si réels, qu’il sentait encore la douleur et la terreur lorsqu’il s’éveillait, haletant et en sueur, le cœur tambourinant dans sa poitrine. Malgré le soutien de son frère, il ne pouvait s’empêcher de craindre la nuit… et pas uniquement la nuit, en réalité. Il était sur les nerfs, angoissé et inquiet en permanence, en part dans ces moments de vide et de désespoir intense, comme s’il perdait toute substance et n’était plus bon qu’à attendre l’inéluctable. Il n’avait plus goût à rien après cela, revivant les évènements de ce jour fatidique même en pleine lumière, ne pouvant tout simplement pas oublier et se défaire de ses souvenirs. Hanté… oui il était hanté, par l’atroce sensation d’impuissance, d’être lentement vidé d’énergie, par cette salle immense et cette atroce perle, par les mourants, entassés là comme une simple nourriture, par la promesse de la disparition des bois… Il n’y avait rien, dans ce qu’il avait vécu, qui n’était éclairé d’une once de bien. Rien n’allait, non, absolument pas. Dès qu’il ouvrait la bouche, il se sentait une douloureuse envie de vomir l’étreindre, aussi ne l’ouvrait-il que le strict minimum, que ce soit pour parler ou pour avaler un petit bout de feuille… encore que se nourrir soit devenu une infâme torture. Dès qu’il pensait à de la nourriture, même un beau et succulent fruit, il revoyait les longs boyaux visqueux de la perle, attachés aux nombrils de ses victimes… Et il n’avait alors plus faim du tout.

Il avait parfaitement conscience de la façon d’être du reste de la famille à son sujet, et en particulier des efforts de son jumeau pour tente d’enrayer cet engrenage vicieux… et il essayait, dracos, il essayait de s’y accrocher et de se battre mais ça ne servait à rien, il nageait dans un sable mouvant qui n’avait aucune intention de le relâcher. Mais la présence d’Aranël était un pilier sans lequel il aurait dépérit plus vite encore… et en cet instant, c’était encore plus limpide. Son frère l’avait laissé un moment, et dès qu’il avait disparu de sa vue, une langueur d’homme en perdition, de noyé en pleine agonie l’avait saisi. Il s’était installé là et ne bougeait qu’à peine, observant la rivière sans la voir, malgré tous les bons souvenirs conservés en ces lieux. Il observait le courant lent, l’eau scintillante et ne pouvait qu’entendre cette petite voix venimeuse en lui, qui chuchotait que tout cela disparaîtrait, ne pouvait qu’imaginer comment tout cela cesserait d’exister, emportant de même tout ce qui constituait son foyer. Et ça lui donnait envie de pleurer. Lui qui se jouait d’impassibilité, il avait envie de se rouler en boule dans l’herbe et de pleurer toutes les larmes de son corps. Il avait perdu toute notion du temps, plongé jusqu’au cou dans sa peine. Aussi lorsque son jumeau arriva, il manqua un battement de cœur et tourna son regard tourmenté vers lui. Qu’il ait réussit à sortir de la maison et à venir ici sans manquer de s’effondrer de peur en chemin avait été un miracle, mais il n’en dit rien… Il l’observa venir vers lui, sans un mot et baigna un instant dans l’intense soulagement de son retour, qui ne dura pas beaucoup. L’angoisse le saisi presque immédiatement et il eut envie de se blottir contre lui pour se dissimuler au reste du monde, certain que jamais Aranël ne l’abandonnerait. Il n’en fit rien, ne se relevant même pas. Il accueillit simplement la nouvelle d’un soupire de condamné. Pour autant et même si cela ne lui plaisait pas, il accepta simplement… Il était bon de ne pas avoir à émettre un son, Aranël savait, intuitivement, exactement ce qu’il pensait.

Cependant, à l’idée de prévenir le conseil, la lueur angoissée de son regard se mua en terreur pure. Il pinça les lèvres. Parler au conseil ? Lui-même ne le pourrait jamais. Et l’autre, le soldat, ne pouvait-il faire son travail ? Il fallait prévenir le conseil oui… mais lui ne le pourrait pas. Pas dans son état. Et il ne voulait pas l’entendre faire. Ce serait ancrer une fois de plus la réalité, et d’une toute autre façon encore. Néanmoins, il hocha faiblement la tête. Même si ce n’était pas lui, il fallait que quelqu’un les préviennent oui. Il se tourna ensuite vers Lisaë et dû s’y reprendre à trois fois avant d’articuler sans bouffées d’angoisse. « Mère ? »

Venir ? Pourquoi… Parler ? Pourquoi… Il ne bougea pas, l’observant toujours de son regard ternis et morne, statique. Il la voyait elle bien entendu, mais il voyait également au-delà d’elle, ce qu’elle serait devenue si elle avait eu affaire à la perle… il voyait sans voir, comment elle pourrait disparaître, absorbée par le Néant, si elle restait ici. Et l’idée le remplissait d’une crainte glacée. Silencieux, il pinça simplement les lèvres devant la demande… Il savait bien qu’Aranël était à ses côtés et le soutenait. Mais il n’avait pas envie de parler. Elle ne savait rien du tout, elle ne pouvait pas comprendre ce qu’il vivait et d’ailleurs il ne voulait pas qu’elle le sache, quand bien même ses mots faisaient monter une puissante amertume en lui, au milieu de l’angoisse permanente. Il ne bougea pas d’un centimètre, y compris lorsque la main de son jumeau vint reposer sur son épaule. Son regard passa finalement de sa mère à son frère, portant toujours la terrible empreinte de ce qui s’était imprimé sur sa rétine et dans son esprit. Etrangement les mots furent plus aisés, mais ce qu’ils apportaient n’était pas moins difficile… « Et que voudrais-tu donc que je dise, frère. Je n’ai aucun mot pour décrire cela. Et aucun mot ne rendrait justice à ce que je ressens » dit-il d’une voix plate, dépourvue de vie. Une voix monocorde et lasse. Non, il ne parlerait pas de ses sentiments. On lui en demandait déjà bien assez comme cela, ils n’avaient pas à le forcer, ni l’un ni l’autre… Et son frère le comprendrait bon grès mal grès. Il avait ressenti ce que lui avait ressenti. Lui demander de mettre des mots sur cela était impossible, parce qu’aucun mot ne pourrait jamais représenter ce qu’il ressentait vraiment. « Vous n’obtiendrez pas ce que vous espérez, parler ne servira à rien… » Ses mots lui paraissaient étranges, étranger, lointains et distants. « Parler ne changera pas ce qui va advenir. Parler n’y fera rien. C’est inévitable. Alors qu’elle importance, que je parle ou non… » Il bougea légèrement et les engloba de son regard. Pas assez fort, ou simplement pas assez déterminé pour s’écarter davantage, il les observa en même temps.

Il resta silencieux un long moment encore. L’envie de simplement les planter là le chatouilla mais il se sentait encore plus mal à l’idée de partir, que de rester. Il se força à continuer de parler. Le faire était plus facile une fois lancé. Un peu moins douloureux. «Je parlerais, puisque c’est ce que vous voulez. Mais ce sera la dernière fois. Je ne ferais pas cela une fois de plus » Il savait d’ors et déjà qu’il se heurterait à l’insistance de ces deux-là s’il refusait net et puis… Aranël ne lui demandait jamais rien et l’avait soutenu jusqu’ici. Il le ferait alors, pour lui… Même si le faire relever d’un abattoir. Etait-il rien de plus qu’un condamné sur la voix de l’exécution ? Mais il parla donc. Il était aussi agité que lorsqu’il avait parlé avec son frère la première fois, mais son agitation ne se traduisait pas de la même façon. Elle était plus viscérale encore, plus ancrée… plus résignée aussi… Il souffrait de son récit et cela se sentait, les mots s’écoulant comme des coups de fouets saccadés. Il ne s’attarda pas plus sur les détails que nécessaire, n’ayant pas envie de revivre davantage l’horrible voyage dans les boyaux du sanctuaire. A plusieurs moments, il se mit à trembler, se ramassant de nouveau sur lui-même et le regard hanté ne les voyant plus du tout. Il parla de tout, mais comme il l’avait annoncé, il ne fit aucun récit de ses propres sentiments. Non cela lui faisait trop mal, trop peur… Que voulaient-ils qu’il en dise de toute façon ? Qu’il avait été effrayé ? Ça ne correspondait pas à la réalité. Il n’avait aucun mot pour décrire l’odieuse terreur et la sensation de la mort qui le prenait lentement mais inéluctablement. A cette simple idée, il fit prit d’un très violent spasme et se mordit la lèvre jusqu’au sang sans s’en rendre compte, mâchant la chair comme il l’aurait fait d’une feuille comestible. Son regard tomba sur la terre et il se sentit étouffer d’un seul coup, se redressant d’un bond et manquant de retomber…

Il vacilla, haletant, oscillant sur le fil du rasoir. Il ne voulait pas voir s’incarner tout cela devant lui, pas une fois encore…. « Ara… »

Il sentait sa conscience vaciller au-dessus du gouffre de souvenirs effroyables qui menaçaient de le plonger dans l’un de ces cauchemars éveillés dont il ne parvenait à se tirer qu’avec difficulté. Pourtant l’appui ferme de son frère lui permit de garder les deux pieds sur terre et il tendit toutes ses perceptions sur Aranël… sa proximité, sa fermeté, sa chaleur… Ce soutient indéniable qu’il lui offrait en bataillant contre l’impuissance dont ils étaient tous deux victimes. Pas seul ? Non il n’était certes pas seul, et pourtant cela ne semblait pas suffire. Cela aurait dû suffire. Mais ce n’était pas le cas. Pas pour le moment. Ils n’y pouvaient rien, pas plus que lui-même. Pourtant même si cela ne l’aidait pas, il était reconnaissant qu’ils réitèrent l’affirmation et la porte à son attention… Ils ne pouvaient rien pour lui directement, volontairement. Mais ils pouvaient continuer de l’entourer, d’êtres, de vivre. Sans essayer de l’aider justement, sans porter encore et encore à son attention le fait qu’il n’aille pas bien du tout, chose qu’il faisait bien tout seul. Il voulait pouvoir se persuader qu’ils avaient un avenir, ailleurs, quelque part… Qu’ils vivraient quand même. Mais c’était si dur. A chaque fois qu’il tentait d’imaginer le futur, il voyait leur mort ou leur fin au travers des sanctuaires. Il resta un moment silencieux, enfoui contre son frère, blottit dans ses bras sans aucune volonté de s’extirper de sa poigne rassurante. Il observa sa mère avec intensité, les yeux légèrement écarquillés…. Puis passa à son frère, le détaillant tout autant, avec autant d’insistance. Il répondit finalement le premier, d’une voix toujours dure comme la pierre et la fatalité. « Oui. Nous allons les rejoindre. C’est la seule option que nous ayons » Il se redressa légèrement et soupira lourdement, vidant d’un coup ses poumons avant de poser la tête sur l’épaule de son frère, humant son parfum. Son regard parti dans le vague, épuisé et ternis…

« Je veux m’engager aussi. Si ce n’est sur le terrain, alors politiquement. Mais en tout cas je… » Il crispa un instant une main sur le tissu de la tunique de son jumeau, passant son regard de l’un à l’autre à nouveau, comme pour estimer leurs réactions, leur réceptivité. « Je veux apprendre à me battre. Je veux savoir me défendre efficacement, avec autre chose que de la magie… Je n’ai pas ta force, Aranël…. » Se tournant vers lui, il accrocha son regard. Tu es ma force. Il continua. « Mais je veux apprendre. Tu m’accompagneras n’est-ce pas ? » Les armes n’avaient jamais été son fort. Il n’était pas fait pour manier une épée ou une lance. Mais ce n’étaient pas les seules armes qui existaient et il en trouverait bien une qui lui soit agréable. Et il pourrait s’entraîner avec son frère. Mais le cœur du problème n’était pas là même s’il s’imaginait bien que Lisaë n’apprécierait peut-être pas sa demande. Elle n’apprécierait encore moins la suivante s’il avait vu juste, tant pis cependant…. Il devait l’énoncer à voix haute ou la laisser le consumer pour le reste de sa vie. « Il y a autre chose…. » Il fronça légèrement les sourcils en poursuivant. « L’être qui nous a… sauvé… il a dit… il a parlé du responsable de cette catastrophe. Il a dit qu’il irait le trouver » Un silence, puis il poursuivit plus avant. « Je veux le trouver moi aussi… je veux qu’il réponde de ses actes. Je veux qu’il paie pour tout ça. Pour la forêt, pour les morts, pour… tout… pour moi aussi… je veux qu’il me rende ce qu’il m’a pris » Son innocence, ses nuits, sa santé. Il voulait… non pas la justice, mais la vengeance.

Son regard se fit dur. « Il doit comparaitre devant un tribunal. Et si aucun ne veut le condamner, alors je le ferais, moi » Il n’était pas sanguinaire, mais le savoir mort l’aiderait bien plus que tous les récits du monde. Prenant la main d’Aranël et la serrant avec force, il se raidit, s’obligeant à chasser les ombres qui le torturaient. « Je sais que vous êtes là… et je vous en remercie. C’est la seule chose dont j’ai besoin. Je ne pourrais aller bien en restant ici, où toute chose me rappelle que, bientôt, la fin viendra. Il en sera certainement autrement, une fois dehors. Mais alors j’aurais encore besoin de vous… de votre soutient… » Il tendit la main qu’il avait encore libre et prit celle de sa mère également. « Je…. » Il sembla hésita un instant, l’angoisse palpitant toujours en lui, vive et terrible, mais elle n’était plus seule. Ils avaient voulu l’aider. S’il n’allait pas mieux, au moins sa flamme s’était-elle rallumée. Et étrangement, après avoir été tellement marqué par l’horreur de ce qu’il avait vu… il avait besoin de quelque chose de simple, de quelque chose dont il n’avait jamais ressenti vraiment le besoin auparavant. « Je vous aime…. » chuchota-t-il faiblement, un peu honteux et n’appréciant pas d’être ainsi, mais en ayant tout de même besoin. Il n’était encore qu’un jeune elfe après tout...