Le 10 juin de l'an V

La vie à Sandur était bien plus tranquille, calme et bien moins stressante que celle sous le règne de Vraorg. Et cela même dans une ville remplie de protégés, prompt à se battre à tout moment. Mais au moins, la future maman pouvait se reposer, se détendre un peu plus et surtout ne pas se sentir épier à tout instant. Et cela, la soulageait grandement, tout comme le fait de ne pas avoir à fuir, se protéger, se battre, et avoir la menace de rencontrer des vampires décrépis, un désert sans eau ou une nouvelle mort. Du moins pour le moment. Mais c'est tout à quoi Esmelda aspirait. Et pour cause. Depuis sa renaissance, sa fuite à dos de dragon dans la chaleur, son voyage en pays suceurs de sang, à rencontrer une dragonnière en colère, elle n'avait guère pu prendre soin d'elle, mais surtout de son enfant. Et c'était un miracle, que celui-ci se trouve toujours dans son ventre. Esmelda ne pouvait cesser de penser que Vie devait du coin de l’œil veiller sur elle et l'enfant. Et le bébé grandissait tout comme son ventre et il était bien vigoureux, prêt à venir les rejoindre. Même si Esmelda préférait qu'il attende encore un peu. Des bruits et des murmures de mouvements de troupes se faisaient entendre. Mais il paraissait que c'était le lot quasi quotidien de la vie de la ville de sable.

Esmelda avait aussi bien à faire avec ses cousins. Même si elle les avait convaincu de marcher côte à côté, il restait encore du travail à faire. Déjà qu'ils ne s'entre-tuent pas avant, même s'ils l'avaient promis. On connaissait les promesses. Surtout celle de Fabius. Mais là l'enjeu était de mise. Et pas n'importe lequel. Leur vie. Et elle savait qu'elle valeur son cousin apportait à la sienne, la sienne seulement et au pouvoir que celle-ci lui apporterait qu'elle pouvait lui faire confiance sur le fait de ne rien tenter. Pour Korentin, c'était autre chose. Et Esmelda pouvait que le comprendre. Mais il fallait être patient. Et son cousin adoré ne l'était absolument pas. Et surtout, il avait une liée qui elle n'avait rien à promettre à la jeune femme. Ce serait un autre point à aborder avec la dragonne d'émeuraude.

Pour l'heure, Esmelda devait apporter de quoi se sustenter à son amant vampirique. Et assez vite. Déjà qu'il était un peu sur les dents, sans jeux de mots, le faire patienter un peu plus serait une mauvaise idée. Lui aussi la patience n'était pas toujours de mise. Du moins, pas sur certains points. Et pas sur le fait de ne pas pouvoir sortir de la chambre qui leur avait été attribuée. Même s'il disait comprendre, accepter était bien plus difficile, surtout pour un vampire renégat qui a toujours été libre d'aller où il voulait, même sous la contrainte de Vraorg. Et être bien loin de lui, de sa vie d'hier devait revenir sans cesse à sa mémoire. Et Esmelda ne savait pas comment lui remonter un peu le moral. Même avec la présence bougeante de bébé.

La dragonnière entra dans la pièce où tournait le lion en cage.

« -Monsieur est servi. »

Dit-elle en posant le contenant sur une des tables en bois de la pièce.

« -J'espère que cela ira... ? »

Que dire de plus. La future mère alla se vautrer dans un siège. Traverser les couloirs était devenu une aventure et un exploit qui lui demandait bien des forces.

Liberté. Un mot que l'on disait précieux et qui, par bien des aspects, avait toujours tenu une place importante dans le coeur de l'ancien renégat., aussi mort pouvait-il être. Liberté d'aller et venir en toute sécurité, liberté de penser et d'exprimer des opinions dans le respect des autres, ou encore liberté d'aimer quiconque le coeur avait-il désigné sans craindre de clivage racial ou politique, voila autant de valeurs pour lesquelles il s'était battu. Une lutte sans merci qui bien souvent était passée bien près de le voir abandonner tant l'espoir semblait parfois devoir se faire une espèce en voie d'extinction. Et pourtant, aussi précaire la flamme avait-elle pu être ces dernières années, elle ne s'était jamais totalement éteinte. Ainsi, depuis la fin de la bataille qui avait vu le sacrifice de sa liée, Kylian avait-il pu finalement retrouver sa liberté. Au prix de sa vie, l'ancestrale écailleuse était en effet parvenue à briser les chaînes avec lesquelles Vraorg avait dirigé le couple des tempêtes au court de ces dernières années, les menant d'atrocité en atrocité telles les marionnettes qu'ils avaient été. Ces sordides souvenirs hanteraient longtemps la conscience du vampire, mais ils appartenaient désormais au passé et aujourd'hui, alors qu'il se tenait dans cette chambre située au détour d'un sinueux couloir de Fort-Espérance, il était libre. Libre de demeurer sagement enfermé entre quatre murs, libre d'attendre patiemment que ses crimes soient jugés, libre de ne pas savoir si on le considérait comme un ami ou comme un ennemi. Liberté surveillée lui avait-on dit, à l'instar d'un enfant condamné à demeurer dans sa chambre à la suite de quelque facétie. Cette image mentale lui tira un soupir résigné et pour cause, la liste de ses victimes était plutôt longue et il faudrait du temps pour que ses juges achèvent de déterminer qu'il n'était pas maître de ses actes et décisions au moment des faits. Si, bien sûr, ils en venaient un jour à cette conclusion.

Un nouveau soupir franchit ses lèvres, à l'instant même où un bruit de pas dans le couloir interpella son attention. En fine prédatrice qu'elle était, son ouïe exercée étudia rapidement le rythme de la foulée et la légèreté gracile du pas pour les associer au doux visage dont son esprit caressa le souvenir, de telle sorte que le captif identifia la future mère de son enfant bien avant même que la délicate silhouette de la princesse n'eut franchi la porte qui le coupait de l'extérieur. Tous les instincts du vampire rugirent aussitôt qu'elle eut posé un pas dans la pièce, attisant sa méfiance, bousculant ses souvenirs, écrasant ses réflexions. Plus immobile encore que ne l'aurait été une statue de pierre, Kylian observa silencieusement celle qui était venue déposer une sorte de jarre dont le contenu fut rapidement identifié par l'odorat vampirique du prisonnier.

« Ils te font jouer le rôle de servante à présent ? »

Le ton se voulait aussi calme et naturel que possible, mais en dépit des efforts qu'il avait consacré en ce sens, le timbre de sa voix avait quelque chose de faux. Sans esquisser le moindre geste en direction du repas qui lui avait été amené, Kylian musela la soif qui lui étreignait l'esprit pour se concentrer sur celle qu'il avait aimée... qu'il aimait ? Il ne savait plus trop. Il avait vu Esmelda mourir, il avait serré contre lui son corps inanimé, il avait pleuré son décès et ce deuil avait brisé ce qu'il avait été bien plus sûrement que la domination de Vraorg n'avait pu le faire. Pas un instant il n'avait imaginé que Merithyn aurait été capable de ressusciter la belle, et depuis qu'il avait été placé devant le fait accompli, il n'avait tout simplement pas encore eu le temps de vraiment prendre le temps de réaliser, de comprendre. La bataille, la mort de Skade, le désert, la forêt des vampires, la dragonnière sans dragon, ce fragment d'épée supposée pouvoir tuer Vraorg, puis le retour à Sandur et son arrestation, tout cela s'était enchaîné si vite. Pour ne pas sombrer dans la folie, son esprit s'était simplement détaché de ces considérations, il avait accepté les événements sans les questionner et la raison se disputait à présent ce déferlement d'inepties. Sans garantie aucune de l'emporter, d'ailleurs. Après tout, ne disait-on pas qu'un dragonnier sombrait dans la folie lorsque son dragon venait à être tué ? Plus méfiant qu'il n'aurait souhaité l'être, Kylian laissa son regard clair peser quelques instants sur la silhouette affalée dans un siège non loin de lui, incapable qu'il était alors de prendre une décision à son sujet. Et on lui demandait si cela irait ?

« Je ne sais pas ... »

C'était un peu trop lui demander à cet instant, car il ne parlait absolument pas du repas qui avait servi de prétexte à cette rencontre. A moins qu'il ne fut plus correct de parler de retrouvailles ?

« Je ... Je t'ai vue morte ... J'ai tenu ton corps dans mes bras ... J'ai entendu le silence de ton coeur ... et le sien ... »

Tandis qu'il avait prononcé les trois derniers mots, son regard avait glissé sur la forme arrondie du ventre de la belle.

« Pourtant tu es là, tu m'apportes de quoi me nourrir, tu me parles. Et lui est là aussi, plus vigoureux que jamais. Je devrais être comblé de joie, mais ... je n'y arrive pas. La plaie, la douleur sont toujours là. Palpables. »

Tout comme l'était la solitude qui étreignait son âme tourmentée.

« Je ne sais plus qui tu es ou qui je suis, je ne sais plus ce que je dois croire ou non, je ne sais plus si je dois me battre et si je le dois, je ne sais plus contre qui je dois lever mon épée... Je ne sais plus si je veux vivre ou mourir... »

Lentement, calquant le rythme de ses pas sur celui de ses mots, il s'approcha de la jeune femme. Lorsqu'il fut parvenu à sa hauteur, il s'accroupit devant elle, plongeant son regard dans le sien comme s'il espérait pouvoir y lire la réponse à toutes ses questions. Le vampire leva ensuite une main tremblante qu'il approcha avec douceur en direction du ventre rebondi, s'immobilisant un peu avant de ne serait-ce qu'effleurer le tissu de la robe qui le dissimulait à son regard, comme s'il craignait que le toucher eut pu le faire disparaître. Il ne leva pas même les yeux tandis qu'il risquait finalement la question qui le hantait :

« Tu ... Tu penses que je ... »

Il hésita. Suis fou ? Indubitablement, mais cela, on le lui répétait depuis de très nombreuses années déjà alors il n'y avait finalement que peu de surprise. Alors sans doute valait-il mieux changer un tant soit peu sa formulation :

« ... pourrais guérir un jour ? »

Retrouver goût en la vie et foi en l'avenir, par exemple.

La future mère haussa les épaules. Elle ne voyait en rien quelque chose de mal ou dégradant que de venir lui apporter un petit quelque chose. Les servantes avaient aussi bien d 'autres choses à faire et ici la vie n'était pas celle de Gloria au temps jadis voir même sous Vraorg. Elle s'en accommodait bien. De toute façon c'était ainsi un point c'est tout.

« -Je peux bien m'occuper de toi sans jouer les servantes pour autant. »

Esmelda ne pouvait que comprendre Kylian, du moins tenter de le faire. Il y avait de quoi être perdu et déboussolé. Mais à sa différence, la dragonnière était plutôt partisane de vivre le moment présent et le bonheur, la joie d'être en vie que de se concentrer sur sa mort passée. Pourquoi sombrer dans la mélancolie d'une chose qui au final se termine bien. Certes il y avait autour un contexte bien plus sordide que sa simple mort et une machination que Vraorg avait dû bien implanté dans le cerveau de son ancien maître des sombres lames. Elle lui faisait bien confiance en cela. Mais Kylian avait son propre ressenti, et Esmelda se devait de l'accompagner dans cette difficile période. Après tout, elle aurait peut être été dans le même cas que lui si leur rôle avait été inversé. Même si elle espérait ne jamais à le savoir.

« -Il te faudra du temps. Pour accepter ce que la vie et la mort ont pu te jouer comme tour. Mais oui, nous sommes là, vivants. »

Du moins pour le moment, car la tâche qui lui restait à faire de sa vie ne lui laissait que peu d'espoir quand à une fin heureuse. Aider Fabius a tué Vraorg, enceinte (ou pas de toutes les manières) n'était pas un simple vol dans les airs avec Cynoë. Mais pour l'heure il fallait juste garder son cousin en vie ce qui en soit été déjà bien difficile au vue du nombre de personnes qu'il avait trahi, à commencer par une dragonne aux crocs acérés.

Esmelda s'approcha de Kylian et de sa voix douce et rassurante, elle lui affirma :

« -Je suis toujours la même. Celle que tu as aimé hier. Avec la même force et volonté de combattre contre ceux qui brisent nos libertés, contre l'intolérance, la stupidité et l'ignorance. »

Et cela ne changera pas avant un bon moment. Du moins tant qu'elle se tiendrait debout à respirer. Peut être que morte aussi, si Mort lui redonne vie dans un corps qui accepte un brin la rébellion.

« - Tu le pourras si tu le veux. Si tu souhaites ne plus ressentir cet état et si tu veux retrouver qui tu es, pour quoi tu te bats et contre qui. Et je serai là pour ça, auprès de toi. Si tu le souhaites. »

Le plus important c'était d'y aller étape par étape. Un peu comme pour Cynoë. Privé tous deux de leur liberté à agir pour un autre et à commettre des exactions pour lesquelles ils luttaient et pensaient dans l'autre sens, il y avait de quoi devenir fou et s'y perdre. Mais avec de la volonté, du courage, de l'amour et de la patience, ils y arriveraient tous deux, Esmelda le savait au fond d'elle.

« -Tu iras à ta convenance. Sans pression. Il faut du temps pour parfois se retrouver. Mais je suis là maintenant et nous sommes libres, du moins plus enchaînés, il faut arriver à nous libérer des chaînes de ce passe qu'on nous a imposé.Il n'y a aucun livre, potion ou sort pour cela, juste du temps. »

Trois années. Il n'avait semblait-il pas fallu plus longtemps pour que les concepts même de liberté, de choix ou de volonté délibérée se fussent écartés de l'esprit de l'ancien commandant de la Sombre Garde. Trois années sous le règne de Vraorg, et voila qu'il oubliait qu'une personne pouvait simplement éprouver le désir de prendre soin d'une autre sans y être contrainte, sans en être le serviteur ou l'esclave. Esmelda lui avait apporté de quoi le sustenter non parce qu'elle y avait été obligée mais tout simplement parce qu'elle en avait éprouvé l'envie, et Kylian ne se sentit que plus ridicule encore de ne pas y avoir songé. La marque que Vraorg avait laissée sur son âme, et il ne parlait pas alors des malédictions dont le Blanc usait pour soumettre ses serviteurs à sa volonté, semblait plus profonde encore qu'il ne l'avait imaginée. Le vampire risqua un sourire mais ne parvint qu'à esquisser une grimace trop triste pour parvenir à tromper qui que ce fut :

« Vu la situation, ce serait plutôt à moi de m'occuper de toi, tu ne penses pas ? »

Et on ne pouvait pas dire qu'il avait remarquablement brillé dans ce domaine, mais comme la belle le lui fit rapidement remarquer, elle et celui qu'elle portait étaient là et bien là. C'était une seconde chance sur la vie, une revanche sur la mort que le couple devrait chérir pour que le petit coeur qui battait au sein du ventre de la jeune femme puisse battre encore pour de longues, très longues années. La détermination qu'affichait la princesse en évoquant leur lutte commune ne manqua d'ailleurs pas chasser la tristesse du visage du vampire, laissant cette fois un sourire sincère étirer ses lèvres. Il la retrouvait bien là et force était de constater que cette voix vibrante de révolte et de liberté lui avait manqué plus que de raison. Mais par les temps qui courraient, les plus sombres nuages n'étaient jamais très éloignés de ces trop rares coins de ciel bleu, et ces nuages dans l'esprit du vampire portaient les noms de colère, de trahison, de vengeance.

« Pour quoi et contre qui nous nous battons... c'est justement ce qui m'inquiète. J'ai peur qu'il n'y ait pas de bonne solution, que dans cette guerre que se livrent Vraorg et les Esprits, nous serons perdants quel que soit le gagnant. »

Et si par le passé, Lorenz Wintel ou les Alayiens avaient été les ennemis communs du couple, il semblait aujourd'hui plus difficile de désigner un ennemi particulier contre lequel s'unir. Avec des gestes lents et finement mesurés, Kylian se redressa et vint enlacer la jeune femme, glissant la main gauche autour de sa taille, il vint lui caresser le bas du dos, là où il savait que sous le tissu des vêtements se trouvait encore le symbole que portait la marcheuse de Vie. De son autre main, le vampire vint saisir la main tatouée de la belle, celle dont la peau avait été marquée par Mort. Il pouvait facilement lire dans le regard de la jeune femme que sa foi et sa confiance envers eux étaient demeurées intactes, peut-être même étaient-elles plus fortes encore qu'auparavant. Malheureusement, pour sa part, le vampire n'aurait pu en dire autant, que du contraire, et il redoutait les conséquences d'une telle division.

« Je ne crois plus que les Esprits soient aussi bons qu'on peut le prétendre, Esmelda. Ils sont égoïstes, malhonnêtes et injustes. Lorsque leur propre existence est mise en péril, ils n'hésitent pas à rompre leur soi-disant devoir de réserve et sacrifient les nôtres sur l'autel d'une guerre qui n'aurait pas dû nous concerner, mais où étaient-ils pendant que les guerres passées ravageaient Armanda ? Lorsque des vies innocentes étaient fauchées par centaines, par milliers ? Ils demeuraient bien à l'écart de nos problèmes et n'auraient pas levé le petit doigt pour nous. Ils ne valent pas mieux que Vraorg, ils sont même plus dangereux que lui car ils dissimulent leur responsabilité sous le couvert de bonnes intentions. »

Kylian caressa la marque de Mort avec une tendresse désabusée, soupirant sur son impuissance à en défaire celle qu'il aimait.

« Alors, à quoi bon nous libérer des chaînes de Vraorg si c'est pour tomber dans celles des Esprits ? Je les hais plus encore que je ne hais Vraorg, et... je ne suis pas sûr de souhaiter leur victoire... »

Alors peut-être ceux qui se proclamaient les Protégés avaient-ils eu raison de le considérer et le traiter comme un ennemi. En tout cas, le vampire n'était pas encore prêt à se déclarer leur allié, loin de là.