Il l’avait retrouvé. Il l’avait finalement retrouvé… Aurait-il été entièrement lui-même qu’une foule de sentiments, véritable crue furieuse, se serait abattue sur lui pour le plonger dans des affres contemplatives et douloureuses. Oh cela lui coûtait tout de même. Il sentait son cœur lourd, son esprit plus lourd encore. Mais le cœur de plomb remplissait parfaitement son office. Son émoi n’était qu’une expérience distante, qu’il observait avec une froideur presque détachée. Pourquoi n’avait-il pas eu cette idée plus tôt ? Il ne savait pas, il ne savait plus. Aucune importance, il l’avait eu à présent et s’en félicitait. Et il l’avait trouvé. Qu’en dire vraiment ? A quoi s’attendait-il ? Qu’attendait-il de cette rencontre ? De lui ? Il ne savait pas, mais il lui fallait l’effectuer. Il lui fallait le revoir, il se le devait…. S’il avait souffert, s’il s’était accroché à l’existence aussi farouchement, c’était en partie pour lui aussi. Pour pouvoir un jour abattre Vraorg… pour qu’un jour, ce petit espoir, dernier présent d’Edwyn, puisse fleurir et qu’il soit également là pour le voir. S’il avait continué d’exister même après avoir tout perdu… c’était pour servir cet espoir-là et ses frères dragonniers. Et retrouver Silarae. Il se devait de le revoir, cet empereur humain avec qui il s’était lié au-delà du raisonnable… Il devait constater. Ce que Vraorg et Morneflamme lui avait fait. Le voir de ses propres yeux, confronter l’immensité de son désespoir, de sa rage, avec ce qu’il était désormais.

Il devait savoir. Il le devait. Et pour ça, il avait traqué son groupe, sans guère de problèmes d’ailleurs, il lui avait suffi d’un chemin du cœur… où que Korentin ailles dans la Théocratie, il l’aurait retrouvé. Il sentait son cœur dans ses oreilles, un battement régulier, connu, unique d’une façon que seul un vampire aurait pu remarquer. Un battement qu’il connaissait par cœur. C’était de ces souvenirs physiques, primaires, qu’il avait réussi à sauver, là où la folie latente, rampante, avait manqué le destituer de tout ce qui avait constitué les instants chéris de son passé. Il s’en voulait encore, d’avoir oublié ce qui entourait Eliowir, de l’avoir cru son ennemi, un traître honni. Mais cette rancœur, dirigée vers lui-même, était purement pratique, raisonnée, pour le moment. La faute au cœur de plomb, une fois encore. Viendrait un temps où cela serait plus personnel et plus sentimental, alors, il souffrirait de nouveau. Mais qu’importait, car cela signifierait qu’en cet instant, il aurait atteint son but. Que les siens seraient en sécurité et le blanc défait. Oui seule cette joie-ci pourrait effacer le cœur de plomb, pensait-il. Des jours et des nuits durant, ces pensées en tête autant que la douleur de sa marque, il avait suivi le petit groupe jusqu’à les rejoindre. Il les savait sur le qui-vive, il savait qu’ils savaient… L’avaient-ils sentit ? Il n’était, certes, pas le plus discret des vampires….

Est-ce que cela avait de l’importance ? Plus maintenant. Ils y étaient enfin. L’instant de leurs retrouvailles. Il s’avança de nouveau, apparaissant à leur vue soudainement. Son émergence fut ponctuée par les cris des humains, non de peur, mais de guerre. Du moins était-ce ce que cela semblait. Aucun ne put le toucher. Leurs mouvements étaient lents, gauches, et il s’esquiva de quelques pas. Korentin s’en alla embrasser la roche, tandis qu’il repoussait sans sourciller les deux autres, comme il l’aurait fait d’une paire de chiots turbulents. Et alors qu’il se tournait de nouveau vers le couronné, celui-ci s’adressa à lui. Les paroles glissèrent comme de l’eau sur la roche, et il l’observa un bref instant, son regard couleur de lagon comme un puit béant vers la rage et la douleur qu’il retenait toujours, derrière les hauts murs de la magie qui avait bâillonné ses sentiments. Il y eut un lourd silence puis ses lèvres s’ourlèrent en une grimace d’un cynisme absolue et désabusé, dévoilant ses crocs un bref instant. La justice est un mot creux Korentin Kohan fut sa réponse à la pensée fugitive qu’il avait volée. Sa voix de pierre s’ourlait d’un quelque chose d’indéfinissable, de sourd et de profondément enfoui, comme si sa voix retenait des chœurs de rugissements rageurs ou de hurlement d’agonie.

La pression envahit la scène d’un seul coup, une pression lourde, magique, comme un étau broyeur. L’intolérable puissance de sa magie corrompue par la folie rampante qui le dévorait un peu plus chaque jour. Aucun des trois humains ne pouvait résister à son emprise. Il les empêcha tout simplement de quitter l’emplacement qu’ils occupaient. Ils pouvaient bouger sur cet endroit, ils pouvaient parler, penser… mais il leur serait totalement impossible de l’attaquer de nouveau. Puis, lentement, maintenant toujours cette redoutable pression, il avança vers celui qu’il était venu trouver, la douleur de sa marque pulsant dans tout son corps alors que son esprit était une cacophonie de pensées et de chuchotis fébriles et contraires, sans la moindre logique. Il s’arrêta tout près de lui, pas le moins du monde inquiété par son arme ou sa magie. Pas un instant il n’avait quitté son regard, le clouant et le perçant, ses orbes coupants comme des pierres vertes semblant vouloir creuser dans les prunelles mouchetées de son vis-à-vis. Ils n’étaient qu’à quelques centimètres l’un de l’autre, la haute et puissante silhouette de l’ancien éclipsant presque de la vue des deux autres leurs maîtres bien aimé.

Pendant un long instant, il l’observa simplement. Il était maigre et fatigué, de toute évidence… la fuite n’avait pas été plus tendre que l’emprisonnement. Puis, après ce long instant, il parla à nouveau, le ton plus vibrant, plus sauvage encore Je n’ai pas de maître Il lui fallut inspirer plusieurs fois pour juguler l’atroce douleur qui lui scia le corps, mais il y parvint, et se fut d’un murmure pressant qu’il poursuivit Je devais vous voir et vous parler… mais faites attention, ne me mentez pas… ne me… ne blasphémez pas, je n’aurai pas le choix que de vous châtier, je ne le désire pas… Korentin vous devez savoir… tant que j’ai encore la force de vous en parler, tant que je peux encore agir, alors ne vous perdez pas en bravades inutiles, ne me faites pas perdre mon temps il est trop précieux… Il déglutit difficilement, ferma un instant les yeux et s’empêcha de grimacer. Quand il les ré ouvrit, ses yeux brillaient d’une lueur presque démente Vous devez savoir

Il peina à réfréner un soupire agacé et dépité. Que Korentin ait perdu de sa bonhommie durant son emprisonnement était évident et il était fort mal loti pour le lui reprocher, mais… mais il ne s’était pas attendu à ce que sa capacité de réflexion soit amoindrie. En demandait-il trop ? Fort probable. Mais on lui en demandait beaucoup trop également et il n’avait pas la patience de tendre l’autre joue sans sourciller. Quand avait-il jamais menti ? Et depuis quand, quand une abomination mégalomane se prétendait votre maître devait-on se courber et accepter les chaînes ? Ce n’était pas parce qu’il était contraint qu’il avait un maître. Il n’en acceptait aucun, plus à présent. Auparavant, sans doute aurait-il pu se soumettre, choisir un dirigeant qui lui semblait prometteur, et le servir, mais à présent ? Non, à présent il ne pourrait plus jamais supporter de courber l’échine. La cangue magique qui lui alourdissait l’âme suffisait à l’éveil de plusieurs millénaires de dégoût profond… Il n’avait de choix que de la supporter, mais exécrait chaque seconde de cette infamie. Avait-il plié, cet empereur rebelle, quand Vraorg l’avait défait ? Non, et pourtant il avait porté les fers. Qu’on ne vienne pas, alors, clamer qu’il mentait. Ou qu’on ne clame pas tenir à la justice quand on l’emplissait d’un fiel pire que celui de Vraorg. Car Korentin n’avait pas l’excuse d’une parfaite ignominie, si tant est qu’une telle excuse soit acceptable.

Ne confondez pas dureté et stupidité siffla-t-il à l’inutile provocation. Voulait-il donc mourir, ce paltoquet ? C’était cela sa conception de sa si parfaite justice ? Mourir en abandonnant sa liée, son peuple ? Pouvait-il être devenu aussi vain ? Une amère déception vint l’emplir à ce questionnement. Si c’était le cas alors même les siens, ses précieux frères dragonniers, étaient à présent souillés. Il ne fallait pas que cela se produise. Ce serait certainement le coup de trop pour lui. Si même ses frères sombraient alors… Non. Il ne devait pas y penser. Et il ne devait en aucun cas tomber aussi bas que cet être-là. Si véritablement Korentin Kohan se perdait et oubliait jusqu’à la signification des termes qu’il employait, et chérissait, alors il se devait de le remettre dans le droit chemin. Il le relèverait, une fois encore. Edwyn les avait laissés à sa charge après tout. Qu’il souffre lui-même ne devait pas lui faire perdre cela de vue. Tant pis s’il devait essuyer l’attitude puéril de chacun d’entre eux. Il n’agissait pas, et n’avait jamais agi, avec le regard des autres comme motivation. Il agissait, et avait toujours agit, parce qu’il le devait. Et ce serait encore le cas, cette fois… Croyez-vous que je sois le seul à vous suivre ? Je me suis arrangé pour retarder vos poursuivants… mais je ne pourrais le faire indéfiniment

Il secoua légèrement la tête Si je suis venu c’est que je le devais. Si je désirais votre mort ou votre capture j’aurais déjà agi et j’aurais vaincu Aucun d’eux n’était assez fort, assez puissant pour n’être ne serait-ce qu’un vague souci pour lui. Il pouvait les broyer n’importe quand… mais ce n’était pas cela qu’il désirait faire, bien au contraire. Jamais il n’avait eu de sentiment homicide à l’encontre de cet homme. Il avait toujours voulu le protéger, bien au contraire. Il inspira profondément pour calmer son émoi et sa douleur, s’en détacher… puis, s’apaisant de force, le regarda une fois de plus. Lentement, il chercha le lien qui existait entre eux, qu’il savait présent, comme il avait instinctivement saisit celui qui le liait avec Edwyn. Il le ressentait oui, il était là… clair et pur, rayonnant même. Un phare dans sa nuit. Magnifique création qui, un bref instant, l’ému aux larmes. Intérieurement, il remercia Edwyn d’avoir fait naître pareille merveille. Si perfection avait un nom, ce serait certainement celui-ci oui… Et il voulait tant que cette perfection se répande, domine. Elle en avait le pouvoir, et il lui en pensait le devoir également. Que les dragonniers prospèrent et qu’ils écrasent ces viles et inutiles querelles d’un autre âge.

Il s’immergea progressivement, lentement, dans ce lien, le remontant comme une rivière, vers l’être énergétique que constituait Korentin. Combien de temps cela lui demanda ? Il ne le savait pas, mais ça n’avait guère d’importance. Bientôt, il rejoignit son esprit et l’effleura d’une caresse bien plus délicate, bien plus harmonieuse et agréable que la dernière fois, lorsqu’il avait usé du maléfique pouvoir légué par le Double Royal. C’était une pulsation rythmée, en parfaite cohésion avec l’esprit qui l’accueillait quoi qu’encore hésitante. L’humain supporterait-il le contact ? Le supporterait-il lui ? Avec application, il tâcha de ne pas communiquer la douleur abominable qu’il ressentait, ne désirant pas le rendre fou. Avec d’infinies précautions, il tenta de trouver ses marques dans cette nouvelle facette de la télépathie qu’il avait eu bien du mal à maîtriser… Vous devez savoir la vérité souffla son esprit, enfin, après ces premiers tâtonnements. Il devait lui communiquer sa mémoire. C’était là un procédé extrêmement délicat et dangereux, il le savait, mais n’avait guère le choix que de réussir. Ils n’auraient jamais le temps de tout échanger, par des moyens conventionnels.

Edwyn avait fait de même avec lui, mais il n’était pas Edwyn et craignait de briser quelque chose au plus profond de Korentin par ce don. Néanmoins, il lui fallait essayer. Aussi décida-t-il de se laisser guider par le lien qu’ils partageaient. Cette magie ne pouvait faillir et elle était la meilleure aide qu’il possédait. La seule chose que Vraorg n’avait pas touchée en lui, n’avait pas souillé. Et enfin, avec cette même lenteur, il sentit qu’il parvenait à transmettre ce qu’il désirait. Encouragé par la découverte, il fit d’abord part de la rencontre avec Edwyn sur le bord du lac noir, puis fit suivre à l’humain le chemin qui s’enfonçait dans les entrailles de la terre, sa rencontre avec Elewyn et les révélations de celle-ci, sa demande… non sa supplique, qu’il mette un terme à sa vie et son acceptation, à contre cœur, pour la délivrer de Vraorg et lui éviter un sort plus funeste encore. Il lui montra également la perle et le poids du devoir qu’il avait reçu, puis sa course contre le temps, le passage des épreuves et enfin, ce terrible instant, au cœur du monde.

Il lui montra la fin d’Edwyn, et la libération de Vraorg, il lui montra les menaces lancées par le blanc autant que l’espoir frêle mais bien présent offert avec les derniers mots du Tarenth. Il lui montra la soumission des marcheurs et son propre destin. Ici, ses pensées se tordirent un bref instant, sombres et glaciales de désespoir et de deuil. Mais il poursuivit, contraint de se concentrer plus encore cette fois-ci et la suite perdit quelque peu de sa logique alors que les images se laçaient de ressentis, et que les pensées se faisaient chaotique sous la férule de Vraorg. Il lui montra les marques, il lui montra le sort de sa cousine, et de Gloria… il lui montra les soumissions, en particulier celles que le dragon avait porté à sa connaissance pour le torturer en lui montrant l’abandon de tout ceux qu’il chérissait. Il lui montra la construction de la théocratie, et son propre combat, en silence, ses nombreuses tentatives pour contourner la marque qu’on lui avait imposée, et les contraintes magiques venues alourdir son sort à chaque échec. Les tortures que Vraorg avait pu inventer pour le briser, briser son honneur, briser ses valeurs, tout ce qui faisait son identité, l’une après l’autre, jusqu’à ce qui ne lui reste de volonté de vivre que pour cette lueur laissée par Edwyn, qui écartait à peine les voiles de la folie latente l’engloutissant lentement…

Tout ce qu’il put lui montrer, de son histoire, et de la théocratie de façon plus entière, il le fit. Chaque fois qu’il touchait à un sujet se faisant trop précis et sensible, une douleur sciait jusqu’à son esprit, se répercutant dans celui de son réceptacle, et pourtant il continuait jusqu’à ne plus pouvoir. Alors il s’arracha à lui, haletant, la tête lui tournant tant il avait l’impression qu’il allait exploser. Alors ils revinrent tous deux au moment présent, et il recula d’un pas, tentant de retrouver de sa stabilité. Maintenant… vous savez parvint-il à formuler après un long instant. Ne vous perdez plus en enfantillages, il n’est plus temps de convenir à votre vision du monde. Elle a éclatée, elles ont toutes éclatées, celles que nous possédions tous. Maintenant vous savez… à vous d’agir Il se détourna de lui, l’angoisse glaçante d’avoir été rattrapé le saisissant soudain. Peut-être devrait-il partir immédiatement… Oui, ce serait plus sûr.

L’appel le figea sur place, alors qu’il esquissait le geste d’un départ nécessaire. Attendre ? Pourquoi donc ? Son instinct lui commandait désormais de s’éloigner, mais il ne pouvait pas ignorer la demande. Il ne le pouvait pas, autant parce qu’il se refusait à l’ignorer que parce qu’il en avait coûté à Korentin de l’émettre et il le ressentait. Oui, il ressentait cela, de façon confuse et lointaine… c’était beaucoup plus clair que ce qui l’avait habité, ce qui l’habitait encore, les émotions intenses de vide et de colère. Celles-là, l’ancien les ressentait avec une netteté presque cruelle, et brûlait de l’en soulager sans pouvoir rien y faire. Oui, il ressentait… Il ressentait l’humain, à tout instant désormais, en permanence, dans le coin de son esprit, comme il avait toujours ressentit Silarae avant qu’on ne le sépare d’elle. Il ressentait son esprit et sa présence, et il ressentait son état, physique comme mental… Un instant, il resta interdit devant ce qu’il avait éveillé, bien trop conscient de ce que cela représentait, même s’il n’en comprenait pas totalement l’origine, et encore moins la portée exacte. Cela faisait partie des souvenirs transmis par Edwyn… la conscience unique, et la télépathie… Il ne pensait pas réussir de façon aussi flagrante, mais tant mieux, en un sens c’était apaisant. Quoi qu’il se passe il pourrait garder un œil sur Korentin.

Se tournant lentement vers lui, une fois de plus, il nota distraitement qu’il avait levé le sortilège qui bloquait le dragonnier, mais non celui qui pesait sur ses deux gardes. Ce n’était, toutefois, pas une mauvaise chose, car il ne savait pas encore s’ils mettraient bas les armes et il n’avait pas envie de les expédier auprès de Mort pour rien. Et la question lui sortit totalement de l’esprit lorsque Korentin formula son interrogation, le surprenant. Il s’était attendu à des questions, qui auraient été plus que naturelle lorsque l’on venait d’être touché par un autre esprit et que l’on se voyait soudain relier magiquement à quelqu’un sans savoir comment, et encore davantage quand le quelqu’un en question vous enfoncez des images et des souvenirs dans le crâne en lieu et place de discourt. Pourtant, c’était un tout autre sujet qu’il abordait… et il s’en trouva ému, et extrêmement gêné. Jamais il n’avait vraiment eu besoin d’aide, et il ne comptait pas Silarae comme une aide puisqu’elle était lui, ni Edwyn qui avait été… Mieux valait ne pas y penser. Et ils étaient rares ceux qui avaient jamais voulu l’aider. En vérité, Korentin était sans doute le second à le faire, après Eliowir. Mais là encore, ce n’était pas la même chose… Et, oui, cela l’émouvait.

Pourtant, au-delà de cette étrange émotion, il ne savait que répondre. Que pouvait-il donc dire ? Et d’ailleurs il n’en eut pas l’occasion que Korentin poursuivait, et la supplication lui serra le cœur douloureusement. Mais plus encore que l’émotion ressentie par l’humain, il souffrit de l’impossible de cette demande… Une vague de profonde lassitude, de langueur absolue, et de désir vibrant le traversa, se rependant, sans qu’il parvienne à la juguler, dans l’esprit de l’autre dragonnier. Il aurait tant voulu pouvoir accepter ! Il aurait tant voulu le suivre, quitter Vraorg et la théocratie ! C’était son plus cher désir… prendre Eliowir, et partir, s’enfuir et retrouver sa dragonne, et retrouver le peu d’individus proches qui lui restaient. Tous dragonniers, en dehors de son fils. Oui il aurait voulu pouvoir le suivre, venir avec lui… Les Esprits pourraient-ils lui venir en aide ? Le voudraient-ils ? Peut-être, peut-être pas… il n’avait guère à perdre, hélas sa marque le contraignait. Comment pourrait-il seulement faire pour la contourner ? Leur lien vibra, plein de toutes ses pensées et de ses émotions jugulées par le poison qu’il avait ingéré volontairement. Il ferma un instant les yeux, incapable pour autant de rejeter la demande formulée par son pair…

Le silence se poursuivit au-delà de ses remerciements, et il ouvrit finalement les yeux et esquissa un sourire fatigué, le premier depuis longtemps. Oui fit-il simplement. Oui, il aurait agit, mais pas comme il le fallait. C’était… il avait réussi. Enfin, il avait pu accomplir son devoir et sa promesse envers Edwyn, en guidant ses frères sur le bon chemin. La constatation lui rendit un peu de sa force et de sa détermination. Observant à nouveau Korentin, gravement, il entrevit peut-être une solution… Il ne savait pas si ça fonctionnerait, il n’avait aucune certitudes, mais peut-être… Je ne peux vous suivre, la cangue qui pèse sur moi me l’interdit mais… je peux vous… poursuivre Il ne doutait pas un instant que son compère comprendrait, liés comme ils l’étaient, et son esprit si proche du sien, il ne pouvait qu’avoir entrevue ce à quoi il pensait. Il ne pouvait les laisser s’échapper, mais il pouvait continuer de les traquer jusqu’à la barrière. Le tout serait cependant que les protégés parviennent à trouver comme le maîtriser à ce moment-là. C’était un pari complètement fou, sachant que seul Lorenz le dépassait en terme de puissance magique mais après tout Korentin avait raison, il y avait les Esprits !

Leurs regards se croisèrent de nouveau, et il relâcha l’emprise qu’il avait sur les deux autres humains qui, cette fois, ne l’attaquerait pas. Et il attendit, attendit de savoir ce que Korentin déciderait. Un pari risqué, il n’était pas même certain de parvenir au résultat voulu et il ne le lui cachait nullement, il y avait de gros risques… mais ça en valait la peine, le jeu en valait la chandelle. S’il parvenait à le suivre sans que sa marque ne le bride, si les Esprits acceptaient de l’aider… Il sentait de nouveau la douleur monter en lui, alors qu’il émettait l’idée de cette trahison, et il la jugula de son mieux afin qu’elle ne vienne pas frapper trop durement Korentin. La vivre ne le détruisait plus autant, quand soudain, il avait peut-être un moyen supplémentaire de s’en sortir. Et s’il s’en sortait, il prendrait Eliowir avec lui.

Ses yeux brillèrent un bref instant en réponse à l’affirmation de l’humain. Il était satisfait que celui-ci s’engage dans son plan, car c’était là une solution toute trouvée à presque tous leurs ennuis. Oh il n’était certes pas dit que d’autres ennuis ne viennent pas les cueillir évidemment mais ça n’avait aucune importance. De toute façon, dans un monde pareil, il fallait être terriblement naïf, ou complètement stupide, pour espérer éviter les ennuis et vivre paisiblement… surtout quand on s’appelait Achroma ou Korentin. L’un comme l’autre, ils avaient tout de même une nette tendance à tomber dans les pires bourbiers de l’existence, et à traverser tous les ronciers de ce continent. Oui, il y aurait certainement d’autres épreuves, prévues ou imprévues, mais ils parviendraient à leur but commun… ils parviendraient jusqu’au protectorat Voilà qui tombe fort bien, car voyez-vous, je suis plutôt mauvais coureur… Et il n’avait pas pris de monture exprès pour pouvoir se faire distancé, même avant de concevoir cette ébauche de plan. Un faible sentiment de nostalgie monta en lui, jugulé par le cœur de plomb. Cet humain lui avait décidément manqué. Une fois encore, il semblait que, près de lui, son âge ne se faisait plus tant sentir. Peut-être… peut-être que c’était cela, la réponse à son malheur. Si des individus comme Vanaël l’avaient trahit, c’était parce qu’ils n’étaient pas réellement proches, pas de cette manière, cette pure manière… Eliowir était son fils, il était l’exception, mais en dehors de lui, sans était-ce qu’il ne pouvait réellement se détendre qu’en présence de ses frères dragonniers, seuls à mériter sa confiance.

En le sentant tâtonner vers lui, il lui facilita la tâche en sollicitant le lien. Lorsqu’il reprit la parole, l’expression du vampire s’adoucit à son tour Je ne demande nulle sécurité Non, il ne demandait même pas qu’on puisse l’absoudre des crimes que Vraorg l’avait obligé à commettre. Tout ce qu’il demandait c’était la liberté, pouvoir l’accompagner et retrouver les siens… et sa dragonne. Pouvoir enfin combattre dans le camp qui était le sien. Il devait accomplir son devoir, même face à la menace. Et puis, Korentin devait bien l’avoir compris… il n’y avait rien de pire que cette servitude forcée et honteuse. Non, tout n’irait certainement pas bien, mais au moins aurait-il choisit ce sort-là, cette fois. Et il le porterait avec plus de paix, si ce n’était de fierté. Serait-il jamais capable d’être de nouveau fier ? Il ne le savait pas, mais en doutait quelque peu. Il était descendu trop bas. Tant pis, ce ne serait qu’un petit sacrifice, vite compensé. Il était prêt à l’accomplir, pour eux, pour la Caste. Il n’avait pas besoin de fierté. Ils seraient sa fierté. Ils seraient son accomplissement, désormais, et il vivrait, par procuration, chacun de leurs coups d’éclats. Pour l’instant, ce destin le satisfaisait, et si cela changeait dans le futur, alors cela changerait… Pourtant, malgré tout, il voulait croire à cette possible liberté. Oui, il voulait y croire, autant qu’Eliowir y croyait. Mettant cela de côté, il refit surface hors de ses pensées.

Esmelda…. Il s'interrompit aussitôt, le sujet étant d'autant plus délicat qu'il était l'une de ses plus grandes hontes. Il avait offert, un jour, à la princesse d'être son bouclier-lige. Et il avait échoué dans cette mission. Il n'avait pas pu la protéger. En outre, que Korentin n'ait pas perçu assez clairement les images qu'il avait pu montrer d'elle lui indiquait qu'il lui faudrait encore beaucoup de travail pour réellement maîtriser le lien des dragonniers. Finalement, il reprit, avec lenteur. Esmelda est confinée à Gloria, avec Wallam… Elle sert de familier à Vraorg. Un… animal de compagnie, pourrait-on dire. Une otage, surtout, pour tenir Wallam en laisse… Il n'avait pu s'empêcher de prononcer le nom du commandant de la sombre garde avec un certain dégoût, le souvenir de son abjecte soumission et de ce qu'elle avait entraîné encore trop frais dans sa mémoire. Wallam… ce chien qui se prétendait rebelle. Il avait suffi de menacer Esmelda pour qu'il se transforme en outil bien dressé. Pitoyable. Pathétique ! Oh certes, il comprenait parfaitement que la sûreté d'Esmelda était en jeu, et il doutait que Vraorg hésiterait à la tuer. Mais ce dont il était aussi certain, c'est que, comme lui, elle aurait préféré mourir plutôt que d'être un levier de chantage.

Et on pourrait toujours lui arguer que si elle était morte il aurait également manqué à son devoir, mais mieux valait être libre auprès de Mort qu'asservi dans la Vie. Cynoë, son lié, est sous le joug de Vraorg également. D'après ce que j'ai pu en voir, Vraorg possède la même capacité à commander aux dragons qu'Edwyn… Il savait également, vaguement, que la magie du lien renfermait quelque chose de semblable, mais il n'en fit pas part. C'était l'un de ces pouvoirs qu'il hésiterait sans doute beaucoup à dévoiler aux autres. Il pouvait sans doute être utile, mais cela lui répugnait. J'ai pu discuter avec elle à… quelques reprises, mais je crains que mon état, à ces moment-là, ne m'ait pas permis beaucoup de libertés. Elle passe beaucoup de son temps à tenter d'aider la population Glorienne… C'était bien sa princesse, ça. Elle n'aurait pas laissé tomber les siens pour tout l'or du monde. Mais c'était aussi pour cela qu'il la respectait autant. Il estimait son combat voué à l'échec dans de telles circonstances, mais ne l'estimait pas moins. Comme il l'avait dit un jour, elle ferait une merveilleuse impératrice… pour peur qu'elle n'eut pas été dragonnière évidemment.

Or, elle l'était. Et comme il avait estimé qu'un presque immortel ne pouvait réellement diriger des mortels, elle ne se trouvait plus être, à ses yeux, candidate au trône, si Vraorg était renversé. Il y aurait sans doute beaucoup à faire pour rétablir la paix sur le continent, et ils en étaient si loin qu'il valait mieux ne pas émettre d'hypothèses pour le moment. Je n'ai guère de nouvelles, mais je sais qu'ils sont membres du protectorat. Ils ont aidé ceux des rebelles qui avaient pu s'échapper à Aigue et les ont conduits avec eux jusque dans le désert. Je suppose qu'ils mettent leurs talents au service des Esprits, à défaut de pouvoir me soutenir moi… c'est ce que j'aurais voulu d'eux, ils le savaient… Quelque chose, dans le ton de sa voix, prouvait qu'un 'eux' aurait très bien pu se loger à la chute de sa phrase. Oui, eux avaient parfaitement sut ce qu'il attendait. Aucun ne s'était livré, aucun n'avait trahit. Il était presque certain que, même sans lui, ils auraient agis ainsi. Aucun n'était du genre à plier le genou devant une abomination écailleuse et dégénérée. Et tant pis pour la douleur qu'il ressentait, c'était bien la vérité ! Se calmant, il ne put qu'adresser un remerciement de plus à ses compagnons d'armes pour avoir prêté leurs forces à l'opposition.

Je sais également que des vampires les ont rejoint qui ne faisait pas partie de mes partisans d'il y a trois ans. Des défections, de l'armée de Vraorg. Je ne vois pas qui d'autre aurait pu les inciter à retourner leurs vestes. Quant aux dragonniers… Car après tout, ils étaient les siens également, à présent En dehors de moi-même, d'Esmelda et de Wallam… un seul a été obligé de rejoindre Vraorg. Mon ancien élève, Kedrildan. Il est aussi 'heureux' que moi de sa situation... Et c'était à peu près tout. Alerte, il jeta de nouveaux regards vers le chemin, et le lointain. Non, les autres ne semblaient pas encore l'avoir rattrapé… fort heureusement d'ailleurs. Peut-être allaient-ils avoir l'opportunité de poursuivre quelque peu, même si cela s'avérait un danger. Par souci de sûreté cependant il en fit part à Korentin. Si vous avez d'autres questions capitales sur l'instant, posez les moi, sinon, je pense qu'il serait de bon ton que vous repreniez la route… Je vais devoir m'occuper d'envoyer vos autres poursuivants ailleurs, cela vous laissera un peu d'avance supplémentaire sur moi