Ce soir-là, le diamant qui ornait habituellement le ciel nocturne des Armandéens avait pris des teintes saphir. Nul nuage n'osait entraver les rayons immaculés que la Lune jetait sur les plaines. En contrebas, un homme luttait contre la bise fraîche des plaines, emmitouflé dans sa cape, pour se frayait un chemin dans les hautes herbes. Il appuyait sa marche avec un vieux bâton en érable, cependant que le vent couchait les plantes qui se hissaient à ses pieds, comme pour l'encourager à avancer. L'Esprit récompensait-il son abnégation ? Il l'ignorait ; il n'en avait que faire. Les événements de la veille tournaient dans sa tête. Quelle était donc cette horrible chose qu'il avait vue avant de se faire assommer par la foule ?

Edvard soupira puis leva ses perles bleues vers le Saphir qui éclairait son chemin. Un soudain élancement l'obligea à incliner la tête aussitôt. L'enwr n'était revenu à lui qu'en fin de matinée, et la douleur maintenait un battement régulier contre sa boîte crânienne. À son réveil, un de ses frères lui fit le récit de la tempête qui avait ravagé Aigue-Royale. La bataille fut si longue et éprouvante pour tous que les médecins se retrouvèrent vite submergés de sang. Edvard pouvait le concevoir : dans ses souvenirs, les Alayiens achevaient les infirmes, ce qui engendra une panique générale. Il ne put donc y avoir qu'un massacre. Et cette chose… cette chose, qu'était-elle donc ? On ne sut lui répondre. Il tressaillit, essayant de chasser son épouvantable souvenir, conscient de la vanité d'une telle tentative.

Après avoir reçu l'ordre de se reposer, l'enwr avait décidé de s'aérer l'esprit. Ainsi avait-il quitté Aigue-Royale et ses victimes en milieu de journée pour les hameaux environnants. C'était l'occasion de s'écouter et de s'adonner à la contemplation de son âme. Le décor était parfait : de longues étendues d'herbes et de poussières, soulevées au loin par une bise tantôt légère, tantôt plus rude. Étrangement, il ne vit guère d'animaux. Le romantique saisit ces heures de pure solitude pour faire résonner sa flûte elfique ¹ au loin, et écouter la réponse de son propre écho. Nul volatile ne vint se joindre à ses mélopées. Plus tard encore, il chanta face au Soleil couchant… C'était si bon qu'il en oublia combien il s'était éloigné d'Althaïa !

Cela faisait désormais quelques heures qu'il arpentait calmement la plaine, guidé par le phare de la nuit, et il n'apercevait toujours pas les fanaux de la Romantique au loin. La fatigue avait endolori ses jambes, et ses paupières se faisaient lourdes. Seule une certaine vigilance maintenait Edvard éveillé. Malheureusement, ses maux de tête s'intensifièrent jusqu'à ce qu'il daigne faire une pause. Un rocher semblait l'attendre quelques pas plus loin. Je rejoindrai Althaïa demain, il faut que je me repose. Ici, ce sera parfait !, se dit-il avant de se porter péniblement jusqu'à son nid éphémère. Arrivé à celui-ci, il appuya son dos contre le bloc froid avant de se laisser tomber en soufflant longuement comme pour évacuer sa peine. Il plongea une main dans sa cape et en sortit une gourde et quelques graines qu'il avait pris avant de partir.

« Ce soir, c'est juste toi et moi, vieil ami., dit-il à la roche en plaisantant avant de prendre une gorgée d'eau. J'espère que je ne te serai pas de trop mauvaise compagnie ! »

Sur ces paroles, il mangea quelques graines afin de couper sa sensation de fin, puis ressortit sa flûte, amena l'embouchure à ses lèvres, et entonna une prière improvisée, un adieu aux martyr de la veille.

L'oraison que le musicien jouait était douce et profonde. Il insufflait quelque indicible sentiment d'hommage à sa flûte avec une fluidité à nulle autre pareille ; telle était la maestria que la pratique permettait d'atteindre. Quiconque connaissant son instrument et à même de distinguer l'essence des intervalles parviendrait à en faire autant. Saisi par son improvisation, l'enwr n'entendit point l'Alayien se faufiler dans les hautes herbes.

Ses yeux clos l'eurent aussi empêché de le voir arriver si le grincement d'une épée sortant de son fourreau ne lui était pas aussi familier. Edvard ouvrit les yeux sitôt que le bruit commença, les sens aux aguets. Des réflexes vieux de plusieurs décennies venaient de se réveiller en lui ; un tel son ne lui rappelait que de mauvais souvenirs. À peine cessa-t-il de jouer qu'une ombre se dressant en face de lui pointait une froide lame en direction de sa poitrine. Sachant que celle-là l'aurait déjà transpercée si son porteur avait tant souhaité le tuer, il conserva son calme et examina la menace du regard. L'arme semblait absorber les rayons de la Lune plutôt que de les refléter comme le ferait de l'acier. Le regard du vieil homme se raffermit. Il avait vu maintes armes de la sorte ces deux dernières années. Or, aussi loin qu'allaient ses souvenirs, elles n'avaient jamais été entre de bonnes mains.

Il scruta le visage de son agresseur. Celui-ci vacillant juste après de lui avoir exhorté de partir, l'enwr n'eut que le réflexe d'observer ce que le peu de lumière révélait de son corps. Son épaule était ensanglantée, et son corps se montrait faible. L'inconnu avait vraisemblablement été blessé par un ou des assaillants car les animaux de la région lui auraient infligé des blessures autrement plus insupportables. Si un ours l'avait eu attaqué, il ne fait nul doute qu'il n'eût pas eu la force de dresser même son arme.

« Blessé comme vous l'êtes, ne pensez-vous pas qu'il serait plus judicieux de penser à votre vie ?, lâcha-t-il simplement en abaissant lentement son instrument. Pour l'heure, j'accorderais plus d'importance à la vôtre qu'à la mienne ! Permettez que je vous soigne, l'ami ; c'est le pire mal que je saurais vous faire. »

En signe de paix, il reposa son instrument sur ses genoux, tira la gourde de sa poche puis en but une gorgée avant de la tendre à l'estropié. Mieux valait essayer de gagner sa confiance malgré les malheureuses circonstances de leur rencontre.

« Buvez, ce n'est que de l'eau. La soirée l'a rafraîchie. Ça vous fera le plus grand bien. »

Quoiqu'il se doutait bien que la personne qui vacillait en face de lui pouvait être des personnes qui ont tué son épouse deux années plus tôt, Edvard entendait sincèrement la soigner. En effet, il ne croyait pas en la vengeance et demeurait assez humble pour ne pas prétendre avoir le don de l'omniscience : il ignorait l'identité de cet homme autant que ses origines, ses faits passés et son devenir. Alors que faire sinon accomplir son devoir ?

Faste journée pour les corbeaux. Et pas uniquement ceux avec des ailes. Là-bas, près d'Althaïa, les labeurs des rebelles se poursuivaient. Les elfes et les hommes sous la bannière de Korentin Kohan trimaient depuis la cessation des hostilités, alors que les loyalistes du Borgne roitelet faisaient retraite vers Gloria, que l'on appelait si sottement "la Magnifique". Des groupes entiers de rebelles encore en armures, encore poisseux de sang et de sueur, s'occupaient d'allumer les bûchers funéraires pour les morts, autant pour le salut de leurs âmes que pour l'hygiène. Ne pas le faire aurait signifié à coup sûre une épidémie virulente qui aurait achevé ce qu'avait laissé l'usurpateur derrière lui. Il était, cela dit, prêt à parier que la seconde raison dictait leur zèle plus que la première. Pouvait-on les blâmer ? Pas vraiment. Mais il n'irait certainement pas chanter leurs louanges non plus... Ces rebelles étaient responsables de toute cette pagaille, autant que les loyalistes, et si bon nombre d'individus se réclamaient du 'bon' côté, lui estimait qu'aucun parti en présence ne pouvait réellement porter le drapé du 'gentil' sans que cela ne passe pour une profonde bouffonnerie.

Et lui n'avait décidément que ça pour s'occuper l'esprit en ce moment. Mais cela tenait aussi à la situation dans laquelle il s'était embarqué. Pourquoi avoir dit oui, exactement ? Alors là, il cherchait encore. Sans doute avait-il trop grand cœur une fois encore. Ou alors c'était simplement qu'il s'ennuyait trop. Voilà, ça devait être cela en réalité, difficile de trouver meilleure explication quand il avait écumé le champ de bataille pour récupérer des armes et des armures de bonne qualité à l'insu de tout le monde. Il fallait dire qu'un individu comme lui devait jouer d'imagination pour se trouver des occupations pouvant convenir à ses capacités. Pour autant et malgré le délicat de son affaire, il n'avait pas manqué d'être piqué par la curiosité lorsqu'à la faveur d'une de ses rotations, il avait surpris deux hommes entrain de tailler une bavette à quelques encablures du sinistre. Sachant que ces deux oiseaux ne pourraient le débusquer même s'ils le voulaient, il s'installa, posant son sac de cuir par terre sans le faire tinter, quand bien même il était plein de ses trouvailles et tandis l'oreille.

Là encore et malgré la distance, il parvint très bien à entendre ce qui se disait et un sourire las lui peignit les lèvres. Point de magie, hein ? Un alayien donc, à moins que ce ne soit un Glacernois sacrément nain et probablement dégénéré dans ce cas-là. Non, ce type n'avait pas l'air dégénéré, pas physiquement au moins. Alors que l'autre, le guérisseur, à ce qu'il semblait, il s'avança finalement, sa lourde capuche éclipsant totalement son visage de la vue de quiconque tenterait d'attenter à son anonymat. "Si j'étais vous je réfléchirais avant de faire ça" déclara-t-il d'une voix tranquille, et attendit que le duo se tourna vers lui pour poursuivre "Je ne doute pas de vos capacités, guérisseur, mais vous aurez bien du mal à le remettre sur pied au beau milieu de nulle part, sans les moyens appropriés et sans magie…" Croisant les bras il offrit donc "Je peux le prendre avec moi si vous voulez…" Il était clair que dans une situation classique, normale, et non magique, il n'aurait guère eut de chances de se voir accorder ce qu'il offrait… mais la magie, même impalpable, aidait parfois énormément, et l'autre acquiesça finalement.

Son sourire s'élargit "Parfait" Et il se tourna vers le blessé, l'observant de plus près. Un soldat oui, et effectivement alayien, il ne voyait que cela. Il y eut un bref répit, un bref silence, puis ce fut à lui qu'il s'adressa "Je suppose que vous n'aurez rien contre ce petit changement de programme intempestif. De toute façon vous n'allez pas pouvoir vous traîner comme ça pendant longtemps et encore moins quand les rebelles viendront par ici… En fait, je dirais même que vous n'avez pas vraiment le choix, puisque vous semblez tenir à votre vie" S'approchant de lui, il lui tendit une fiole de décoction énergisante de fabrication alayienne "Lampez moi ça et venez maintenant, moi je pourrais me planter là en chantant qu'ils ne me verraient pas si je ne le désire pas, vous c'est une autre histoire… et je n'ai pas envie de vous porter comme un jambon"

Nouveau rictus, dans l’ombre d’un ourlet. Bien, il était relativement intelligent donc s’il reconnaissait lui-même qu’il n’avait pas le choix. Il n’aimait ni le complexe du héros ni celui de l’indigne. En revanche, le sens commun avait toujours le don de lui plaire. Trop d’individus en manquaient par les temps qui courraient. « Bien, vous vivrez longtemps » Qu’il ne lui accorde que le stricte minimum en vérité, lui-même n’en ferait pas moins. Ce n’était pas parce qu’il jouait les salvateurs au grand cœur qu’il accordait le repos à sa cervelle. Un soldat alayien ce n’était pas un gentil chien bien dressé et ça pouvait mordre la main qui l’avait aidé. Mais jusqu’à ce qu’il essaye et ait une mauvaise surprise, il ne lui mettrait pas non plus les fers. Ce fut donc avec stoïcisme qu’il l’observa avaler le contenu de la fiole, son sourire satisfait toujours juché sur ses lèvres, comme si rien au monde ne pouvait venir le contrarier en cet instant. Attenant quelques instants que le breuvage fasse effet, il se détourna finalement tandis qu’on lui adressait de nouveau la parole. Sa réponse tara à venir alors qu’il observait les environs pour s’assurer que le flûtiste n’aille pas leur envoyer une colonne rebelle en traitre. Quand il l’observa de nouveau, lui, ce soldat blessé, il put constater qu’effectivement, le porter comme un jambon ne serait pas nécessaire… une chance. Comme il l’avait fait remarquer, il était déjà bien assez chargé comme ça.

« Je sais, c’est pour ça que j’en possède plusieurs exemplaires » Et qu’il n’hésiterait pas à le doper avec s’il le devait. S’éloignant il récupéra son sac de cuir, le hissa sur une épaule sans douleur apparente et lui fit signe. « Allons-y ! » Et il reprit son chemin, gardant son compagnon inattendu à l’œil sans pour autant manifester de malaise à lui présenter son dos, parfaitement conscient qu’il ne pourrait absolument rien lui faire tant que lui-même n’engageait pas le combat. Ils cheminèrent ainsi un moment puis, quand il sentit qu’il avait besoin d’une autre lampée, il lui envoya une seconde flasque sans rien dire de plus. Il ne fallut pas bien longtemps, après cela, pour qu’ils parviennent enfin à un bras de rivière envahit par des bouquets touffues de plantes et des arbres noueux. Le cours d’eau était paresseux, lent, mais sa fraicheur dans la chaleur de l’été était bienvenu, et d’autant plus à sa convenance. Alors seulement il s’arrêta et observa l’alayien une fois de plus. L’ombre de la capuche laissait à peine deviner les contours du visage, et la lueur profonde de deux yeux aux flammes vivaces. Il y eut un bref instant de flottement avant que ne reparaisse son sourire confiant et affecté. « Nous y sommes, faites attention à mes affaires pendant que je récupère de quoi vous soigner »

Et il descendit dans une des grandes touffes végétales, s’enfonçant un peu dans le bord meuble de la rive, et dégagea à demi une embarcation de bois solide, dont il retira un second sac de peau. Fouillant à l’intérieur, il en ressortit un nécessaire de soin et de quoi s’occuper de lui. « Venez par-là, assez-vous et ne bougez plus » Il sécurisa ses outils d’une flamme rapide et nonchalante, les passa dans une substance végétale qui engourdirait la chair et allègerait la douleur, et se mit en devoir de retirer la pointe de flèche avec des gestes précis et sûrs. Elle était bien fichée et avait légèrement tournée lorsque l’alayien avait dû retirer le corps de flèche. Fort heureusement, elle n’avait rien arraché d’absolument nécessaire. Une fois le morceau de métal hors du corps humain, il s’occupa de la plaie, puis lui appliqua un baume aux plantes et sortit des compresses et bandages qu’il lui mit. Une fois que ce fut fait, il alla nettoyer ses outils et ses mains dans l’eau. Lorsqu’il revint une fois encore, il lui tendit une petite bille sombre. « Tenez… pour la perte de sang, ça stimulera votre corps »

Récupérant ses affaires, il écarta l’embarcation de son lit végétal, lentement, en pesant dessus, et jeta les sacs à l’intérieur. Il récupéra une longue pagaie de bois sombre, sculptée de magnifique façon et l’utilisa pour positionner correctement l’esquif. « Montez, dépêchez-vous. Nous irons beaucoup plus vite par bateau »

Mais c'était qu'il semblait presque docile cet Alayien-là ! Méfiance ou non, il ne pouvait certainement pas se plaindre d'avoir affaire à un imbécile borné et obtus. Cela dit, même s'il s'en satisfaisait, ça restait le minimum que l'on pouvait attendre une personne ayant réussie à survivre aussi longtemps en Armanda, en particulier ces dernières années. Entre la magie, les dragons, les vampires et tout le reste, avoir un reliquat de sens commun était déjà une très bonne chose. Une fois son passager à bord, donc, ils prirent le large…. Enfin il y avait mieux, comme large, tout de même, mais il ne se plaignait pas. Ce n'était pas par sa mer bien aimée qu'il pourrait faire des affaires par les temps qui courraient. Enfin si, possiblement, si quelqu'un avait eu l'idée brillante de tirer parti des eaux entourant le continent ! Comme ce n'était pas le cas, ça réduisait le potentiel de l'affaire. En revanche, la navigation fluviale, elle, était florissante pour lui… Les Armandéens n'étaient, pour la majorité, pas de grands navigateurs, si on exceptait son peuple. Il avait donc naturellement la préséance sur les eaux et en jouait sans scrupules. Pourquoi aurait-il dû en avoir d'ailleurs ? Les scrupules rempliraient-elles sa bourse ou son écuelle ? Pas vraiment, alors il s'en passait. Ça aussi, c'était être Armandéen, à son sens.

La soudaine interrogation ne fit que renchérir son rictus affecté. Il prit de nouveau son temps pour répondre, naviguant à l'aide de sa puissante pagaie sans sembler peiner à l'effort, tandis que l'embarcation glissait sur les eaux calmes dans un discret clapotis. "Pourquoi aurais-je besoin d'une motivation pour vous aider ?" rétorqua-t'il enfin, de cette même voix posée dans il n'avait cessé d'user. Il ponctua la fausse question d'un coup de pagaie énergique avant de poursuivre "C'est pour ça que je ne m'inquiète de personne dans cette guerre. Ils agissent tous de façon tristement prévisible, ils sont toujours motivés par quelque chose… Je n'ai jamais eu besoin d'une raison pour qu'il me prenne la fantaisie de faire ci ou ça… mais puisque vous avez fait preuve de jugeote à me suivant jusqu'ici je peux bien faire un effort pour vous donner une réponse… comment dit-on ? Normée…" Nouveau coup de pagaie, le bois s'enfonçant profondément dans les eaux tièdes. Il poussa sur une roche immergée en grondant quand son outil glissa légèrement, et leur évita de recevoir une branche basse en pleine face avant de reprendre, pensif tout du long de ces gestes.

"Donc, disais-je, si je dois vraiment donner une réponse normée, je dirais simplement que vos deux camps ont passé toute une matinée à se hacher menu, et qu'il y a eu suffisamment de morts comme ça. Pourquoi aurais-je contribué à ce gaspillage sans queue ni tête ?" Toutes ces vies gâchées… et pourquoi exactement ? Un esprit que retournait sa veste dès qu'il le pouvait, ou un roitelet pas fichu de garder son trône… franchement, il n'avait aucune raison de faire des efforts pour de telles créatures. Et puis… il respectait l'envie de vivre de ce soldat, tout simplement. Quel seigneur, dragonnier, grand magicien ou divinité à la Néant était-il pour s'arroger le droit de décider de qui devait vivre ou mourir ? Non, ce n'était pas ainsi que ça fonctionnait, encore moins quand, comme on, on n'avait aucune raison de s'en prendre à autrui. L'autre ne l'avait pas menacé, n'avait pas cherché à lui faire du mal. Oh peut-être l'aurait-il fait dans d'autres circonstances, mais à ce compte-là on courrait droit à l'extinction de toute forme de vie sensément intelligente parce que n'importe qui pouvait potentiellement se faire dangereux.

"Reposez-vous donc… Je nous conduis vers le nord, nous allons rejoindre le fleuve Wylorel, puis de là, un bras de rivière menant vers la bourgade de Caladon. J'ai cru comprendre que les vôtres se repliaient dans cette direction. A Caladon vous trouverez sans doute des provisions et de quoi poursuivre votre voyage à pied. A moins bien entendu que vous ne préféreriez être déposé avant, moi ça ne me fait rien…." Et s'il ne savait pas se décider il le flanquerait à l'eau, la rivière déciderait pour lui. Attendant la réponse, il continua de faire avancer l'embarcation, tandis que la rivière se faisait plus dynamique et plus vive. Ils avaient encore du chemin avant d'atteindre Wylorel, mais un peu de courant n'était pas une mauvaise chose, ça permettrait de les éloigner d'Althaïa et des rebelles…

Décidément il était bien dressé son alayien de compagnie. Hm ce n’était pas bon ça, s’il commençait vraiment à l’imaginer en animal de compagnie ça risquait de devenir particulièrement bizarre. Et puis il y avait à douter que cheveux gris n’apprécierait pas la laisse et la gamelle. L’idée le fit légèrement pouffer de rire, mais il se contenta de hausser les épaules pour dédramatiser. Bah, qu’il ait raison ou tort ne changerait rien à ses convictions ou à celle de son interlocuteur, non ? A quoi bon alors. Enfin, il appréciait l’absence de débat. Les individus qui n’en finissaient plus de bavasser, ça le fatiguait profondément, saumons compris. Pourtant, il les appréciait, ses filets de poiscailles à l’Annette, mais bon sang qu’est-ce qu’ils pouvaient perdre comme salive à parler et parler et parler encore… rien que d’y penser il en concevait un début de migraine. A la proposition de choix, et à la réponse, il eut un bref sourire et hocha la tête sans le regarder, occupé avec l’embarcation. Parfait parfait. Lui pourrait vendre ses marchandises sur place, auprès des ferronniers ou des acquéreurs du marché noir. A présent silencieux, il le laissa effectivement se reposer comme proposé, continuant de pagayer à un rythme régulier, les propulsant un peu plus chaque fois. Les minutes puis les heures passèrent sans qu’il n’y fasse vraiment attention, et le soleil continua sa course tandis qu’ils voguaient. La Wylorel avait pris la place du bras de rivière. A son plus large point, elle était si grande qu’on voyait à peine les rives, et uniquement grâce aux arbres qui la jalonnait. Le courant était beaucoup plus fort, l’équilibre plus instable également, mais fort heureusement, ils n’auraient pas à faire tout le chemin dans un petit esquif.

« Debout cheveux gris ! Ce n’est plus le moment de dormir ! » Et puis il avait eu son content sur l’instant. S’aidant de son corps comme de sa pagaie, il les guida vers la rive large et plus solide que celle de la rivière. Une solide embarcation, un véritable bateau aux voiles blanches frappées de l’emblème de Lyssa la Vagabonde, était amarrée là. Et le navire était gardé. Ils s’échouèrent volontairement sur la rive, et l’encapuchonné se releva pour conserver l’esquif là où elle était. Les hommes virent l’aider à décharger les sacs sans paraître s’inquiéter de la présence de l’alayien, qui fut simplement observé du coin de l’œil un moment, comme si on le jaugeait. Une fois que la petite embarcation fut vide, ils la soulevèrent et l’emportèrent sur le large navire. Appuyé sur sa pagaie sculptée, le navigateur eut un rire « Pas aussi impressionnant que vos navires d’invasion, j’en conviens, mais pas mal quand même hein ? On ne peut pas circuler en barque sur le fleuve, du moins pas ici. Vers Caladon c’est davantage possible, et dans les affluents. Mais ce navire-ci a été spécialement fait pour voguer en eaux profondes » Sur ce fleuve et en mer. C’était l’une des particularités des navires Lyssiens, le plus souvent. Ils étaient capables de s’adapter tant que le tirant d’eau restait suffisant. Se secouant, il empoigna sa pagaie et la fit tourner en se dirigeant vers son bien, grimpant le ponton de bois puis déposant l’objet dans un coin. Le pont était travaillé et traité, tout comme le reste du navire, et avait été peint d’une légère couche ocre.

Il vérifia que son passager du moment était bien monté, puis alla tirer l’ancre avec les siens qui retournèrent ensuite vaquer à leurs occupations tandis qu’il prenait la barre et orientait le navire pour qu’il prenne la route au centre du fleuve, là où il était le plus profond. L’air, au-dessus du fleuve, était beaucoup plus frais, même en pleine chaleur, et la voile apportait une ombre bienvenue.

Le compliment avait plu. En même temps… complimenter le navire d'un Lyssien, c'était assurément jouer un coup sûr et sans risques. Ces embarcations étaient leurs fiertés, leurs gloires, leurs chefs d'œuvres au même titre que les morbides trophées des Glaçernois et que les sculptures magiques des Althaïens… Et puis pour avoir effectivement vu un des navires Alayiens, ce n'était pas éloigné de la réalité. Ils paraissaient patauds, ces grandes esquifs lourdes et sans finesse. Mais c'était naturel, elles servaient à la guerre, au transport sûr de troupes, donc on ne leur demandait pas d'être gracieuses et aériennes, seulement solides et équilibrées, et en cela elles remplissaient parfaitement leurs rôles. Et ce fut exactement la réponse "On ne leur demandait pas l'agilité cependant, uniquement de vous transporter tous sans risques, ce qu'ils ont fait. Même si l'esthétique pure a bien sa place dans la construction navale, la véritable beauté d'un bâtiment se démontre et s'expose avant tout quand il remplit son office. Il aurait été bien dommage, pour vous en tout cas, d'avoir de beaux navires maniables et agiles, si c'était pour finir tous au fond de l'eau, coulés à la première tempête venue" Pas que se fut dommage pour le Armandénes évidemment, la majorité se serait sans doute bien passé des Alayiens, mais c'était là l'affaire de se mettre dans la peau de l'autre.

C'était au moins rendre ce qui leur revenait aux constructeurs Alayiens. Aucun des navires Armandéens n'aurait supporté autant d'hommes en armes, leurs bêtes, leurs vivres, leurs outils logistiques, et cela probablement pendant des semaines. Un équipage Lyssien, sur de gros navires, comptait une petite centaine d'hommes au maximum. Le sien, par comparaison, pouvait facilement être maintenu à flot par trois à cinq personnes. Un petit modèle, mais qui servait bien. Il n'aurait cependant pas pu emporter un bataillon. Il ne l'aurait pourtant échangé pour rien au monde. Et c'était tout ce qui lui restait en tête alors qu'il naviguait de nouveau sur ce qui était presque une extension de son corps. Une tension l'avait quitté, une partie de son mordant, qui en provenait, également. Là, sur son domaine, sur son navire, il se sentait mieux que n'importe où ailleurs. Là, à bord, il savait que rien ni personne ne pouvait même essayer de le menacer. Il était intouchable. Plus de guerre et d'obligations, plus de ressentis, d'amertume ou de cynisme, juste lui et l'eau, et son navire qui voguait fermement. Le vent dans les voiles était un chant magnifique, mais qui ne parlait pleinement qu'à un Lyssien. Ils seraient à bon port avant le lendemain soir, à ce rythme.

"Hm ?" Revenant sur terre, il se tourna vers l'alayien, resté près de lui et fit jouer ses doigts sur la barre. "Est-ce mon nom que vous demandez ? Ma fonction ? Mon origine ? Ou toute autre chose encore ? Car c'est certes une vaste question, et presque intime, que de demander à quelqu'un qui il est" Et non, il ne philosophait pas vraiment, c'était simplement parfaitement vrai. Parfois, mieux valait ne rien connaître d'une personne, surtout quand on ne savait pas à quoi le demandeur s'intéressait précisément. Il fit néanmoins un effort, car l'alayien c'était montré un brin plus prolixe que cette seule inquisition. "Je ne sais pas à quel point vous êtes connaisseur des façons Armandéennes, aussi vais-je sembler m'étendre un peu… Tout comme Glacern impose un entrainement militaire extrêmement tôt, pour convenir à la rude vie nordique, Lyssa exige que sa population apprenne très tôt les disciplines qui font sa spécificité. La rame et la barre ne sont que certaines de mes connaissances nautiques" Et ce d'autant plus qu'il descendait d'une lignée de nomades marins "Quand à l'art de guérir, j'ai tout simplement décidé étant gamin que ça ne pourrait qu'être salutaire d'en connaître les rudiments. Le maître qui me format décida, quant à lui, que les rudiments n'étaient pas suffisant"

En somme, un parcourt classique pour un Lyssien. Il n'y avait guère plus à dire sur ce sujet-là car le reste était venu avec l'âge et la pratique… et bien d'autres choses encore. "Quand à une dénomination, et bien… appelez-moi le batelier. C'est ainsi que l'on m'appelle. Personnellement, je n'avais guère envie que l'on me trouve de nom, mais camarades comme clients ont trouvés que c'était plutôt difficile de me désigner, lorsqu'ils devaient constamment chercher une solution détournée. Le sobriquet n'est pas très imaginatif, mais j'aurais pu écoper de pire, alors je les laisse faire…" Et s'il perdait patience, il lui suffisait de se souvenir qu'on aurait pu trouver pire. "Et vous donc, vous voulez me donner un qualificatif pour vous, ou vous faire appeler cheveux gris jusqu'à la fin de la traversée ne vous dérange pas ? Pour moi ça revient au même mais puisqu'on en est à parler d'identité et que je me montre bavard…"

Pourquoi s'intéresser aux us et coutumes d'un peuple que l'on souhaitait convertir ? Il sourit. Certes. C'était là un débat qui pouvait être animé, long et complexe. Car après tout, on pouvait arguer que, justement, connaître les us et coutumes permettait de mieux comprendre le peuple que l'on souhaitait convaincre, pour adapter son dialogue face à lui, ou même pour se servir de ces coutumes afin de gagner la sympathie du peuple en question à Néant. C'était ce qui avait bien failli réussir avec les Glacernois. Ils étaient tout prêts à rallier les alayiens, ayant le même dédain de la magie, et il n'avait fallu qu'une minuscule brindille dans la roue pour enrayer le triomphe. Sans les Nordiques, les rebelles se seraient faits massacrés. Ça avait été bien joué. Dommage qu'au bout du compte, quelque chose ait raté. Enfin… dans l'absolue et la théorie évidemment. Mais c'était bien le parfait exemple de son hypothèse. Et puis dans ces coutumes il y en avait parfois qui pouvait bien servir aux envahisseurs, surtout militarisés. Le modèle de formation de l'armée pour la jeunesse était idéal afin de soumettre une population… "Effectivement" répondit-il pourtant, simplement. Au bout du compte, ça ne servait à rien, d'hypothétiser puisqu'ils s'étaient fait flanqués dehors.

Un léger rire à la suite "Ah oui, je ne crois pas que vous vous en plaindrez" De bonne humeur, il fit jouer la barre entre ses mains alors que le fleuve gagnait encore en intensité. Et il se reconcentra, bien qu'il continua de discuter. Il lui donnait son nom, comme ça. Courageux, ou simplement indifférent. Bah, ça n'avait pas d'importance, il ne risquait pas grand-chose. Il hocha la tête, puis le laissa à son observation. Le trajet se poursuivit des heures durant, sans qu'ils ne montrent le moindre signe de vouloir mettre pied à terre. Ils mangèrent à bord, un repas simple de pain, de viande séchée et salée, et de quelques fruits. Une gourde de vin fut passée de main en main, et on invita l'alayien à prendre sa part de victuailles. Les marins ne parlaient pas beaucoup, mais lorsqu'ils le faisaient c'était souvent dans un argot Lyssien plus ou moins compréhensible. Ils se relayaient sur les tâches inhérentes à un navire, qu'il s'agisse de cordage, de voilure, ou d'entretien des ponts et cales. La femme, aux cheveux extrêmement courts, et blanchis, les yeux bleus délavés par le sel de la mer, s'occupa d'entretenir la barque.

En début de soirée, le Batelier échangea sa place avec l'un de ses hommes, un grand individu aux cheveux tout aussi courts que ceux des autres, et aux yeux entièrement noirs. Sa mâchoire légèrement proéminente bougeait légèrement, même lorsqu'il ne la faisait pas travailler. Il récupéra le contrôle du navire sans se plaindre, tandis que son patron s'étirait et venait enfin grignoter un bout. Il allait d'ailleurs porter l'outre de vin à ses lèvres en faisant glisser sa capuche quand quelque chose l'arrêta. "Imbécile !" siffla-t-il, jurant entre ses dents et s'avançant jusqu'à la proue du navire sur laquelle il grimpa à demi. Devant eux, le fleuve était jonché de débris de bois parfois imposants, et noircit par endroits. Des débris s'éparpillaient également sur les deux rives. Les restes de ce qui avait été un pont imposant. Ceux des marins qui pouvaient quitté leurs postes le firent pour pouvoir observer le champ de ruines. Ils restèrent silencieux un moment, avant que le Batelier ne reprenne la barre en expédiant presque son serviteur. L'orientant avec une contrariété évidente, il fut contraint de faire naviguer le navire entre les gros morceaux de bois.

Les marins repoussaient ceux des morceaux qui restaient trop proches, alors qu'ils commentaient entre eux les restes. Des commentaires auxquels le maître du bâtiment mit fin "Ce ne sont pas les alayiens" Le ton presque rosse ne laissait rien à deviner quant au fond de sa pensée "A l'aspect des débris je dirais que le pont a été détruit par magie…." Des fuyards loyalistes ? C'était une hypothèse comme une autre, ça pouvait tout aussi bien être des rebelles voulant ralentir leurs ennemis. De toute façon, le résultat était le même, des ponts, il n'y en avait pas tellement. Ils coincèrent soudain en plein milieu du champ, et il gronda de nouveau, puis se pencha par-dessus bord. "Ces ânes bâtés ne sont même pas fichus de faire ça correctement… On s'est accroché sur quelque chose. Donnez-moi ma pagaie je vais aller voir. Vous, surveillez moi les rives, je n'aime pas l'idée de rester planter là…"

Le navire avait coincé contre un morceau de la structure du pont. Comment exactement, il n'en savait rien, mais il était clair et net qu'il allait falloir dégager leur embarcation s'ils désiraient poursuivre la route. Fort heureusement, ça ne demanderait rien d'autre qu'une prise adéquat et un coup de pouce venu d'ailleurs. Le problème n'était pas là, et alors qu'il posait une main sur la coque, il se fit la réflexion que ça ressemblait bien trop à un piège pour lui plaire, et ce même si ce genre de destructions gratuites était monnaie courante en guerre. Mais bon sang, pourquoi monter un piège en plein fleuve quand il n'y avait presque qu'eux pour l'utiliser ? Mais l'imbécile qui avait fait ça, si c'était bien un piège, s'était renseigné à moitié seulement, et il s'en mordrait les doigts. Fronçant les sourcils, il prit la pagaie, et fit basculer la structure avec difficulté, juste assez pour libérer le navire qui bondit immédiatement vers l'avant en manquant le laisser sur place…. S'accrochant fermement aux cordages de la 'balançoire' il attendit que le navire se stabilise puis se fit remonter. "Voilà qui est fait. Je ne sais pas quel est le fils de demeuré qui est à l'origine de ça, et d'ailleurs je m'en fiche, mais il ne nous arrêtera pas"

Un instant il observa Alauwyr, semblant chafouin, puis sourit et retourna à ses affaires. Pendant le reste du voyage, ils furent aux aguets, attentifs plus que de raison, même sans rien dire. Mais il n'y eut plus le moindre incident, fort heureusement. Lorsqu'ils arrivèrent à Caladon, ils accostèrent sur la rive sud et s'amarrèrent pour pouvoir décharger tranquillement. Le village, plus imposant que beaucoup d'autre, était encore fort occupé à cette heure-là. Ils n'eurent guère de mal à trouver leurs acheteurs. Quant à l'alayien, il fut conduit jusqu'aux commerces et à l'une des entrées terrestres de la bourgade. Là, l'homme l'observa une dernière fois de cette espèce de regard scrutateur qu'il utilisait souvent, puis hocha la tête. "C'est ici que nos chemins se séparent, Iskuvar. Il y a fort à parier que nous ne nous revoyons jamais. Allez cependant sans soucis, je vous le souhaite même si je doute qu'un tel vœu se réalise. Vous trouverez tout ce dont vous avez besoin en ces lieux, mais je ne peux que vous encourager à les quitter dès que possible" Le saluant, il dû se séparer de lui, ayant encore des affaires l'attendant au port et sur le fleuve.