--- 5 Avril ---

J’ai la diffuse impression de ne vous rencontrer qu’au sujet d’incidents diplomatiques, votre altesse… J’ai cependant l’outrecuidance de croire que vous me pardonnerez, je n’ai nullement eut l’idée de cette affaire en me levant ce matin. Et ce quoi qu’il me soit particulièrement malaisé de me lever quelque matin que ce soit.

Non, il n’avait pas eu l’idée d’un tel esclandre en sortant de sa caverne ce matin-là, bien au contraire. Il avait même eu l’espoir d’un peu de calme. Un calme qui lui aurait permis de ce re centrer et de faire le vide. Un peu de contemplation de temps en temps ne faisait de mal à personne, surtout avec la fébrilité actuelle de la rébellion et de son entourage personnel qui s’échinait à le contrarier. Lorenz déléguait ses tâches, Kedrildan retombait dans ses travers, Eliowir…. Non en fait il ne voulait même pas y penser, à celui-là, il risquait d’être d’une humeur de dogue et de dévorer le premier humain qui aurait la mauvaise idée de lui tomber sous le croc. Mais il fallait croire que quelque chose en ce bas monde était déterminé à aller contre ses espoirs. Quelque chose ayant particulièrement le sens de l’à-propos d’ailleurs, et de la mise en scène également en y pensant bien. De tout ce dont on pouvait user pour tester sa patience, pourquoi avait-il donc fallu qu’il s’agisse de cette hypothèse tant redoutée ?

S’il avait pu croire une seule seconde que la femme ne lui fonçait pas personnellement dessus au travers de la foule et ce d’un pas militaire – après tout il y avait une telle assemblée dans Coeurempire qu’il était parfois quelque peu difficile de savoir qui se dirigeait vers qui – son regard et l’arme entre ses mains lui avaient pourtant ôter tous ses doutes. En d’autres temps et d’autres lieu, il aurait soit pu la tuer, soit pu s’échapper habilement et ne plus en parler. Mais, confiant comme il était et respectueux des règles de la rébellion, il avait écarté immédiatement l’idée de lui taper dessus et s’attendait, de façon fort utopique certes, à ce qu’elle en arrive aux mêmes conclusions. Ce qu’il avait oublié, dans cette équation décisionnelle, c’était la propension des nordiques à oublier toutes concessions dès lors qu’il s’agissait de leur propre peuple. Plutôt mourir que d’être transformé. C’était-là leur adage. Lorsqu’un individu était touché par le venin et ne pouvait bénéficier d’un antidote, il était proprement exécuté afin de lui épargner la souillure de la non-vie….

… Alors qu’est-ce qu’il lui avait pris, de croire qu’ils parviendraient à prendre du recul quant à sa personne ? En y réfléchissant bien, sans doute avait-il était assez stupide et naïf pour penser que son âge ainsi que sa discrétion à leur égard suffirait à le faire oublier définitivement. Depuis son arrivée en ces lieux des mois plus tôt, il avait tout fait pour être le plus transparent possible à leurs yeux, et particulièrement lors des réunions d’état-major où il devait cohabiter avec un tueur de vampire névrosé. Ça n’avait pas suffi. Bon sang, ne pouvait-il pas y avoir prescription depuis le temps ? Apparemment non. Toujours était-il qu’il avait été contraint et forcé de se défendre devant l’assaut d’une furie armée de hache et plus imposante que lui-même ne le serait jamais. Ah ça… Il faisait gringalet à côté de cette masse de muscles frémissants et prêts à bondir. Mais là encore, il n’avait pas du tout eu l’intention de la tuer et de remettre le feu aux poudres, aussi l’avait-il simplement tenue en respect assez longtemps pour que les gardes impériaux ne débarquent.

Un bref instant, il avait vraiment cru qu’elle allait s’en prendre à eux aussi. Mais non, de toute évidence elle n’était pas encore assez furieuse pour commettre une telle bévue, auquel cas il l’aurait cette fois domptée avec plus de poigne – et de magie, certes – mais non… Et à présent, devant l’empereur humain, il devait avouer être profondément dépité et désenchanté. Ce n’était pas exactement ainsi qu’il avait imaginé reparaître devant lui. Et surtout, ce n’était pas du tout dans ses intentions que de créer des tensions supplémentaires, bien au contraire justement il tenait à les éviter. Le capitaine des gardes intervenu pour le séparer de l’humaine avait fait son propre récit et lui-même tentait de donner sa propre version des faits, lorsqu’on l’avait invité à le faire, régulièrement interrompu par la furie nordique qui n’appréciait apparemment pas du tout la façon dont il tournait les choses. Les regards qu’elle lui lançait – et qu’il captait parfaitement – en disaient long sur les sévices qu’elle aurait bien aimé lui faire subir.

Il jouait de patience, reprenant après chaque interruption sans se froisser de la brutalité rogue avec laquelle elle l’assaillait. Puis, une fois qu’il eut finit, ce fut au tour de la guerrière et il manqua grimacer à deux reprises au moins, sans en faire trop montre. Mieux valait ne pas jeter de l’huile sur le feu. Lorsque tous les partis eurent finalement terminés leurs parts, le silence retomba un moment et le vampire, qui avait jusqu’là fait preuve de la plus grande des courtoisies comme à son habitude, détourna son regard de celle qui avait voulu – et voulait toujours – sa mort et reposa son regard sur Korentin Kohan, à hauteur d’épaules. Alors qu’un semblant de malaise expectatif semblait s’insinuer, il ne put que penser ces quelques mots…

La situation aurait presque pu faire figure de comédie burlesque, avec l’empereur en train de prendre son repas, et eux tentant de s’expliquer, avec plus ou moins de bonne volonté selon la personne. Mais il fallait de toute façon une certaine dose de bonne volonté, même minime, pour supporter la situation… du moins c’était ainsi que lui voyait les choses à l’heure actuelle. Il avait réussi à dire ce qu’il avait à dire, du mieux qu’il pouvait le dire en étant régulièrement coupé et interrompu, et maintenant, il attendait simplement la décision, en espérant que le monarque humain n’allait pas tout simplement leur demander s’ils le prenait pour un imbécile ou une poire. Il lui faudrait donc immanquablement, quoi qu’avec beaucoup de chagrin, annoncer que non, il ne le prenait pas pour un fruit de saison et qu’il ne se le serait d’ailleurs jamais permis, avec qui que ce soit, à moins de la connaître depuis des centaines d’années et encore aurait-il alors eu tout de même quelques scrupules. Fort heureusement, il semblait bien qu’on ne le mettrait pas au pied d’un tel mur. A la place, il fut question de témoins. Ah… finalement c’était peut-être aussi gênant que cette histoire de poire. Lui-même n’attendait pas vraiment de soutient en vérité et encore moins de la part des humains, majorité présente à ce moment-là des faits. Oh des témoins il y en avait eu un bon nombre, vu la foule de la caverne, mais ça ne signifiait pas que tous se précipiteraient pour donner leur version des faits. Une certitude encore accrue par le soudain malaise qui parcourut la salle. Il pinça sensiblement les lèvres, pas vraiment étonné de ce soudain silence, mais pas non plus particulièrement appréciateur de cet aspect des caractères de la plupart des individus. Une concession conviendrait très bien, cependant, tant qu’il avait la certitude qu’on n’essaierait pas d’attenter de nouveau à son existence.

Cependant, il fut réellement surpris de voir l’enfant s’avancer soudain, n’y croyant pas trop. Un jeune bout d’humain serait donc plus courageux que de nombreux adultes ? Il semblerait bien. Cela dit, il n’allait certainement pas se plaindre de cette soudaine bonne fortune. Il ne s’en réjouit pas ouvertement non plus, d’ailleurs, observant son témoin providentiel s’avancer, le visage impassible. Le récit se passa de réaction de sa part, ou s’en serait passé s’il n’y avait eu celle de son agresseur. S’il ne bougea pas de sa place, il fronça néanmoins les sourcils, une main venant se dissimuler à demi dans les replis de sa longue tunique immaculée, un début de geste clef sur les doigts si le besoin d’une intervention se faisait sentir. Un sort défensif, qui ne ferait que séparer la nordique du gamin, juste de quoi empêcher le massacre…Il n’en eut heureusement pas besoin, puisque Korentin Kohan se chargea de faire autorité. Un bien meilleur prospect. Il était déjà dans une situation délicate, devoir user de magie sur cette femme ne lui disait absolument rien. Ça ne ferait qu’aggraver la querelle et la rancœur qu’on allait lui vouer dans les rangs nordiques maintenant que l’une d’entre eux avait découvert son vilain petit secret. Attendant qu’elle quitte effectivement les lieux, il reporta son regard sur un point d’équilibre jusqu’à la question… Ah, celle-là, il l’avait attendue avec peu d’impatience, voir avec beaucoup de réticence. La caresse de ses prunelles frôla l’empereur, pour finalement s’arrêter sur le jeune nobliau qui le regardait, semblant attendre un conseil quelconque de sa part. Il eut un hochement de tête reconnaissant à son encontre avant de reprendre la parole.

« Il se trouve que je sais exactement pourquoi elle a agi ainsi, votre altesse…. » Il s’interrompit un bref instant, semblant jauger de l’assemblée et de la pertinence de ce qu’il pouvait révéler en cet instant. Ils étaient peu, fort heureusement. Mais tenait-il vraiment à ce que son secret s’ébruite autant ? Ou pouvait-il se permettre de faire cette révélation en publique ? Elle ne risquait plus de lui causer beaucoup de tort à présent que les premiers concernés l’avaient percés à jour. Mais tout de même. S’avouer, là maintenant, le servirait-il d’une quelconque façon ? Finalement, il reprit la parole, apparemment décidé. « Dame Elusis a reconnu en ma personne quelque chose qu’elle ne pouvait pas imaginer. Une chose si profondément en désaccord avec les mœurs et l’éducation Glacernoise que sa seule réaction envisageable était effectivement de tenter de me mettre à mort » Il s’offrit une nouvelle pause pour rythmer et diluer ce qu’il avait à dire, puis poursuivit le plus calmement du monde. « Achroma Seithvelj est le nom que je me suis choisis durant mes années vampirique, il ne s’agit nullement de mon patronyme de naissance. Lorsque j’étais humain, je me nommais Sylath. Sylath Elusis…. » Et voilà comment on faisait tomber un boulet de siège dans la mare aux canards. Il reprit néanmoins, pour clarifier davantage.

« Cette dame est l’une de mes descendantes. Du moins une descendante de ma famille. Mon arrière… et bien un certain nombre d’arrière, cousine, il me semble. Je crains que notre arbre généalogique ne se soit particulièrement détérioré depuis ma lubie d’être mordu…. » Il jouait d’un peu d’autodérision, puisqu’il n’avait nullement décidé d’être transformé. « J’ai bien peur qu’elle n’ait voulu rectifier la souillure que l’existence d’un vampire et mage de surcroit doit représenter pour ma famille » D’une certaine façon, il était effectivement pleinement responsable. Mais il n’y pouvait pas grand-chose, à moins de se tuer, hors il n’en avait absolument pas l’intention. Mais il ne savait pas plus la réaction qu’aurait le souverain à l’attente de la nouvelle. Néanmoins, il accrocha furtivement son regard et hasarda, avec toute la politesse dont il était capable. « Si je puis avoir l’outrecuidance de cette demander pareille faveur, peut-être pourrions-nous poursuivre cette conversation en privé, votre altesse ? »

La révélation avait eu son petit effet, et le tonnerre de chuchotis manqua le faire sourire, sans qu’il sache exactement si c’était d’ironie ou d’amusement. Et bien au moins auraient-ils de quoi faire tourner les moulins à commérages pour le reste de la journée… Et sans doute un peu plus pour certains, au vu des regards qu’on lui décochait. Il ne doutait pas qu’il fut difficile de l’imaginer, lui l’aîné vampirique digne et discret, mage de son état et dragonnier à la svelte silhouette, comme une de ces brutes armée de haches et portant l’armure, dont la carrure renvoyait la majorité des soldats au rang de femmes maigrelettes. Il ne rentrait absolument pas dans le moule nordique et pourtant, il portait effectivement quelques discrètes traces de son ascendance pour qui savait observer. La ligne de la mâchoire, la blondeur, mais surtout la taille et, plus important encore la plus légère trace d’accent sur certaines prononciations. Les indices s’étaient encore raréfiés avec l’âge, bien entendu, et à tel point d’ailleurs qu’il s’interrogeait sur la façon dont sa descendante avait bien pu découvrir son identité. Il savait les glacernois doués pour traquer leurs proies, mais à ce point tout de même ? Il ne voyait pourtant aucune autre alternative à ce qui s’était produit, puisque l’hypothèse d’une malveillance volontaire de la part d’un membre de son entourage, ou même d’une simple étourderie, était inenvisageable à ses yeux. Aucun ancien ne se permettrait une telle chose. Et parmi les mortels, seule Esmelda était au courant avant ce jour. Elle ne l’aurait nullement livrée, d’ailleurs elle n’était plus résidente au sein des cavernes pour sa plus vive inquiétude. Cependant, il ne s’intéressait pas tant aux raisons et mécanismes qui l’avaient amené dans cette salle, qu’aux conséquences que cela allait entraîner dans le futur. Car des conséquences il y en aurait, à commencer par une grogne profonde des nordistes.

Malgré tout, il voulait croire que la majorité des soldats du nord ne verraient pas en lui une priorité et qu’ils le laisseraient tranquille, mais il lui était tout aussi évident que les membres de sa famille allaient vouloir régler leurs comptes à un moment ou un autre. De préférence quand cela ne risquerait pas de compromettre l’alliance d’une façon ou d’une autre, encore que… Néanmoins, pour le moment, il était parfaitement satisfait de la tournure de la situation. Personne n’était encore mort. Un véritable miracle. La suite s’écrirait en son temps. Mieux valait ne pas aller trop vite. Avec détachement, il se demandait comment chacun prenait effectivement la nouvelle et comment celle-ci influencerait leur comportement à son égard. C’était que la psychologie humaine était parfois fascinante… Oui, cette affaire-là était presque fascinante et elle allait faire revoir un certain nombre de visions. N’était-il pas le seul nordique à avoir été vampirisé ? Oh beaucoup avaient subi le venin, oui, et beaucoup c’était tout simplement suicidé avant de devenir ce qu’ils haïssaient le plus. Quel serait le rapport de force ? Il n’avait qu’une envie, maintenant que l’abcès était percé, c’était de tenter de renouer avec les siens, ce qui ne serait pas bien accueillit du tout… alors certes, il pourrait peut-être s’avancer sur son droit naturel à une voix parmi eux mais…. Mais c’était tout simplement impossible en l’état actuel des choses. Mais tout pouvait arriver non ? Bon, il rêvait sans doute un peu, mais ça ne faisait pas de mal de temps en temps. Devrait-il en discuter avec Korentin d’ailleurs ? Hm bonne question, voulait-il lui faire faire une crise cardiaque ou pas ? Ça revenait un peu au même en fin de comptes. En attendant, il fut satisfait qu’on lui accorde l’entrevue privée qu’il avait demandée et s’inclina légèrement, en reconnaissance, tandis que la salle se vidait.

L’affirmation au sujet du dessert cependant lui tira un bref rire chaleureux. « Je n’oserais demander à le confirmer Altesse, et puis le sucre n’irait pas bien à ma ligne » rétorqua-t-il avec un brin d’autodérision, bien incapable de grossir qu’il était avec son corps de non-vivant. Cependant, son amusement mourut vite, si ce n’était pour le sourire paisible qu’il arborait désormais, particulièrement content de retrouver cet humain qui l’amusait décidément beaucoup. Oh il ne s’amusait pas à ses dépens ! Il était simplement de bonne compagnie jusque-là. « Avec grand plaisir, je vous remercie de l’invitation » Une heure était peu de temps, mais bien utilisée, elle pouvait grandement l’aider. Néanmoins, il allait devoir trouver le moyen de le coincer un soir pour un diner… enfin un semblant de diner, il n’avait pas l’intention de manger devant lui. Les codes de bonne conduite l’interdisait. Ils se mirent rapidement en route, et l’ancien se laissa conduire, marchant d’un bon pas aux cotés de l’humain et de ses lames noires qui ne semblaient absolument pas le déranger. Pour l’intérêt qu’il leur porta, elles auraient pu ne pas être là, mais il fallait dire qu’il était habitué depuis son jeune âge à ce genre d’escorte… du moins du temps de son humanité. La couverture du ciel lui fut un soulagement, car la température élevée n’était pas pour lui plaire même s’il supportait bon grès mal grès…. Mains dans le dos, un instant figé dans l’espace libre de l’extérieur, lui aussi huma l’air, inspirant et expirant en cette habitude étrange qu’il avait, d’un exercice de respiration ne lui étant nullement nécessaire. Yeux fermés, il profita un instant de la sensation qu’apportait la certitude d’être dehors, sans les tonnes de roches au-dessus de leurs têtes, et ne les rouvrit qu’en entendant le questionnement qu’on lui adressait. Il resta un instant silencieux, pondérant la question, puis répondit en toute franchise.

« Je n’ai hélas que des suppositions. Et aucunes certitudes à leur propos. La seule chose dont je suis entièrement convaincu, c’est que la meilleure façon de connaître la réponse serait de demander à la première concernée. Mais je n’ai pas envie de jeter de l’huile sur le feu » Il observa posément son interlocuteur « Mais nous savons tous deux que le ‘comment’ n’a guère d’importance… C’est leur réaction qui me préoccupe quelque peu. Principale raison pour laquelle je tenais à dissimuler mes origines, si j’avais pu nous épargner cette farce je l’aurais fait… » Il s’interrompit, laissant la phrase en suspend avant de glisser avec douceur. « Et pourtant, je rêve de pouvoir les approcher de nouveau… cette esclandre a réveillé de bien mauvais souhaits. Rien ne sortirait de bon d’un tel rapprochement, jamais ils ne m’accepteront. Et je serais bien égoïste de le leur demander, par ailleurs, cela fait plus d’un millénaire que je les ai quittés, après tout…. » Son sourire s’effaça avec lenteur, alors que son visage de marbre reprenait sa rigidité habituelle, comme une statue animée d’une utopie étrange. Dans le silence paisible des plaines, il se prit à poursuivre. « Je suis né à Glacern, au cœur d’un printemps tardif. Mon père était le patriarche de la maison Elusis, et l’héritier de la ville à l’époque car par les liens de sang et de mariage, nous sommes les plus proches parents des Svenn. Jusqu’à l’âge de cinq ans, j’ai été éduqué selon les normes du nord, jusqu’à ce qu’on prenne lentement conscience de mon potentiel magique. Lorsque ce fut fait cependant, je fus considéré comme une honte et une menace pour ma famille et fut envoyé comme pupille auprès de la princesse Alianna Kohan, à Gloria » Il parlait d’une voix calme, ayant depuis longtemps fait la paix avec son passé. « Avant de partir, on m’a retiré tout ce qui constituait mon appartenance à ma famille, si ce n’est mon nom. J’ai été interdit de séjour à Glacern, et n’ai jamais pu porter le blason de ma famille, un honneur qui se gagne tardivement lors de la prime jeunesse…. »

Son sourire revint lentement. « Mais j’ai toujours voulu revoir le nord. Glacern est une ville magnifique…. Ça a sans doute été mon seul grand regret. Enfin, s’il l’on excepte la stérilité vampirique » Haussant les épaules, il décocha un regard amusé vers les soldats silencieux, avant de glisser. « J’avais pour projet d’entrer chez les lames noires, une fois assez âgé… mais ma vampirisation a mis fin à cette ambition » Pourquoi lui disait-il tout cela exactement ? Difficile à dire. Parce qu’il le voulait, parce qu’après son jugement il le lui devait un peu… et peut-être simplement parce que connaître l’autre était la base de toute relation saine. A cette idée, son sourire s’élargit. « Voilà je crois, quelques détails que vos informateurs n’aurons pas eu loisir de vous transmettre. Usuellement, seuls mes pairs, les anciens, partagent mes secrets… » Ses anciens et la princesse, mais ça il n’allait pas le lui dire tout de suite….

S’il avait choisi de se confier, c’était qu’il espérait réellement ‘apprivoiser’ le monarque humain, s’en faire, sinon un ami –utopie quand tu nous tiens – au moins un allié sur lequel compter. S’il avait choisi de divulguer tant sur sa personne, c’était qu’il était certain que Korentin Kohan apprécierait ses confidences à leur juste valeur. Il avait déjà prouvé être particulièrement appréciateur dans ce domaine et dans d’autres, aussi ne nourrissait-il aucun doute quant à la portée qu’aurait tout cela. Et les lames noires ? Elles étaient tenues par serment à servir le souverain, et garder ses secrets. Il y avait donc fort à parier qu’elles ne diraient strictement rien. Et puis, l’humain le mettait à l’aise il fallait l’avouer… Il était stimulant et chassait cet ennui morbide qui tendait à tomber sur ses pairs à longueur de temps, incapables qu’ils étaient de trouver de quoi remplir leurs journées de façon appréciable. Mais cet empereur-là était décidément une compagnie qui lui plaisait et qu’il comptait cultiver. Savoir qu’il avait vu Glacern lui plut et il dû combattre l’envie de le harceler de questions : était-elle toujours la même ? Y avait-il des nouveautés ? Les bâtiments, les individus, la glace, les saisons… Il aurait voulu qu’il lui raconte tout avec ses perceptions à lui, et lui raconté en retour ce que lui se rappelait de la cité des glaces. Il avait beau être un vampire millénaire, l’amour de sa cité natale l’habitait encore. Il aimait Glacern comme une personne, et possédait son propre lien avec elle comme chaque nordique. Peut-être avait-il mal cherché par la suite, mais il ne lui avait pas semblé voir pareil amour chez les sudistes pour leurs citées. Pas à ce point-là. Mais qu’il ait juste ou non, Glacern restait toujours à ses yeux une mère qu’il aurait eu envie de revoir au moins une fois avant sa mort, quelle qu’elle fut. Cette magnifique cité de gel… Oui c’était un rêve qui le hantait toujours.

« Merci » souffla-t-il avec un sourire, au compliment. Une lame remarquable ? Il aimait croire que ce fut vrai. Peut-être sa famille aurait-elle trouvé un certain réconfort dans pareille nomination, aussi maigre fut-elle à leurs yeux. Impossible de le savoir désormais, son état l’exilait loin d’eux tous pour l’éternité. Non il ne pouvait les revoir ni même aspirer à les rendre fiers. Sa famille n’était plus celle-là… Etrangement pourtant, il n’était pas tant affecté que cela par de telles considérations. Pas assez en tout cas pour ne pas s’amuser de la gêne du souverain quand il mentionna ses informateurs. Il confirma d’un signe de tête, sans pour autant avoir le moins du monde l’air de lui reprocher les prises de positions qu’il avait eu. Ça aurait été stupide, le geste était politiquement viable et intelligent, sensé. Eux aussi s’étaient renseignés après tout et il ne l’avait pas mentionné pour le mettre mal à l’aise, simplement pour appuyer encore un peu sur la rareté de ce qu’il lui confiait. Franchement, s’ils n’avaient pas voulu être espionnés, ils ne l’auraient pas été. Ça n’avait pas vraiment d’importance. En revanche les interrogations qu’il lui offrit, elles, avaient de l’importance et il resta un moment pensif, à observer l’horizon, en pondérant ce qu’il allait lui dire. Pourtant encore une fois, ce fut la sincérité brute qui sembla l’emporter. Certaines étaient faciles mais d’autres… étaient beaucoup plus difficiles. Il finit par soupirer et reprit la parole. « Silarae… » Le nom de sa dragonne était comme un doux miel pour lui, comme un baume apaisant, comme le plus beau chant qu’il eut jamais entendu. « J’aurais peut-être trouvé cette question indiscrète de la part d’un autre, mais vous êtes, vous aussi, dragonnier… Il n’y a pas d’indiscrétion ici » Pas à ses yeux en tout cas. Il n’y voyait aucune offense non plus d’ailleurs. Non, ces questions avaient leur place et ce d’autant plus qu’il avait des choses à lui dire à ce sujet…

« Elle a sauvé mon existence » dit-il enfin, en parfaite franchise. « Je me serais certainement laissé mourir, ou je me serais volontairement donné la mort, si elle n’était pas apparue pour chambouler mes plans » Il reporta son attention sur lui, le regard, pour une fois, très bleu. Bleu d’une certaine morose et lancinante contemplation de ce qui aurait pu être, et de ce qui avait été. « Lorenz m’avait enlevé ce à quoi je tenais le plus en ce monde et je n’avais guère de raisons d’exister… Ou, non, plutôt devrais-je dire que j’étais tellement noyé par mon deuil que je ne pouvais voir qu’il y avait encore des choses qui méritaient que j’existe. Lorsqu’elle est apparue, c’était… » Il s’interrompit subitement, manquant de mots. Oui, lui l’ancien, le politicien et mage, en perdait ses mots. Un sourire plein d’affection fleurit sur son visage pâle, rayonnant de l’amour qu’il approuvait pour la blanche, et ce fut d’une voix plus douce encore qu’il reprit. « Elle était comme une renaissance. Comme une aurore dans mes ténèbres. Quand elle a posé les yeux sur moi, j’ai cru que mon cœur s’était mis à battre de nouveau, que je venais de renaître à la vie… Elle a été… la plus belle chose qui me soit jamais arrivée » Que pouvait-il dire d’autre ? Comment le décrire autrement. « Elle m’a ouvert à nouveau les yeux, a éclairé mon chemin et m’a rendu une raison de vivre. Dès sa naissance elle m’a soutenu… elle était tout ce que je désirais, tout ce qu’il me fallait… Oh certes, nous avons eu des moments très difficiles, nous avons dû nous éloigner l’un de l’autre et apprendre à vivre indépendamment mais… ce n’est pas pour cela que nous avons cessé de nous aimer. Même de loin, nous nous aimions… cela nous a même renforcé » Il secoua légèrement la tête « Pardonnez-moi, je m’égare… »

Il eut un rire léger « Je deviens bavard dès qu’il s’agit de ma compagne » Mais il devait bien comprendre non ? Il vivait la même chose après tout. « Quant à la difficulté d’être ancien et dragonnier… Et bien disons que je me suis posé, et me pose encore de nombreuses questions. J’ai vu… et bien, j’ai vu ce qu’était Armanda avant le départ total des dragons. J’ai vu certains des anciens dragonniers. Comment suis-je censé me positionner, alors ? Je ne suis pas totalement des vôtres, de cette jeune génération, et je ne suis pas totalement de l’ancienne. Je ne sais pas exactement comment je puis juger de mon statut ni répondre face à ce que vous êtes… Je ne condamne pas les anciens, mais je comprends qu’on les condamne. Je croyais connaître le lien, par mes observations et les discussions que j’ai pu avoir avec certains de nos prédécesseurs… pourtant c’était une certitude stupide. Je ne cesse de me demander pourquoi on m’a choisi et pourquoi maintenant… » Il haussa brièvement les épaules, puis l’observa attentivement, poursuivant avec plus de mesure. « Et en tant qu’ancien, j’ai des devoirs envers mon peuple que je ne puis ignorer… tout comme vous auprès du peuple humain, en tant que souverain. Pourtant, nous avons aussi des devoirs de dragonniers. Et je crains qu’à un moment ou à un autre, ceux-ci ne viennent entrer en contradiction. Au moins en ce qui me concerne… » Un nouveau silence, léger. Devait-il poursuivre ? Il y avait là beaucoup à digérer. Il fit pourtant, avec mesure. « Altesse… dites-moi… que pensez-vous que doivent être les dragonniers ? Pouvez-vous imaginer qu’ils se réunissent en une caste indépendante ? Pensez-vous que nous puissions cultivez ce don précieux que les dragons nous ont fait, le préserver au sein d'un clan uni ? »

Il n’avait pas véritablement caché ses intentions, les laissant transparaître au travers de son approche et pour cause, Korentin était parfaitement capable de comprendre la manœuvre. Les dissimuler alors qu’ils discutaient à cœur ouvert aurait été une bien vilaine insulte. Il le laissa donc garder le silence, patient dans l’attente d’une réponse qui serait certainement particulièrement éclairante pour la suite. Pas un seul instant il ne chercha à le presser et lorsqu’il se décida, il lui prêta une oreille attentive, ne l’interrompant pas une seule fois jusqu’à la fin. Quand enfin il fut certain que l’humain en avait terminé, lui-même envisagea de répondre. Il ne s’était guère attendu à une autre réponse que celle-ci, purement parce qu’elle était raisonnable et proche de la vérité. Ce qu’il proposait était difficile… un chemin semé d’embûches et de cul-de-sac. Oui il y avait des risques, de grands risques. Mais jamais les risques n’étaient absents, quelle que soit la solution, quel que soit le chemin emprunté. Pouvait-il défendre son idéal auprès du monarque ? En avait-il seulement le droit ? A bien y réfléchir oui. Il ne comptait pas lui forcer la main, mais il pouvait tout de même soutenir l’idée qu’il avait eu. « Je comprends oui » répondit-il finalement, après ce qui semblait être des heures, mais qui n’avait été qu’une poignée de minutes. Il poursuivit avec lenteur, prenant son temps. « Je comprends, car j’ai longtemps pensé la même chose. Je n’étais pas convaincu et j’émets encore des réserves. Il est particulièrement délicat d’affirmer quoi que ce soit dès lors que cela concerne de tels sujets… » Ce n’était que vérité. Il fallait le dire. Il avait eu et avait encore ses doutes, raisonnés et légitimes. Personne, à sa connaissance, ne pourrait réellement affirmer avec candeur que des dragonniers pourraient, sans la moindre arrière-pensée, immédiatement et sans hésitation, ignorer leurs liens avec leurs peuples d’origine au profit de l’ordre qui était le leur.

« Cela fait plus d’un an que je m’interroge. Presque deux, en vérité. J’ai effleuré ce rêve moi-même, à plusieurs reprises, depuis l’éclosion de Silarae. Mais c’est dame Tuwiel qui l’a réellement fait éclore. Lyroë Tuwiel… elle était l’une de trois premières élues. Une elfe au service de son peuple, lié au dragon blanc, Cymbor » Le nom était désormais synonyme de tristesse, à présent, mais également de respect. Il s’interrompit un instant, puis reprit. « Elle était tout ce qu’il y avait de plus elfique. Avec ce que cela implique. Pourtant c’est elle qui m’a contacté, elle qui m’a proposé de participer à l’édification de cette caste. A moi, un vampire. L’être qu’elle détestait le plus… » Il eut un léger mouvement de la tête qui ponctua ses paroles avant qu’il ne poussa plus avant, toujours avec calme et sincérité. « J’ai ensuite discuté avec chaque dragonnier. J’ai eu leurs avis et leurs considérations… Ce qu’ils pouvaient s’imaginer, ce qu’ils redoutaient ou se demandait. Eux aussi avaient du mal à s’imaginer ce que pourrais être une union formée de tous nos pairs » Il croisa les bras un bras instant. « Pourtant chacun d’eux a exprimé le désir de se rapprocher des autres, chacun à sa manière. Deux d’entre eux, mes pairs vampiriques, ont acceptés l’idée d’une potentielle alliance et sont prêt à faire le premier pas dans sa formation » Il était presque certain que le jeune dragonnier humain, Amyelenor, en serait également. Ça avait transpiré au travers de leur discussion lors des négociations sur le domaine Baptistral. «Certes, mettre en place une telle union serait dangereux. Il n’y aurait pas de place pour l’ingérence, ni pour une prise de partie qui ne serait pas étudiée sous tous les angles. Vous avez raison, une telle caste prenant parti serait une force sans précédent et ferait basculer les conflits. Serait-ce pourtant mieux de nous entretuez dans des camps différents ? »

Non, bien entendu. « J’étais là oui. Je sais qu’il est difficile de s’entendre, de décider tous ensembles d’une position à adopter et de s’y tenir, en faisant au mieux pour chacun. C’est utopique, j’en ai conscience. Je ne demande nullement qu’ils restent inactifs. Je voudrais, au contraire, qu’ils soient actifs. Mais pour le bien d’Armanda toute entière et cela passe avant tout par la préservation des dragons. Ils sont notre magie, sans eux que serions-nous ? » Pas grand-chose. Semblables aux Alayiens peut-être ? « Vous n’êtes pas vos prédécesseurs. Vous pouvez apprendre de leurs erreurs. Et vous ne voyez pas de la même façon qu’eux. Votre expérience, vos idéaux ne sont pas semblable… et nous sommes si peu nombreux. Bien plus qu’eux ne l’étaient. Et si nous considérer dragonniers avant tout demandera du travail et de l’abnégation, nous pourrons toujours nous reposer les uns sur les autres pour trouver un équilibre qui n’éliminera pas non plus totalement nos relations avec chaque peuple. Notre union serait à l’égale de l’alliance que vous avez acceptée. Une ambassade où chacun peuple aurait sa voix et pourrait apporter un point de vue différent, une ambassade à l’image des progrès qui ont pu être fait, aussi fragiles soient-ils… Et puis n’avons-nous pas déjà combattu tous ensembles ? Ni vous ni moi certes, mais les autres eux… n’ont-ils pas aidés à libérer Dracos, voilà presque un an, en combattant tous ensembles ? Cela pourrait avoir lieu. Non… cela aura lieux j’en suis certain » Il décroisa les bras en souriant. « Cela fait deux ans que je travaille à ce projet. Je le porte désormais autant en mon nom qu’en celui de feu dame Tuwiel et je n’ai pas l’intention d’abandonner. Je comprends votre position Altesse, et ne cherche guère à vous convaincre en vérité. J’expose avec sincérité ce que je pense de tout cela, j’esquisse les idéaux et les motivations que cet ordre pourrait avoir sans jamais les graver dans le granit…. »

Il pouffa un instant « Pas encore, peut-être. Je ne sais. Et peut-être trouverais-je également là une place. Ce que j’ai vu et expérimenté, je le transmettrais alors, une épitaphe à la mémoire de ces individus d’exceptions, qui même au pic de leur catastrophe, ont forcés mon respect au-delà de tout ce que j’aurais pu imaginer. Je suis vampire autant que dragonnier, jamais cela ne changera, mais je pense que cette dualité n’empêche rien bien au contraire. C’est là une autre richesse à exploiter. Cela aussi, j’aimerais le transmettre…. » Il avait lentement déroulé son discourt, d’abord lentement, puis avec plus de conviction. Mais au final effectivement, il ne cherchait pas vraiment à le convaincre, simplement à lui exposer sa vision. C’était un autre présent, à lui de choisir quoi en faire.

La controverse entourant Lorenz Wintel et son affrontement avec Cymbor, le dragon blanc, était un sujet délicat qu’il éludait toujours dès qu’un petit malin cherchait à le lui mettre dans les mains. Il était vrai que Lorenz s’était défendu, il était tout autant vrai qu’on pouvait difficilement le plaindre. Son point de vue sur la question resterait un secret connu de lui seul et ce jusqu’à ce qu’il décède, pour de bon cette fois. Il était trop impliqué de chaque côté pour émettre le moindre embryon d’avis sans jauger qu’il offensait, et ses interlocuteurs, et la mémoire de l’archère elfique. Parce que mine de rien, il avait tout de même pas mal contribué à cette histoire. Mieux valait donc se taire. Quand on n’avait rien d’intelligent à dire, c’était encore le plus salutaire. Et s’il essayait la médiation, ça allait lui retomber sur la tête, vu la tension que le sujet apportait. Se taire donc. Simplement se taire. Il avait bien d’autres choses à dire, de toute façon, autant ne pas chercher les crosses. Chacun avait son opinion, tout était parfait ainsi. La question n’était d’ailleurs pas là en l’instant et il poursuivit donc, sans s’émouvoir le moins du monde. Oui, il avait beaucoup à dire, et trop peu de mots pour l’exprimer avec justesse. Oui, ils discutaient. Ils auraient dû le faire plus tôt en vérité, quand il y pensait. Il aurait dû avancer plus tôt mais sa prudence naturelle ainsi que son âge ne le prédisposait pas à une trop grande hâte, en particulier quand une simple discussion pouvait avoir des répercussions sur le reste du monde, à commencer par l’alliance entre leurs peuples. Oui, ils discutaient. C’était le miracle des dragons, d’une certaine manière, que de rapprocher des êtres parfois aux antipodes l’un de l’autre… ou parfois semblable, sans qu’aucun d’eux ne le sache vraiment, découvrant en l’autre des réflexions et des arguments parfois communs et parfois neufs. Peut-être savaient-ils, effectivement, que leurs élus seraient plus disposés que d’autres à un dialogue. C’était en tout cas une théorie qu’il appréciait. « Certes » énonça-t-il simplement mais avec sincérité.

Il attendit, le laissant un instant à ses réflexions, sachant qu’il ne pourrait de toute façon pas rester silencieux, qu’il ne pourrait ignorer le dialogue. Et sa patience, une fois encore, fut payante. Il hocha sensiblement la tête, à deux reprises, pendant son écoute. Son regard, intense en cet instant, trouva le sien avec franchise, comme il l’avait fait, brièvement, lors de leur entrevue au sujet de la catastrophe provoquée par celui qui se faisait appeler Prince. Son regard s’ancra sans faux-semblant dans celui, moiré d’or, du monarque mortel. Oui, il savait. « Vous n’avez pas à vous excuser. Personne ne devrais jamais avoir à s’excuser de faire son devoir et de décider de ses priorités » Grave et sérieux, son visage de marbre lissé par ces mêmes sentiments, il poursuivit. « Je ne connais pas le poids d’une quelconque couronne, mais je n’échappe pas plus que vous à la cangue du devoir. Et… Je sais ce que représente un fils, fut-il seulement adopté… J’ai perdu celui que je considérais comme mon fils voilà deux ans. Je ne souhaite à nul autre d’être séparé de sa famille » Ses sourcils clairs se froncèrent légèrement. « Aussi, altesse… laissez-moi vous aider. Vous ne pouvez sortir au dehors et brandir votre épée, seul, pour arracher votre enfant aux griffes de ses geôliers…. Mais moi je le ferais. J’ai participé à bien des guerres, à bien des opérations dangereux. Et je puis sans guère d’orgueil, affirmer être le meilleur mage existant, en dehors de Lorenz Wintel lui-même. J’ai déjà auparavant émit le souhait de vous aider. Hors j’ai là l’occasion de le faire. Permettez le moi » Bien sûr, il pourrait très bien passer outre son consentement, mais le lui demandé était autant politique et diplomatique que simplement courtois. Il s’adoucit cependant, d’un sourire affectueux. « En outre je pense que Silarae adorerait un peu de danger. Elle m’a confié qu’elle s’ennuyait ferme » Et quand elle s’ennuyait elle devenait ronchonne.

Cependant, bien qu’adoucit, il n’en restait pas moins sérieux, et son regard diamantin continuait de le fixer, sans qu’il cille ne serait-ce qu’une fois. « Quant à l’usurpateur… il sera abattu, je n’en doute pas le moins du monde. Et si pour cela nous devons porter le fer jusqu’à Gloria et bien soit. Même si je doute que cette guerre se joue réellement sur un champ de bataille » Un silence s’installa un bref instant, puis il haussa les épaules, un geste presque incongru de sa part. « Mais nous verrons, une chose après l’autre… » Oui une chose après l’autre. Mieux valait voir comment il prenait sa proposition. Parce que mine de rien, discuter avec lui et lui faire confiance au point de lui confier la vie de son gamin, ce n’était pas pareil du tout…

Non il n’avait pas à. Certes. Mais entre ce qu’il avait à faire et ce qu’il voulait faire, il y avait un pas énorme. Son sourire s’élargit aux paroles que lui adressa l’humain et ses prunelles étincelèrent d’amusement et d’affection tandis qu’il l’observait. Ah mais non on ne lui demandait rien, il offrait de son propre chef, franchement. On pouvait même prétendre qu’il lui forçait la main si cela faisait plaisir à certains, il n’en restait pas moins qu’il n’avait pas eu besoin qu’on le lui demande. Et il l’avait surpris. Et probablement mit devant un dilemme. Pourtant lui aussi parvint à le surprendre lorsqu’il lui avoua que le voir périr lui coûterait. Ah bon ? Clignant des yeux, il le jaugea à nouveau. Certes, il était clair et net que les choses se passaient bien entre eux, très même… ils étaient sensiblement sur la même longueur d’ondes, ils étaient tous deux politiciens, leur courtoisie était la même et ils avaient à cœur les mêmes idéaux. Si l’on avait exclus leurs races, ils auraient pu être sortit d’un moule semblable. Oh il ne doutait pas qu’ils aient chacun leurs différences, ne serait-ce que par le gouffre des années qui les séparaient. Mais pour le moment, c’était cette étrange similitude qui l’émerveillait. Il n’avait pas du tout la même… relation, avec Korentin Kohan, qu’il l’avait avec d’autres humains, comme Amyelenor ou Livilith. Malgré son jeune âge, le monarque était mûrit de bien des façons et son regard portait plus loin que celui des autres. Impatient, il l’était, comme tout humain pouvait l’être, et pourtant l’impression lui restait que le dragonnier d’émeraude saisissait tout de même le concept d’éternité offert aux vampires. Parce qu’il y était en partie destiné, sans doute, grâce à son statut de dragonnier.

Toujours était-il qu’il était… touché, par les mots qu’on lui offrait, et parce que ces mots véhiculaient. Il serait peiné de le savoir mort… Par réflexe, un instant, il crut bon de rappeler que de nombreux humains, de l’armée entre autre, ne nourrissaient pas d’aussi bons sentiments à son égard. Mais il se fustigea pour sa propre idiotie. Korentin était certes la voix des hommes, comme lui était la voix des anciens, mais il n’était pas eux, en aucun cas. Sur le plan personnel autant que sur le plan officiel, il était reconnaissait de l’inclinaison du souverain à son égard, elle lui était particulièrement appréciable. Son sourire s’élargit encore, dévoilant un bref instant la pointe de ses crocs. « Tenter ? Non » déclara-t-il avec sérieux, parfaitement résolu « J’y parviendrais » Il ne méjugeait nullement la menace à laquelle il devrait faire face, bien au contraire. Mais ce n’était pas parce qu’il savait la tâche difficile qu’il estimait devoir n’émettre qu’une hypothèse stérile. Non il ne ferait pas que tenter. Un vampire ne tentait pas. Il réussissait ou il mourrait. Et il était d’autant plus résolu qu’il pouvait parfaitement sentir l’espoir que sa proposition avait fait naître chez son interlocuteur, ce léger tremblement du cœur et ces changements sensibles d’expression, tout autant que ses paroles. S’il avait eu la moindre ombre de doute, elle avait disparue à présent qu’il avait vu sa réaction. Oh que oui il irait. Le quand et le comment restaient encore flou sur l’instant, mais il y penserait, ce n’était pas un problème… Jamais il n’était parti à l’aventure sans se préparer minutieusement. Aucune forteresse n’était réellement inexpugnable, aucun individu n’était parfait… Il trouverait.

L’avertissement cependant, lui rendit son sérieux et il hocha la tête. « Très bien. Je vous remercie de m’en prévenir, il aurait été délicat de le découvrir dans le feu de l’action » Et de manquer tout faire capoter en voulant sauver les meubles. Les opérations qui tournaient mal, ça ne l’amusait pas du tout. Il se souvenait encore de leur infiltration de Gloria, où il avait dû gérer un Ethan pot de fleur, un Kedrildan décidé à les faire tous tuer et un Lorenz qui ne supportait pas les dragons… Il resta un instant silencieux, puis pencha la tête de côté, légèrement. « Quant à savoir ce qui me pousse à vouloir vous rendre votre fils… je peux vous offrir de nombreuses raisons, tactiques, politiques, mais la vérité est plus simple. Je le fais parce que je le veux. Parce que je sais la souffrance qu’est une telle séparation, parce que retenir un enfant loin de sa famille est un acte que j’exècre, que cela fasse de moi un cœur tendre ou pas. Et, avec sincérité, votre altesse, si vous voulez bien me pardonner cette… impertinence… A-t-on vraiment besoin d’une raison pour aider quelqu’un ? » Voilà une question étrange, même pour lui. Mais une vraie question. Avait-on vraiment besoin d’un intérêt personnel pour venir en aide à quelqu’un ? Un pair dragonnier, qui plus est. Il n’estimait pas avoir besoin d’une raison qui le pousserait à vouloir lui venir en aide. « Je vous informerais, lorsque j’estimerais pouvoir mener cette entreprise à bien » Qu’il puisse préparer les lieux pour l’arrivée de son fils. Nul doute que le petit Nolan allait adorer retrouver un père aussi soucieux de lui.

Pourquoi ? Cette question risquait d’être souvent posée, si ce n’est à haute voix, intérieurement du moins. Il s’y attendait, certains n’y croiraient pas… beaucoup n’y croiraient pas, en vérité. Cela sortirait de nulle part pour eux. Pourquoi ? Une question qu’ils appliquaient à tout et tous, emmurés dans des perspectives parfaitement cloisonnées à leurs statuts, races, façons de penser. Pourquoi ? Demanderaient-ils, parce qu’ils étaient totalement incapables de penser que l’on n’avait pas besoin de raisons pour agir… Pourtant on n’en avait pas toujours besoin, il en était convaincu. Parfois, il fallait simplement se laisser aller à faire certaines choses simplement parce qu’on se sentait de les accomplir. Certes, ce n’était pas exactement le cas ici, des raisons il pouvait en citer plein comme il l’avait affirmé. Mais il ne le faisait pas. Il n’en avait pas envie. Il n’avait pas envie de tâcher cette proposition en énumérant froidement ce qui pouvait le motiver. S’ils se demandaient éternellement ‘pourquoi’ c’était leur problème et cela pouvait même lui servir… lui ne passerait pas des heures à discourter là-dessus. Rendant son regard à l’humain, inflexible dans sa détermination et sa certitude, il était l’image même de la solidité et s’il ne pouvait effacer les doutes et les questionnements que Korentin lui-même conservait, naturellement d’ailleurs, il pouvait néanmoins les porter sans faillir. Et il briserait tout cela lorsqu’il reviendrait avec Nolan. Il abattrait les murs de doutes et de ‘pourquoi’… parce qu’ils n’avaient pas lieu d’être, au final. Il avait vécu plus d’une guerre et survécu pendant un millénaire, il n’était pas né, celui qui mettrait un terme à son existence, même si certains prétendaient à cette capacité. Il n’allait pas se laisser abattre par un parvenu de général Alayien, tout élu du Néant et réincarné qu’il soit. Il avait déjà vu des combats de dragons et avait même dû prendre ses jambes à son cou, poursuivit par l’une des grandes bêtes à écailles, sans parler de tout le reste, de l’inhérent à la guerre et à un monde de magie. Lui-même avait suffisamment produit de monstruosités et trempé dans une magie mortellement sombre pour que plus rien ne l’étonne vraiment lorsqu’il s’agissait de bipède. Il fallait au moins la fin du monde pour le surprendre.

Ou qu’on lui dise qu’on tenait à lui… ou qu’on se mette à rire en plein milieu d’un échange particulièrement sérieux. Et bien ? Que lui arrivait-il d’un seul coup ? Certes il était plus plaisant encore ainsi mais qu’est-ce qui lui provoquait cette hilarité ? Il s’expliquait, fort heureusement, et ses paroles lui tirèrent un rictus amusé à son tour. Ah oui, il comprenait mieux. « Oh mais je ne le prenais pas autrement » répondit-il, comprenant que le terme de cœur tendre ait pu être un peu étrange, ainsi utilisé, surtout pour définir quelqu’un dont le cœur ne battait plus depuis très longtemps. Il redevint pourtant bien vite calme et se défit de son rictus, l’observant simplement d’un regard bienveillant qui, sans nul doute, devait être particulièrement perturbant de la part d’un vampire de sa sorte. Mais c’était moins l’expression d’un père devant l’un de ses enfants que celui d’un égal et d’un compagnon goûtant silencieusement la bonne humeur soudaine d’un ami qu’il voyait dépérir depuis longtemps. Pourtant ils ne se côtoyaient réellement que depuis très peu de temps. La distance s’effaçait lentement, pour son plus grand plaisir. Et pourtant Dracos seul savait qu’il n’avait pas l’habitude de cela lorsqu’il s’agissait d’humains. Très peu de ses connaissances mortelles se permettaient de se rire de quoi que ce soit qu’il puisse dire, mais ça ne le gênait absolument pas en cet instant, bien au contraire, parfois prendre les choses avec légèreté était salutaire. « Certes » Oui ils marchaient souvent ainsi et c’était précisément pourquoi peu d’entre eux étaient capables de le comprendre. Parce qu’il ne marchait pas toujours exactement comme eux, l’excentricité de la vieillesse ! Parfois ça lui sauvait bien la vie oui. « Je fonctionne souvent par raison aussi évidemment, mais parfois il faut savoir s’en passer je pense » Certaines choses n’avaient pas besoin de raisons, comme la fois où il avait touché l’œuf de Silarae alors que toute raison lui aurait dit qu’il n’avait pas ses chances. Il refit pourtant silence en le voyant se reprendre et l’écouta avec attention. Un soutient et… un ami. Voilà que le mot était dit. Ami… c’était… étrange. Il ne savait pas exactement comment il devait le prendre, et pourtant il était certain de ne pas rejeter cet état de fait.

Ami… depuis quand n’avait-il pas d’ami ? Longtemps, son seul ami avait été Isendal et il était mort. Ce qui était certain, c’était que tant qu’il aurait un souffle de vie, si on pouvait le dire ainsi, il protégerait Korentin. Et si ça comprenait briser les vertèbres de son borgne de cousin, il le ferait. Il eut un rire léger. « D’accord, je viendrais en ce cas » Vrai que le monarque avait quand même un sacré palmarès maintenant… le pauvre. Pourtant, lorsque l’autre lui tendit la main, il la serra sans éprouver de pitié ou de compassion, sentiments encore très étrangers chez lui. Non, il la serra avec satisfaction et respect envers cet humain qui, décidément, lui plaisait beaucoup. Il la serra en sachant tout ce que ce geste représentait… tout ce que cela impliquait, encore une fois. L’unique de cet instant n’était pas perdu, il le comprenait. Evitant toutefois de lui broyer la main, il ne prolongea pas le contact lorsque Korentin se retira. Ce geste, il l’appréciait beaucoup… c’était tout un éventail de ressentit et de réalisations. C’était un pas énorme. Et rien que pour en être témoin et acteur, privilégié en un honneur précieux, il aurait sans doute foncé tête baissée dans tous les incidents diplomatiques du monde. Toutes les convictions qu’il nourrissait se renforçaient… et en retour, sa détermination à réunir la famille de cet homme se faisait plus implacable encore. Pour voir ce nouveau monde éclore, il abattrait toute l’armée alayienne, s’il le fallait.