Gloria la magnifique... Durant son exil volontaire, Grégorist avait rencontré suffisamment de dames magnifiques pour juger que la capitale humaine usurpait son titre. Catin au charme fané, vipère noyée de bijoux aussi étincelants que ses crocs luisants de venin, Grégorist avait toujours été trop perspicace ou trop méfiant pour que la cité lui fasse jamais tourner la tête.

De ce retour aux sources, l'empereur n'espérait rien de plus que de ne s'y pas noyer. Ses conseillers et grands seigneurs ne lui avaient fait que peu de manières, ceux qui avaient à redire sur les manières de gouverner d'Esmelda s'étaient réjouis de l'annonce de son mariage, ceux qui avaient reconnu en elle la droiture et la compétence de ses ancêtres ne pouvaient qu'accueillir avec respect leur souverain légitime. Quant à Esmelda, elle était trop égale à elle-même pour livrer l'empire à une lutte fratricide, elle lui avait rendu le pouvoir avec si peu de difficultés que Grégorist n'avait pas eu l'occasion de discuter avec elle sans témoin.

Il semblait que, comme au temps jadis, le sort avait décidé de les accaparer à leur devoir, au détail près qu'il pouvait désormais choisir selon son bon vouloir de s'en libérer. Il s'y était résigné, mais lorsqu'il avait entendu dire que sa sœur s'était enfermée dans ses appartements, il n'avait pas eu le cœur de la déranger. A son corps défendant, Grégorist ne manquait pas d'alibi pour s'occuper l'esprit, et il s'échinait justement sur l'un d'entre eux, à déchiffrer les caractères anciens d'un vieux grimoire supposément indestructible qui avait coûté peu ou prou le sang d'une armée entière.

Dans les écrits d'Alderick, il retrouvait le filigrane dérangeant de la morale implicite de son père : celui-ci s'était toujours défié des magies non humaines, des elfes, des dragons... Et n'aurait jamais eu l'audace de s'accaparer l'amitié d'un dragon, moins encore le lien périlleux des dragonniers. Grégorist, quant à lui, ne pouvait que remercier le Dracos de n'avoir envoyer aucun de ses pairs pour croiser sa route, sinon de très loin.

Ces histoires d'extinction le laissait songeur. Bien sûr, il n'aurait pu souhaiter la disparition des dragons et de la magie d'Armanda. Mais aurait-il réagi autrement s'il avait été possible d'exterminer les vampires et leurs vilenies ? Si les dragons avaient été en nombre tel qu'il eurent pu imposer leurs volontés aux peuples d'Armanda ? Bien sûr ils se liaient par le cœur à leurs élus et pouvaient disait-on leur consacrer jusqu'à leur vie, verser leur sang pour leurs croisades, ce qui laissait à penser qu'il ne partageait sûrement pas l'entendement des races pensantes en matière de bien et de mal... N'en déplaise à ses aînés, Grégorist eut aimé pouvoir disposer d'un dragon en cet instant pour lui poser quelques questions d'ordre philosophique.

Peu étonnant que ce vil récit intéressa les vampires... A en croire les rumeurs, Lorenz Wintel avait eu par le passé quelques déboires draconiques. Qu'il ronge son frein, l'ouvrage, même s'il l'ouvrait jamais, n'indiquait pas l'emplacement de la bague. La logique aurait voulu que les elfes et les baptistrels en sussent quelque chose. Les uns et les autres avaient trop de mémoire pour oublier totalement le sort d'un objet d'une telle puissance confiée à la charge de leur ordre...

La bague en lui-même l'intéressait fort peu. Même s'il avait été plus versé dans les arts magiques, il y aurait reconnu un artefact gorgé de fausses promesses. L'éternité qu'elle offrait n'était qu'un leurre, un mythe dont elle berçait ses victimes tandis qu'elle consumait leur âme, sinon, comment expliquer qu'elle se trouva plus souvent sans porteur qu'au doigt de quelque maître magicien ? L'empereur n'était pas dupe d'un tel objet, tout juste soulagé de savoir que son créateur nourrissait certainement les vers depuis quelques éons.

Grégorist sursauta lorsque le grincement d'une lourde porte l'arracha à ses réflexions. Le grimoire était sous bonne garde dans une cellule des plus particulière, et il avait ordonné de n'être point dérangé alors qu'il le consultait. L'emporter dans ses appartements lui paraissait aussi stupidement dangereux qu'insultant pour les hommes qui avaient donné leur vie pour qu'il ne change pas de main. Reconnaître la silhouette familière qui fit irruption dans la pièce ne le rassura qu'à demi, éveillant des appréhensions d'un autre ordre.

Depuis le retour de son frère, la jeune princesse se sentait soulager. Même si beaucoup regrettait de la voir redonner les rênes du palais aussi facilement, d'autres, à demi mots, en étaient plus que ravis. Surtout que maintenant la jeune Kohan allait se retrouver marier à un elfe, loin du royaume, loin des intrigues du château et de son frère, sur qui elle avait une trop grande pression. Du moins, c'est ce qu'il pensait. Le frère et la sœur avaient simplement une complicité et un respect mutuel, qui faisaient que l'avis de l'autre comptait. Et dans cette fosse aux lions, avoir un allié solide était un plus considérable.
Et même si la jeune femme avait aimé apporter son aide plus directement, la pression était trop lourde pour une jeune femme non préparée comme son frère depuis l'enfance, même le berceau. Être mise en avant de la sorte n'était pas du goût de la jeune femme qui préférait agir dans l'ombre et sur le terrain. Aller aider des femmes à soigner des soldats blessés, apporter des vêtements neufs aux orphelins, ou le surplus de nourritures du palais aux nécessiteux, voilà ce qui elle la rendait fière de faire partie des Kohan. Un maigre tribu, mais elle avait encore plus l'impression d'avoir les mains liées sur le trône.

Mais maintenant, un autre rôle s'imposait à elle. Après régente, la voilà future épouse d'un dragonnier elfique. Oh, elle n'avait rien contre cet homme. Après tout, elle ne le connaissait pas. Mais elle avait espéré encore un temps passer au travers des mailles qui attrapent sans vergogne les filles de son statut, de son rang. Celui de faire un bon mariage, une bonne alliance avec une bonne famille. Elle le savait que ce jour viendrait. Mais elle espérait que ça serait plus tard, le plus tard possible. Que les choses auraient changé... Que Kyllian ne serait plus un choix controversé, mais son choix, un choix d'amour et pas de raison.

Depuis l'officialisation de cette annonce, la jeune femme était morose, son sourire ne s'affichait plus et sa voix autrefois si douce devenait triste et sans teinte. Elle sortait rarement de ses appartements, Ninna parvenait parfois à la faire monter à cheval et galoper à travers les prairies de Gloria. En public, elle tentait de garder les yeux ouverts et répondait avec hâte aux préparatifs de ce mariage. Ses dames de compagnie étaient quand à elles aux anges et s'affairaient dans tous les plus beaux magasins, auprès des plus beaux tisserands, cherchant les plus beaux bijoux pour parer de mille feux leur princesse. Que bien leur fasse.

Esmelda venait de demander à son amie de toujours d'apporter une lettre pour son amour. Elle s'était tut trop longtemps, de peur de le blesser comme elle l'était. Mais le silence n'était-il pas au final pire torture. Sûrement, car en cet instant, elle avait besoin de ceux de Kyllian pour se sentir encore en vie. Elle rêvait de se retrouver dans ses bras, et de ne plus jamais les quitter.
La princesse retournant vers ses appartement vit un messager l'air paniqué venir vers elle. Il devait avoir fait la moitié du château au vue de ses cheveux collés par la sueur. Il se présenta à elle, après les formules de politesse d'usage face à la jeune princesse. Une missive importante pour l'empereur.
Sachant pertinemment où se trouvait son frère, elle lui assura de la lui rendre en main propre au plus vite.

Quelques minutes plus tard, la princesse poussait la lourde porte, gardienne du manuscrit sacré, y trouvant son frère en pleine lecture.
Elle s'y avança timidement, ne sachant si elle avait pleine autorisation. Après tout même les gardes avaient houspillé à la voir rentrer. Mais dire non, à la princesse était difficile.

« - Je peux ??? Un message pour vous. Il avait l'air important. A l'allure du pauvre messager. »

Un message de quelque importance. Le grimoire n'en avait-il pas davantage dès lors qu'il avait exigé qu'on ne le dérangeât point ? Grégorist dévisagea Esmelda de ce regard tranchant qu'il réservait à d'autres, et qui entendait déchiffrer les âmes et révéler les non-dits.

Sûrement disait-elle vrai - comment pouvait-il douter d'Esmelda ou même l'envisager seulement sans en souffrir ? - ce qui n'expliquait pas qu'on dépêcha sa propre sœur en guise de messager. L'empereur l'estimait trop pour accepter qu'on la rabaissât de la sorte. Peut-être avait-elle accepté la chose de bon gré, voire même volontairement, ce qui rendait ses hommages à la ruse que lui même avait tissé à son encontre.

Il l'avait évité. Loin d'elle, il était plus aisé d'être Grégorist Kohan, empereur des humains, et d'étouffer d'une poigne de fer le frère d'Esmelda, plus facile de n'être que l'instrument politique forgé par leur père et les us du royaume.

« Entrez donc, Esmelda. »

Il se maudit pour sa faiblesse, et pour le bouclier protocolaire qu'il dressait entre eux, faute de meilleure manœuvre pour excuser ses manquements. L'avait-il jamais vouvoyé, sinon en public ? En d'autres temps, il se serait précipité pour la serrer dans ses bras, il lui aurait narré sans ambages ses victoires et ses hontes... Au lieu de quoi, il conservait son masque de politicien, l'observait sans la voir, sans rien quérir d'elle sinon l'implicite, qu'elle prenne congé sans l’accommoder davantage.

D'un geste mécanique, l'empereur se saisit de la lettre qu'elle lui tendit, sans se sentir le moins du monde désireux de la lire. Si une nouvelle d'une telle importance requérait son avis, elle n'aurait point tardé de la sorte, et n'aurait pas changé de main. Ou alors, elle eut été confié à l'oral à Esmelda, qui n'aurait pas manqué de l'en informer de vive voix, trop attachée à l'empire pour accepter qu'il souffre d'un silence prolongé.

Étouffant un soupir, il referma l'épais grimoire dans un bruissement de papier neuf, comme si les pages pardonnaient par avance les avanies du temps et l'avidité de tous les lecteurs à venir.Il saisit la perche que son lointain parent lui offrait. Alderick avait tant à faire pour se racheter, il pouvait lui fournir la piètre excuse dont il avait besoin pour retenir Esmelda, sans évoquer aucun des sujets qui lui brûlaient les lèvres, sans s'enquérir de son état, de ces jours où il l'avait abandonné, de l'avis qu'elle portait sur son propre mariage, et de ses vœux pour l'avenir, quels qu'ils fussent.

« L'avez-vous lu ? » demanda l'empereur à sa sœur en désignant le grimoire.
« Tout porte à croire que deux artefacts de puissante magie hantent encore nos terres, et celui, plaise au dracos, n'est pas des moindres. »

La magie qui imprégnait l'ouvrage lui-même intriguait l'empereur. Il avait bien essayé, quelques heures auparavant d'en arracher une page, mais l'eut-il gardé une heure que le papier s'en effritait, l'encre mourait comme absorbée, et il se voyait contraint d'admettre, nargué par la même page intacte, que le grimoire ne gardait pas trace de l'outrage.

Depuis son retour, il l'avait évité autant qu'elle s'était terrée dans ses appartements. La princesse se doutait bien qu'il y avait une raison à cela. Une raison d'état, liant son statut de sœur de l'empereur à un mariage de convenance. La raison de l'empereur dominait sur celle du frère, des relations basiques et simplement humaine. Ce masque qu'ils devaient porter tous deux au palais, ils l'arboraient depuis des années, si bien qu'elle ne fut guère étonnée de cet accueil on ne peut plus glacial.
Autre temps, il lui aurait ramené moultes présents, et des histoires du pays elfiques et des secrets sur leurs cousins, un peu de médisance sur Fabius aurait détendu l'atmosphère. Mais là, il la liait en lui ramenant un futur époux à un destin auquel elle ne s'y attendait pas. Faire sa place au sein du royaume et du palais humain était déjà une lourde tâche, le refaire auprès d'êtres aussi différents, se sentir le poids de sa jeunesse et de son ignorance auprès d'eux à chaque instant. La jeune femme savait que sa tâche serait ardue.

La jeune sœur entra donc avec douceur en poussant la large porte et en prenant soin de la fermer. Sans un mot, elle s'avança et donna le message qui semblait urgent. Pas un bruit que celui du vieux grimoire qui se ferme. La lettre attendrait apparemment. Esmelda pouvait sentir son cœur tambouriné contre sa paroi. Ce silence remplis de non dits remplissait la pièce. La princesse voulait lui crier qu'elle ne lui en voulait pas. Après tout il avait fait son devoir et elle ferait le sien... si elle y arrivait. Kyllian revenait sans cesse dans son esprit, tout comme la promesse qu'elle lui avait faite. Il n'y avait que lui, il n'y aurait que lui.

Son regard se reporte sur les vieux écrits quand son frère décida de rompre enfin ce silence mystique. La voix un peu raillée elle lui répondit par l'affirmative.

« - Je voulais vous laisser la primeur de cet honneur, mais les circonstances... je ne pouvais pas laisser une telle source de savoir et de querelles sans réponse. Si urgence il y avait, je me devais de les connaître. J'espère que vous ne m'en voulez pas. »

Il n'y avait pas eu dans un premier temps une curiosité de sa part. Mais en tant que régente, elle se devait de connaître les aboutissant de la lutte qu'elle avait confié à son armée. Au fil des mots, elle voulait en savoir plus, apprendre sur ses aïeuls, sur celui qui sombra dans une folie oubliée depuis des décennies.

"- La recherche du pouvoir amène parfois à bien des folies."

Elle se rapprocha de son frère, portant plus le masque de la jeune cadette.

"- Cette sombre magie a disparu depuis des décennies, des siècles... Avez-vous crainte que notre ennemi en ait eu vent?"

La question n'attendait pas vraiment de réponse, Esmelda au fond de son âme l'avait déjà. D'où la raison de sa présence dans cette bataille maudite. La princesse cherchait plus à savoir ce que son frère ferait pour retrouver cet artefact. Car elle savait qu'il ne laisserait pas un tel pouvoir en liberté sans avoir l'espoir fou de le retrouver. On pouvait lui reprocher ses actes, mais pas son immobilisme.

C'était un jeu qu'ils jouaient, un théâtre enfantin où chacun, tour à tour, se complait dans un rôle d'adulte dont il n'entrevoit que l'enthousiasme du pouvoir et non ses contraintes. Plus personne n'en riait, assurément, mais il fallait croire que les masques avec le temps leur avait collé à la peau. Il était Grégorist Kohan, empereur des humains, qu'il meure, qu'il abdique, qu'il prenne femme ou qu'il se mente autant qu'il le voudrait, rien ne pourrait jamais altérer l'héritage de leur lignée. Il en était de même pour Esmelda. Ils subissaient sans broncher la fatalité du sort qui avait emporté leur père et éloigné leur mère, les rendant tous deux orphelins. Avec la fougue de sa jeunesse, Grégorist voulait bien occulter le fait qu'il avait manqué de peu de perdre la vie dans ces mêmes murs qui renvoyaient les échos de la gloire intemporelle de Gloria la magnifique. Ce qu'il ne digérait pas, c'est qu'en mariant Esmelda ainsi qu'il le devait, il s'était fait l'artisan et non plus l'outil de ce malheur qui les narguait.

Alors qu'il risquait un regard vers elle, non plus barrière impérieuse mais humble requête, il fut soulagé et meurtri de la voir si semblable à son souvenir, stoïque en dépit des obstacles et des décisions prises par son frère. L'empereur avait fait son devoir, le frère... préférait ne point songer à cet avenir qui éloignerait Esmelda de lui, de par son propre fait. Sa compagnie plaisante, son écoute sans jugement, ses conseils avisés... Tout cela lui manquerait, mais il souffrait plus que tout de n'avoir personne à qui s'en confier. Evoquer cet état de fait n'aurait servi qu'à retourner le couteau dans la plaie.

« Non, bien sûr que non. »

Par le Dracos, pourquoi fallait-il qu'elle s'excuse alors qu'il aurait rougi des insinuations qu'elle lui prêtait ? Il avait disparu du jour au lendemain, désertant, ne lui léguant les rênes du pouvoir que par son éloquente absence, et voilà qu'elle en venait à penser qu'il lui reprocherait de s'être acquitté de tâches qu'il aurait dû accomplir lui-même. Grégorist atteignit sans le savoir un tel dégoût de lui-même qu'il eut cure d'apprendre de vive voix qu'elle le méprisait.

« Tu devais lire ce grimoire. »

Le tutoiement lui avait échappé, le frère d'Esmelda étouffa un soupir. La phrase que sa soeur lui adressa alors le laissa un instant sans voix, chose rare pour qui avait été élevé dans l'art de la rhétorique. Mais de tels jeux n'avaient pas lieu d'être avec sa soeur.

« C'est le pouvoir et non sa quête, qui corrompt le coeur des hommes. Alderick ne désirait que la survie d'un être cher, et son voeu n'était pas plus blâmable qu'une mère veillant son enfant enfiévré. S'il n'avait pu le sauver, s'il l'avait laissé périr, rien de tout ceci ne serait arrivé. »

Il recherchait la complicité dans le regard de sa soeur, ni son aval, ni sa désapprobation, mais le simple écho de sa connivence, cette évidence qui les liait depuis toujours.

« Sommes-nous condamnés aux mêmes travers, Esmelda ? S'il fallait se saisir de la dévoreuse pour te sauver, je ne puis jurer que je ne le ferais pas. »

Et pourtant, la nature abjecte du bijou lui inspirait une défiance instinctive. Il se saisit de la question suivante comme d'une perche pour ne pas errer dans les miasmes de ses propres faiblesses.

« Très certainement. Ne se perd que la mémoire des humains. Les elfes, les vampires qu'ils furent elfes ou non, les dragons, eux, se souviennent. Et l'eurent-ils oublié par mégarde qu'un grimoire indestructible se charge de le narrer pour l'éternité à venir. » conclut Grégorist avec un rire sardonique.

La question n'attendait pas vraiment de réponse, Esmelda au fond de son âme l'avait déjà. D'où la raison de sa présence dans cette bataille maudite. La princesse cherchait plus à savoir ce que son frère ferait pour retrouver cet artefact. Car elle savait qu'il ne laisserait pas un tel pouvoir en liberté sans avoir l'espoir fou de le retrouver. On pouvait lui reprocher ses actes, mais pas son immobilisme.

« Ce malgré quoi, notre ennemi a des doutes, ou il s'imagine que le grimoire lui livrera quelque indice indécelable à nos yeux pour le conduire jusqu'à cette bague, sans quoi il s'en serait déjà certainement emparé, et je gage qu'il cesserait de pourir dans son campement pour marcher sur Gloria. »

Grégorist s'était absorbé dans ses pensées, réfléchissant à voix haute comme il ne le faisait jamais sinon en présence d'Esmelda. Elle était la seule qu'il ne redoutait pas de voir décortiquer le moindre de ses mots pour les retourner contre lui.

« Cet objet parle à l'âme vile des mages, à cette avidité qui sévit dans leur coeur. Je ne crois pas qu'il existe en Armanda le moindre magicien sans ambition. Peut-être est-ce pour cela que je n'ai que dédain pour cette babiole. »

Les rares bijoux que portaient l'empereur portaient en eux plus de symboles et de souvenirs que de magie.

« Trop de sang a coulé pour ce simple grimoire. Il nous faudra retrouver la dévoreuse en nous passant de l'aide des mages, sans quoi un autre des nôtres risquerait fort d'y laisser la vie. Nous ne pouvons prendre le risque que la découvre quelqu'un qui pourrait en user. Un dragonnier ne s'y résoudrait pas si son lié est sauf, pas plus qu'un baptistrel sans risquer d'y perdre ses pouvoirs et d'être aisément maîtrisable, pas plus que quiconque qui n'aurait pour la magie aucune disposition. »

Grégorist dut se faire violence pour continuer sereinement son exposé plutôt que de faire les cent pas, échappant ainsi au regard d'Esmelda, qu'il cherchait autant qu'il le fuyait. Le frère en lui se sentait coupable de quêter son avis après ce qu'il lui avait infligé.

« Toutefois... »

Poursuivre le fil de sa pensée lui était plus aisé que d'aborder le sujet du mariage.

« J'ai peur que Lorenz Wintel ne soit dans cette entreprise, qu'une marionnette maniée de plus viles intentions. La dévoreuse tue ses porteurs, l'immortalité qu'elle leur promet est un leurre, sans quoi en ce temps ou d'autres, son porteur régnerait sur une terre à genou à la magie asphyxiée. »

Pourquoi de simples noces devait-elle s'avérer plus complexes d'abord que les escarmouches incessantes doublées d'une menace de guerre imminente d'une horde de vampires assoiffés ?

« Ce grimoire m'effraie davantage que la bague. Indestructible. N'en déplaise à Alberick et à tous nos prédecesseurs souciés d'enrayer le mal représentés par la dévoreuse, mais quelque soit l'être ayant réellement enchanté cet ouvrage, fusse le Dracos lui-même, il aura agi sous l'influence de la bague. »

Grégorist ne croyait pas à la nécessaire pérennité de l'avertissement. On lutte avec d'autant plus d'ardeur contre des périls qu'on craint sans les comprendre, c'était là le fondement de tous les préjugés et de toutes les croisades de par le monde. Le grimoire était bien trop précis, notamment dans son apologie des pouvoirs de l'artefact.

« La Dévoreuse veut être retrouvée. »

C'était là une morne conclusion. A dire vrai, si l'objet n'avait pas présenté la moindre volonté propre, Grégorist eut été amplement satisfait de la laisser pourrir au fond du puits d'oubli dans lequel les éons l'avaient jetée.

La princesse s'avança et prit place près de son frère, posant la main sur le grimoire. Elle avait sentit sa magie la première fois qu'elle l'avait eut entre les mains. Un simple livre de papier, un souvenir venu du passé, les mémoires d'un de ses ancêtres, cherchant à abjurer ses fautes, faibles rendant son dernier souffle dans cette puissante lecture.

La princesse cessa un instant de penser à sa condition de femme. Elle était juste une Kohan, cherchant à protéger les siens de la folie d'un ancêtre, que le chaos et l'ombre noir ne reviennent pas hanter les enfants de son peuple.

« -Il faut savoir parfois laisser la vie d'une personne chère rejoindre les esprits et la vie d'après... Même si dure et pénible que cela soit, la mort n'est pas une fin en soit. C'est un nouveau voyage. Je ne sais pas ce que j'aurai fait non plus, pour toi, pour mère, pour tout ceux qui me sont chers. Il est plus facile de parler avec le recul qui est le notre maintenant. Mais je reste avec l'idée qu'il est égoïste de ne penser qu'à sa douleur en cet instant. Pas aux conséquences futures. Garder ça en mémoire, cher frère. Je vous en supplie, car si un jour vous deviez avoir ce choix à faire, j'espère que vous me laisseriez partir rejoindre notre père, sans regret. »

De sa douce voix, elle cherchait à lui influer courage et clairvoyance. Gregorist devait garder ses idées claires et ne pas se laisser submerger par cette lecture. Tout comme elle l'avait été quelques temps auparavant. Il agirait en conséquences, elle le savait.

« - Il existe des âmes pures. Tu les trouveras, tu trouveras les personnes qu'il faut pour mener à bien la protection de cette magie sombre. Des personnes détournées de cupidité, dont le seul but est la protection de notre liberté. »

Esmelda posa une main douce sur l'épaule de son frère. Il avait besoin d'entendre sûrement que malgré ses exploits récents en mariant sa sœur, elle était toujours à ses côtés.

« - Si elle le cherche, si cette bague veut être retrouvée alors nous la retrouverons, nous la cacherons et protégerons des effets les peuples d'Armanda. La folie d'un homme ne doit pas rompre l'équilibre précaire de notre terre. »

Esmelda se posta devant son frère. Elle s'adressait à l'empereur.

"-Je sais que ce nouveau désastre apporte un poids de plus sur vos épaules. Mais je sais aussi que vous êtes un homme fort. Que vous saurez auprès de qui trouver la bienveillance de la surveillance de ce livre, qui doit demeurer cacher aux yeux d’œils malveillants."

Pourquoi le sort l'avait-il fait empereur ? N'aurait-il pu mener une vie simple, et ne pas user des gens qui l'entourait comme de pions sur l'échiquier ? Plus tard, lorsqu'il songerait à cette conversation, il se maudirait pour la facilité avec laquelle il les avait écartés tous deux du mariage en usant des implications terribles liées à la lecture du grimoire.

Esmelda était-elle si naïve ? Ou ne pouvait-elle agir autrement qu'en dame digne et complaisante, prête à se laisser prendre au jeu des discours malavisés de son frère ? Grégorist s'abstint de répondre aux prières de sa soeur, il n'était pas certain de pouvoir se fendre d'une parole apaisante qui ne soit pas un mensonge. Il était né trop haut, avait été élevé avec bien trop d'estime pour les siens pour envisager seulement qu'Esmelda puisse périr sans recours possible de sa part. S'il survivait à cela, l'existence ne serait qu'un leurre, ce n'était pas vivre que de se haïr constamment.

Observant Esmelda à la dérobée, il la devinait différente, plus forte peut-être. Si le poison l'avait emporté, elle aurait sécher ses larmes amères et reprit les rênes du pouvoir. Ce n'était pas une question de maturité, hélas, il s'était défait de ses rêves d'enfants il y a longtemps, les fracassant sur l'autel du pouvoir. Simplement, Esmelda semblait être de ces âmes pures qu'elle évoquait, prête à sacrifier ce qui comptait le plus pour elle si cela pouvait servir au plus grand monde, à sauvegarder les vertus qui faisait de ce monde un théâtre plaisant et non une arène chaotique où régnait la violence.

« Puissent ces âmes pures découvrir la Dévoreuse avant nos ennemis. » murmura Grégorist comme une prière.

De toute évidence, les capacités de l'artefact à attirer à lui des êtres avides de succomber à ses faiblesses étaient limitées, sans quoi elle n'attendrait pas sagement, le Dracos savait où, que quelqu'un mette la main dessus.

Le contact d'Esmelda, cette main confiante posée sur son épaule, le ramenait des années en arrière. Bien qu'il fut l'aîné, elle n'avait jamais cessé de l'encourager et de le rassurer, elle était une flamme vive dans l'aura de laquelle il puisait le courage sinon la force d'affronter les désastres que l'avenir réservait à la lignée des Kohan.

Grégorist ne put qu'acquiescer aux paroles de sa soeur, gardant pour lui un rire intérieur. Enoncée de la sorte, la chose apparaissait fort simple, Il en aurait même regretté qu'elle n'ajoute pas la destruction de l'artefact et la paix sur Armanda à la liste de ces flamboyants projets.

S'il ravala ses railleries, il n'en secoua pas moins la tête lorsqu'elle le vouvoya.

« Tu te trompes, Esmelda. Je ne suis pas un homme fort, comme notre père l'était. Si richesses et pouvoir m'indiffèrent assez pour ne pas faire de moi une proie de choix pour la Dévoreuse, les événements me changent et m'usent. Peut-être suis-je encore la pierre angulaire de l'empire humain, mais j'ai acquis une bien triste lucidité : tandis que je prolonge l'édifice de nos pères, d'autres n'aspirent qu'à en saper les fondements. Les âmes pures sont fort rares entre nos murs. »

Il avait retenu Esmelda par le poignet, craignant qu'elle n'ajoute la distance physique à l'éloignement qu'il percevait dans ses mots. Il la la lâcha, embarrassé de ce contact. Grégorist et Esmelda n'avaient jamais été proches que par le temps qu'ils se dérobaient l'un pour l'autre, et comparé à une fratrie traditionnelle, ils auraient paru des étrangers l'un pour l'autre. Il se détourna d'elle, trop clairvoyant pour désirer affronter son regard, certain de souffrir plus de sa compassion que de ses reproches.

« J'aurais dû te garder à mes côtés. »

Pourquoi fallait-il donc que son frère soit si rude envers lui même ? Est-ce le pouvoir, le poids des responsabilité qui peu à peu lui enlevait cette force, cette détermination et ce qu'il l'animait autrefois ? Le trône changeait-il autant les hommes qui montaient dessus ? Par le Dracos, elle espérait que c'était juste un passage consécutif à son empoisonnement. Qu'il se ressaisirait, que ce passage honteux et d'une cruauté absolue et sans raison, le rendrait plus fort, plus volontaire pour en faire encore plus. Un défi à relever, comme celui qu'il avait pris lors de la mort de leur père, en montant sur le trône. Ou bien, au final, n'était-ce qu'une fatalité de naissance qu'il suivait sans envie ? Se serait-elle tromper ? Aurait-elle mis en avance plus les faits d'un empereur sans se soucier de son frère ? Sûrement, les masques qu'ils devaient porter tous les jours ne cessaient de les séparer et de fausser leur jugement. Esmelda lui redonnerait ce courage, du mieux qu'elle le pouvait, par ses mots.

« - Mon frère ne laissent pas les autres effacer ce que tu es, ce que tu as fait, ce que tu veux faire. Tu marches dans les pas de père, mais avec ta force, tes idées, avec simplement toi. Sépare toi des âmes qui sabotent ton travail, tes envies. Sépare toi de ceux qui on une vision de ton passé. Tu es l'empereur, tu est celui qui décides. Les images du passé sont mortes avec père, tu ne dois rien à personne. Tu dois juste mener à bien l'empire. Que ces hommes, ces femmes vivent en paix, que tu te battes pour ça. Tu feras des erreurs, tu ne réussiras pas dans tout ce que tu entreprends, mais soit honnête envers toi, envers ton peuple. »

Quand il lui prit la main, la princesse se redressa. Un peu surprise. Son cœur se mit à battre. Que son frère agisse ainsi c'était bien rare. Les marques d'affection n'étaient pas monnaie courante, même s'ils étaient proches.
Ses mots. Elle les attendait, même s'il savait qu'a fond de son cœur son frère les pensait depuis bien longtemps. Avec sa douceur habituelle, Esmelda se sentit sœur plus que princesse. Elle sentit aussi le vide quand il se détourna d'elle. Par honte ? Il ne fallait pas.

« - Tu as fait ce qui te semble le plus juste pour moi, pour nous. Tu remplis ton rôle, laisse moi enfin remplir le mien. Nous ne sommes pas nés pour répondre à nos caprices et désirs, hélas, mais pour suivre une ligne qui nous est imposée. Nous pouvons la renier ou la suivre. Je t'ai dis quand tu es monté sur le trône, que serait ton allié fidèle. Je le suis encore en cette heure. »

Qu'il faisait froid dans les geôles... Ou n'était-ce que le contrecoup de ces mots sans âme assénés par devoir ? Etait-il déjà trop tard pour sauver la flamme qui brûlait de concert avec son cœur, et qui par la faute de son frère serait privée à jamais de briller au grand jour, de s'embraser pour les yeux d'un homme ? Grégorist se tut, pour la seule raison qu'il n'y avait rien à ajouter. Il n'avait pas le droit de la pousser dans ses retranchements, alors que ce premier coup bas avait été porté par sa main. Ils étaient tels que leurs parents les avaient fait, évoluant dans les strictes limites qu'ils avaient tracé, lignes indéfectibles qui survivaient même à leur défunt père.

L'empereur en ressentait de la peine, bien qu'il n'eut su dire ce qu'il regrettait en vérité. Ni son rang, ni même celui de sa soeur, mais qu'il ne puisse exister en ce triste monde un endroit où placer à l'abri Esmelda, qu'elle ne dépende plus de la volonté d'aucun sinon de la sienne propre, et certainement pas de celle de son frère. Homme de pouvoir et d'influence, Grégorist pouvait bien donner des ordres à ses cousins, à ses conseillers et à ses vassaux quand bien même certains auraient eu l'âge de feu son père, mais donner des ordres, mêmes implicites, à Esmelda, c'était renier tout l'héritage de leur enfance, cette foi inébranlable qu'elle avait toujours en lui. Qu'elle assume son rang avec défi n'était qu'une preuve de plus que la transformation s'était amorcée, et qu'ils avaient à jamais quitté l'oisiveté de l'enfance pour un monde qui les rendrait étranger l'un pour l'autre.

Des mots d'Esmelda, il puiserait force, comme toujours, il affronterait la cour de Gloria et le fantôme de leur père, jusqu'au grand dragon noir s'il devait se retourner contre eux, et s'il le fallait. La princesse avait ce don inné pour donner du poids à ses propres décisions, comme si ses résolutions à lui ne tenaient que si elle croyait à son tour. Pour elle, il le ferait, une fois encore, il redeviendrait ce que l'on attendait de lui, l'empereur des humains et maître incontesté de Gloria, pour prendre les décisions qu'on n'attendait pas, loin de l'austérité précautionneuse de son père et de la soif de sang de ses vassaux agités par la guerre.

Les images du passé sont mortes avec père...

Que ces mots le brûlaient. Il y avait parmi elles des fragments qu'il eut voulu conserver, qu'il eut voulu voir fructifier et renaître. Un éclat de rire, une cavalcade dans un couloir, même quelques après-midi d'ennui, les yeux usés sur les lignes torturées d'un parchemin. Que faisait de cela la princesse Kohan, n'avait-elle pas dans quelque jardin secret une place pour quelques rêves désuets ?

La dureté des mots qu'elle eut alors le frappa de plein fouet mais lui laissa les yeux secs, comme s'ils les avaient toujours pressenti par devers lui. N'avait-il pas fait son devoir ? N'était-il pas tenu de le faire encore, de la laisser partir ? Il ne méritait pas son appui, ni même qu'elle lui affirme par delà son départ.

« Je n'ai jamais douté de toi, Esmelda. »

Le plus troublant dans cette affirmation, pour qui avait grandi comme Grégorist dans une cour d'intrigues et de mensonges, où les morts inexpliquées n'étaient pas si rares, où maladies et fatalités avaient bon dos, résidait dans son son entière véracité. Lorsqu'il croisa de nouveau le regard de la princesse, car Grégorist n'était pas homme à détourner les yeux bien longtemps, son regard avait repris toute son intensité.

« Mais si le sort donne un jour au frère le droit de racheter les actes de l'empereur, alors je le ferai pour toi. »

Son métier de princesse, en cet instant, lui pesait plus que tout. En cet instant, la jeune femme voulait plus que tout ôter tout ces faux semblant et s'afficher telle qu'elle était réellement devant son frère. Elle ne le faisait que rarement et même là, une chape lui dictait ses pas. Qu'en était-il alors pour Gregorist. Le poids du pouvoir devait peser bien plus et les rares moments où il était lui, simple humain, homme comme tous les autres. Ou était-il comme elle déjà résigné ?

Car c'est en cet instant qu'Esmelda prit pleinement conscience de ce fait. Elle aimait son rôle de princesse, aider son peuple, aider les enfants dans le besoin, des artisans qui méritaient un coup de pouce, ou encore des malades qu'elle pouvait soigner de ses mains. Elle se sentait utile au delà des murs du palais. Mais dedans, elle n'était que princesse. Un statut qui ne la mettait pas à l’abri, au contraire. Elle n'était pas femme, pas sœur, pas amante. Juste princesse. Un pion sur un échiquier. Tout comme son frère. Le méritaient-ils ? Non. Devaient-ils juste avancer sans réfléchir, en se laissant manipuler ? Avaient-ils le choix ? Il fallait mettre quoi en avant, eux ou leur peuple ? Les deux pouvaient être compatible. Esmelda le savait, il faudrait juste bousculer un peu les conventions et les les mœurs. En avaient-il le courage ou bien la guerre les paralysait ? Trop de questions se bousculaient dans sa tête. Mais la princesse était sûre d'une chose, elle n'en voulait ni à l'empereur ni à son frère. Même si ses choix étaient discutables, elle savait qu'au fond, il ne cherchait qu'à la mettre à l'abri, la protéger.

Elle finit par lui sourire sincèrement en posant délicatement sa main sur le bras de son frère.

« - Tu n'as pas besoin de te racheter mon cher frère. Mais puis-je me permettre une question ? »

D'un regard elle comprit que oui et que sa question était bien idiote. Ce qui la refit sourire, plus maline, quasi enfantine.

« - Pourquoi avoir choisit un tel accord si vous sentez le remord vous accabler ? Car mon avis ne fut pas demandé ? Père aurait fait bien pire et c'est une chance que mère l'ait freiné, sinon j'aurai déjà eu alliance à peine sorti du berceau. »

Ironique sa dernière phrase, mais remplie d'une vérité criante. Elle était née pour faire un beau mariage, une belle alliance, tout comme Greg était né pour servir. Il n'y avait rien à redire, sinon abdiquer. C'était un choix de vie. Et après on envie la vie de palais. Le confort était là, la sûreté, l'assurance de manger le soir, mais la liberté... elle était que dans les songes du soir, à la fenêtres, quand le palais dormait enfin.

Est-ce qu'un jour, Esmelda pourrait lui avouer que son cœur battait pour un autre et que ce mariage serait voué à un échec déjà programmé tant que chacun de ses battements étaient pour Kyllian et personne d'autre? Pourquoi n'avait-elle pas simplement le courage de lui dire. La peur de se dévoiler, d'ouvrir son cœur, elle qui a toujours appris à se taire?

Lorsque le soleil se mourait pour parer toutes choses d'improbables éclats, pour napper d'or les façades ternes de la basse ville qui s'offraient au couchant, tout autant que les arabesques du palais, Grégorist s'interrogeait sur le cours normal de l'existence, s'efforçant de se convaincre qu'il n'avait pas manqué un tournant essentiel en succédant à son père, plutôt qu'en choisissant la voie sûre d'un labeur physique mais nécessaire, récompensée de la compagnie d'une épouse aimante et d'enfants trop précieux.

Une existence où Esmelda aurait connu un destin semblable, commun mais inestimable, en lieu et place de cette vaste pièce qu'ils tissaient tous deux, fruit d'un théâtre grinçant et mal assorti. Il redoutait qu'un jour, ils aient tant vécu derrière ces masques délétères que ceux-ci resteraient alors collés à leur visage. Pourraient-ils jamais juger perdu le temps qu'ils vivaient à être eux-mêmes et rien de plus, quelques soient les raisons d'état qui frappent à leur porte ?

Grégorist se raccrocha au sourire d'Esmelda pour se persuader que ce jour ne viendrait jamais. Il acquiesça, cédant à cette requête si formelle qu'elle lui adressait. Les mots leur venaient-ils si difficilement pour que le moindre échange, même tenu loin de tous au fin fond d'un cachot revêtit de telles nuances protocolaires ?

« Savoir qu'il y a des loups dans les bois et des vampires au delà ne te rend pas moins précieuse à mes yeux, et ne devrait pas me rendre plus humain. »

C'était l'un de ses propres arguments qu'elle avait retourné contre lui, mais s'il pouvait l'opposer à d'autres, il souffrait de l'entendre de sa bouche à elle, d'accepter qu'elle était, ainsi qu'il la découvrait, son reflet dans un insolent miroir. Ils étaient comme pris au piège de ces contes sordides des nourrices, où les protagonistes ne peuvent se défaire ni de leurs rêves, ni de leurs malédiction, pour demeurer toujours et périr, parfois, égaux à eux-mêmes, qu'ils soient bons ou mauvais.

Grégorist ne trouva rien à ajouter. Il eut pu lui souhaiter de trouver une once de bonheur dans l'union à venir. Il s'en abstint, non que la chose fut entièrement impossible, mais parce qu'ils étaient ainsi que ni lui, ni Esmelda n'eut reculé si ce mariage n'eut du charrier dans son sillage qu'un interminable sanglot pour la princesse.

« Je devrais peut-être m'occuper de ce message si urgent. »

Ce disant, il déplia la missive et la parcourut rapidement. Le visage de l'empereur s'assombrit.

« L'un de nos vasseaux de l'Est, messire d'Alsyan, requiert le soutien de l'armée impériale. Les vampires multiplient leurs raids et surtout leurs... repas, aux dires de notre ami. Serons-nous jamais débarrassé de ce fléau ? »

Grégorist soupira. Son peuple avait tant de périls à affronter, il ne se relevait pas la tête haute après les épreuves pour servir de souper à de telles créatures, égoïstes, condamnées à souffrir le non-sens de leur non-vie dès leur "naissance".

Le temps filait comme un sablier et leurs vies s'écoulaient rapidement sans pouvoir stopper un instant ce filet bien trop rapide. Où était passé le temps béni de l’innocence, où enfants ils parcouraient le palais à la recherche d'un trésor simple à découvrir.

Loin, partit bien loin ce temps. Maintenant la princesse se retrouvait coincer entre deux états, deux rôles : princesse et femme, dirigeant et sœur. Torturée entre les raisons du cœur et celles du devoir. Emprisonnée, elle qui avait toujours eut soif de liberté. On l’enchaînait. Enfin diront certains. Tous ses rêves s'envolaient en éclats dans cette jolie prison que devenait son corps. Esmelda ne pouvait plus que rêver à l'avenir illusoire mais ô combien chérit qu'elle faisait, ensemble, avec son aimé.
A l'amour dont ils s'étaient promis qui ne fondrait pas comme neige au soleil, malgré ses chaines elfiques.

Le corps de la princesse devenait une cage, l'empêchant de danser à son aise, avec celui qu'elle aimait. Seul son esprit en serait la clé. Elle se tenait là sur une scène, telle une marionnette, apeurée, doutant, devant ce théâtre politique. Son cœur ne battrait plus comme avant, arraché aux siens, morte et à la fois en vie. Présente et si loin en même temps. Ne disposant pas de sa vie, de ses envies, de sa pensée. Son corps est un cage dont le cri n'est entendu par personne d'autre qu'elle même. Respirer en devenait douloureux et pourtant rien ne devait filtrer de sa peine. Elle ne pouvait se le permettre, une princesse ne doit pas avoir de sentiments, de ressentis, une vie, elle doit se donner à son empire sans se soucier de ses envies. Un bien que l'on marchande. Elle le savait, l'avait toujours su, mais ce jour était enfin là.

Mais, là encore, personne ne devait le voir, le savoir, car c'est là ce qu'on attend d'une princesse. Se taire, subir avec sourire, cette vie qu'on lui impose. La richesse, le confort,... il devait bien avoir une contrepartie. La voilà. La princesse en cet instant bénit la vie de cette louve, libre, sans carcan diplomatique. Celui là même que la princesse avait toujours refusé, se faisant passer pour une jeune fille puis femme loin des archétypes de la princesse idéale. Qu'importe, le vent de liberté qui courrait dans ses veines allait s'éteindre dans un poison vert.

« - La seule chose dont je veux m'assurer cher frère, c'est que moi au loin de vous, vous serez bien entouré. Par des gens qui vous aiment autant que moi et seront vous écoutez. Et pourquoi ne pas trouver l'amour et fonder une famille. Avoir cet héritier que je ne pourrai donner. Que ce bonheur ne soit pas la seule joie de notre aimé cousin. »

Gregorist semblait continuer à éviter ce sujet qui devait être tout aussi douloureux pour lui que pour elle. Esmleda en avait pleinement conscience. A l'évidence, la nouvelle n'était pas des plus réjouissantes. De toute façon, avoir une nouvelle qui réchauffe le cœur en cette période était chose bien rare et précieuse. Et pour preuve, encore une fois, son peuple servait de mets principales de façon extrême à des rafles vampiriques. Mais l'armée ne serait-elle pas un soutient dérisoire encore une fois morcelée à tous les recoins du royaume? Mais laisser sans une aide ces population serait un crime. Les choix à faire étaient tous discutables et chacun avait une faiblesse et un avantage. Loin de son pays, comment pourrait-elle les aider, saurait-elle qu'il souffre encore, alors qu'elle serait le faire valoir d'une alliance renforcée?

"- Ce fléau sera vaincu mon frère, croyez-le. Rattachez vous à ce souhait. Mais il nous faut être fort. Cette alliance avec les elfes sera le salut de notre peuple. Tout comme le fait d'unifier notre peuple, un instant sans se soucier de nos différents d'hier. Et tous les vampires ne sont pas à la botte de leur prince. Mes informateurs m'ont dit qu'il existe des renégats, qui n'acceptent pas une telle créatures à leurs côtés."

Loin d'imaginer les dilemmes intérieurs qui tourmentaient sa soeur, ou convaincu d'être cause des ombres qu'il devinait dans ce regard jadis si pur, Grégorist eut certainement eut toute autre attitude s'il avait su la nature véritable de son trouble.

Devant les paroles d'Esmelda, Grégorist grimaça.

« Il est trop tard, ma chère soeur. Aucune femme ne s'approchera jamais de mon lit attirée par autre chose que l'or étincelant dormant dans les coffres du palais. »

Il y avait bien eu quelques filles assez audacieuses, parmi celles qu'il payait pour réchauffer sa couche lorsque la solitude se faisait trop pesante, pour lui arracher un bâtard, mais il espérait avoir été plus habile à ce jeu-là.

« Le jour viendra de me marier. Je trouverai sûrement une épouse formidable que le monde entier m'enviera, les hommes pour sa beauté, les femmes pour la richesse de ses parures. Mais l'amour est un luxe que les dieux ne m'accorderont pas si aisément. »

L'Empereur soupira. Ce n'était pas à lui de se plaindre de son sort. Sur le papier, il avait a priori voix au chapitre, et toute liberté de choisir celle qu'il voudrait. Une liberté dangereuse et mensongère. L'on avait déjà créé des rivières de sang par des choix malheureux, par la faveur d'une et le mépris d'une autre, on avait tôt fait de réveiller des querelles. Grégorist avait conscience que, l'heure venue, il n'aurait droit qu'à un mariage élégant et raisonnable, aux apparences fabuleuses et aux nuits lasses et creuses.

« Et si le bonheur implique de souffrir la réplique de Valentine, alors une éternité de solitude en serait pas assez longue à m'en séparer. » murmura Grégorist d'un ton moqueur, comme s'il avait honte de médire devant sa soeur mais concervait trop de griefs pour pouvoir s'en empêcher.

Son esprit revint à la missive, non qu'il se moqua éperdument de ses propres noces, mais parce qu'il les concevait comme une affaire déjà classée. Il ne répondit aux paroles ferventes de sa soeur que par un sourire. A elle, il ne dirait pas qu'il redoutait de voir s'achever la guerre qui couvait. A elle, il n'exprimerait pas non plus ses craintes vis-à-vis d'un revirement des elfes quant à une union qu'ils avaient toutes raisons de désapprouver.

« Avec votre espoir, j'espérerai. »

A défaut d'autre chose, ce n'était pas un mensonge.

« Certes. Nos informateurs abondent en ce sens. Mais c'est un chose que ne pas suivre un leader, une autre que d'oser lui couper la route. Lorenz, même sans l’entièreté des siens demeure une menace considérable. »

La princesse vint s’asseoir à terre, contre les genoux de son frère, prenant ses mains dans les siennes. Il était si défaitiste. Elle avait trouvé l'amour en étant princesse, reconnu comme tel, par un être dont l'argent n'était pas un intérêt. Il devait bien exister en ce monde, une femme auprès de qui son frère pourrait vivre le même bonheur qu'elle et Kyllian. Toutes les femmes n'étaient pas vénales à ce point. Même si l'argent amenait l’appât de l'argent. Il devait bien avoir dans la gente féminine une future femme qui régnerait aimante sur ce peuple qui leur tenait à cœur.

« - Mon frère... vous n'êtes pas qu'empereur, mais aussi homme. Vous avez une vision bien affreuse des femmes. »

Elle lui sourit et rigola avec une douceur enfantine.

« - Toutes ne sont pas de cet acabit. Et une femme pourra vous aimer pour ce que vous êtes. Et l'amour est un luxe que tout le monde peut s'offrir, même un empereur. Même si pour une fois, on ne peut l'acheter. Quand à notre cousine, espérons qu'elle fasse office d'exception. »

Esmelda lui caressa avec douceur le haut de la main, comme pour le rassurer que sa solitude n'était pas une fatalité, mais un état passager. La princesse se doutait bien qu'il avait d'autres soucis que d'ouvrir son cœur, mais s'il pourrait être un pilier pour lui, une aide bénéfique, comme Kyllian l'était pour elle. Et comme d'un autre coté avec son mariage et de l'autre avec son amant, une succession était impossible, ce devoir reposait sur Greg. Et Esmelda s'en inquiétait de plus en plus.

« - Et..enfin.. d'un point de vue purement royal, je m'inquiète de ta succession... Ne voit pas cela comme une offense, une mise de couteau sous la gorge. Mais je ne pourrais pas fonder une famille. Avoir des enfants, une futur prince ou une future princesse, qui serait en plus d'être ma fierté, serait digne de porter notre nom. Alors promettez moi d'être un père honorable, aimant et valeureux, le jour venu, comme cette mère que j'aurai aimé être. »

De sa douce voix, cherchant à cacher une peine à demie enfouit, Esmelda se releva, comme pour clore ce chapitre douloureux. Redevenir princesse et plus sœur confiant son cœur et ses craintes.

« - Mon espoir est vivant, je sais que notre peuple malgré les souffrances se serra les coudes et se relèvera de ce fléau. Nous sommes forts et déterminés. Nos ancêtres ont réussi à mettre à mal la douleur vampirique, pourquoi pas nous. Nous avons des alliés, des alliances, et même des créatures de la nuit prêtes à barrer la route de celui qui ose se prononcer comme prince. Et une menace aussi grande que cette créature ne peut survivre tant qu'il existe des personnes prêtes à donner leur vie pour voir la sienne s'éteindre. Seul face à lui, nous serions que pantin. Une armée unies composée d'âmes luttant contre la peste ne peut que vaincre. Comme tout le monde en cette terre, il a son pojnt faible. Nous le trouverons, et nous l'utiliserons. »

Fleur bleue. La finesse des rêves et l'espoir qui les habite tout entier concentré dans le regard de la princesse, un mélange de malice et de complicité, un souvenir d'antan.

Grégorist répondit à son sourire par une grimace.

« C'est qu'elles n'offrent pas souvent à mon regard l'aspect le plus flatteur de leur personne. »

L'empereur eut un geste vague, comme si Esmelda ne faisait que lui seriner un discours entendu - bien qu'on lui servit bien davantage celui qui mettait l'accent sur la nécessité pour lui de se marier pour donner un héritier à l'empire -.

« Peut-être, si le Dracos le veut. Mais je gagerai que celle qui partagera mes nuits, qu'elle m'aime ou non, ne l'aura pas choisi ou sinon par l'un de ces choix malséants dont on s'acquitte par dépit. Vivre ou mourir. Payer une rançon ou voir mourir un être cher. Aimer l'Empereur des humains ou subir l’opprobre sur sa maison. »

Grégorist se fendit d'un sourire, presque rassurant. Esmelda semblait vivre plus mal que lui sa prétendue solitude. Son regard s'assombrit imperceptiblement lorsque la princesse évoqua la maternité et la destinée à laquelle il l'avait arrachée. En concevait-elle quelque regret ? Ressentait-elle le besoin de vivre par procuration, d'aimer ses enfants à lui comme jamais elle n'embrasserait les siens propres ? Il ne trouva pas la force de la repousser.

« Je me marierai, Esmelda, n'aie crainte, et l'heureuse élue sera mère... Nous sommes en temps de guerre, si je prenais épouse maintenant, je réveillerais des rivalités et des tensions indésirables dans nos rangs. Je ne peux prendre ce risque. Sois assurée que mes conseillers me garde aussi loin qu'il leur est possible de tout champ de bataille et si je ne devais pas me montrer arme au poing pour le moral de nos troupes, ils me confineraient dans quelque appartement trop vaste du palais. »

L'empereur aida sa soeur à se relever. Il savait sa sœur humble malgré son rang, mais le prince en lui, celui que ses pères et mères avaient élevé dans le strict respect de l'étiquette, souffrait de voir sa soeur user ses beaux vêtements sur le sol poussiéreux des geôles.

« Il le faudra bien. » conclut Grégorist.

Il ne trouvait ni la force de s'opposer aux espoirs de la princesse, ni celle d'y ajouter sa voix. Non qu'il ne crut la victoire possible, mais parce qu'il avait appris à taire de tels espoirs, de peur que les formuler puisse les affaiblir.

Il donna congé à sa soeur et se replongea dans la lecture du grimoire.