Il y avait plusieurs jours déjà que le mariage avait pris fin et les festivités qui l’accompagnaient avec lui mais l’excitation de Kaalys n’était pas encore redescendue. Toutes ses rencontres qu’il avait pu faire, toutes ses choses qu’il avait vues tournaient encore dans sa tête et pourtant sa soif d’apprendre n’était pas assouvie. Il lui en fallait encore et toujours. Alors il avait continué de passer le plus clair de son temps à poser des questions.

Ce matin-là, il se trouvait à Estellin, la cité elfique. S’il préférait de loin le Domaine baptistral qui l’avait vu naître, le petit dragon aux yeux dorés appréciait tout de même les lieux. Ce qu’il aimait surtout c’était la volonté d’harmonie que respirait le jardin. C’était d’ailleurs là qu’il avait rencontré les deux autres de sa génération, Alkhytis et Aïasil. Au souvenir de sa sœur, il s’ébroua et secoua la tête en signe de désapprobation. Les touts débuts n’avaient pas été faciles. Mais bon, c’était là aussi une façon d’apprendre, lui qui n’avait pas vu d’autres dragons avant. Et il avait trouvé en Alkhytis un ami. Décidément, ce mariage avait apporté plein de choses dans la vie du Lié de Dawan Sywel.

Il faisait beau ce jour-là mais sa soif de connaissances étant plus forte que l’appel du soleil, il opta pour quelque exploration de la cité. Il en avait encore tant à découvrir avant de ne plus pouvoir se promener dans certains couloirs. Il croisa quelques Elfes qui le saluèrent et il se sentit rassurer. Certes, les bipèdes avaient le droit de porter des armes ici contrairement au lieu de vie des Baptistrels mais il se savait entouré d’êtres pour la plupart pacifique et qui surtout avait besoin de la magie pour survivre et donc de lui. Raisonnement un peu égoïste mais réaliste.

La journée était déjà bien entamée et les pattes de Kaalys commençaient à lui faire mal. Il était temps de profiter du beau temps avant que le soleil ne disparaisse derrière l’un des sommets qui entouraient la cité elfique. Ses pas le conduisirent vers le jardin de la ville. Soudain, il sentit une présence quelque peu familière. Et puis, au détour d’une allée, la silhouette du dragon d’améthyste apparut. Il semblait dormir mais Kaalys n’avait pas eu l’occasion de parler avec lui comme il l’aurait voulu pendant le mariage. C’était là sa chance de rattraper le temps perdu. Le dragonnet de nacre s’approcha doucement et interpela son aîné.

*Bonsoir grand dragon violet. Je peux me joindre à toi pour profiter du soleil ?*

Bon pour l’instant, le Lié de la princesse humaine lui faisait plus d’ombre qu’autre chose. Mais il alla se placer de l’autre côté et soupira de bonheur en sentant les rayons du soleil réchauffer son petit corps. Il s’allongea et leva la tête vers Cynoë. Il se perdit un instant dans ses pensées, s’imaginant volant dans un ciel sans nuage, la chaleur du soleil frappant ses écailles et réchauffant Dawan pour qu’il ne meure pas de froid. Oui, il avait appris que plus on montait haut et plus il faisait froid. C’est pour cela qu’il y avait toujours de la neige au sommet des montagnes. Son regard d’or se porta vers les cimes rocheuses auxquelles il pensait et une lueur d’espoir et d’impatience s’alluma dans son regard.

Bon, le dragon d’améthyste était bien plus grand qu’il ne l’avait cru, le dépassant de plusieurs mètres. Kaalys avait bien du mal à s’imaginer être aussi grand que cela un jour, même s’il lui faudrait encore bien longtemps avant d’en arriver là. Il regrettait presque de s’être installé sans la permission de son aîné qui n’aurait fait qu’une bouchée de lui. Mais Cynoë fut semblable à l’impression qu’il dégageait, calme et amical. Il sentit même que sa témérité et son insouciance que lui conférait sa jeunesse avait déclenché un certain amusement chez le grand dragon. A son interrogation quant au temps perdu loin du soleil, le dragonnet se contenta de hocher la tête de haut en bas en signe d’acquiescement.

Cynoë vint poser sa tête sur le sol, fixant de son regard ambré le tout petit Kaalys dont les yeux scrutaient les cimes encore enneigées, rêvant de longs vols et du vent contre ses écailles. Il était si captivé par le futur qu’il imaginait qu’il ne sentit pas le regard de l’Améthyste et toutes les interrogations qui se bousculaient dans l’esprit de l’écailleux. Ce furent ses rêves de vertige et son innocence qui rendirent Kaalys aveugle aux questionnements de son aîné. Il fut tiré de ses pensées perdues dans les nuages absents ce jour-là par la voix de Cynoë qui résonna dans sa tête. Ce fut à son tour d’être amusé. Décidément, il devait encoreu ne fois avoir scruté un peu trop long le ciel.

*Vous savez, il me semble que ce doit être si agréable de sentir ainsi le vent sur ses écailles et de voir le monde tout petit en-dessous de nous. Alors oui, j’ai hâte, mais n’est-ce pas le cas pour tous les petits dragons avant leur premier vol ? Et vous avez sans doute raison, chaque chose vient en son temps.*

Mais son regard d’or se porta une nouvelle fois vers le ciel azur. C’était bien plus fort que lui. Il se ressaisit et reporta son attention sur le Lié de la princesse Kohan. Il finit par reprendre la parole avec bien moins d’assurance qu’avant.

*Dites, Cynoë, accepteriez-vous d’apaiser ma curiosité ? J’aurai un millier de question pour vous comme jusqu’à quelle altitude peut-on voler ? Quand pouvons-nous voler avec notre Lié ? Combien de temps pouvez-vous rester en vol ?* s’emporta le dragonnet avant de se calmer. *Pardon, je me suis laissé guider par ma curiosité.*

Mais il attendait tout de même des réponses et il posa un regard éclairé par cette lueur d’admiration et de curiosité mêlée.

Kaalys ressentait beaucoup de respect pour ses aînés et Cynoë ne faisait pas exception à la règle. Ce qu’ils avaient accompli et ce qu’ils avaient vécu, il ne pouvait que l’imaginer. Les temps qui avaient précédé le règne de Vraorg et pendant que celui-ci était au pouvoir n’avait pas été facile pour les Liés. Aussi, ce fut dans le plus grand calme et avec attention qu’il écouta le récit de l’Améthyste. Ce qu’il entendit était plus grave qu’il ne le pensait avant cela. Alors un dragon était à l’origine de tant de malheurs ? Et dire que leur race était connue pour sa sagesse et aussi pour son impulsivité. Mais là, pas la moindre trace de sagesse dans les agissements de ce dragon blanc. Aux yeux de Kaalys, son aîné aux écailles violines avait raison de considérer que Vraorg avait perdu le droit d’être un dragon.

Le silence qui suivit les paroles du dragon laissa au petit nacré le temps de réfléchir à tout cela. Il y avait tant à digérer mais il était heureux de ne pas avoir dû attendre plus longtemps pour l’entendre. En effet, il lui fallut encore un peu plus de temps que ce que lui avait laissé Cynoë pour qu’il puisse répondre à la question de ce dernier. Alors, après quelques minutes à tourner et retourner la question dans tous les sens, il se lança. Son regard doré se perdit dans le lointain tandis qu’il essayait d’aligner ses pensées et les mots qui les décrivaient dans le bon ordre.

*Tu sais, je crois que la réponse que je te donne est celle qui est gravée dans mon âme et qui fait partie du dragon que je deviendrai. Alors oui, la paix implique parfois de faire des choix drastiques mais rien qui soit en ce monde, toutes les raisons qu’on pourrait inventer ne sauraient expliquer qu’on détruise la vie d’un être vivant quel qu’il soit. Et dominer quelqu’un, c’est détruire un peu son univers. Et si nous avons la possibilité de dominer les autres peuples, ce n’est pas pour les asservir à la cause qui nous semble être la bonne mais pour pouvoir leur résister s’ils voulaient nous imposer quelque chose et pour essayer de les guider de notre mieux vers la paix.*

Le dragonnet de nacre marqua une pause, histoire de faire le point sur ce qui lui restait à dire. Mais son regard d’or plongea dans celui de l’Améthyste qui le dominait de toute sa hauteur, délivrant un message silencieux et plein de respect, celui qu’il n’avait pas encore tout à fait fini de parler.

*La réponse à ta question est donc que non, je ne pourrais agir comme Vraorg l’a fait car ce serait aller contre ce que je défends, ce qui fait de moi le dragon que je suis et que je serai. Et j’espère que plus aucun dragon ne le pourra aussi longtemps qu’Armanda existera. S’il y a des choix drastiques à faire, il nous concerne nous et les sacrifices personnels que nous serons prêts à faire pour défendre ce en quoi nous croyons.*

Voilà, il avait fini. Il ne savait ce que pourrait bien penser son aîné de tout cela et il espérait avoir affaire à un futur allié plutôt qu’à un ennemi. Patient, Kaalys ne bougea pas d’un pouce en attendant la réaction du Lié d’Améthyste.

Les émotions qu’il perçut venant de Cynoë le réconfortèrent. A ses yeux, cela signifiait qu’il était sur la bonne voie. Qu’il puisse avoir des doutes un jour sur ses convictions ne l’étonnait pas tellement puisqu’il doutait déjà par moment de certaines choses. Le doute était aussi une bonne chose, il permettait d’essayer de prendre du recul pour s’assurer que nous n’avions pas dévié du droit chemin. Parce qu’il ne fallait le plus souvent qu’un pas sur le côté pour se perdre dans les ténèbres. Aussi, le petit nacré cherchait-il à apprendre de ceux qui le précédaient en ce monde, à savoir tirer de leurs expériences la sagesse suffisante pour ne pas déraper.

L’Améthyste poursuivit et Kaalys l’écouta avec patience et attention. Chaque mot qu’il prononçait avait son écho de vérité en lui et il devina bien vite de quel dragon il parlait en évoquant leurs pairs réfractèrent au lien. Le dragonnet se souvenait de sa rencontre avec l’Ecarlate et de l’impression qu’il lui en restait. A ses yeux, Verith avait tort et qu’il ne s’en rende pas compte mettait les projets de paix à mal. Tant qu’il tenterait de convaincre les dragons liés du ‘’mal’’ qu’était le Lien, il serait une menace à la tranquillité d’Armanda dont les Liés étaient des protecteurs. Qu’ils se déchirent entre eux et les espoirs de paix disparaitraient avec leur magie.

*Tu as raison lorsque tu dis qu’il faut laisser le temps aux bipèdes. Nous avons des siècles pour parvenir à une paix durable et solide et si nous devons parler avec plusieurs générations d’entre eux pour y arriver, cela ne doit pas nous décourager. Car les bipèdes ont cette faculté d’éduquer leurs enfants selon leurs idées. J’ai appris ça d’une de mes rencontres au Domaine. Et c’est cela qui nous aidera à réussir.*

Le petit Lié de nacre marqua une pause, s’attendant un peu à ce que Cynoë reprenne la parole. Mais celui-ci ne le fit pas assez vite si c’était son intention et Kaalys reprit là où il s’était arrêté.

*J’ai déjà rencontré celui dont tu parles et je crois que notre opinion sur lui est assez proche. Il est un péril à la vie et à ses protecteurs que sont les dragonniers. Bien sûr, chacun a le droit de vivre et de penser ce qu’il veut mais il ne doit pas mettre un frein à la liberté de pensée des autres. Je pense que l’on pourrait presque dire que les dragons liés et ceux qui sont ‘libres’ sont deux peuples à part entière mais ce serait donné raison aux humains de se diviser. Il n’y a rien qui puisse entraver la liberté d’un dragon que ses propres idées. Ceux qui insultent notre peuple, ce sont ceux dont l’esprit est si étroit qu’ils ne voient que leurs propres intérêts et peut-être un tout petit peu ceux de notre espèce. Où est la liberté dans cette étroitesse d’esprit ?*

Il avait hésité à poser cette dernière question qui n’en était pas vraiment une. Mais il sentait qu’il n’avait pas à craindre la colère de l’Améthyste. En effet, Cynoë semblait être suffisamment sage pour ne pas se laisser submerger par ses émotions nées d’idées contraires aux siennes. Kaalys attendait donc avec impatience la réponse de son aîné, espérant qu’elle serait aussi enrichissante que les précédentes qui toutes l’avaient poussé à la réflexion.

Il est vrai que sa rencontre avec Verith de l’Ire avait été assez bouleversante. Tous ses souvenirs venant de la mémoire ancestrale de leur peuple, toute cette violence… Il était heureux que son sommeil ne soit pas agité de ces images pleines de haine et de souffrance. Mais le dragonnet de nacre était encore plus heureux de découvrir que l’Améthyste et lui partageaient bel et bien le même avis à propos de l’Ecarlate et de ce que devait être leur rôle dans l’histoire d’Armanda. Ils ne devaient pas être ceux qui apporteraient désespoir et mort mais plutôt espoir et vie. C’était ce qu’avait fait la redécouverte des premiers de dragons sur Armanda quelques années auparavant et c’est ce qu’ils devaient continuer de faire, quelles que soient les idées d’intolérance d’un dragon qui se disait libre.

-Tu as raison, nous nous devons d’aider de notre mieux tous les peuples à avoir accès à la paix. Si nous apportons bien plus d’espoir que lui de haine, peu seront ceux qui l’entendront maudire le Lien et appeler à sa destruction comme à celle des peuples bipèdes.

Le petit écailleux marqua une pause et se perdit quelques secondes dans ses pensées. Oui, il avait déjà une idée de ce que serait leur avenir à Dawan et lui. L’Elfe baptistrel était déjà un messager de la paix et de l’harmonie en ce monde, il était légitime pour son Lié de suivre à son tour cette voix et de porter des paroles empreintes de paix et de respect partout où ses ailes le porteraient. Il se voyait déjà volant dans le ciel, son doux Lié aux oreilles pointues accroché sur son dos. Il se voyait échanger avec d’autres Liés comme il le faisait maintenant avec Cynoë. Mais dans cet avenir qu’il voyait, il y avait le spectre d’une guerre qu’il savait pouvoir survenir et il savait qu’il y suivrait le Chanteciel où que celui-ci irait. Pas par contrainte, mais bien parce qu’il était une partie de lui-même et qu’il l’aimait de tout son cœur.

-L’avenir est incertain mais je pense savoir où sera ma place quoiqu’il arrive. Et toi Cynoë, que penses-tu qui nous attend ? Crois-tu que la Caste des Dragonniers, les Baptistrels et la trêve signée entre les peuples seront suffisants pour faire régner pour les décennies à venir la paix en Armanda ?

En effet, Verith était le seul dragon qui veuille la destruction des peuples bipèdes à sa connaissance, mais quand était-il vraiment au sein même de ces peuples ? Déjà le renégat Lorenz Wintel grondait dans son coin, pensant sûrement à reprendre la tête des Vampires avec l’aide de ceux qui lui étaient restés fidèles. Et puis Verith restait un dragon et si l’envie lui prenait de railler une ville et ses habitants de la carte, peu seraient en mesure de vaincre son feu ardent. Non, les temps n’étaient pas si tranquilles que cela sur ces terres. Décidément, être un Dragon n’était pas sans responsabilité ni sans inquiétude. Et pourtant, Kaalys tiendrait le rôle que le Dracos lui destinait, quelqu’il soit.

Au plus il parlait avec Cynoë, au plus il s’apercevait que leurs avis concordaient mais aussi que la tâche serait ardue pour défendre la paix en Armanda. Tant d’obstacles se présentaient à eux, membres de la Caste, Baptistrels et partisans de la trêve entre les Vampires renégats, Verith le dragon libre et la rancune entre Gloriens et Aldariens. Si tous décidaient de mettre fin à la paix, que ce soit en même temps ou non, il serait difficile de préserver celle-ci de la guerre. Parce que l’histoire de ce continent, ou du moins ce qu’il en connaissait, montrait que la paix avait été ramené le plus souvent par les armes. Mais à ses yeux, ce n’était pas la bonne solution. Le respect l’était bien davantage, tout comme la tolérance. Il faudrait que les Armandéens apprennent ces deux choses s’ils veulent conserver la paix sur leurs terres.

-Il y a tant de choses tapies dans l’ombre qui n’attendent que de sortir pour mettre à terre tout ce que cette trêve à créer. Regardez ce qui est arrivé au mariage de l’Empereur elfique. Qui sait si ce Fabius ne prépare pas déjà une réplique qui pourrait tout détruire ? Plus nous parlons et plus je me dis que notre devoir ne sera pas si facile à accomplir. Et cela me fait un peu peur, il me faut bien l’avouer.

Tant d’incertitudes, tant de colère réfrénée et tant d’intolérances. Il y avait de quoi se décourager mais ce n’était pas le genre de Kaalys. De plus, il n’était pas tout seul. Il était rassuré de voir que l’un des membres de son peuple partageait son opinion, qui plus est l’un de ses aînés. Peut-être saurait-il montrer mieux que lui le chemin à ceux qui ne le voyaient pas encore. Il pensait notamment à sa sœur Aïasil mais aussi à Alkhytis. Il avait peur que les paroles de l’Ecarlate n’aient atteint le dragonnet d’une autre façon qu’avec lui. Le nacré poussa un soupir las. Si jeune et déjà tant de soucis. Il n’était pas certain d’avoir les épaules pour tenir son rôle, mais comme il l’avait dit quelques instants auparavant à l’Améthyste, il ferait de son mieux. Et si tout le monde faisait de son mieux, il n’y avait pas de raison qu’ils n’y arrivent pas.

Kaalys allait ajouter quelque chose lorsqu’il entendit l’appel silencieux de son doux Lié. Il se rendit alors compte que celui-ci lui manquait et il posa un regard désolé sur l’Améthyste. Le dragonnet aurait bien continué à discuter avec son aîné. Mais l’appel de Dawan était le plus fort et il pensait déjà à ce qu’on était bien dans les bras du petit Elfe.

-Je suis désolé, j’aurai continué avec grand plaisir à parler avec toi, mais mon Lié semble avoir besoin de moi. Peut-être qu’on se reverra plus tard. Merci pour toutes tes réponses.

Le petit écailleux inclina la tête pour saluer Cynoë et recula avant de faire volte-face et de s’élancer dans les couloirs de la cité elfique jusqu’à l’endroit où il avait laissé Dawan. Kaalys sauta délicatement sur les genoux du Baptistrel et se blottit contre ses bras, la tête posée sur son épaule. Lorsque les doigts de l’Elfe coururent sur ses écailles, il se mit à ronronner doucement. Qu’il était bien à l’abri du monde tout contre son Lié.