Seul dans le noir, un dragonnet attend son heure. Nulle lumière ne vient percer l'obscurité vorace et impénétrable qui semble régner sans contestation dans cet univers si surprenant. Nul autre son que celui des battements timides de son cœur à peine formé ne vient troubler le silence assourdissant qui résonne aux oreilles du jeune fils des cieux. Ni froid mordant ni douce chaleur en ce lieu. Rien à voir, rien à entendre, rien à sentir ou à toucher, rien à ressentir. Étrange petit monde privé du moindre stimuli sensoriel. Étrange petit monde dans lequel le dragonnet se sent pourtant à sa place. Une place délicieusement confortable. Qu'il est agréable de demeurer immobile, oscillant constamment entre songes colorés et réalité brumeuse. Depuis combien de temps patiente t-il ainsi, à demi endormi, prisonnier de cette écrin dans lequel la placé la Nature ? Il ne saurait le dire. Privé de repère, avec l'attente et le sommeil pour unique occupation, les semaines lui semble des mois et les mois, des années.
A ses cotés le Blanc sent la présence de deux autres consciences, qui, comme lui, s'éveillent peu à peu à mesure que le temps passe. Des présences rassurantes, familières, qu'il touche régulièrement de son esprit. Communiquent-ils ? Assurément. Mais dans un dialecte hésitant et dénué de mot. Un langage fait de sensations diffuses, d'impressions volatiles et d'émotions changeantes.

Seul dans le noir, un dragonnet aspire à la liberté. Le monde qui s'étend au dehors de sa geôle le fascine autant qu'il l'intrigue et il lui tarde de fouler de ses pattes le sol de cette terre mystérieuse qu'il ne connaît qu'à travers les souvenirs fragmentés auquel lui laisse accès la mémoire ancestral de ses semblables.
Lentement, le jeune dragon remue dans son œuf. Chaque jour qui passe le rend plus fort, et lui fait prendre davantage conscience de sa captivité. Et chaque jour qui passe rend cette dernière plus difficile à supporter. A cet instant, plus éveillé qu'il ne l'a été depuis longtemps déjà, l'ennui le gagne progressivement. Dans l'espoir de troubler ce mal qui ne cesse de croître, le dragonnet convoque les quelques images mentales en sa possession.
L'une représente deux dragons fendant les cieux. Une femelle d'une blancheur aveuglante et un mâle, imposant, aux écailles d'or. Tout deux tournoient ensemble dans un firmament exempt de nuages. Le bout de leurs ailes s'effleurent tendrement, presque sensuellement.
C'est avec une joie enfantine que le petit Kaalys appose sur ce tableau idyllique deux mots hésitants qui résonnent dans son esprit. « Père … Mère. »
La seconde, elle, est plus complexe à interpréter. Un … objet. Ovale, lisse et blanc dans lequel grandit … quelque chose. Après quelques instants de réflexion, il comprend enfin et cette fois c'est fièrement qu'il songe « œuf ... moi ? »
Enfin, l'une en particulier s'impose à lui. Celle d'une jeune homme de petite taille, aux oreilles pointues, aux grands yeux gris et à la chevelure blonde et mi- longue. Cette image le fascine pour une raison qu'il ignore. Il la contemple longuement, envoûté. Celle-ci, il ne saurait la qualifié avec exactitude. Sa première pensée « frère » ne lui convient pas. Dans son entêtement de dragonnet, il persévère. « amis » ? « compagnon » ? Non, définitivement non. Finalement une unique pensée, étonnamment bien structuré, lui semble apte à décrire cette image surprenante. « il est … moi ».

Seul dans le noir, un dragonnet, satisfait et épuisé par ses minces efforts, s'endort. Et dans ses songes il entrevoit ce garçon si étrange dont il lui tarde déjà d'effleurer l'esprit.