Dawan avait retrouvé Luna.

C'était bien rapide à dire, pour beaucoup à signifier. Sa pierre de communication connaissait un peu de repos. Combien de fois l'avait-il serrée au creux de sa main ? Il avait quelquefois utilisé ce petit artefact pour parler à sa jolie Luna. Elle lui avait manqué, elle avait été loin, il s'était souvent inquiété pour elle. Il avait craint de la perdre comme il avait perdu d'autres amis. Souvent son coeur s'était serré en l'imaginant, arme au poing. Souvent il avait souri, rassuré, la voyant en sécurité au coeur du protectorat.
Il l'avait retrouvée, il s'inquiétait moins. En son coeur, là où jadis il y avait eu une angoisse perpétuelle et inconsciente, il y avait une petite présence lumineuse, la certitude que son amie était toujours avec lui. Ces retrouvailles avaient été nécessaire au petit Enwr, qu'il en soit conscient ou non. Trop de morts avaient effacé son doux sourire, ainsi qu'une part de ce qui le poussait chaque jour de l'avant, de ce qui chaque jour alimentait ses espoirs. Elle était venue quand il le fallait. Si elle était loin de l'avoir encore totalement soigné, elle lui avait évité de sombrer davantage dans les propres abysses qu'avaient créé en lui les absences. Il ne parvenait à le réaliser.

Ils s'étaient offert réciproquement plusieurs temps ensemble, à jouer de la vièle, à parler, jouer, ou juste à profiter de leur commune présence. Dawan avait veillé à vite reprendre les cours d'elfique de sa petite soeur humaine. Elle se débrouillait de mieux en mieux. Il lui avait remis un lexique elfique-langue commune écrit par ses soins durant de longues nuits sans sommeil. Avec grand plaisir il avait constaté qu'elle commençait à effleurer la magie de son peuple. Une vraie petite elfette ! Il guettait le moment où les oreilles de Luna prendraient peu à peu une forme pointue, où il pourrait affirmer que le peuple elfique accueillait une nouvelle-née - et quelle nouvelle-née !
Ses journées se voyaient teintées souvent de l'aide aux frères et soeurs de l'Ordre, les instants avec Fabius, ceux aux côtés d'êtres qui lui étaient chers, et ces instants de solitude qui n'appartenaient qu'à lui et qui lui permettaient la catharsis de ce qu'il taisait le reste du temps, pour ceux qu'il aimait. Il y jouait de la musique, il y dormait, y chantait,pleurait ou criait, dès que les ombres le cachaient dans leurs bras protecteurs, dès que les regards et oreilles ne se portaient plus sur lui. Ces instants suivaient sans doute un emploi du temps, mais aux yeux de l'Enwr ils paraissaient aléatoires. Il avait également commencé à fouiller les ouvrages que baptistrels avaient soigneusement conservé au coeur de Fort-Espérance, au sec, et ce à la recherche de… Quelque chose. Un indice, une solution. Il avait l'impression que la partie manquante de son apprentissage, plus que jamais, lui faisait défaut. Avec elle il aurait su quoi faire, il aurait su comment parler aux Sept qu'il priait chaque jour qu'ils faisaient. Il aurait su apaiser sa Luna quand elle était patraque, il aurait su apaiser les tourments qui hantaient Elrond depuis sa malédiction. Sur ce dernier point, néanmoins, ses recherches commençaient à se montrer fructueuses. Il s'y accrochait comme il s'accrochait aux rayons de lumière qu'émettait son amie.

Cette nuit-là… Ou ce matin-là… Mh. Il était bien trop tôt pour parvenir à distinguer l'un et l'autre. Dawan ne dormait pas, en tout cas. Il n'avait jamais vraiment eu d'horaires pour dormir, si ce n'était "quand la fatigue m'emportera". Ce pouvait être en journée comme au coeur de la nuit. Son totem aimait la nuit. Il hululait de bonheur quand Dawan restait éveillé alors que les ombres et le silence envahissaient le monde. C'étaient là des instants qu'il aimait et choyait, où les bipèdes étaient bien plus eux-mêmes qu'à l'ordinaires, protégés par le ciel étoilé.
Il ne dormait pas parce qu'il n'en avait pas envie. Plusieurs fois il s'était éveillé dans la nuit, suite à un cauchemar ou suite à un simple bout de sommeil. À son dernier réveil, il s'était senti d'humeur à se lever. Il était retourné feuilleter quelques ouvrages. En croisant Luna dans les couloirs (il n'avait pas posé de questions, comme s'il n'y avait rien d'anormal à la voir ici à cette heure), il s'était brusquement souvenu qu'il avait un document que Fabius voulait remettre à "son cher ami Evanealle", la veille. Il avait oublié ! Quelle tête de pioche il faisait. Il fallait au plus tôt réparer cette erreur ! Mais l'empereur des elfes apprécierait-il d'être éveillé si tôt ? Non, sans doute pas. Dawan avait alors demandé à Luna de l'aider. Et Luna, c'était une vraie amie: toujours présente dans les moments difficiles !
C'était ainsi qu'ils arrivèrent devant la porte des appartements d'Aegnor, quelques denrées entre les mains. De l'eau, quelques fruits secs, du pain… Ils avaient hésité à prendre de la citrouille. Mais devant la mine déconfite de Luna, Dawan avait vite changé de sujet. Aegnor aurait donc plutôt des bouts de chou, au petit déjeuner. Il était vraiment bon que les chanteterres puissent exercer en ces lieux leur art ! Ils avaient avancé fièrement, ravis de leur idée, de pouvoir allier l'utile à l'agréable. Le petit dej' au lit, quel meilleur moyen de faire pardonner une intrusion aussi matinale ? Enfin. Intrusion. Façon de parler. L'endroit était gardé, et les gardes avaient l'air de dire qu'il faudrait attendre que Sa Majesté se lève d'elle-même pour la voir. Oh. Soit. Dawan observa tour à tour les documents pour Fabius, coincés entre son bras et son corps pour ne pas encombrer ses mains, puis la porte. Voulait-il vraiment le réveiller de lui-même ? Ils pouvaient bien attendre un peu.
Ainsi ils commencèrent leur sitting devant la porte. Bientôt assis par terre, ils purent déposer leurs affaires sur leurs genoux et passer le temps. Ils s'apprirent des jeux à faire avec les mains, mais aussi un jeu assez simple qui consistait à se regarder le plus longtemps droit dans les yeux sans rire. C'est ainsi qu'une feuille de chou prit la fuite.
Emportée par une discrète gerbille, elle avait quitté les genoux du petit Dawan en silence, et il fallut que Luna la remarque. Aussitôt, l'elfe s'élança vaillamment à la poursuite de la feuille de chou. Lorsqu'il parvint à arrêter la gerbille avec ses papattes, il se trouvait en travers de la porte close des appartements de sa Majesté elfique. Et il était là, accroupi par terre, recroquevillé, en train d'expliquer avec beaucoup de douceur à la petite bête que la feuille de chou avait été préparée pour quelqu'un d'autre, mais qu'il était prêt à la nourrir autrement, lorsqu'un grincement annonça l'ouverture de l'antre interdite. Le petit elfe n'y prêta pas attention, occupé qu'il était à sa leçon.
Au fond, rencontrer les genoux de quelqu'un, n'était-ce pas une façon très adéquate de commencer sa journée ?

À cette heure si matinale, Luna n’aurait jamais pensé croiser Dawan dans les couloirs de Fort-Espérance. Elle venait de revenir d’une petite mission nocturne dans le désert où un campement de nomades avaient été aperçu et où un petit groupe de soldats s’était enquis de leurs intentions. Rien de bien compliqué lorsque les gens visés ne sont pas hostiles et qu’ils veulent bien discuter en toute sympathique. Tout ce qu’ils voulaient c’était de ne pas être dérangés et de pouvoir continuer de vivre comme ils le voulaient : ils avaient toujours été libres et comptaient bien le rester. Les Protégés s’étaient mêlés à eux un petit moment, chantant même et jouant de la musique pour le plus grand des plaisirs. Ils avaient parlé de tout et de rien… et n’avaient pas manqué d’éclater de rire lorsque Luna les avaient questionné sur leur drôle de chameau à une seule bosse. Saviez-vous que ça portait le nom de « dromadaire »? Il n’y avait pas de mal et de raisons de s’offusquer et elle avait ri de bon cœur avec eux. Les nomades de couleur verte étaient bien sympathiques et on n’avait rien à craindre d’eux. Toutefois, les hommes du clan ocre seraient à se méfier, car ils n’appréciaient pas du tout les étrangers. C’est donc avec ces informations qu’ils étaient rentrés et avant d’aller se reposer, la jeune soldate avait remis son rapport à son supérieur, qui se trouvait à l’intérieur de la forteresse des Esprits.

- Dawan! S’était-elle écriée joyeusement en le voyant.

C’était toujours un plaisir de voir son grand frère elfique. Son sourire s’était aussitôt élargi sur son visage et son regard s’était illuminé de joie et de surprise. Il avait besoin d’elle? Bien sûr qu’elle comptait l’aider, le contraire ne formait même pas une possibilité! C’était l’empereur Evanealle que son ami désirait voir? L’idée la rendait quelque peu inconfortable, car rencontrer la noblesse, qu’elle soit humaine ou elfique, était toujours compliquée. Mais elle n’aurait pas pu se regarder en face si elle avait raisonné l’apprenti-baptistrel, surtout avec le regard brillant qu’il lui avait lancé. Si c’était Fabius lui-même qui lui avait demandé de rendre ce service, déjà c’était une sacrée bonne raison de déranger l’elfe.

La jeune fille avait expliqué qu’on ne pouvait pas aller déranger l’empereur des elfes à une heure si matinale et qu’il fallait patienter un peu. Dawan avait eu l’idée d’apporter le petit déjeuner à Aegnor et venant du Chanteur, l’idée ne lui avait pas surpris et même qu’elle l’avait aimée. Pourquoi pas? Utilisant l’influence qu’elle avait d’être la protégée de Korentin, ils avaient pris plusieurs denrées des cuisines qui, selon Dawan, plairaient à sa Majesté.

Attendre… Patienter, c’était normalement long, sauf lorsqu’on est en compagnie de Dawan. On aurait pu croire qu’un lien invisible existait entre eux puisqu’ils n’avaient pas besoin de parler pour se comprendre. Les jeux, ce n’était pas ce qu’il manquait. Des jeux de mains, la gamine en connaissait plusieurs, mais elle dut arrêter lorsqu’elle récita la chanson en même temps puisqu’un garde leur suggéra grandement d’être plus silencieux que le silence lui-même. Luna aurait certainement gagné le concours de devoir se regarder droit dans les yeux si son attention n’avait pas été attiré par une feuille magique se déplaçant sur le sol. La magie s’estompa lorsque Dawan révéla la présence du magicien : une petite gerbille trop mignonne. Elle pouffa de rire en le voyant s’élancer contre la petite bête et en essayant de la convaincre de rendre la feuille de chou.

La situation comique devint tout autre pour Luna lorsqu’une porte s’ouvrit et laissa apparaître Aegnor. Accroupi, Dawan était sur ses genoux tandis qu’elle-même était toujours assise sur le sol non loin. Mais quel genre d’accueil venaient-ils de donner à l’empereur des elfes? Malgré toute son horreur de l’étiquette et des protocoles, elle savait que ça ne se faisait pas! Maryse, son ancienne dame de compagnie, ne se serait certainement pas gênée de le lui rappeler en lui tirant douloureusement l’oreille. Les yeux bien ronds rempli d’inquiétude et fixant Aegnor, son cerveau lui rappela soudainement de fermer sa bouche qui était restée entrouverte.

- Dawan, relève toi! dit-elle précipitamment à son ami.

Elle utilisa son propre conseil et se releva. Se faisant, la jeune fille fit tomber la miche de pain qu’elle avait sur ses genoux et dont elle avait soudainement oublié l’existence. Le plus respectueusement possible, elle fit le salut elfique. Qu’allait-il penser d’elle maintenant? D’abord, pour une gamine prisonnière d’Alayiens passant à un fil de se faire tuer et maintenant, à une gamine ingrate et sans manière? En plus d’être l’empereur des elfes, Aegnor était un héros pour elle. S’il ne se rappelait pas de Luna, néanmoins, elle se rappelait parfaitement de lui.

- Gohenä Immen, Käràn. (Pardon nous, cocombre) prononça-t-elle doucement avec des intonations elfiques.

La voix avait certainement eu un fort accent du langage commun et elle avait parlé lentement, d’une voix qui se voulait respectueuse. La jeune humaine n’avait aucune idée qu’elle venait de traiter Aegnor de légume. Pour elle, ça voulait dire « Pardonnez-moi, Majesté ». Si on ne tenait pas comptes des soucis d’accord de temps de verbe, le problème majeur restait qu’elle avait mal prononcé le terme « Aran ». Oups!

Si Luna n’avait pas réalisé ce qu’elle disait, ce ne fut pas le cas des gardes de l’empereur qui se raidirent. Ils n’allaient certainement laisser une humaine insulter leur roi! Le visage dur, ils s’approchèrent de Luna.

Définitivement, la gerbille refusait de se laisser faire. Malgré toutes les caresses, tous les mots doux et tendres demandes de Dawan, elle restait fermement accrochée à son butin. C'est en la voyant commencer à enfoncer la feuille de chou dans sa bouche que l'Enwr songea que, sans doute, pour elle, ce serait bien plus vital que pour l'Empereur des elfes. Il caressa doucement le haut du crâne de l'animal, cessant de tirailler doucement son repas, pour calmer un peu son petit coeur. Là, là, ils n'étaient pas prédateurs, tout allait bien se passer.
Pas le moindre sursaut quand la présence d'Aegnor se confirma, quand sa voix vint appuyer le grincement de la porte et le bruit des pas sur la pierre. Bien sûr qu'il l'avait entendu, mais il avait omis d'y porter davantage attention à ce moment-là, tout préoccupé qu'il était par son cadeau et la fragile être vivante qu'il avait contre lui, dans le creux de sa main. Occupante qu'il relâcha sans plus d'inquiétudes, tandis que ses yeux gris, bien ouverts et vifs pour une heure aussi matinale, se levaient vers Aegnor. Il était plus grand que d'habitude. Dawan avait toujours eu, par sa petite taille, l'impression d'être partiellement resté enfant auprès de ses congénères. Merithyn seul avait su le défaire de cette impression. Mais là, à genoux devant un elfe aussi grand que son empereur, il lui paraissait être retourné quelques demi-siècles en arrière. L'Empereur dut avoir la même impression, lui rappelant que parler à la gerbille ne "servait" à rien. Il tira ainsi un fin sourire plein de paroles muettes au petit elfe, qui appuya son regard sur lui comme il le faisait de temps à autre, quand il était ailleurs. Effectivement, peu probable que la petite soit au fait du langage des elfes. Mais certains animaux, à vivre auprès des bipèdes, saisissaient les nuances de leurs intonations, donnant l'impression que les vibrations de ce monde leurs parvenaient mieux qu'à certains. Mais Dawan n'était pas un ami des probabilités. S'il pouvait agir, même pour un espoir faible, infime, il le faisait. Soucis d'éthiques et de morales. S'il était ne serait-ce qu'un mot pour rappeler à la gerbille de plus calmes souvenirs, il voulait essayer de le prononcer. Cela ne lui aurait pas davantage coûté que des borborygmes.
Une utilité, si, mais même sans utilité, il aurait sans doute agi de même. Parce que l'utilité n'était pas ce qui guidait ses gestes, parce qu'il savait que ce qui était inutile était indispensable. Aegnor n'avait sans doute pas le luxe de se permettre d'embrasser cette idée-là, lui qui avait été aliéné à un rôle dont on n'attendait qu'utilité. Pauvre ami. Sentirait-il la compassion dans l'attitude pourtant peu différente de son jeune congénère ?

Une compassion qui laissa bientôt place à un léger mouvement de tête, devant les mots de Luna. Pas d'inquiétude, pas de panique. Juste… Un grand et profond questionnement. Un vil plaisantin s'était amusé à le faire douter de la réalité, et le doute revint le hanter. Son air se fit un peu distant, il resta un bref moment silencieux, entre ces deux-là… Avant de se tourner vers Luna, de l'inquiétude teintant sa voix:

"- Penses-tu vraiment que notre ami est un concombre, Luna ?" murmura-t-il… En elfique, en se rapprochant d'elle. "Vraiment, je…" Il marqua une nouvelle hésitation, devenant immobile, l'oreille tendue, avant d'ajouter, presque gêné: "Je trouve qu'il ressemble beaucoup à l'Empereur du peuple elfique. Sa voix en est proche, en tout cas…" Luna saurait mieux que lui distinguer ce qui était réel et ce qui ne l'était pas, non ? Elle était moins… Enfin. Elle était la princesse des lumières. Son avis ne pouvait qu'être plus éclairé. j'ai un peu honte d'avoir écrit ça
Néanmoins et dans le doute ! Mieux valait rester poli avec le potentiel-empereur-potentiel-concombre. Dans tous les cas, le respect était de mise. À son rythme, Dawan ramassa les documents et le bol de chou. Il marqua un nouvel arrêt, souriant doucement à ce grand semblant d'elfe face à lui. Si c'était un concombre, il avait une présence très impériale.
"J'ai un document que Fabius voulait voir transmis à l'Empereur Aegnor Evanealle. Il me l'a confié hier soir, mais je n'y ai pensé qu'après le crépuscule." Pour ne pas dire "peu avant l'aurore". "Nous avons pensé qu'avec ceci, nous pourrions également apporter une collation matinale." Voilà pour les explications. Simples, claires, et aussi sincères que pouvaient l'être des explications d'un apprenti baptistrel. Néanmoins… Il ne tendit pas tout de suite les éléments à Aegnor. Il hésitait, attendait de voir si le concombre affirmait son identité et les envoyait toquer ailleurs ou non. Mais concombre ou non, il y avait une chose en ce bas-monde qui n'était pas admissible et qui était n'offrir de présents qu'à une même personne, sans gâter ceux qui venaient sur le chemin vers cette personne. D'autant plus que de la nourriture… C'aurait été sadique. Dawan n'avait pas ce genre de plaisirs. Soucieux de n'être pas un dérangement autant pour l'empereur que pour le potentiel légume, il tendit le bol au grand elfe face à lui, un sourire tout fin, tout doux, sur les lèvres, et son air le plus bienveillant sur le visage.

- Hein? Prononça Luna en fronçant les sourcils sous le questionnement.

Le mot était aussitôt sorti de sa bouche sans qu’elle tente de l’arrêter. L’incertitude et l’incompréhension peignirent ses traits suite à la question prononcée par Dawan. Mais de quoi parlait-il? D’où sortait soudainement cette idée de concombre? Et pourquoi son ami lui disait-il soudainement qu’Aegnor ressemblait beaucoup à l’empereur des elfes en tout cas. Ça ne faisait juste pas de sens. Le lien se fit rapidement dans son esprit tandis qu’elle remarqua le mouvement des gardes du noble, réagissant brusquement en s’approchant d’elle d’un pas menaçant. Qu’ils soient elfiques ou humains, les gardes faces à une potentielle « menace » réagissaient de la même façon et ils avaient le même visage dur que ceux de Korentin lorsqu’ils étaient révoltés. Les yeux de l’humaine devinrent bien ronds et son cœur s’affola sous le stress de la situation. L’appréhension s’était emparée d’elle en comprenant la grave erreur qu’elle venait de commettre. Elle tressaillit en entendant tonner la voix de l’un des gardes.

Zut! Ce n’est pas du tout ce qu’elle avait voulu dire. Jamais la protégée de Korentin n’avait voulu comparer l’empereur à un concombre. Tout le contraire, elle avait voulu le saluer dans le plus grand respect qui lui était dû. C’était définitivement raté et elle allait en payer le prix! C’est ce qu’elle croyait fermement jusqu’à ce que l’Evanealle prenne la parole et calme ses craintes. Elle échappa un soupir de soulagement et remercia le Dracos de se retrouver face à un empereur aussi compréhensif et clément que lui.

- Mille pardons, Majesté. Je ne désirais point vous offenser. Veuillez me pardonner, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. S’excusa-t-elle sincèrement. Je vous remercie. Ajouta-t-elle à son intention.

La jeune femme s’était inclinée respectueusement. Elle avait ensuite ramassé la miche de pain qu’elle avait laissée tomber sur le sol tandis que Dawan expliquait la raison de sa présence et qu’il remettait les précieux documents à l’empereur. Pendant tout l’échange, elle se tint tranquille et observa les deux elfes. Le sourire qu’elle crut apercevoir aux lèvres de l’Éclair la rassura une fois de plus. L’offre de partager son petit déjeuner l’étonna d’ailleurs beaucoup et elle échangea un regard surpris avec Dawan. Ce qu’elle avait fini par apprendre, c’est que ça ne se faisait pas de refuser une telle offre.

Dans le salon, Luna s’installa aux côtés de Dawan et déposa son pain sur la table. Qui voudrait le manger maintenant qu’il avait touché le sol? Mais le gaspiller, ce serait dommage, non? Elle n’aimait pas cette idée et si ce n’était d’elle, elle le mangerait quand même. Mais les nobles étaient parfois bien capricieux. Elle jeta un coup d’œil à Dawan et lui sourit.

- Dis Dawan? Chuchota-t-elle. Qu’est-ce que j’ai dit tout à l’heure? C’est pardonnez-moi, Majesté que j’aurais voulu dire. Il aurait fallu que je le dise comment? Continua-t-elle tout bas.

Ce qui était bien d’avoir un grand frérot elfique, c’était qu’il pouvait l’aider à améliorer la maîtrise de cette langue tant compliquée, mais si jolie. Luna avait confiance en Dawan et elle savait qu’il ne chercherait pas à s’amuser à ses dépens. Il ne lui mentirait pas sur la signification des mots.

Un instant plus tard, l’empereur vint les rejoindre et Luna l’accueillit d’un sourire. Elle sentit son regard incandescent et attendit patiemment qu’il porte son attention ailleurs. Mais non, il continuait de la fixer. Elle tenta de cacher aussi bien que possible son malaise grandissant. C’est lorsqu’il parla qu’elle comprit ce qui se passait : il cherchait où il l’avait déjà vue. Si lui ne s’en rappelait pas, elle s’en souvenait parfaitement.

- Je suis Luna Duruisseau. Vous m’avez fort probablement déjà vu aux côtés de sa Majesté Korentin Kohan puisque je suis sa pupille. J’ai fait partie de la rébellion depuis le tout début ou presque. Ajouta-t-elle.

La jeune humaine avait levé son regard bleuté et avait croisé celui de l’elfe. Ce n’était peut-être pas un geste apprécié des nobles que d’être regardé droit dans les yeux, mais Luna voulait détailler ses traits. C’était bien lui et il n’avait pas changé depuis l’Aube Rouge.

- Vous ne vous trompez pas, empereur Evanealle. Je ne sais pas si vous vous rappelez des prisonniers des souterrains d’Aigue-Royale durant l’Aube Rouge, mais j’en faisais partie. Les Alayiens étaient entrés. J’avais alors tenté de les confronter et j’ai été blessée dans le processus. Ils m’avaient capturée… Et de nulle part, vous êtes arrivé, vous les avez chassés et vous m’avez libérée. J’étais plus bien plus jeune à l’époque. Raconta-t-elle lentement. Or, trois ans pour une petite humaine, cela pouvait faire une grande différence.

Luna laissa planer une petite pose pendant laquelle un sourire vint se dessiner sur son visage.

- Je n’ai jamais eu l’occasion de vous revoir pour vous remercier personnellement. Vous m’avez sauvé la vie et je vous en suis reconnaissante. Dit-elle d’une voix sincère.

Sa Luna, se tromper ? Impossible. Ç'avait du moins été sa certitude jusqu'à entendre Luna affirmer le contraire. Mais comme c'était Luna qui le disait, les oeillères qu'il s'était créées, en bon Dawan-poule, tombèrent d'un coup. Il demeura tout de même un moment immobile, semblant dévisager Luna, un sourire tout doux au coin des lèvres. Dans les faits, il réfléchissait à plusieurs éléments en même temps, et… Comme tout ne pouvait pas avoir la priorité, fatalement, l'elfe avait un temps de réaction un peu long. Au bout d'un moment, il offrit à Luna un tout petit "Aran" prononcé très lentement, pour qu'elle puisse bien saisir les accents, dont l'importance n'était pas moindre en elfique, tant pour la compréhension que pour l'esthétique de la langue. Lorsque Luna répéta le mot correctement, son petit sourire s'élargit, il lui offrit un compliment elfique sur son habilité à l'apprentissage.

L'empereur revenant, Dawan laissa à sa petite soeur humaine le soin de dévisager ce dernier. Lui connaissait déjà les traits du suzerain, savait déjà reconnaître le bruit de ses pas et les inflexions particulières de sa voix. Aujourd'hui ne serait pas de ces jours où il re-découvrait les personnes, ne serait pas le jour où il plongerait son regard dans celui étrangement orangé de l'empereur. Non, Dawan avait une autre personne à questionner. Le fauteuil. Il le fixait avec appui, attendant son autorisation pour s'y installer, désireux de savoir si celui-là était un faux-mou ou un tout moelleux. C'est que… Entre la frugalité d'Aigue-Royale et le dépouillement de Sandur, un tel mobilier était bien rare, et Dawan craignait d'avoir oublié la sensation que cela pouvait procurer de flotter au-dessus du sol dans une sensation douce et détachée de tout ressenti élémentaire. Ainsi donc, plus encore que le questionnement et la demande de permission implicite, c'était surtout la curiosité et la perplexité qui maintenaient le petit Enwr focalisé sur cet innocent meuble quadrupède.

Lorsqu'il crut percevoir une indication leur proposant de s'installer, Dawan s'exécuta tout de même avec sa lenteur habituelle. D'une oreille peu attentive, alors que son dos découvrait avec bonheur le dossier du fauteuil, il perçut l'échange entre l'empereur et Luna. Cela lui parut incroyablement formel. Sans raison, il avait admis qu'Aegnor connaissait Luna. Sauf que les formalités… S'il les respectait, soucieux du respect et de ne pas malmener son interlocuteur, elles restaient pour lui d'un très grand ennui. Lorsqu'elles avaient lieu auprès de Fabius, le petit Dawan savait que c'étaient des moments où il pouvait sans crainte laisser son esprit s'échapper. Il le fit. Un bref regard à Aegnor, puis un regard au plafond, songeur, alors que Luna explicitait sa place au sein de la société. Si elle n'avait rien d'illégitime dans les appartements de Sa Majesté - quoi que ce pouvait être une hérésie aux yeux de certains -, Dawan savait à force d'observation que les diverses positions de l'Empereur des elfes quant aux êtres vivants ne l'auraient pas empêché de l'admettre également en ces lieux si elle avait été du petit peuple. Il faudrait lui dire, un jour, qu'il faisait bien. Il faudrait le remercier, assurément, d'avoir été aussi bienveillant à l'égard de son apprentie elfette. Mais les remerciements, cela ne se faisait pas à la légère, pour qui avait à coeur la réaction d'autrui. Comment faire…

Il en était là de ses pensées lorsque, plus ou moins consciemment, il perçut les dires de Luna. L'Aube-Rouge. Aigue-Royale. Les Alayiens. Luna lui avait déjà raconté cette histoire, tout comme il avait raconté la sienne. Les lèvres du jeune Enwr pâlirent. Il avait croisé les doigts de ses deux mains entre eux. Ils se crispèrent. Les souvenirs revenaient. L'angoisse, la peur de mourir, l'impuissance devant les morts…

"- Tentacules…"

Avait-il murmuré, comme si le son de sa voix pouvait faire revenir celui, rassurant, de Luna. Cela parut ne pas fonctionner. À moins qu'il ne l'ait pas entendue, que les sons du passé aient repris le pas sur ceux du présent. Il vit une main, s'enfoncer encore et encore dans une sorte de pseudo-chair noire… Non. C'était la main d'Aldaron. Des cris, autour, et Silarae, non-loin, à la présence à nulle autre pareille. Puis un grand vide. Les étoiles, le ciel, lointain. La marche solitaire. Aléria. Néant. Tout prenait un autre sens, avait un autre goût, désormais…

"- Aurions-nous agi de même si nous avions su…?" Il pensait à voix haute, ne se posait pas réellement cette question. Ses pensées cheminèrent d'elles-mêmes vers l'inutilité d'une telle remarque, mais vers la seule pertinence et le seul intérêt qu'elle pouvait avoir: "Qui sait si nous ne faisons pas la même erreur en ce moment même. Manquer de recul, attaquer le couteau qui nous agresse, au lieu d'apaiser celui qui décida de l'utiliser. Oh, Néant…" Un chant lent et grave s'échappa de sa gorge, si bas qu'on eut pu douter de son origine. Un chant aux accents assez peu communs aux armandéens. Le petit elfe avait posé un poing devant ses lèvres, observant toujours le plafond. Ses songes lui donnaient l'air à la fois émerveillé et… Endolori.
Un instant, il voulut se lever. Il s'arrêta dans son geste, comme son regard croisait celui de l'Empereur. La fine silhouette de Néant et les ombres d'Aigue-Royale disparurent de son esprit. Il revit la salle du conseil, Aegnor prenant la parole pour un sujet qui alors avait paru dérisoire au petit Enwr.

"- Les Alayiens…" Il marqua un temps d'arrêt. Il avait prononcé ces mots pour s'accrocher à l'idée qui venait, qu'elle ne s'échappe pas. Elle devenait peu à peu plus claire. "Majesté, savez-vous ce qu'il va advenir d'eux ? J'ai bien peu entendu parler d'eux. J'avais écrit une lettre à Aldakin du Néant afin de l'avertir de ce que j'ai vécu face à son Unique, et les mots qu'elle m'a offert les concernants. Je n'ai jamais eu de réponse, et je crains de l'offenser en me présentant, être de magie, auprès de lui. Mais peut-être en savez-vous plus que moi…"

Aegnor n'avait nul besoin de s'excuser, et Dawan ne le lui demanderait pas. Tel était son avis, et il n'irait pas à son encontre. Pas de si bon matin, en tout cas. D'autant plus que, s'il avait bien compris, les sentiments de Sa Majesté ressemblaient fortement à ceux qu'avaient été les siens jadis. Ils paraissaient néanmoins plus maîtrisés, comme si cet aîné-là savait tenir fermement la bride de ce que l'Enwr gardait volontairement indomptable, pour mieux se laisser guider. Difficile de ne pas garder un minimum de rancoeur pour ceux qui avaient tué, dévasté, volontairement, s'en prenant à la magie et à ceux qui portaient son essence. C'était difficile, surtout après avoir vu de ses propres yeux le sang versé, les plaies ouvertes, les vies hurlantes qui s'échappaient, et les civils massacrés. C'avait été difficile aussi pour lui de ne pas s'accrocher à l'idée qu'ils avaient un bon fond, qu'ils pouvaient trouver un moyen ensemble d'arriver à une paix, un accord. C'avait été la voix de sa raison, principalement, qui s'était lentement changée en ressenti, puis en conviction, aidée par ses différentes rencontres. Peut-être suffirait-il à Aegnor d'un peu de temps, de quelques visages plus avenants, de gestes pacifiques d'Alayiens qui se perpétuaient, pour enfin voir sa rancoeur atténuée.

Des songes de paix maintenaient Dawan silencieux, dans un premier temps. Il avait imité ses amis et s'était saisi d'un fruit qu'il mâchait distraitement, l'air lointain et presque mélancolique, nostalgique. Dans les faits, ses songes étaient à la paix. Ils étaient à un monde merveilleux qui pourtant paraissait totalement hors d'atteinte. Ils étaient à ce fragment de temps que Néant aurait aimé atteindre, cette chance supplémentaire. Peu à peu, le petit elfe s'apaisait, tandis que Luna et Aegnor dissertaient de choses et d'autres, parfois de Korentin... Bientôt, il dut parler à nouveau. De lui, de ses présences au conseil, d'Aigue-Royale, de Merithyn, donc de Fabius (ou l'inverse). Oh, Aegnor ne lui avait pas directement parlé de tout cela. Il avait amené Dawan à en parler, et le petit... Ne se doutait de rien. Ou n'avait pas le coeur à essayer de douter, préférant s'imaginer que tout cela n'était que badinage. Qui serait assez violent pour ne pas être badin, à des heures aussi innocentes ?
Le repas s'acheva de façon relativement tranquille, sur des sujets plus légers. Rassasiés, abreuvés, et porteurs des encouragements d'Aegnor, Luna et Dawan allaient pouvoir entâmer leur journée.