Les évènements se précipitaient partout sur le continent et Leohana ne pouvait ignorer la tension qui existait chez son peuple. Elle avait besoin de prendre ses distances, de tirer quelques flèches. Cela l’aiderait à se détendre, même un peu. Ce fut en début de matinée, alors que le soleil ne dépassait pas encore la cime des plus petits arbres, qu’elle quitta le logement de ses parents. En refermant la porte derrière elle, elle se dit qu’il lui faudrait bientôt trouver son chez-soi, construire son propre nid. Elle ne pourrait pas vivre éternellement avec ses parents. Après tout, elle aurait bientôt un siècle.

Chargée d’une bonne cinquantaine de flèche et de son arc, ou plutôt de l’arc emprunté à son frère, la petite Elfe se dirigea d’un pas énergique vers le Champ de Tir où s’entrainent les Archers du Royaume et les autres amateurs du tir à l’arc. Seul endroit de toute la forêt dont elle appréciait la discipline, elle s’inscrivit sur une liste et fut appelée quelques secondes plus tard. Le Commandant des lieux lui indiqua sa cible et la Sywel le remercia d’un grand sourire. Elle était visiblement de bonne humeur aujourd’hui. Si seulement elle pouvait faire un sans-faute, ce serait la journée idéale.

L’ordre fut donné de commencer les tirs. Pour s’échauffer, Leohana se contenta de décocher trois flèches pour la première salve. Elle alla les récupérer dès le signal et se remit en place sans un regard pour l’endroit où ses tirs avaient touché la cible. Jambes légèrement fléchies, muscles détendus, respiration régulière, elle était prête pour une nouvelle salve. Elle augmenta le nombre de flèches à chaque nouveau temps de tir. Le geste répété tant de fois était devenu un automatisme. Lorsqu’elle parvint à tirer quinze flèches entre deux signaux du Commandant du pas de tir, elle daigna enfin remarquer où la cible était touchée. Trois flèches étaient à quelques millimètres du mil. Ensuite, les autres s’en éloignaient jusqu’à celle qui était allée se briser sur le panneau de bois derrière la cible de paille. *Peu mieux faire* se dit-elle. Malgré cet échec, son sourire éclairait toujours son visage.

Le Commandant lui somma de se remettre en place et il donna le signal d’une nouvelle salve. Vingt flèches quittèrent son carquois pour aller se ficher dans la paille de la cible. Elle n’avait jamais essayé d’en tirer autant d’un coup et elle était curieuse du résultat. Ce fut d’un pas souple mais déterminé qu’elle se rendit jusqu’à sa cible. A la vue de ses résultats, un immense sourire fendit son visage et elle rit doucement, assez fière d’être.

-Merci tante Anaella, murmura-t-elle pour elle-même.

Elle n’avait toujours pas remarqué l’Elfe qui se trouvait sur la cible à côté de la sienne lorsqu’il l’interpela. Elle pivota avec souplesse pour lui faire face. Il s’agit d’un Elfe dans la fleur de l’âge. Leohana ne peut s’empêcher de trouver ses yeux verts magnifiques. Avec aplomb, elle lui répondit :

-Merci, votre cible n’est pas mal non plus. Je suis Leohana Sywel, dit-elle en lui tendant la main à la manière des Elfes.

Elle n'avait pas besoin de lui demander son nom pour qu'il le lui dise. C’est alors qu’elle remarqua les deux flèches fichées au centre de la cible de l’inconnu. Elle s’avança pour en retirer une et l’examiner.

-Elle est magnifique, chuchota-t-elle dans un souffle. L’avez-vous faite de vos mains ? Si c’est le cas, je serai honorée que vous acceptiez de me montrer comment. A part l’empennage, je ne suis pas vraiment douée pour fabriquer mes propres flèches mais j’aimerai apprendre, déclara-t-elle en scrutant le visage de l’archer.

L'interrogation dans le regard du Rôdeur à la mention de son nom n'échappa pas à la petite Elfe. Lequel de ses frères avait-il bien pu connaitre ? Vahowin n'était pas quelqu'un de très passionnant et encore moins d'inoubliable selon elle. Non, il était bien plus probable qu'il se souvienne d'une rencontre, même furtive, avec son autre frère, Dawan. Il faut dire que le Baptistrel n’est pas quelqu’un de commun mais dans le sens mélioratif du terme. Pour rien au monde Leohana ne voudrait qu’il change. Elle l’aime tel qu’il est, un point c’est tout.

Un militaire ! Et Rôdeur par-dessus le marché ! Ce n’était donc pas si étonnant qu’il ait fait mouche et que ses flèches soient si jolies. A entendre la description qu’il en faisait, la petite Sywel se demanda si son avenir ne se trouvait pas dans cette branche de l’Armée elfique. Elle avait entendu parler de cette section militaire, mais elle était encore bien trop jeune pour perdre ses ailes.

L'Elfe archer lui parla des carquois magiques mais Leohana savait déjà de quoi il parlait pour en avoir vu un à l'oeuvre dans les mains de sa tante Anaella. Il fallait croire que ce n'était vraiment efficace qu'entre les mains d'un archer exceptionnel et elle en vint à douter des capacités de son interlocuteur. Qu'importe la flèche si l'on maitrise son art à la perfection ! Toutefois, s'il était rôdeur, il n'était pas un incapable non plus et, pour une fois, la première peut-être depuis qu'elle sait parler, elle sut tenir sa langue et ne pas faire part de ses doutes au militaire... Dont elle ne connaissait toujours pas le nom. C'était un manque de politesse assez important chez les Elfes et la petite Sywel ne se gêna pas pour le lui faire remarquer, usant cette fois de son tact légendaire.

-Je ne sais pas s'il m'est très prudent de suivre un Elfe qui ne me donne pas son nom. Peut-être êtes-vous un criminel en fuite. J'hésite...

Après une minute de silence où elle s'escrima à paraitre soupçonneuse bien qu'elle sut au fond d'elle qu'il s'agissait d'un simple oubli de la part de l'Elfe, elle finit par reprendre la parole. Après tout, être méfiante était normal quand on se trouve en compagnie d'un inconnu. Et elle n'allait pas l'être moins sous prétexte que Dawan l'avait peut-être rencontré et qu'il était toujours en vie.

-Très bien, je vous suis jusque chez votre oncle, mais ne vous imaginez pas que ma confiance est acquise. Et je reste armée au coup où une envie étrange vous prendrait, dit-elle sur un ton qui ne laissait aucune place à l'ironie.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Leohana retira ses flèches de la cible et les remit dans son carquois. Une fois celui passé autour de son torse d'un geste preste rompu par l'habitude, elle fit de même avec son arc qui se cala parfaitement à sa place. Elle repoussa une mèche tombée devant son visage et annonça qu'elle était preête à le suivre, ce qu'elle fit en prenant soin de mémoriser le chemin au cas où elle devrait revenir par ses propres moyens.

La jeune Elfe suivait toujours le rôdeur sans un mot. Elle se contentait d'écouter et d'observer ce qui l'entourait. Les maisons aux toits de chaume, les fenêtres fleuries... Elle connaissait déjà ce quartier pour y avoir flâné plusieurs fois en compagnie de sa tante ou de ses parents, perdue dans ses pensées et ses rêves d'avenir. Toutefois, elle ne pouvait s'empêcher de s'émerveiller à nouveau devant l'activité du quartier elfique. Les sculpteurs sur bois y côtoyaient les forgerons et les marchands de poteries partageaient leurs étals avec des cueilleurs qui vendaient leur récolte aux amateurs de baies. 

Leohana n'écoutait pas vraiment les explications de celui qu'elle suivait. Ce n'était pas que cela ne l'intéressait pas -c'était même plutôt le contraire- ou qu'elle souhaitait manquer de respect au rôdeur mais elle ne parvenait pas à être concentrée sur les paroles du militaire tant elle était occupée à ressentir chaque miette de l'atmosphère du lieu. La petite Elfe revint à la réalité en entendant son nom. Un autre Elfe se tenait devant un établis. Il avait les mêmes yeux que Laheré et Leohana en déduisit qu'il devait s'agir de son oncle. 

-Enchantée de vous rencontrer, dit-elle en le saluant à la manière du peuple des forêts. 

L'artisan aux oreilles en pointe semblait accaparé par son travail et ne daigna pas s'attarder sur l'invitée de son neveu plus de quelques secondes. Paliant au silence qui menaçait de s'installer, l'archer confia sa cadette à la suivre tout en lui expliquant comment fonctionnait sa collaboration avec son oncle. Elle se contentait d'hocher la tête mais, cette fois-ci, elle l'écoutait avec attention. Tout du moins, jusqu'à ce qu'il lui montre sa dernière création, une flèche à tête d'obsidienne. La cadette Sywel comprenait pourquoi il avait choisi ce matériau. Ce fut avec précaution et un pointe d'admiration dans la voix qu'elle demanda si elle pouvait l'examiner. Prudente, elle prit la flèche avec délicatesse et la fit tourner entre ses doigts. Impressionnée, elle ne put que constater la souplesse idéale du bois et le trachant de la pointe. Cependant, un détail attira son empennage. La jeune téméraire venait de mettre le doigt sur une faille dans la réalisation de l'Elfe aux yeux verts. Les plumes de son empennage n'étaient pas tout à fait identiques ce qui déséquilibrerait légèrement la flèche lorsqu'il tirerait avec.

-Ton empennage n'est pas vraiment à la hauteur de ette flèche. Dommage. Il suffirait de peu de choses pour être face à une petite merveille.

Son ton était sincère et suggérait clairement qu'elle était prête à l'aider. Accepterait-il cette aide ? Elle serait si heureuse de partager les quelques connaissances qu'elle avait avec Laheré.

Les explications détaillées du rôdeur tirèrent un sourire à la jeune Elfe. Certes, sa méthode était efficace et de bonne qualité, elle n’en doutait pas. Mais ce dont elle était sûre c’est que cette flèche méritait le petit plus qui en ferait une œuvre d’art et que la méthode de sa tante Anaëlla lui donnerait ce petit plus vers la perfection. Et tout était dans les proportions.

-Vous avez bien fait, ne vous en faites pas. Il s’agit d’un détail infime mais qui a une importance pour un tir à longue distance. Votre empennage contient la même proportion de chaque plume, n’est-ce pas ?

Oui, c’était là la faiblesse de son travail. Pour avoir passé des heures assise à même le sol aux côtés de sa tante à confectionner des empennages jusqu’à ce que cette dernière soit satisfaite, elle savait que l’erreur la plus fréquente dans les empennages des rôdeurs était les proportions. Selon que l’on voulait un tir précis sur une longue distance ou un tir puissant sur une courte ou une longue distance, la proportion des plumes était différente et c’était ce détail qui faisait le plus gros du travail.

-Tout dépend de l’utilisation que vous ferez de cette flèche. Les proportions dans les plumes changent en fonction de cela. Je vous montrerai avec plaisir. Dites-moi, c’est pour un tir précis ou un tir puissant sans forcément trop de précision ?

En demandant cela, elle l’avait suivi jusqu’à ce fameux fut et sa réserve de plumes. Leohana ne put que constater la qualité des plumes qu’utilisait l’archer et ne se retint pas de le lui dire. Ils furent interrompus par l’arrivée de l’oncle de Laheré tenant une tourte dont l’odeur lui mit l’eau à la bouche. Lorsque l’Elfe leur proposa de s’installer avec lui au soleil, la cadette des Sywel se demanda si c’était une bonne idée. Mais elle se laissa convaincre par la gentillesse que montrait Laheré. Elle aimait sa façon de parler et cette manière de se déplacer si caractéristique des rôdeurs. Alors elle accepta et suivit ses hôtes. Elle mangea en silence pendant une dizaine de minutes avant que son tact naturel ne reprenne le dessus sur sa raison.

-Votre tourte est délicieuse monsieur Gwïngwën, je vous remercie de m’avoir invitée. Laheré, pouvons-nous parler de votre empennage ? Je vous parlais de proportion toute à l’heure. En effet, selon l’usage que vous ferez de cette flèche, vous avez tout intérêt à modifier la proportion des plumes que vous avez utilisé. L’empennage que vous avez fait n’est efficace que dans le cas où vous souhaitez pouvoir utiliser cette flèche en toute situation.

Et elle continua de lui expliquer ce que sa tante lui avait transmis quant aux plumes d’oiseaux de Paradis et de perdrix. Puis, vint le temps de passer à la pratique et en maître appliqué, Leohana dispensa ses conseils au rôdeur pendant qu’il travaillait.

L’Elfe suivit les conseils de sa cadette à la lettre et celle-ci en fut ravie. La flèche qu’il réalisa ainsi était superbe, son empennage lui assurerait l’équilibre et la puissance dont elle aurait besoin. Mais Leohana fut vite déçue lorsqu’elle s’aperçut, aux mots qu’il employa, que le Rôdeur Gwingwen se méprenait sur ses intentions. Après avoir poussé un soupir bruyant qui manquait cruellement de tact, la petite Sywel aux cheveux couleur des blés dit sur un ton un peu sec –elle l’avait tout de même laissé finir son presque monologue bien qu’elle ne l’ait pas écouté une seconde de plus et avait continué à le vouvoyer, ce qui n’était pas dans ses habitudes- :

-Cher Laheré, je pense que vous vous méprenez. Cette flèche est l’arme parfaite sans que cela ne vous ait pris plus de temps que votre empennage d’origine. Que vous tiriez de loin ou de près, que ce soit un tir de barrage ou en boutefeux, que vous cherchiez à tuer ou simplement à blesser, cette flèche fera de vous un meilleur archer, elle vous sera fidèle, ne manquera jamais sa cible et vous procurera une puissance que vous n’auriez pas autrement. Mais libre à vous de poursuivre vos flèches "standard" comme précédemment...

Son ton s’était adouci au fur et à mesure qu’elle parlait. L’oncle vint une seconde après qu’elle eut parlé et apporta une autre flèche à essayer sur sa cible. L’Elfe le remercia et entraina sa nouvelle camarade de tir par de petits chemins. Leohana eut juste le temps de se saisir de son arc et suivit sans plus rien dire son aîné. Les deux archers finirent par déboucher sur un pré où paissaient de paisibles vaches elfiques. Plus loin, aux abords du pré, une cible avait été dressée et les semblaia les attendre. L’Elfette s’en approche d’un pas décidé, son sourire malicieux illuminant de nouveau son visage. Sans trop se soucier de son compagnon du jour, elle se mit en position à quarante mètres de la cible, dégagea son arc de son dos. Elle prit l’une de ses proches flèches, arma et tira en essayant de retrouver la souplesse que lui avait inculqué sa tante et qu’elle avait su avoir le matin même. Son tir fit mouche à moins de deux centimètres du mil. Elle sourit, consciente que ce n’était qu’un coup de chance étant donné qu’elle n’avait même pas pris le temps d’évaluer la direction et la force du vent qui soufflait à présent. Se tournant vers le Rôdeur, elle lui lança comme un défi :

-A vous maintenant ! Voyons voir ce que vaut cette flèche !

Mais était-ce l’archer qu’elle testait ou la flèche ? Leohana savait parfaitement de quoi était capable la flèche qu’il avait réalisée...