Cendres, étoiles, et autres brûlures lunaires. TERMINE

-- Fin Octobre, an 4 de l'Ère d'Obsidienne

Il était venu sur le dos de Shi'Ry, aussi vite qu'ils l'avaient pu, suite à la demande d'un Cawr. "Soigner des blessés sur un avant-poste". La seule hésitation qu'il avait eue concernait Fabius, et ce dernier avait eu tôt fait de l'apaiser, même si involontairement. On l'avait doté de mercenaires pour compagnie. Ces humains-là devait rejoindre les combattants au niveau dudit avant-poste. Ils eurent la surprise de voyager aux côtés d'un elfe relativement taciturne, malgré son sourire, malgré la musique qu'il leur offrait le soir. En plus du nécessaire de voyage, Dawan n'avait emmené que sa vièle.
Le voyage ne leur avait pas opposé plus de problèmes que ceux auxquels ils pouvaient s'attendre. Un soulagement sans nom avait pris Dawan à leur entrée dans les plaines. Il appréciait la nuit presque autant que son totem, et il avait su qu'ils allaient désormais pouvoir ne plus consacrer cette dernière qu'au repos et au vagabondage de l'esprit. Elle pourrait redevenir ce refuge qui la rendait si attirante. Le jour, lui, allait être le temps du voyage. Ce serait sans doute bien meilleur pour le pauvre petit elfe, qui peinait à dormir quand la température devenait trop forte.

Après de longues journées passées perdu dans ses pensées, Dawan était désormais persuadé que le but de son Cawr, à travers cette manoeuvre, était de lui offrir un temps pour se recentrer, re-penser à tout, seul, donc libre. Les humains à ses côtés ne forçait pas le dialogue (ils auraient toujours pu tenter), il leur en était gré. Entre deux pensées plus lointaines, poétiques et vouées à l'imaginaire, il revoyait ses priorités, autant que tout ce qu'il avait traversé. Il essayait de se préparer à ce qu'il imaginait avoir à traverser. Il essayait de calmer sa hâte de retourner au sein du protectorat, auprès de son Protégé favori, et de sa famille adoptive. Il apprenait également, peu à peu, à mieux connaître sa monture.
Après ces fameuses longues journées, arriver dans l'avant-poste fit un drôle d'effet à Dawan. Il découvrit enfin quelque chose qu'il n'avait, jusqu'alors, qu'imaginé. La compagnie d'autres et nouvelles personnes l'habita d'une sensation étrange: il ignorait s'il avait envie de les éviter ou, au contraire, se mêler à eux. On le sortait de sa petite bulle. Il avait erré au milieu de ces êtres plus ou moins vivants comme s'il n'avait pu être acteur de leurs jours, les observant, s'habituant peu à peu à l'agitation qu'il y avait ici, au brouhaha presque ordonné et régulier que cela produisait, comme une musique lointaine. Il avait trouvé les blessés pour lesquels on l'avait fait mandé avant même que quelqu'un se décide à le diriger. Mécaniquement, par une habitude trop bien ancrée en lui désormais, il avait chanté pour le premier, le blessé le plus grave. Le chant avait duré un moment, un long moment. Mais en voir les fruits fut une satisfaction toute particulière. Il lui paraissait avoir vraiment progressé, depuis l'Aube Rouge. Il allait sans doute pouvoir soigner tout le monde, d'un trait !
Il avait retrouvé son engouement, se sentait plus à l'aise, ici, au milieu des soins et des blessés. C'était un peu plus son univers, cela ressemblait à quelque chose de connu. Bientôt, il put discuter avec les blessés, jovial. Néanmoins, la fin des soins le laissa épuisé. Il accepta de bon coeur le repas qui lui fut proposé, et partit se coucher alors que le soleil était encore haut dans le ciel.

Au milieu de la nuit,le bruit le réveilla. le bruit des alarmes, les cris des affrontements. Aussitôt l'angoisse le prit, enserrant sa gorge comme un étau. Non... Ils n'avaient pas le droit de se battre ! Pas alors qu'il était là ! Ils auraient dû se battre avant, dans son dos, il serait arrivé ensuite pour soigner tout le monde... Dracos, et s'ils tombaient sur lui, Dawan doutait fortement que les Théocrates lui laissent la moindre chance de soigner encore. Attrapant sa vièle à la va-vite, Dawan sortit à toute allure, galopant à l'opposé des combats. La peur d'y passer et la hantise de tels sacrilèges embuait ses sens. Il y avait le bruit, sans nom... L'herbe, sous ses pieds, qui craquait au rythme de sa course. Les lumières, produites par les torches et, parfois, par l'utilisation de sorts offensifs. Il n'avait pas eu le temps de vraiment découvrir les plaines environnantes, de jour. Il s'était contenté de l'aménagement bipède; Si bien que cet important contre-bas, il ne le vit pas. Un petit couinement de surprise lui échappa. Loués soient ceux qui avaient fait de lui un elfe, et non un humain, sans quoi ses chevilles n'auraient pas survécu à une telle chute. Il décida, par ailleurs, qu'au final cet endroit était fort bien. Éloigné, mais pas trop. Il saurait revenir en arrière, et nul ne devait venir le chercher ici. Les ombres le noyaient en leur sein, faisant de lui l'un des leurs. Il s'assit, ses mains sur son coeur, cherchant à calmer son souffle. Cela allait passer. Respirer, lentement... Il y parvint. Se sentant plus en sécurité, et invisible, ses lèvres laissèrent échapper un chant. Un chant tout doux, un murmure. Il savait que ce chant s'utilisait pour un sort, mais il n'avait jamais su en faire usage. Peu lui importait. Il voulait surtout s'apaiser, en attendant de pouvoir courir auprès des blessés.

Ce n'était qu'une formalité. Rien de plus. Ces humains n'avaient pas eu la moindre chance quoi qu'il arriva. Ils étaient en nombre inférieur, il faisait nuit et ils étaient pris par surprise. Peu importait avec quel soin l'avant post avait été dissimulé, quel elfe avait joint ses forces aux leurs afin de consolider leurs efforts. Il y avait, hélas, quelque chose qu'ils ne pouvaient guère dissimuler. Leurs battements de cœur, le bruit de leur vie... ils ne pouvaient rien faire contre cela. Ou peut-être étaient-ils si insignifiant au sein des protégés qu'ils n'avaient pas même droit à un minimum de magie. La réponse importait peu. Ce qui importait pour l'instant étaient les résultats. Les oisives considérations viendraient ensuite. Ce qui devait être une simple visite de formalité s'était transformée en un festin pour ses hommes. Il ne les blâmait pas. Leur dernière occasion de montrer leurs talents datait. Comme lui, ils avaient été rappelés à Gloria et y restaient depuis. Ils étaient ses hommes et à ce titre ils le suivaient. Mais puisqu'ils étaient venus en ces lieux pour affaire, pourquoi ne pas également donner un coup de main et se charger d'extirper au moins une de ces tumeurs protégées de la région ?

Pour autant, il répugnait à dégainer. Ça n'aurait eu aucun intérêt. Pourquoi souiller sa lame alors que la situation était entièrement sous contrôle ? Il n'y avait rien ici qui nécessita sa participation entière et active. Alors il se contentait d'observer le déroulement du massacre. Il ne tenait même pas à qualifier cela d'opération tant il était las du peu de jugeote de ses adversaires. Avec de pareil ennemis, pas étonnant que le voleur de cœur estime n'avoir pas besoin de lui sur le front. Il n'y avait guère à en craindre. Pourtant quelque chose le contrariait, un vague sentiment… ou peut-être était-ce les sons que ses oreilles sensibles percevaient ? Des bruits étrangers, qui n'avaient rien à voir avec le massacre en cours, mais que celui-ci couvrait hélas en partie, l'agaçant. Ne pouvaient-ils être discrets ? Mais non allons, il fallait être raisonnable. Discrets, ils l'étaient. C'était lui qui était en cause. Sombre regard crevant la nuit, il laissa à Yödr le plaisir d'arracher le bras d'un cadavre pour s'en repaître. Elle l'avait bien mérité. Après de longues minutes, il comprit enfin et fronça les sourcils.

Il restait un cœur, battant quelque part. Et ce vivant-là produisait ces sons qu'il avait jugés étrangers au combat. C'était trop doux pour être partie intégrante d'une quelconque bataille. Il pressa légèrement les flancs vibrants de sa monture qui se redressa et abandonna les restes de son en-cas. Elle huma l'air avant de hennir de cette singulière façon qu'elle avait de le faire, presque comme s'il s'agissait d'un rire mauvais et aigre. Se détournant du massacre, ils firent face aux plaines. "Nettoyez les lieux" ordonna-t-il à Theryn tout proche. Les Protégés ne devaient pas trouver trace de cet avant post. La méfiance et la peur de l'inconnu étaient plus utiles que la vision des cadavres outragés. Abandonnant son groupe sur place, il laissa Yödr le conduire, le guider… Peu à peu le bruit du cœur battant se fit plus fort et l'odeur caractéristique lui parvint enfin alors qu'il réprimait une légère grimace de dégoût. Un elfe. Celui qui avait dissimulé l'avant-poste ? Il le saurait bien vite.

Ils surgirent hors du linceul nocturne, pâle monture et cavalier doré, dominant la petite chose en silence, l'observant sans un son. Non, ce ne pouvait être un guerrier. D'ailleurs sa fuite l'expliquait. Quoi que fut cet elfe, il n'avait strictement rien eu à faire ici. Mais c'était un protégé, et puisque c'était le cas, il ne pouvait faire comme si de rien n'était. Pourtant quelque chose le troublait, dans cette forme-là. Quelque chose qui n'avait pas trait à ses préoccupations militaires. Ce freluquet ne devrait guère lui causer de problèmes en termes stratégiques… alors pourquoi doutait-il soudain ? Plongé dans sa contemplation, il ne revint au moment présent qu'en entendant sa monture claquer des crocs tout près de l'elfe. Une simple tension dans son corps la fit cesser et il posa une main gantée sur son col, en signe d'apaisement, la remerciant. Relevant les yeux, il finit par parler.

"Tu n'es pas un guerrier" Cela, c'était l'évidence même. Il pencha la tête de côté, ses cheveux, tressés strictement, ployèrent sous le geste. Quelque chose comme l'ombre d'un amusement piqué d'une pointe de pitié pour cette petite chose passa sur ses traits, brièvement. "Qu'est-ce qu'un civil fait ici exactement ?"

Son coeur cognait précipitamment contre ses mains, comme s'il désirait s'enfuir, se mettre à l'abri dans un corps plus sécuritaire. Dawan n'en avait cure, et le maintenait fermement en lui. Le noir qui l'entourait était fait d'autant de bras protecteurs qu'il était seul. Et il chantait, sa voix timide tâchant de lui revenir, comme si elle avait pu être la voix de ces ombres bienveillantes. Ainsi, son souffle ne pouvait que prendre un rythme plus régulier. Il était son seul environnement, depuis que les cris avaient cessé, ou du moins, diminué. Il ne fallait pas encore bouger. Il le savait.
Un son étranger lui parvint. Un son qui était musique, mais qui ne venait pas de lui. Il diminua encore le son de sa voix, jusqu'à ce qu'elle ne soit qu'un souffle à peine modulé. Oui, il y avait bien quelque chose. Il n'aurait su l'associer à quoi que ce soit de connu. En revanche, tendre l'oreille ainsi lui permit de découvrir des bruits supplémentaires, auxquels il n'avait pas fait attention jusqu'alors: des bruits de sabots qui s'approchaient. Non. Qui s'étaient approcher. Ah, c'en était potentiellement fini de lui. Face à un cavalier, courir lui serait parfaitement inutile. Sa peur parcourut ses veines comme un courant glacé, se réchauffant néanmoins à cette pensée. Il leva les yeux. La monture était très fine, les guerriers en arboraient rarement de telles. Et sur son dos, un cavalier...
Et quel cavalier.

Le temps lui parut s'arrêter, la nuit lui parut n'être qu'un rêve. Il l'avait reconnu au premier coup d'oeil, ce visage en contre-plongée, par-delà la jument. Pourtant il avait refusé d'y croire. C'était improbable, que le monde lui inflige cela ainsi. Mourir de la main de Merithyn... La poésie en était particulière, particulièrement lugubre. Ses lèvres étaient restées entr'ouvertes sur un "non" qu'il n'avait pas prononcé, ses grands yeux gris ne parvenaient à se défaire de la vision qui s'offrait à eux. Il restait immobile, ses mains sur son coeur. Quelque chose l'empêchait de faire le moindre geste. Ce n'était plus vraiment une question de peur, plutôt de refus. Comme si tout son corps se refusait à vivre l'instant qui allait suivre.
Le claquement de crocs fut aussi net et déclencheur qu'un signal d'assaut. Ses pensées s'étaient toutes regroupées alors autour d'un "non" fédérateur. Au claquement, toutes se dispersèrent, s'agitèrent. Il revit l'instant où on lui avait appris, pour Merithyn, et l'image qu'il s'était faite de lui, désormais. Il revit les rêves qu'il croyait avoir enterrés. Mais ce qui s'imposait en lui, c'était un chant très particulier. Un chant associé à des images qu'il avait jadis ressassées avec douleur, nostalgie et envie. Les branches d'arbre refermées autour d'eux comme un nid, la voix du Cawr mêlée à la sienne, son coeur et sa voix palpable sous ses doigts. Tout lui re-venait. Sa gorge était douloureuse. Il se souvenait de l'espoir auquel il s'était promis de s'accrocher, celui qui avait léché ses plaies et l'avait aidé à aller au-delà. Ses incitations à être maintenu en vie se mêlaient au chant ancien.

Il avait failli se faire croquer le visage, mais le temps de le réaliser, le danger était écarté. Il se leva, néanmoins, avec un léger geste de recul. Jusqu'alors, la vampirisation de Merithyn n'avait été que des mots. Des mots vrais, des mots qu'il avait admis. Mais comme tous les mots, ils n'avaient pas la valeur du souvenir tangible, de l'expérience. Les faits gardaient une part d'irréel, modulable à souhait. Il gardait une part d'un autre espoir, totalement absurde, que tout soit faux, et que Merithyn ait juste été absent pendant tout ce temps par simple envie de repos. Cet espoir-là se brisa comme du verre aux mots de Merithyn. C'était sa voix, et c'étaient ses souvenirs disparus. Dawan avait mal. Mais il ne voulait pas se concentrer sur cette douleur qui palpitait au rythme du chant. Un espoir, il restait un espoir... Et du seul fait que Merithyn ne l'avait pas tué, d'autres naissaient.
Il remua les lèvres, aucun son n'en sortit. Il savait ce qu'un civil pouvait faire là. Plein de choses. Apporter du ravitaillement, des messages... Et lui, c'étaient les soins. C'était le verbe qu'il avait esquissé. Il essaya de parler, plusieurs fois. Ne pas y arriver l'agaça. D'autant plus qu'il oubliait l'unique mot qu'il avait à dire dans cette conversation, entre chaque essai, remplacé par les pensées qui l'assaillaient. Il enfouit une main dans ses propres cheveux, paraissant réfléchir. Le chant lui vint tout seul, comme s'il n'avait pas besoin d'affronter la barrière de sa gorge. Ce chant qu'ils avaient tant soigné, quand ils étaient dans l'arbre. Il se rapprocha de lui, rendu courageux par la certitude qu'il avait eue de mourir. À sa hauteur, il se défit de la corne d'aline à son doigt, et la lui tendit. Son regard ne se détachait pas du visage de celui qui avait été un de ses maîtres, mais surtout, un être cher à son coeur. Il portait dans la lueur de ses yeux des espoirs un peu fous.

Il attendit patiemment la réponse. Il était patient de nature et depuis très longtemps, depuis son ancienne vie si ce que son frère lui avait dit était vrai. Il savait que c’était vrai. Il était une créature d’immense patience et n’avait aucune raison de se presser à l’heure actuelle. Il n’y avait aucune autre unité protégées sur des lieux, ses hommes se repaissaient aussi paisiblement que le terme pouvait illustrer le comportement de vampires de leurs trempes, et cette petite chose ne risquait franchement pas de lui causer de soucis. Il était tellement frêle… oh lui aussi bien sûr, mais tout de même. Il le voyait difficilement essayer de se battre contre lui. Et si vraiment cela devait être, Yödr le mettrait en pièce avant même qu’il n’ait à lever le petit doigt pour y faire quoi que ce soit. En pareille situation, il pouvait bien consentir à ce qu’il prenne son temps pour réagir à son interpellation. Cependant, il dû bien avouer qu’il lui sembla pendant un moment avoir affaire à un simple d’esprit au vu de ses réactions. Enfin, qu’était-ce donc que cela ? Il ne provoquait jamais pareille réaction chez ses adversaires. Ceux qui ignoraient son apparence tendaient à la surprise la plus totale, les autres oscillaient entre défiance et incrédulité. On l’imaginait mal, il le comprenait facilement. Son apparence était loin d’être celle qu’on attendait de la part d’un général.

Mais peu importait. Tant que l’autre ne réagissait pas, il ne pouvait guère savoir ce qu’il en était. Mais il devait avouer qu’il était tout de même un brin curieux. Peut-être justement parce que cette créature n’était pas dangereuse. Il ne se serait jamais permis d’attendre, dans le cas contraire. Mais à son humble avis la seule créature que celui-ci ne pourrait jamais blesser c'était lui-même. Penchant la tête en continue du mouvement qu'eut sa monture, en un bel ensemble, et il ne retint pas, cette fois, l'expression d'amusement perplexe qui fleurit sur ses traits délicats. Si ce n'était pas l'amusement paternel face à quelque invention incompréhensible de son rejeton ou de n'importe quel enfant, ça y ressemblait énormément. Curieuse créature vraiment. Dommage qu'il soit un protégé, ça raccourcissait tout de même énormément sa durée de vie. Quand enfin il sembla être capable d'une demi-pensée logique… et bien en réalité ce n'était sans doute pas si logique que cela. Pourquoi donc se rapprochait-il de lui ? Un instant, le geste suspect l'alarma et il examina les alentours pour s'assurer qu'il était bien seul et que cette petite chose n'était pas uniquement là pour détourner son attention d'un potentiel traquenard.

Mais non, rien. A nouveau, Yödr claqua des crocs et il fut contraint de l'amadouer pour qu'elle ne se repaisse pas de sa trouvaille. Il aurait bien du mal à continuer de l'intriguer s'il lui manquait un bout de tête. Le laissant se rapprocher, il déchanta pourtant bien vite. Très vite même. Ce petit objet, il le connaissait et il connaissait son effet. Il connaissait, plus encore, son effet sur lui. Un effet qui le foudroya sur place. Une vive douleur sembla lui déchirer les tympans avant qu'elle ne se répercute dans son esprit. Soudain, ses perceptions ne furent plus que chant, atroce cacophonie qui, avec sa vampirisation, avait perdue toute beauté. Instinctivement, il porta la main à ses oreilles dans le vain espoir de se préserver tandis que les chants-noms l'assaillaient. Sa monture, parfaitement consciente de son supplice, se cabra, agressive, et s'il ne tomba pas, se fut uniquement par sa volonté. Elle repoussa l'elfe et son objet de torture loin de lui alors qu'il se courbait sur son dos, crispant une main sur ses crins vaporeux, le corps tremblant. Cette douleur-là, il ne pouvait rien contre, et elle était si vive et perçante qu'il en avait les larmes aux yeux.

Il dû faire un effort pour que la jument ne le massacre pas, mais lorsqu'elle se calma, il lui lança un regard aussi tranchant qu'une lame d'obsidienne, reconsidérant totalement son opinion. Avec difficulté, il parvint à glisser au bas du dos d'Yödr et vacilla dans l'herbe, haletant par reflexe. "Saleté…" gronda-t-il "Saleté de Baptistrel…" Il s'était laissé prendre au piège et voilà ce que ça lui rapportait. Sa tête menaçait d'exploser, comme chauffée au fer blanc. Toutes les informations qui l'agressaient n'étaient que charabia absurde, sans le moindre sens. Il n'avait plus la capacité de déchiffrer clairement ce genre de chose. Mais plus encore, quelque chose, au fond de son esprit, sembla ravivé. Un fragment de mémoire. Il fit crisser ses crocs, rassembla sa volonté, et parvint enfin à se reprendre, refusant de se laisser happer par les souvenirs qui semblaient l'appeler. Un bref instant, le mauvais tour qu'on venait de lui jouer lui donner envie de serrer ce gracile petit cou…. Et de le broyer. Mais non. Ou alors il avait vraiment fallu qu'il le connaisse de son vivant pour savoir que….

Minute. Et si c'était justement le cas ? "Toi…" Nouveau grondement. Bon il devait admettre que se trouver confronté à ses lambeaux de puissance baptistrale le mettait souvent de très mauvaise humeur. "Tu me connais ?"

Il avait cessé de chanter dès qu'il avait vu Merithyn porter ses mains à ses oreilles, craignant que ce soit lié. Il ne lui semblait pas, pourtant, qu'il ait si mal chanté. Il avait même le sentiment d'avoir progressé, depuis leur dernière rencontre, celle où il lui avait demandé de chanter avec lui. Le silence ne suffisait pas, il le réalisa incroyablement vite. La réaction de la monture dut aider à cela. Il recula prestement, d'un bond en arrière, sa main refermée en un poing serré sur la bague. La bague ! Ce devait être elle... Dracos, il ne l'avait jamais vue faire cet effet à qui que ce soit. Il avait juste pensé, naïvement, qu'elle ne ferait aucun effet à Merithyn, si ce n'était lui rappeler l'instant où il la lui avait offerte, et ceux qu'il avait pu passer avec, de son vivant. Il ne pouvait avoir totalement oublié ! Les vampires pouvaient retrouver leurs souvenirs, il le savait ! Et il voulait que Merithyn se souvienne. C'était pour lui un moyen de ne pas avoir à faire son deuil, si l'on suivait sa propre théorie.
Il eut tout juste le temps de remettre la bague à son doigt. L'instant d'après, la jument le menaçait, il recula encore, légèrement courbé sur lui-même, comme s'il espérait se protéger ainsi, sa main proche du poignet qui portait son amulette de protection. Cette jument-là n'avait rien à voir avec son adorable Shi'Ry, et rien à voir non plus avec le Merithyn qu'il avait cru connaître. En même temps, le Merithyn qu'il avait cru connaître... Jamais il n'aurait pensé avoir à s'en défendre, avoir un peur qu'il lui ôte la vie, loin de là. Mais une voix en lui lui murmura que cette crainte était vaine. Même ainsi, il ne le tuerait pas. N'avait-il pas contenu sa jument, témoignant d'une volonté inverse ? L'Enwr se redressa, soutint le regard du vampire de feu. S'il sentit qu'il lui en voulait ? Pas du tout. Ce regard lui parut indéchiffrable. Il était l'écho du ciel et des ombres qui les entouraient. Peut-être même avait-il, comme aux, quelque chose de bienveillant ! Avait-il réussi, alors ? Avait-il ravivé en son ami quelque chose issu de son passé ? Son propre regard accueillit une lueur d'espoir, un très léger sourire naquit sur ses lèvres. Même lorsque la voix de Merithyn lui fit comprendre la vérité quant à ses sentiments, il ne le perdit pas. Même alors que sa propre voix était blanche des regrets et de la peine qu'il avait à l'avoir ainsi blessé:

"- Je regrette que vous ayez ainsi souffert. Je ne pensais pas que la bague pouvait vous faire cet effet..."

Il perçut les grondements du vampires qui lui faisait face. Sa question lui fit l'effet d'une plaie que l'on rouvrait. Ne pas s'attarder dessus. Il essayait tant bien que mal de chasser les pensées parsites et celles qui le blessaient trop. Il y en avait, pourtant. Des qui enserraient sa gorge, paraissaient enfoncer mille petites épines dans son coeur, affrontant sa résistance de chair avant de la transpercer. Désormais, Merithyn était à sa hauteur. La monture était moins entre eux... Pourvu que Shi'Ry soit à l'abri. Pourvu qu'il n'ait pas trop molesté celui qui avait été Chantefeu. Oh, non, il ne fallait pas... Sa voix était teintée d'inquiétude, lorsqu'il lui répondit:

"- Vous étiez maître, je suis apprenti auprès des baptistrels depuis plus d'un demi-siècle maintenant. Je vous ai appelé Gardien, vous m'avez dit préférer "Merithyn". Vous aviez de la peine, au bord du lac souterrain d'Aigue-Royale..." Il paraissait distant, désormais, observant son interlocuteur sans le voir. Il voyait le passé, il voyait Coeurempire, ses douces lueurs bleues, ce temps où il imaginait naïvement que Néant était une ennemie. "Vous m'avez offert cet anneau. Et celui-ci, avec l'étoile... Merci." Il n'avait pas réussi jusqu'alors à joindre occasion et envie à ses remerciements. Il présenta sa main baguée, celle qui tenait l'archet. Une main pâle, des doigts fins. L'inquiétude disparaissait peu à peu de sa voix, remplacée par la nostalgie, et une forme de joie assez singulière, encore partiellement étouffée. Il s'était rapproché de lui, écartant dans le même mouvement sa main qui portait l'objet si dangereux."La dernière fois que je vous ai vu, nous étions à Gloria. J'étais heureux de vous voir... Et vous ne m'aviez pas paru de triste humeur." Il était cet elfe-là. Celui qui aimait à le voir, qui cherchait sa présence derrière chaque couloir, qui aurait tant aimé qu'il eut plus d'occasions de sourire, de ce petit sourire qui lui allait si bien. Il était l'elfe qui avait apprécié l'étreindre, qui avait chéri les souvenirs partagés avec lui pour tenir quand l'avenir s'était obscurci. Un apprenti sans doute moins beau que d'autres, moins doué que d'autres, parfois maladroit. avec une voix douce et trop aiguë. Pour définir cet elfe-là, il y avait un nom, qu'il prononça un ton plus bas, comme s'il s'agissait d'un secret, entre eux: "Mon nom est Dawan..."

Aux indécentes affirmations, il jeta son sens de la détection sur chaque mot, déjà prêt à avoir confirmation qu'il s'agissait de mensonges éhontés et que cette créature ne ressentait nulle contrition à l'avoir ainsi trompé et bafoué. Quelle ne fut donc pas sa surprise, son ahurissement même, lorsqu'il prit conscience que, non, il n'y avait là nul mensonge. Méfiance, pourtant, remplaça bien vite stupeur. Ce n'était pas logique. Il était un protégé, tout baptistrel qu'il fut, donc un ennemi… un ennemi lui voulait forcément du mal, d'une manière ou d'une autre, même détournée. Ce ne serait nullement raisonnable pour un protégé de ne pas souhaiter la fin d'un adversaire qui voulait vous anéantir jusqu'au dernier, qu'il le fasse de son plein grès ou non. Il ne parvenait pas à comprendre cette aberration. Son pouvoir de détection était-il mit en échec par quelque magie ? Cela pourrait effectivement être le cas, mais il le sentirait, et ce devrait être une magie bien plus puissante que ce que cette chose pouvait fournir. Pour autant, il ne parvenait pas à admettre l'évidence, ça n'avait rien d'assez logique pour qu'il en soit capable. Qu'est-ce que c'était que ce fou là ? Enfin il n'avait aucune conscience de la situation ou quoi ? Est-ce qu'il comprenait même à quel point ça manière de penser était contre-nature ?

De toute évidence, non. Ce qui amenait sa question suivante : comment avait-il fait pour survivre jusque-là avec de telles façons ? Mystère. Miracle, peut-être. Parce qu'il ne voyait pas autre chose qu'un miracle pour l'avoir préservé jusque-là. Ou alors il avait des gardiens plus efficaces que l'unité du protectorat qu'il venait de démanteler. Plus efficaces mais assez stupides pour le laisser aller seul dans un endroit pareil. Ses interrogations perplexes et perturbées furent mises de côté alors qu'il poursuivait, lui faisant sensiblement froncer les sourcils. Apprenti… ah parce qu'en plus, il poussait le vice jusqu'à n'être qu'apprenti et pas maître ? Mais dans quelle farce était-il tombé exactement ? Et par quelle sorte de coïncidence perverse était-il tombé précisément sur quelqu'un le connaissait personnellement la seule fois où il se permettait de rejoindre la curée ? Cela ressemblait à s'y méprendre à un pied de nez d'un destin un peu trop joueur à son goût. Hors il détestait les jeux, et il détestait le destin plus encore. Il en avait soupé, du destin ! Ne pouvait-il le laisser tranquille, même maintenant ? Avait-il conscience qu'il ne désirait plus du tout être mêlé à ses conspirations ? Sans doute, et il prenait un plaisir malsain à le faire danser sur sa mélodie sans son accord…

Son nom. Oui il lui disait quelque chose, ce nom. Vaguement. Très vaguement. Etrangement ce n'était pas lié aux souvenirs qu'il sentait prêt à le happer. C'était autre chose, de plus ancien. Qu'était-ce exactement d'ailleurs ? Ah oui il se souvenait… Cet arbre dans le parc à Gloria. Il lui avait semblé vaguement le connaître, l'assimiler à quelque course et escalade. Et à ce nom-là. Il le clouait toujours de son héraldique regard à la profondeur impassible, visage fermé, refusant qu'il approche de trop, craignant que cette fichue corne d'Aline ne le blesse de nouveau. "Oui, ton nom m'est familier, maintenant que tu me le dis…" Ni en bien ni en mal cependant, pas comme Wallam ou Lorenz. Le premier lui inspirait une profonde irritation, tandis que le second… ah il ne devait pas y penser. Son frère lui manquait déjà. Dawan, donc. Ce qu'il évoquait n'attisait rien en lui. Nul écho. Oh il ne mentait pas, mais ce n'était pas assez pour raviver ses souvenirs et peut-être était-ce mieux ainsi. La profondeur de son oubli l'agaça un bref instant, cependant. Par principes il aimait se contrôler sur tous les plans, que l'un d'eux, même minime, lui échappa ne pouvait qu'être une menace.

Yödr revint vers lui, quémandeuse, et il passa son bras sous son encolure pour la lui flatter sans quitter l'elfe des yeux. "Etais-tu proche de moi ?" questionna-t-il d'une voix qui n'admettait pas qu'on lui refusa la réponse, quand bien même il ne l'agressait pas. Simple autorité. Etait-il proche de lui oui… Pour qu'il réagisse ainsi, cela devait être le cas, pourtant il ne ressentait rien, en bien ou en mal. C'était le premier nom, le premier être, auquel rien ne s'attachait. "Tu n'as pas pu voyager dans ces plaines à pieds, je me trompe ? Où est ta monture ?" Pas à l'avant-poste ça c'était certain en tout cas. En attendant la réponse, il ré examina sa main. Les bagues lui étaient plus familières que lui maintenant qu'il y pensait précisément. Celle avec l'étoile surtout. Il l'avait longtemps porté… de ça il était à peu près certain, s'il en croyait le fourmillement sur son majeur droit, là où trônait à présent le sceau. Elevant un instant la main, les doigts courbés, il examina avec attention sa propre bague, sombre merveille, puis le petit anneau blanc que l'elfe disait avoir reçu de lui.

"Quand t'ai-je offert ceci ?"

Que le Dracos et les Huit soient loués ! Il ne lui était pas totalement inconnu ! C'était une version du cauchemar qu'ils évitaient. Mais la voix du jeune vampire ne portait pas vraiment ce à quoi Dawan s'attendait. Il... Avait-il été si désagréable au souvenir du maître ? Il ne lui semblait pas, pourtant. En tout cas, et habituellement, les gens qui ne l'appréciaient pas le lui faisaient sentir, d'une façon ou d'une autre, volontairement ou non. Et il les laissait en paix., tant pour les satisfaire que pour s'épargner quelques sentiments douloureux. Merithyn, en ce temps où le mensonge lui était impossible (mais peut-être ne mentait-il toujours pas, qui savait ?), n'avait pas paru détester sa présence. Il avait même un instant paru à Dawan que, sans la chercher, il en profitait quand elle se présentait. Mais peut-être n'avait-ce été, au final, qu'une impression. La mort serait alors venue révéler la vérité
Il ne savait sur quel pied danser. Il ne parvenait pas à décider de s'il avait tort ou non. Le chant hantait toujours son esprit, ainsi que la lumière aveuglante de Gloria en été. Pourquoi la lumière ici ne venait pas blesser ses pauvres yeux ? Où était l'arbre, et pourquoi le chant n'avait pas eu le même effet ? Le bruit lointain de l'agitation citadine des humains était remplacé par celui des vampires, et cela n'allait pas. Mais le destin lui présentait Merithyn. À travers ce qui avait été une plaie profonde, il voyait désormais une chance. Même si ladite chance allait s'avérer difficile à attraper, si l'ancien Cawr ne paraissait pas partager son propre enthousiasme à leurs communs souvenirs.

La première question de Merithyn lui fit discrètement se mordre les lèvres. Son regard restait fixe sur le visage aux si jolies courbes qui lui faisaient face. Il ne savait pas. Encore moins qu'il aurait pu le savoir quelques instants plus tôt. Quelque part, il accordait une part de crédit à la mémoire vacillante des vampires. La question quant à Shi'Ry vint néanmoins se superposer au tourbillon de "je ne sais pas" qui menaçait d'engloutir sa raison. Il mettait en avant des craintes qu'il gardait sous-jacentes pour estimant qu'il avait mieux à faire. Un court chant lui échappa, en elfique, bien reconnaissable. Shi'Ry ne devait pas être loin. "Elle n'est pas loin, elle va venir." On aurait dit qu'il expirait, pour dire cela. "J'espère juste qu'il n'y aura pas de problèmes avec votre jument."
Son regard s'était égaré sur ladite jument. Ses pensées s'étaient égarées après d'elle, questionnant la nature de cette monture, et son passé. Quand il revint vers Merithyn, ce dernier examinait leurs bagues respectives. Oh... Peut-être que sa tentative n'avait pas été si vaine. Il attendait avec impatience le moment où enfin il l'entendrait dire "je me souviens". Oh, il s'estimait déjà heureux, par rapport à tout ce qu'il avait pu imaginer. Mais il était des espoirs inavouables qu'il osait désormais caresser du bout des doigts, des rêves qu'il s'était interdit pour s'évider de trop abruptes désillusions.

Sa demande le déçut, un peu. Enfin, il avait l'air au moins de s'être attiré sa curiosité. Si son passé l'attirait, il voulait bien lui offrir tout ce qu'il avait, dusse-t-il en mourir à la fin. Il retira l'anneau serti d'une étoile, le mit au creux de sa main, et le tendit à Merithyn. Sa voix était presque calme: "C'était le soir de l'Aube Rouge. Nous avions soigné des blessés ensemble. Je suis tombé de fatigue, vous m'avez conduit en vos appartements. À mon second réveil, vous aviez laissé une petite bourse auprès de moi, contenant quelques présents, dont ces bagues..." Présent qui l'avait beaucoup touché. Il aurait préféré néanmoins ne pas trop évoquer l'Aube Rouge auprès de lui. C'était le soir où il lui avait confié la tâche d'aider Fabius, chose qu'il faisait encore. Et il doutait de la pertinence qu'il y avait à souligner qu'il était proche d'un dirigeant des ennemis à la Théocratie. Néanmoins, les souvenirs semblaient assez laborieux à revenir pour qu'il puisse se permettre, au final, de lui offrir une réponse. "Réponse". Le mot lui revint alors que le galop lointain d'une jument sombre se faisait entendre, alors que défilaient les souvenirs de l'Aube Rouge devant sa mémoire. Oui, Merithyn lui avait demandé... S'ils étaient proches. N'avait-il pas offert un début de réponse ? L'Enwr chercha le regard noir du vampire, chose qu'il faisait assez peu souvent.
"- Je crois me souvenir que vous disiez alors m'apprécier. Mais... J'ignore ce que vous estimiez être proche alors. Vous me laissiez vous prendre dans mes bras, vous m'embrassiez sur le front sans souci. Il me semblait que vous appréciiez que nous passions du temps ensemble, à Gloria. Vous me paraissiez..." Il ferma un instant les yeux, contrarié. Il ne trouvait pas le bon mot. mieux valait alors se taire plutôt qu'employer un mauvais terme. Il rouvrit les yeux, avec un pâle sourire, hésitant. La vraie question pour lui était autre, plus ancrée dans le présent, au final. Mais pour s'occuper du présent, il avait besoin du passé. "Aucun souvenir ne vous revient ?"

Il l’observa avec circonspection et hocha légèrement la tête, en un geste précis et dosé. Bien, il avait donc une monture effectivement. Il s’en était douté, évidemment, mais c’était toujours mieux d’avoir confirmation. Il avait donc une certaine mobilité. C’était bien oui. On ne savait jamais. Même s’il n’avait pas encore décidé ce qu’il allait faire de lui, c’était une information qu’il faisait bon posséder. Quoi qu’encore une fois, il fut surpris de l’aisance avec laquelle on lui offrait l’information. Il était si… innocent. C’était réellement déroutant. Ne lui venait-il pas à l’esprit qu’il pouvait être plein de duplicité et vouloir le perdre ? Ne comprenait-il vraiment pas que, ancienne connaissance ou non, il était désormais un prédateur et qu’à ce titre il pouvait lui faire grand mal ? Et bien non, apparemment pas. Dans un sens, cela l’arrangeait bien. « Non, je ne pense pas. Yödr n’a pas de raisons de s’en prendre à elle, contrairement aux bipèdes » Yödr adorait jouer avec les bipèdes, qu’ils soient morts ou vivant. Se tournant vers elle, il la flatta plus encore et il lui sembla presque percevoir sa satisfaction d’être ainsi mise en avant. Il continua de s’occuper d’elle en écoutant ce qu’il lui contait, laissant son regard s’égarer parfois sur la forme des deux objets au centre de son attention.

Un moment, il resta silencieux, perplexe. Lorenz lui avait parlé de l’Aube rouge, mais il n’avait pas pu tout lui dire car ils s’étaient séparés à ce moment-là. Il lui abandonna son regard, le scrutant et le décortiquant avec une attention extrême. Ce qu’il décrivait-là était effectivement ce que l’on pourrait qualifier de proche. Il contempla l’idée que qui que ce soit le touche… et réprima un spasme de dégoût. Il avait du mal avec le toucher, ce n’était pas quelque chose de naturel pour lui. Lorenz ne le touchait pas, quand bien même il était mort et revenu à la vie dans ses bras. Ambre… il n’osait pas la toucher, mais parfois, elle avait des gestes envers lui. Il tolérait cela. Mais non. Ce n’était pas une bonne idée de les comparer à cette créature. Ils étaient sa famille. Lui était… et bien un parfait inconnu ou peu s’en fallait. Pour autant, on lui renvoyait une question, et il lui fallait bien répondre. Du moins s’il souhaitait poursuivre la conversation et en apprendre davantage. Peu à peu, une idée prenait forme dans son esprit. Une idée potentiellement exploitable. Il pouvait tenter cela oui…. Eventuellement. Oui, c’était décidé, il allait faire cela.

« Si, je pense » Pieu mensonge, il ne se laissait pas encore happer, mais l’apprenti ne pouvait pas le savoir évidemment et c’était parfait. Fronçant légèrement les sourcils, il s’avança avec d’infinies précautions et lui referma la main sur la bague. « C’était un présent, il me semble » Il se sentait terriblement gauche à agir ainsi. D’une voix basse, il lui demanda de dissimuler la corne d’Aline puis, lorsque ce fut fait, accepta de s’approcher davantage. Dans son dos, Yödr piaffait, impatiente puisqu’elle n’était plus le centre de son attention. Lentement, il l’enlaça, sans trop savoir comment faire. Tout son corps était tendu. Il n’aimait pas devoir s’exposer ainsi et ne le faisait que parce qu’il lui semblait avoir la certitude que cet elfe ne pourrait pas lui faire de mal. Il ne serait pas même capable de penser à lui faire du mal. Le geste était pourtant terriblement étranger. L’avait-il vraiment pratiqué de son vivant ? Parce qu’il n’en avait pas du tout l’impression. En revanche, il fut bien forcé de constater que le contact ne lui répugnait pas autant que d’habitude.

Il soupira légèrement, par réflexe, et sécurisa un instant sa prise, se forçant à ne pas s’arracher à la prise qui, soudain, vint répondre à la sienne. Il le laissa savourer un bref instant, puis fit lentement glisser sa dague dans sa main, depuis l’étui sur son bras. Il la lui abattit d toutes ses forces sur le crâne et le réceptionna en pliant les genoux lorsqu’il s’effondra dans ses bras. Sans un mot, il le traîna jusqu’à sa monture et parvint à grand peine à le hisser sur son dos et à l’attacher pour qu’il n’aille pas tomber et mourir durant son inconscience. Il grimpa ensuite et donna l’ordre à sa jument de galoper. Le trajet ne dura pas longtemps, la course d’Yödr était bien plus rapide que le vent lui-même. En un rien, ils furent à la frontière du désert, sous les derniers arbres épars. Il déposa son bagage dans l’herbe et s’installa à côté de lui avant d’ordonner à sa monture d’aller se trouver quelque chose à manger. Puis il attendit.

La Terre lui renvoyait sa propre chaleur. En théorie, cela aurait pu lui indiquer qu'il était allongé depuis un moment. Concrètement, il ne fit pas cette déduction. Quelques brins d'herbe piquaient sa peau, il lui semblait que d'autres soutenaient sa main. Il avait mal au crâne. Et la nuit ne devait pas être terminée… Son corps lui paraissait endolori, par endroits, sans qu'il soit capable de les définir exactement. Il ne sentait pas l'humidité caractéristique des blessures sanglantes là où il avait mal. Dracos, son crâne !
Tendant l'oreille, il lui sembla ne rien percevoir. Pas un crépitement de flamme, une discussion lointaine. Il avait pourtant été accompagné, ces derniers jours… Il y avait toujours eu, avec lui, un fond de bruit, parfois très léger, mais témoin de vie. D'autant que les humains n'étaient pas des plus discrets… Il se souvenait s'être réveillé en pleine nuit et n'avoir entendu que les respirations lentes de leurs corps endormis. Elles avaient quelque chose d'apaisant… S'il n'entendait rien, ce devait être parce qu'ils étaient arrivés à destination. C'était cela, non ? Non. Il s'était déjà réveillé, il avait couru. Il se souvenait… Un bruit très discret confirma les images qu'il voyait défiler dans sa mémoire. Il se recroquevilla un peu, avec une sorte de couinement de douleur. Quelque chose le gênait, il ne savait pas quoi. Au final, ç'avait été plutôt positif, non ? Il revoyait distinctement Merithyn se boucher les oreilles, la jument se cabrer, puis l'ancien Cawr qui lui posait des questions, au lieu de l'égorger purement et simplement, comme il aurait sans doute pu le faire. Il lui avait rafraichi la mémoire, il s'en souvenait… Il l'avait fait. Comme il se l'était promis. Il aurait dû se sentir apaiser, mais il n'en était rien. Comme s'il n'avait pas tout raconté. Ses derniers souvenirs étaient ceux de la main de Merithyn qui refermait la sienne, et le petit être qui venait contre lui, le prendre dans ses bras. Il lui avait paru plus hésitant que de son vivant. Un peu plus froid, aussi. Quelque chose de froid que l'on aurait réchauffé, et non pas quelque chose de brûlant que l'on retenait. Mais il n'avait pas résisté, et avant répondu à son étreinte par le même geste avant même de penser qu'éventuellement cela pouvait l'aider à se souvenir. Son coeur avait alors été empli d'espoir. Et après… Après… Il ne se souvenait plus. Le noir.

Finalement, il songea que le bruit était peut-être intéressant à prendre en compte. Il rouvrit les yeux, observa devant lui: de l'herbe. Il s'allongea sur le dos, après avoir retiré l'encombrant étui à vièle qui y résidait, observa de l'autre côté: Merithyn. Tout allait bien, alors. Enfin, pas forcément, mais… Quelque chose lui indiquait que s'ils en étaient là, seuls, il ne craignait plus rien. L'attaque était terminée, et aucun ennemi n'était dans les environs. Merithyn ne lui ferait pas de mal. Il l'aurait fait plus tôt… Pendant son sommeil, par exemple.
Il n'osait se redresser, et restait là, ses mains près de sa tête, et son visage tourné vers celui du Cawr. Il grimaça de douleur. Sa tête… Il y porta sa main. Allez, il avait soigné suffisamment pour qu'une migraine ne soit pas un souci. Et en effet, il la fit disparaitre relativement vite. Voilà qui était évité. Il se tourna alors vers Merithyn… Sans se redresser. Oui, il était vulnérable ainsi. Peut-être en avait-il conscience. Mais si tel était le cas, il n'en avait cure, et cela ne l'inquiétait pas. Quand bien même aurait-il eut véritablement la sensation d'un danger, qu'aurait-il pu y faire ? Sa voix se glissa dans la nuit en un murmure, de ceux qui craignaient de déranger les étoiles en parlant trop fort. "Que s'est-il passé ?"

Le temps s’étira sans qu’il s’en rende réellement compte. Il avait re contacté ses hommes par magie, conscient que disparaître totalement ne serait pas du tout une bonne idée, et avait donné des ordres afin qu’ils s’occupent utilement le temps qu’il revienne vers eux. Après cet interlude, il était resté seul avec l’elfe inconscient, silencieux et immobile dans la position qu’il avait adopté dans l’herbe rase de la plaine. Il réfléchissait sérieusement. Longuement. Il en avait le temps après tout. Qu’allait-il faire de cet elfe ? La probité relative de sa position voudrait qu’il l’exécute une fois qu’il en aurait tiré ce qu’il désirait. Pourtant, cette hypothèse ne le satisfaisait pas. Il avait beau être créature de devoir jusqu’à un certain point, relativement profond, il était aussi théocrate de force et avait ses propres principes… et pour l’instant, l’idée de passer l’elfe au fil de sa lame ne lui agréait pas. Alors que faire ? Il pouvait éventuellement le garder, espérer en faire un esclave quelconque qu’il prendrait à son service par la suite… mais cela ne le satisfaisait pas plus. L’option de le laisser retourner jusque chez les rebelles restait en suspens. Ce serait de la pure bêtise, il fallait bien le dire. Ce petit-là allait s’empresser dévoiler tout ce dont il avait été témoin. Il pouvait éventuellement lui couper la langue. Pourquoi pas, oui, évidemment… mais dans ce cas il ne pourrait plus rien en tirer au-delà de l’interrogatoire qu’il allait lui faire subir. A moins que… Il était apprenti baptistrel après tout. S’il pouvait lui faire promettre qu’il ne dirait rien, ce pourrait être une option. Décidé à tenter cela avant tout, il attendit son réveil.

Il le regarda revenir à lui sans bouger, toujours muet, ses prunelles se confondant avec l’atmosphère nocturne. La question ne reçut pas de réponse immédiate. A la place, il bougea enfin, et vint lui examiner le crâne. Aucunes séquelles. Apprenti ou non, il savait se soigner. Parfait. Il revint à son lieu de repos et s’installa de nouveau avant de consentir à émettre le moindre son intelligible. « Je t’ai éloigné du lieu du combat. Mes hommes ont des sens très développés, même pour des vampires, ils t’auraient sentit à un moment ou un autre et seraient venu pour te tuer. Aucun de nous y aurait gagné quoi que ce soit » Il s’interrompit de nouveau, ponctuant le court récit d’un silence et en profitant pour l’observant attentivement. Même sans se laisser envahir par ses souvenirs, il commençait à replacer l’elfe dans son contexte, sans doute possibles. « Nous sommes près du désert. Tu pourras rejoindre les tiens rapidement je suppose. Des patrouilles de frontières, discrètes, me semble toute indiquée » Il posa les coudes sur ses cuisses, joignit les mains, en un geste pensif sans le quitter des yeux et sans ciller. Allait-il sauter sur l’occasion et partir immédiatement ? Etrangement il en doutait. Quelque chose lui disait que non, qu’il resterait. Pour lui. Oui c’était particulièrement étrange. Pourquoi ferait-il quoi que ce soit pour lui ? Personne de sensé ne l’aurait fait.

« Tu as essayé de raviver mes souvenirs, jusqu’ici, Dawan. Peut-être pourrais-tu continuer de le faire. Je me souviens de certaines choses, mais pas de toutes. Tu sembles bien disposé à mon égard. Le seras-tu assez pour poursuivre ? » Il pencha légèrement la tête un bref instant pour accentuer l’interrogation « Car après tout, cela t’es important, que je me souvienne, est-ce que je me trompe ? » Il doutait de se tromper, ses expressions, mimiques corporelles, son insistance, tout semblait aller en ce sens. Il ne pouvait lui mentir, et la réponse l’intéressait beaucoup.

Dawan était par nature assez lent pour que le silence de Merithyn ne lui paraisse pas anormal, et pour qu'il le laisse faire sans y prendre véritablement garde. Ils avaient leur temps, de nuit comme de jour. Merithyn avait encore plus de temps que lui, maintenant que l'immortalité lui avait tendu les bras. Le voyant approcher ses mains, il le dévisagea avec insistance, comme pour savoir à l'avance ce qu'il allait faire. Il n'eut pas un mouvement de recul, et comprit vite, au final, de quoi il était question. La réponse qu'il lui offrit acheva d'ancrer ses convictions: Merithyn ne le tuerait pas. Il s'inquiétait pour lui et pour sa vie. Vampire, quelque chose le retenait néanmoins. Si Dawan ignorait ce dont il s'agissait exactement, raison ou passion, il n'en était pas moins reconnaissant. Malgré les aléas de leur présent, la vie lui restait chère.
Il eut un petit signe de tête témoin de cette reconnaissance, alors que ses lèvres esquissaient une moue mécontente. Les Hommes de l'avant-poste… Il les avait tout juste soignés, après de longues semaines de voyage. Au final, que leur avait-il offert ? Quelques heures de survie, tout au plus. Il restait à espérer que quelques-uns s'en soient sortis. Ce genre d'espoir, baume pour l'âme quand l'esprit savait la vérité, ne lui plaisait pas.
Dawan s'était redressé, encore un peu endolori, regardant à travers les herbes devant lui les possibles passés qu'il n'avait pas permis, et le peu de choses auxquelles la vie tenait. Finalement, il s'installa en tailleur. Son regard n'affronta pas tout de suite celui d'obsidienne qui le parcourait. Les sons des affrontements résonnaient en lui comme s'ils étaient encore proches. Près du désert… Voilà qui lui épargnait sans doute du temps de voyage… Shi'Ry reviendrait à lui. Il ne s'en faisait pas pour cela. Au final, pour lui, tout allait terriblement bien. Il sentait néanmoins déjà le goût amer de son récit lorsqu'il en ferait part à Fabius et Eawyn.

Ses mains jouaient nerveusement avec les brins d'herbe, son visage se tourna enfin vers celui du vampire qui l'avait amené ici, isolé et protégé, et qui était resté à ses côtés. Il se sentait comme interrogé, mais ne comprit pas en quoi. Lui n'avait rien à expliquer, son passé était clair comme de l'eau de roche, et ses raisons également. Il ne songea pas que si pour lui tout paraissait clair, c'était probablement parce qu'il profitait de l'intégralité de ce qui se déroulait sous son petit crâne. Finalement, les questions étouffèrent un peu le cri des humains. Il croyait distinguer, aussi distinctement que si ç'avait été une question bien à part et de pleins mots, la demande de ses raisons: pourquoi était-ce important qu'il se souvienne ? Mais cela, il n'avait pas envie de le dire. Ce n'était sans doute pas bien poli d'expliquer que l'actuel train de vie qu'il menait lui convenait assez peu, qu'il aurait préféré le voir emprunter un chemin moins violent. Il voulait retrouver une part de l'ancien baptistrel, et que l'idée de mort de l'Âme de Feu ne soit qu'une mauvaise plaisanterie que l'on ait tenté de lui faire avaler.
En même temps, cela ne paraissait-il pas logique ? Il avait tenu à lui, dans leur passé. Il ne pouvait avoir bien reçu de telles nouvelles. Et le déni était une étape dont on ne sortait pas si facilement. Il eut un doux signe de tête, affirmatif. "Très important." Il marqua un temps de silence, immobile,regardant quelque chose au-delà de Merithyn. l"Je pense ne pas connaitre beaucoup de vous. Mais ce que je sais, je veux vous le rendre."

Affirmer qu’il était bien disposé à son égard était même en dessous de la vérité de toute évidence. Il était, de toute évidence, une créature dévouée et attentive qui devait tenir à lui d’une façon ou d’une autre. Comment expliquer autrement son attitude jusqu’ici ? Elle n’avait de logique que celle d’un cœur qui espère. Et… il devait avouer apprécier l’idée. C’était nouveau de découvrir qu’un parfait inconnu, non membre de sa famille, avait tant d’abnégation à lui offrir et semblait si serviable. Ferait-il absolument tout pour lui ? Peut-être pas tout, il avait des limites, la principale étant la sensibilité inhérente à sa race. Mais il pouvait toujours s’en accommoder, biaiser était une seconde nature chez lui. N’avait-il pas été baptistrel après tout ? Oui, il aimait l’idée de s’attacher quelqu’un qui voudrait agir pour lui et qui s’inquiète ainsi, surtout un elfe, cela le séduisait. Ce n’était pas veule de la part de la créature, et fort heureusement car il ne l’aurait alors pas bien prit du tout. Non c’était sincère et c’était d’autant plus attrayant et curieux. C’était quelque chose de totalement différent de Lorenz. Et surtout cela venait de quelqu’un sensément son ennemi.

Il l’observa encore quelques secondes, pesant sincèrement et sérieusement le pour et le contre puis se fendit d’un sourire chaleureux. « Alors rend-le moi, je suis tout ouïe » Il se pencha légèrement en avant, faisant peser son lourd regard de jais sur la pousse de chanteur en attendant qu’il lui fredonne sa ritournelle. Pas un instant il ne cilla, ni ne bougea, tandis que Dawan lui parlait de ce qu’il savait de son ancienne vie. Son attention ne vacilla pas une seule seconde alors qu’il clouait presque l’elfe du regard, attendant qu’il continu toujours plus avant. Il avait depuis un moment comprit que les récits n’étaient pas des impulsions suffisantes pour lui faire retrouver de gros pans de souvenirs, ce qui signifiait qu’il ne risquait, finalement, pas grand-chose à l’écouter, et puisque cela lui tenait à cœur il serait d’autant mieux disposé à son encontre. Il écouta de bout en bout sans émettre le moindre son, sans faire le moindre commentaire, pouvant parfaitement passer pour une statue d’or et de jais. Si le récit lui arracha le moindre sentiment, il n’en montra rien.

Quand enfin il eut terminé, il resta un temps silencieux, relevant le regard vers le ciel pour observer les étoiles. Cela complétait certains blancs du récit de Lorenz. Et expliquait certaines choses. L’un dans l’autre ça lui convenait. Il se redressa et vint s’asseoir près de lui. « Il est évident que tu tenais à moi, de la façon dont tu me contes tout cela. Maintenant, Dawan, écoutes moi à ton tour » Il l’observa en tournant la tête « Cette personne est morte » L’affirmation était posée, sans douceur excessive mais sans violence, et il poursuivit de même « Je ne suis pas ce Merithyn-là. Je peux lui ressembler par certains aspects, mais je ne suis pas lui. Je suis moi. Et quoi que tu fasses tu ne peux pas le faire revenir » Voilà qui était dit. Il allait sans doute peu apprécier mais il fallait bien qu’il l’aide à crever l’abcès qu’il semblait avoir à cette idée. Après un moment supplémentaire d’un silence modéré, il éleva une main gantée de noir et lui caressa le haut de la pommette.

« Je suis moi, Dawan. Tu pourrais bien en venir à m’apprécier si tu décides de me connaître. Moi en tout cas je suis persuadé que, protégé ou non, tu n’es pas mon ennemi » Il l’observa attentivement alors qu’il lui parlait « Est-ce que tu vas me détester parce que ton Merithyn est mort pour que je vienne au monde ? »

Il avait raconté, tout ce qu'il savait, dans un ordre plus ou moins chronologique. Il aurait aimé que cette chronologie soit celle de Merithyn, elle fut plutôt la sienne, suivant l'ordre dans lequel il avait appris ces diverses informations. Sa voix était toujours un murmure, mais son coeur bondissait dans tous les sens, surexcité. Pour lui, c'était un grand moment. Le moment où il redonnait vie à son Merithyn perdu, où il chassait l'ombre du cauchemar. Il avait saisi l'occasion, il allait pouvoir réaliser ce rêve qu'il avait pensé hors de sa portée. Le monde était beau, tout de même, et généreux, de lui offrir cette chance. Pas question de passer à côté, pas question de faillir à sa tâche ! Il affichait un fin sourire, et une voix pleine d'enthousiasme. Il s'emmêlait, parfois, racontait un élément avant un autre. Il répétait plusieurs fois les mêmes choses. Plusieurs fois il parla à Merithyn des souvenirs qu'il avait de lui au Domaine: le maitre qu'il avait été, enseignant, et celui qui avait mené les négociations. Il reprit même les souvenirs qu'il avait déjà évoqués. Petit à petit, ses mains commençaient à trembler. L'émotion. Il voyait que Merithyn l'écoutait. Il avait presque fini son discours, et l'ancien Cawr saurait tout ce que lui savait. Passé cet instant, Dawan s'autorisait à n'espérer que le meilleur. Après tout, sachant cela, et après avoir été si attentionné, Merithyn ne pouvait qu'avoir ces réactions qu'il espérait, n'est-ce pas ?

Ses yeux bien clairs cherchaient les perles d'ombre de Merithyn. Il ne pouvait pas rester muet après une telle histoire. Son ancienne vie n'était à nulle autre pareille, il possédait le corps et le coeur d'un être qui avait été exceptionnel. Il devait bien avoir… Des impressions, des opinions. Dawan le voyait songeur. Il ramena ses genoux contre son propre torse, qu'il entoura de ses bras. Merithyn n'avait pas besoin, au final, de lui demander de l'écouter. Son attention lui était déjà toute offerte, et sa voix résonnait en lui, portée par l'écho de ses espoirs. Son esprit partait dans toutes les jubilations possibles, toutes les impatiences aussi.
Tout se brisa d'un coup. Un retour à la réalité violent et brutal, une chute depuis un dos de dragon. Il perdit son sourire, immédiatement, pour une expression qui pouvait paraitre intriguée, comme s'il ne comprenait pas. Il comprenait très bien. Il essayait de s'accrocher à la voix de… Du vampire. Il essayait d'écouter ce qu'il disait, et donner du sens aux mots, alors qu'en lui s'effondraient de lourds piliers. Si lourd qu'il lui paraissait les sentir. Il ne perçut pas la caresse par ses sens, parut n'en avoir pas même conscience. Un chant s'insinuait en lui, qui parlait de chats. La voix du Chantefeu. Fini, c'était fini. Jamais plus il ne créerait de souvenirs avec cet être-là. Ses rêves ne seraient plus les mêmes. Mais ce chant n'avait jamais été aussi lourd qu'en cet instant, alors qu'enfin il admettait que cet être en face de lui, qui empruntait un corps et une voix qu'il avait chéri, était un parfait inconnu.

L'Enwr respirait bien trop fort, même pour un vivant, et ses yeux ne regardaient plus vraiment. Inconsciemment, il se balançait légèrement d'avant en arrière. Merithyn perdu, à jamais pour toujours, et les chats, les chats… Et le corps de Merithyn, face à lui, qui aurait pourtant pu être lui. Il avait été persuadé que… Oh, mais qui était-il pour prétendre connaitre les vampires ?
Il n'allait pas pleurer, non. Il ne savait pas bien faire, et ce n'était pas son réflexe. En revanche, il lui semblait que dans ses moments, garder les lèvres closes aidait. Parler, c'était prendre le risque de voir sa peine redoubler. Là, de la peine, il en avait. Pour plusieurs décennies, au moins, si ce n'étaient des siècles. S'il parvenait à s'en défaire un jour. La phrase revenait dans sa tête comme un couteau que l'on plantait plusieurs fois, frénétiquement, dans son petit corps. Un seul coup suffisait, pourquoi s'acharner ? Et pourquoi désormais toutes les évidences de cette situations revenaient, comme un lynchage qu'il s'infligeait à lui-même ? Cette personne est morte. Peu à peu, les autres mots du vampire lui vinrent. Quoi qu'il fasse… Plus de Merithyn. Quelqu'un d'autre.
Un quelqu'un qui l'observait. Il aimait bien ce quelqu'un, malgré tout. Il avait essayé d'être bon envers lui, il le savait, il le savait… Ce n'était pas de sa faute, non. Pas de sa faute s'il lui faisait du mal. Son regard ne parvint plus à soutenir le sien, il le baissa. Il vit les mains gantées de noir. Ne l'avaient-elles pas effleuré ? Il ne savait plus. Où était l'importance, dans tout cela ? Où était l'importance de la lueur des étoiles, quand ce monde était froid, et vide ? Tellement vide… On aurait dit qu'il exerçait comme une pression sur son petit corps. Et celui celui qui lui faisait face le protégeait partiellement de cette sensation. Il ne savait plus vraiment… Il ne savait plus. Mais lui, il ne le détestait pas, oh non. Détestait-il seulement quelqu'un ? Même Vraorg, qu'il voulait voir vaincu, ne lui arrachait pas le sentiment de haine.
Il fallait parler, pour l'être en face de lui. Il essaya de forcer sur ses cordes vocales. Quelque chose résistait, le son qui s'échappa de ses lèvres fut une voyelle étranglée. Cette personne est morte. Dawan porta sa main à son visage, comme pour le cacher, ou empêcher son âme de quitter son enveloppe charnelle. Il le savait ! La voix faisait mal, il ne fallait pas l'utiliser ! Mais celui en face, celui qui avait pris le corps de Merithyn, et qui était gentil quand même… Il fallait bien lui dire. Il fallait bien lui offrir. "Non." Sa voix avait quelque chose de fêlé. Il retira sa main de son visage, l'observa. Elle lui paraissait étrangère. Tout lui paraissait étranger. Et lointain, si lointain ! Seule sa peine était proche. Sa peine, et l'être en face de lui. Si bien qu'il approcha ses mains des siennes, lentement, s'arrêta comme pour demander la permission, et en prit une qu'il porta contre son front. C'était pour apaiser sa voix. Elle était un peu chaude, cette main, à travers son gant. "Des gants… Pour quoi faire ? Vos mains… Ont-elles été abîmées ?" Sa voix tremblait moins. Il baissa la main qui tenait. Ses propres doigts vinrent jouer en bordure du gant, sans oser le retirer. Il avait mal. Les chats, les chats… Un bref instant, son esprit parvint à s'éloigner de l'image qu'il avait en tête, pour se tourner vers le vampire qui lui faisait face. "Les chats… Je… Vous… Cette personne... Qui êtes-vous ? Que voulez-vous f..." Cette personne est morte. Il eut comme un gémissement de douleur, sa tête vint se poser contre l'épaule du vampire, tenant toujours sa main, même si très faiblement. Sans voix, sans savoir quoi dire également. Il aurait voulu s'excuser, remercier. Une partie de lui envisageait même de proposer sa vie. Et toujours il entendait la voix de Merithyn lui chanter les chats d'Utha. Il ne s'était pas préparé à affronter cela. Il n'avait plus de moyen de défense, désormais.

La douleur. Elle était palpable au travers de sa chair palpitante, vivante. Etrange saveur que celle-ci. La peine… il l’attristait. Ses mots lui étaient un dur coup mais ils étaient nécessaires. Il fallait tout de suite qu’il arrêt de s’illusionner car plus il attendrait et plus cela lui ferait mal. Et plus il risquait aussi dans mourir. Ce n’était jamais bon de se plonger dans les rêves en oubliant de vivre. Hors c’était bien ce qu’il faisait, à son échelle… Pourquoi est-ce qu’il s’en souciait ? Sans doute parce qu’il avait décidé de voir jusqu’à quel point leur lien se maintiendrait, jusqu’à quel point il serait son familier. Reviendrait-il vers lui en préservant leurs rencontres comme un vilain petit secret ? Il aimait décidément les idées se formant en son esprit oui. Il espérait bien qu’il reviendrait. Mais en attendant, il allait falloir qu’il évacue. Ce qu’il venait de lui faire, ce n’était rien moins que percer l’abcès. Maintenant il fallait le vider et le laisser se refermer correctement. Cette pensée manqua lui tirer un rictus amusé. Vampire, il n’avait pourtant pas perdu ses réflexes de guérisseur. Certaines choses étaient sans doute trop ancrées… Mais l’un dans l’autre cela servait toujours, donc il n’allait certainement pas se plaindre. De toute façon même s’il avait été porté à se plaindre, il n’en avait pas l’occasion, parce qu’il avait un détail urgent avec deux oreilles pointues à gérer.

Il l’observa. Non ? Bien… c’était déjà bien. Un bon point. Mais pas suffisant. C’était loin d’être suffisant. Il lui laissa sa main, ne comprenant pas bien les gestes qu’il exécutait. La poigne de cette petite chose était très frêle, presque trop frêle d’ailleurs. Non pas un guerrier, et pas un travailleur non plus. C’était bien un apprenti chanteur. La question le surpris légèrement. « Non » Non ses mains n’étaient pas abimées. Elles étaient sans taches. Il n’aimait simplement pas les salir, la plupart du temps. Il détestait quand il devait se salir. Les traces, et le sang en particulier, la fange… il ne le supportait pas. Lorsqu’il se battait, s’était toujours en faisant très attention à ne se tâcher que le moins possible. Le sang n’était agréable que lorsqu’il coulait dans sa gorge, ou quand il ornait ses lames. Le reste n’était qu’inconvenance. Mais ça, c’était son souci personnel. Non ses mains n’étaient pas abîmées. Pourquoi le pensait-il ? N’avait-il jamais vu de gants portés simplement pour la convenance ? Quoi que ce n’était pas tout à fait vrai…. Il y avait effectivement une petite chose qu’il cachait. Risquait-il à le lui montrer ? Non sans doute pas, il était tellement bienveillant et innocent.

Mais déjà, il devenait incohérent. La douleur évidemment. Ce n’était pas encore fait, c’était trop frais… Il libéra sa main puis lui caressa l’arrière du crâne avec douceur, pendant un moment, sans rien dire. Puis, après un moment, il le fit se relever légèrement et retira lentement l’un de ses gants, celui de sa main droite. Ses gants remontaient sur ses poignets, et il retroussa légèrement sa manche afin de laisser la marque en évidence. « Voilà l’une des raisons pour lesquelles je porte des gants. Cette marque répugne à Vraorg. Passant une grande partie de mon temps dans la citadelle, j’ai pris garde de ne point l’importuner de cette vue lorsqu’il vient aux conseils. C’est vite devenue une habitude, et aujourd’hui, je les porte surtout pour l’hygiène et la propreté » Sa voix était douce, posée. Il glissa de nouveau sa main délicate dans l’étau de tissu, préférant le contact au travers du tissu. Il n’aimait pas laisser trop de sa peau à l’air libre. Ce n’était pas confortable, et pas séant.

Il l’observa de nouveau puis, avec des gestes doux mais fermes, qui ne se laissaient pas repousser, il le fit s’installer contre lui, étendu, la tête sur ses genoux. Ses mains virent caresser ses cheveux. « Je suis qui je suis, Dawan. Je suis Merithyn Linnadae*, fils et frère de Lorenz Wintel prince des vampires. Je suis le général effectif de l’armée théocratique, là où mon frère est le généralissime…. Et le prince quoi qu’on en dise. Je suis beaucoup d’autres choses également. Tu pourras les découvrir si cela t’intéresses. Quant à ce que je veux faire ? Rien du tout pour le moment. A moins que toi, tu ne veuilles quelque chose ? »

* Linnadae : Chante-ombres

Rien ne l'apaisait, pas même son propre silence. Il eut sans doute fallu qu'il joue de la musique, pour se sentir mieux. Mais il était loin d'en avoir l'envie. Ni la tête, ni le coeur à l'ouvrage. Il aurait bien voulu chanter, mais doutait que sa voix tienne, s'il répétait ce chant qui pesait en lui et se changeait peu à peu en tabou. Il ne fallait pas en parler, ç'aurait été donner trop de consistance à ce qu'il portait. Cette peine-là ne se partageait pas, à moins de vouloir la souiller. Il n'aurait su la faire porter à quelqu'un d'autre. Ce serait son secret que l'image perdue du Cawr de Feu chantant auprès de lui, et des "jamais plus" qui s'y mêlaient.
Pas question de torrents de larmes. Il restait immobile, à attendre que le chant cesse de lui faire cet effet, que les émotions s'érodent d'elles-mêmes. Le départ de la main gantée d'entre les siennes le peina sans qu'il en montra quoi que ce soit. Peut-être qu'au fond, il y avait bien quelque chose pour l'apaiser. Ses doigts se refermèrent sur de l'air. Le moment de silence qu'ils accordèrent tous deux au temps fut bienvenu. Cet inconnu qui était né dans le même corps que Merithyn jadis était tout de même attentionné envers lui, surtout pour un vampire, surtout pour un théocrate. Dawan ne serait pas celui qui s'en plaindrait. De même, il n'était pas celui qui chercherait si derrière les caresses qui le ramenaient peu à peu dans le présent, il n'y avait pas d'intentions plus nocives.

Se redressant sans souci sous l'invitation de Merithyn, il l'observa faire, déboussolé comme s'il sortait d'une minuscule caverne du protectorat pour être déposé au milieu des plaines. Son propre corps lui paraissait trop grand pour le petit être qu'il était. À travers les ombres, il distingua la marque de Merithyn. Il avait été rassuré de savoir que ses mains allaient bien, n'avait pas pensé que l'on put porter de gants pour cacher d'autres choses. La marque… Elle ne lui disait rien. Il n'avait jamais vu ce symbole, nulle part. Pourtant, il croyait bien connaitre nombre de symboles de ce continent… Malgré cela, la marque lui inspirait quelque chose de positif. Sans doute était-ce parce que son porteur avait annoncé qu'elle répugnait à Vraorg. Il l'ignorait où il l'avait obtenue, et comment, mais des ébauches de liens sur lesquels il ne mettait pas de nom se créaient dans sa tête. Il en ressortait un goût prometteur, et l'impression que Merithyn ne rentrait pas dans les schémas classiques des théocrates. Ce qui poussait Vraorg à le garder auprès de lui, et ce qui le poussait à rester auprès de Vraorg lui demeurait inconnu. Il pré-sentait quelque chose de subtil….

Mais avant que ses pensées aient pu former de véritables hypothèses, et alors qu'il cherchait encore ce que la marque pouvait évoquer, le voile de tissu s'abattit, et les pensées disparurent aussitôt, comme soufflées. Vraorg était à nouveau loin, et le vide autour d'eux plus présent. Sans qu'il se souvienne de la question qui avait poussé Merithyn à lui montrer son poignet, Dawan s'estimait satisfait de la réponse. Il en avait tiré quelque chose de bon. C'est donc confiant qu'il s'installa sur les genoux du vampire. Un temps s'écoula, après que la voix de Merithyn se fut tue, et l'on eut pu croire que Dawan n'avait pas entendu, ou pas fait attention. Il réfléchissait, et les caresses dans ses cheveux n'aidaient pas à se focaliser sur ce qu'il aurait pu désirer.
"Si cela ne vous est pas indiscret…" Commença-t-il, tout bas, après un petit mouvement d'épaules pour s'installer un peu mieux contre lui. Devoir partir ? Pas tout de suite. "Me direz-vous d'où vient cette marque ?" Ses fins doigts vinrent attraper une tresse, l'amener de son côté. Il jouait distraitement avec comme avec un petit pompom. "Vous allez partir, peut-être même sans que j'en sois conscient. Et j'ignorerai quand nous pourrons nous revoir." Fin sourire. Au final, même remplacé par un vampire, certaines choses ne changeaient pas. Il arrêta de jouer, sa main revint sur son coeur. "J'aimerais au moins pouvoir penser sans trop de craintes que ce moment arrivera. Faites attention à vous. Voilà ce que je souhaite…" Il murmura son prénom. Il aurait aimé lui assurer que c'était bien à lui, au vampire qui le soutenait, qu'il parlait, et pas au souvenir qu'il avait. Mais manque de chance, le prénom ne permettait pas cette dissociation. Tant pis, il l'avait pensée très fort. Une pensée fugace voulut traverser son esprit et s'en aller comme elle était venue. Elle n'en eut pas le loisir: Dawan l'attrapa au vol. "Vous arrive-t-il de chanter, désormais ? De jouer de la harpe ? De soigner ? Ou… Avez-vous abandonné tout cela ?”

L’interrogation fit frémir ses longs cils mais il ne réagit pas davantage. Son mutisme ne parut pas gêner la petite chose installée, aveuglément confiante, sur ses genoux. Mais il ne resta guère en place. Une petite chose remuante donc ? Et bien il ne l’aurait pas cru en vérité, ça ne semblait pourtant pas coller avec le reste du caractère qu’il montrait. Il le voyait plutôt du genre à s’allonger dans un carré de verdure, et y rester pendant des heures. Se serait-il trompé ? C’était possible évidemment, il ne cessait guère de l’étonner. Curieuse petite créature oui… Il ne répondit pas davantage. Faire attention à lui ? Bien sûr qu’il ferait attention à lui, il n’était pas un inconséquent. Jamais il n’avait pris de risques inconsidérés auparavant, quoi que d’après Lorenz il avait eu pareille habitude lorsqu’il était en vie… Mais il avait appris différemment, lors de sa renaissance, et il n’était pas prêt à prendre un risque sans s’assurer qu’il pourrait le contrôler. On ne dirigeait pas une armée les yeux fermés en s’en remettant à sa chance. Et on ne secondait pas un tacticien de pareille façon. Les aléas, lorsqu’il se les permettait, étaient toujours bien considérés avant action. D’autant plus lorsque sa patience le servait en ce sens…

Et pourtant l’important n’était pas là. L’important c’était qu’encore une fois, cette petite chose végétarienne s’inquiétait pour lui. Lui, l’âme de feu. C’était tout de même fort drôle, alors qu’il était plus à-même de se défendre que l’elfe. Pourtant malgré cet agréable amusement, il fronça les sourcils à la suite. Parfois il était difficile, pour quelqu’un comme lui, de trouver des sujets de satisfaction sur la durée. Pas qu’il soit du genre pessimiste, mais il jaugeait et dissociait chaque acte ou parole des précédentes, afin de les peser avec autant de justesse que possible. Hors lorsque l’on agissait ainsi, on avait du mal à rester longtemps satisfait. Il assumait bien entendu ses positions, n’ayant guère à s’en plaindre, mais c’était un fait, il ne vivait certainement pas dans la satisfaction permanente, même lorsque l’on omettait Vraorg et la soumission forcée de son frère. Il mit un temps à répondre, mais finit par le faire, d’une voix stricte mais non agressive, comme s’il cherchait avant tout la fermeté objective nécessaire à cette situation.

« Me demandes-tu cela pour apprendre à me connaître ou essayes-tu de faire un parallèle avec le maître que tu aimas ? » Il n’avait pas vraiment besoin de la réponse, à la façon dont il avait formulé il savait qu’il tentait de faire un lien. « Dawan, ne me compare pas à lui, ne cherche pas en moi ce qui fut lui. » Il s’interrompit un instant pour lui laisser le temps d’appréhender et d’accepter ce qu’il venait de dire. Il fallait qu’il accepte. C’était dur et sans doute aurait-il fallu lui laisser le temps de le faire. Mais ils étaient en guerre et ce temps, ce confort, ils ne l’avaient pas. Alors il devait accepter immédiatement. S’il continuait à traîner ce poids il finirait par le payer très cher. Et si lui voulait pouvoir profiter de son innocence, alors il faudrait bien qu’il le tienne en vie. Mais il ne serait pas là en permanence. Une fois qu’il estima lui avoir laissé le temps nécessaire, il prit une fois encore la parole, cette fois pour répondre à ses interrogations en réorientant leurs choix de termes.

« Je suis assez bon guérisseur je pense. En particulier en termes d’herboristerie. Mais je n’utilise guère ces compétences. Je ne me bas qu’avec des vampires, ils n’ont pas besoin de mes soins. Et ce n’est de toute façon pas à moi de le faire. Cela n’entre pas dans mes fonctions » Il détourna les yeux vers la plaine « Je n’ai guère de temps à moi. Même enfermé à Gloria loin de mes troupes j’ai de nombreux devoirs à accomplir. Mes rares moments personnels je les consacre le plus souvent à Yödr. Elle aime que je sois auprès d’elle et que je l’accompagne. Oh bien sûr elle n’a pas réellement besoin que je sois là pour s’occuper, mais elle aime ma présence. Et cela évite qu’elle ne croque de la viande avariée » Il fit une pause, réfléchissant attentivement. Puis il fronça un peu plus les sourcils « A vrai dire je crois que ce sont mes seules activités extérieures. Je ne vois rien d’autre à en dire. Le reste du temps, j’officie, m’occupe d’entretenir mon matériel et m’entraîne… »

Il se devait d’être parfait et prêt tous les jours après tout… « J’imagine que toi non plus, tu n’as pas beaucoup de temps pour toi, avec tous vos blessés… »

Des parallèles ! Mais bien sûr qu'il faisait des parallèles ! Comment pouvait-il en être autrement, s'il devait dissocier l'elfe du vampire ? C'étaient désormais deux objets de pensée et d'opinion distincts qui peu à peu se créaient, se modelaient, s'écartaient l'un de l'autre. Si l'ancien Merithyn soulevait encore en lui bien des questions, il était surtout entouré actuellement d'un chagrin qui le rendait inapprochable mentalement pour le moment. Il lui offrirait tout son temps quand il n'aurait que la solitude pour manteau. Le nouveau Merithyn, en revanche, s'auréolait de mystères et de questions. Dawan ne savait rien de lui, ou si peu ! Alors son réflexe, son pauvre réflexe d'enfant, ç'avait été de chercher à trouver les informations qu'il manquait en s'inspirant de ce qu'il avait été jadis, mais aussi et surtout de ce qui l'intéressait, lui. Donc au final, ce n'était pas vraiment parallèle... Plutôt perpendiculaire.
La réponse qu'il aurait pu offrir n'était, au final, ni un oui ni un non. Il voulait le connaître. Donc il essayait de s'appuyer sur le maître qu'il avait connu. Il n'eut pas à répondre, de toutes manières. Le temps qu'il réfléchisse, puis demeure coi devant la réponse non conventionnelle qu'il avait, Merithyn répondait à sa place. Il opina du chef. D'accord. Il éviterait, si cela pouvait lui faire plaisir. Mais il savait que le vampire ne pourrait pas toujours être détaché de tout ce que son corps avait fait jadis. Il trouverait fatalement, un jour ou l'autre, des goûts comment avec son ancien Lui. Le monde était fait de bien trop d'éléments pour qu'il en soit autrement. Il n'ajouta rien, cependant, ne lui en fit pas la remarque. Sans doute le savait-il déjà. Il devait avoir ses raisons. Si pour le moment elles lui échappaient, peut-être comprendrait-il un jour les mécanismes plus ou moins rationnels qui dirigeaient ces mots et ces choix. En attendant... Eh bien, il voulait tout de même savoir ce qu'il en était. Il voulait pouvoir le lier à lui.

Les réponses vinrent, lui ôtant de l'esprit ces préoccupations. Fermant les yeux en l'écoutant, Dawan croyait s'imaginer un peu mieux à quoi ressemblaient véritablement les fragments de jours et de nuits qui occupaient le nouveau Merithyn. Entendant parler de Yödr, il eut un sourire. Les vampires et les animaux n'étaient pas naturellement proches, le voir à ce point lié à une jument le démarquait encore des autres. Mais... De la viande ? L'imagination de Dawan s'emballa. Il avait plus ou moins deviné, déjà. "Votre jument...Mange de la viande ?" C'était pour le moins inhabituel. Cela aurait tout de même expliqué leur lien. Du moins, c'était ce qu'il imaginait.
Comme Merithyn ébauchait l'idée que Dawan non plus n'ait que peu de temps, il sembla à ce dernier que des milliers de souvenirs l'assaillaient. C'était comme si Merithyn venait de lui demander "que fais-tu qui ne soit pas du combat en ton existence". Les éléments de réponse étaient nombreux... "Oh, je ne fais pas que soigner. Il est vrai que cela m'occupe beaucoup, et souvent. Le sang semble ne jamais vouloir s'arrêter de couler." Il passait également du temps avec Fabius Kohan. Mais cela, il le lui avait déjà dit. "Nos maîtres nous offrent de temps à autre quelques cours autres que ceux axés sur la guérison..." Il considérait que c'était là du temps pour lui. Que c'était une chance, aussi. Ils avaient été beaucoup sollicités, ces derniers temps, et au final tous s'étaient concentrés sur les soins.

"Mais il y a la nuit, aussi ! La nuit, Merithyn..." Il dormait moins, depuis trois ans environ. Il ne s'endormait le soir que lorsque la fatigue était telle qu'il n'avait le temps de songer à quoi que ce soit avant de fermer les yeux. Ce nouveau rythme paraissait lui convenir. En tout cas, le petit elfe était persuadé que c'était mieux ainsi, et que cela le protégeait. Enfin, il n'avait jamais été un couche-tôt, il n'avait pas été rare pour lui de profiter des ombres autant que de la lumière solaire. Cela s'était tout de même grandement accentué, et était devenu systématique. Dawan avait rouvert ses grands yeux gris, serré ses petites papattes sur le tissu de sa propre tunique, au niveau de son coeur. "C'est un moment dont j'aime profiter. J'y joue de la vièle... J'ai commencé à écrire, pour une amie, un répertoire de mots elfiques que je lui traduis en langue commune. C'est une humaine, elle veut apprendre l'elfique... L'élue de son coeur est de mon peuple." Cela ne se disait pas, c'étaient des choses qui faisaient l'opprobre de bien des familles. Mais Dawan voulait essayer, voir un peu si cela ferait tiquer le nouveau Merithyn. "La nuit, le froid du désert fait craindre à certains que leurs os puissent se geler. Mais au moins, nous pouvons sortir sans craindre que ce soit la chaleur qui cause notre perte." depuis Aigue-Royale, l'enfermement lui était pénible. Faute de choix, il le supportait.Mais avoir le ciel au-dessus de sa tête restait tout de même bien plus appréciable. Ses sorties étaient des moments où il se sentait un peu plus complet, comme si être toujours dans une pièce retirait une part de son identité. Peut-être était-ce commun à tous ceux de son espèce...

"- Mais vous, la nuit... La nuit..." Merithyn ne devait plus avoir besoin de dormir, alors ses nuits devaient être des jours comme les autres, en plus sombres. Peut-être même que pour lui, elle n'avait pas d'attrait, n'avait rien de particulier à proposer. Quelle tristesse ! Le regard de Dawan s'enfuyait vers les étoiles, au-delà de son vampirique camarade. Après un temps, il parut avoir oublié qu'il s'apprêtait à dire quelque chose, et formula une autre pensée; "Vous... Pouvez profiter de l'extérieur, le jour." Envieux ? Un peu. Beaucoup. D'autant plus que les théocrates devaient profiter d'un peu plus de verdure qu'eux. Il enviait leur terre. Ces nouvelles frontières étaient déplorables. De plus, elles séparaient Luna et Enetari, ce qui était inadmissible ! C'est ainsi qu'alors que le mot "jour" s'évanouissait, ses pensées se tournaient vers le souvenir des deux jeunes femmes, puis celui, plus net, de Luna avec une vièle en main, qui lui demandait comment dire "je t'aime" en elfique. Il avait dit, il avait dit... Im cengar anmelda.
Un frison venu de nulle part remonta le long de son échine. Alors qu'il se recroquevillait, sans que sa tête quitte les genoux du vampire, un soupir lui échappa. "Si vous êtes général... J'imagine que mes voeux doivent vous paraître bien ridicules, désormais." Ses voeux d'Enwr. Merithyn pouvait difficilement vivre sans s'entourer de morts, désormais. Dawan craignait qu'ils ne puissent partager les mêmes rêves, comme ils l'avaient fait jadis. Il aurait voulu lui proposer de profiter de cet instant qu'il abandonnait à sa compagnie pour chanter, ou jouer un brin de musique. Cette dernière ne semblait plus avoir à lui apporter, et insister là-dessus l'aurait sans doute fâché. Il aurait cru qu'il cherchait encore son ancien Cawr.
Malgré leurs différences, une idée lui trottait en tête. Une envie. Qu'il prononça à mi-voix. Cela tenait plus de la pensée qui s'évadait qu'autre chose. Sans doute ne le réalisa-t-il même pas."Faire fi des frontières... Avec vous, cela parait simple. Simple, simple..."

Il hocha la tête. Oui, Yödr mangeait de la viande… et plus particulièrement de la viande humaine, d’ailleurs. Elle adorait la viande humaine, surtout quand l’infortuné bipède qui lui servait de casse-croûte était mort récemment. C’était ainsi. Il avait beau savoir que les chevaux étaient normalement des herbivores, cela ne le choquait nullement de savoir que sa compagne ne répondait pas à ce critère. Elle était telle qu’elle était, tout simplement. Une bête magnifique, avec son caractère, et ses habitudes. Ils s’entendaient très bien, et elle ne rechignait pas à le porter partout où il le nécessitait. Cela le servait beaucoup. Les distances, d’un bout à l’autre de la Théocratie, étaient souvent énormes. Pouvoir les raccourcir était réellement appréciable, surtout pour transporter ses ordres ou intervenir rapidement lorsqu’il le fallait. En échange, que demandait-elle ? Pas grand-chose, de son temps, de son intérêt et des repas à son goût. Il trouvait l’échange plus que raisonnable. Il ne regrettait absolument pas le temps qu’il lui octroyait, tant il appréciait sa compagne à quatre pattes. Et elle ? Elle n’appréciait que lui… et peut-être aussi Aranwë, évidemment.

Coi, il écouta à son tour Dawan. D’autres cours que des soins ? Il aimait ça ? Hm… Il pensait pouvoir comprendre ce qu’il y trouvait. Avoir les mains dans le sang et la chair détruite en permanence ne devait guère être sain. Hors les Baptistrels n’étaient-ils pas des maîtres, avant tout, de la santé et du sain ? Il pouvait leur reprocher bien des choses au demeurant, mais cela restait. Ils devaient avoir conscience que soigner en permanence n’était pas sain… comme il n’était pas sain de s’accrocher à la vie de chaque patient. Parfois, certains individus avaient fait leurs temps et devaient partir, se reposer. Lui-même en avait conscience. Parfois, guérir, c’était aussi admettre que la vie n’était plus nécessaire. C’était une chose dure et difficile à admettre et appréhender, mais pas moins vraie. Beaucoup semblaient ne pas comprendre cela. Il ne les blâmait pas pour autant. Eux aussi, il pensait pouvoir saisir leur façon de penser et de voir les choses, même s’il n’était pas d’accord avec elle. C’était également là quelque chose qui semblait inconcevable aux yeux de beaucoup…

« Je n’aime guère le froid. Bien que vampire, j’ai toujours eu une affinité particulière avec la chaleur, je ne la crains jamais »fit-il, en réponse à ses mots « Lorsque nous marchions dans le cœur du monde, j’ai vu une rivière de lave brûlante et j’ai failli tomber dedans. Mais je ne la craignais pas et je sais qu’aucune flamme ne peut me détruire ou me blesser » Et il les trouvait terriblement belles. Il se sentait bien dans la chaleur, elle semblait faire palpiter son âme d’une joie infinie… comme si elle était lui, comme si elle faisait partie de lui, une extension physique ou sentimentale. « La chaleur a quelque chose de plus sain que le froid pour moi… quelque chose de plus propre. La corruption ne semble pas pouvoir s’y infiltrer » Cela lui rappelait vaguement quelque chose. Un lieu singulier, rempli de feu purificateur dans lequel, un jour, il s’était jeté en espérant la mort et qui l’avait fait renaître. D’une autre façon que le venin, d’ailleurs… mais pas moins importante. Et cette renaissance-là s’était accomplie sans la moindre douleur.

Et lui ? La nuit ? Ah… la nuit. Qu’y avait-il à en dire ? La nuit n’était qu’une continuité du jour, la majorité du temps, durant laquelle il accomplissait ses devoirs. Profiter de l’extérieur ? Guère plus que lui sans doute. Il n’y avait rien qui l’appela, à l’extérieur, de jour comme de nuit. Son existence n’était pas faite d’agrément et ceux-ci ne lui manquaient pas. Il n’avait pas été élevé ainsi. « Je ne profite de rien du tout, de jour comme de nuit. Je ne suis pas là pour profiter mais pour accomplir mes devoirs. Je ne mène pas une existence de courtisan » C’était affirmé sans méchanceté, sans colère, simplement. Comme l’évidence même. Il ne pouvait comprendre le concept de profiter, tout simplement parce qu’on ne lui avait pas inculqué. S’il le cernait théoriquement parlant, c’était uniquement en raison de sa connaissance du langage et rien d’autre. C’était un concept comme un autre et très éloigné de ce qu’il pouvait vivre.

Il l’assimilait d’ailleurs difficilement aux protégés. Eux qui étaient si contraints par les événements, dans le désert… avaient-ils vraiment le temps de profiter de quoi que ce soit ? Difficile à dire oui. Il cligna des yeux, quelque peu surpris. « Ridicules n’est pas le terme adéquat je pense. Je ne suis pas à-même de les comprendre tout à fait, ni eux ni la logique dont ils découlent, et je ne pourrais certainement pas vivre par eux. Pour autant je ne me permettrais pas de les juger. S’ils sont importants pour toi, n’est-ce pas ce qui prime ? Tu n’as pas besoin que j’agréer à eux, tant que toi tu y trouve ton compte. Mais je ne peux qu’avouer en toute honnêteté que j’ai du mal à comprendre comment vous faites tous pour survivre en refusant l’essence même de la vie bipède en ce monde… Enfin, c’est un débat sans fin, cela, et je ne souhaite pas spécialement en faire partis » Tant que tout le monde assumait ses positions…

Il s’attendait un peu à ce qu’il réponde, mais ce qui vint ne fut pas exactement ce qu’il attendait et il pencha la tête, à demi sceptique et à demi amusé « Vraiment ? Simple ? En quoi ? » Il vint lui chatouiller légèrement le cou « Mais si je devais donner ma propre vision de la chose, je dirais que c’est simple parce que je veux bien admettre la singularité de chaque être en dépit de la cause à laquelle il adhère. J’avoue avoir pensé t’éliminer, au début mais… ça aurait été une erreur je pense. Même si je suis contraint d’être un adversaire pour les protégés, je n’ai guère l’intention d’être ton ennemi, à toi. Bien au contraire, si tu le veux bien »

C'était bien difficile pour lui de s'efforcer à ne pas faire de parallèles dans ces conditions ! S'il lui parlait de feu, comment pouvait-il ne pas revoir l'ancien Cawr, et la chaleur qu'il dégageait ? Comment pouvait-il ne pas la sentir à nouveau embrasser ses joues ? C'était humainement impossible. La bonne nouvelle était que Dawan n'était pas humain, et s'imaginait donc cela à sa portée. Il chassa les images, repoussa les sons d'une litanie à base de "non", entêtante. Elle parvint à écraser le chant des Chats d'Utha, mais il en restait une trace. Et des mots, lointain. "Soyez moi auprès de lui". Il se souvenait avec exactitude de l'inflexion de sa voix, c'était si précis encore... Il fallait écarter cela. Au fond, cela arrivait à tout le monde d'apprécier le feu. Il ne fallait pas nécessairement avoir fait sa fusion élémentaire pour cela.
La rivière de lave, le coeur du monde... Merithyn avait été un Marcheur également. Comme les autres Marcheurs, il avait été appelé au sein de la Théocratie. Comment, pourquoi... Cela échappait à Dawan. Peut-être aurait-il pu demander au vampire de lui offrir ces détails. Il aurait fallu y penser. Seulement, une autre pensée veut supplanter celle-là: une connexion qui se faisait. alors Merithyn tenait sa vampirisation d'avant l'avènement du Voleur de Coeur. Pour lui, ce détail avait une importance, sans qu'il sache pourquoi. Il voulait savoir quand, il voulait savoir pourquoi. Lorenz avait-il prévu de le mordre depuis longtemps ? Etait-ce une vile manipulation de sa part ? Si tel était le cas... Eh bien, ce serait le cas. Que pouvait donc faire mon Enwr, et que voulait-il seulement faire ? Le mot "vengeance" était exclu de son vocabulaire, et cette idée même lui échappait totalement. Quant à lui en vouloir... Peut-être le faudrait-il. Mais ce n'était pas facile à faire.

Il l'écouta parler de chaleur sans le contredire. Quelque part, à l'entendre ainsi, il pouvait presque oublier combien celle du désert le faisait souffrir, et y voir quelque chose de bon.Il pouvait presque avoir envie de la chercher, attendre le retour de sa propre chaleur quand il se recroquevillait sur lui-même. Au final, il songea avec un bonheur contemplatif qu'il appréciait tant l'un que l'autre et qu'en cet instant, il était particulièrement heureux de pouvoir sentir doublement l'air extérieur, frais à son goût de nouvel habitant du désert, et la chaleur du vampire. On aurait dit que ces deux températures s'équilibraient, comme veillant sur lui. De quoi l'aider à s'apaiser peu à peu.
Aussi laissa-t-il échapper un long soupir qui n'était dû qu'à ses poumons renouvelant un peu plus leur contenu, alors que le nouveau Merithyn lui expliquait qu'il ne faisait qu'accomplir ses devoirs. Dawan eut alors l'intime conviction que si un autre avait prononcé les mêmes mots, il aurait eu le sentiment que l'on cherchait à s'opposer à lui. Il appréciait que l'on lui parle ainsi. Du reste, il ne déplorait pas particulièrement que Merithyn ne profita pas de l'éternité qu'il avait devant lui. Il savait que certains s'épanouissaient mieux dans de telles existences. Lui, il n'aurait su se contenter d'une existence utilitaire. Il valait qu'il puisse avoir des instants à lui, pour se sentir vivant d'esprit. Sans cela, il aurait sans doute dépérit. Alors comme manger, bénéficier d'instants vides lui était vital.

C'était bizarre. L'instant d'après, Merithyn énonçait exactement ses pensées, à voix haute. En tout cas, cela l'amusa autant que cela lui plut. Savoir qu'il y avait quelque part en ce monde d'autres personnes qui pensaient ainsi... Les bipèdes n'étaient pas perdus. Ou du moins, ils n'étaient pas tous voués à s'étrangler pour s'imposer leurs façons de vivre. De belles histoires pouvaient alors se profiler, et les plus viles s'écarter. C'était ce fantôme de sensation-là qui s'ébauchait en lui, en l'écoutant. Tiens, il avait réussi à l'écouter depuis le début, sans qu'à aucun moment la conversation lui manqua. Se pouvait-il qu'il progressa, à sa façon ?
En tout cas, il fut ravi d'entendre Merithyn refuser de prendre partie sur un débat qui n'aurait eu aucun sens, si ce n'était les écarter. Se tournant à nouveau vers lui, il affichait en effet cet air de doux ravissement, mais sans dire quoi que ce soit. Il y avait pensé, pourtant, à l'éventualité de se prononcer. Mais entre-temps, il avait dû oublier de parler.
Les chatouilles dans le cou lui arrachèrent un tout petit rire, tout léger, qui le fit se tortiller un peu, sa tête bêtement penchée du côté chatouillé, emprisonnant les doigts par un réflexe tout naturel. Il reprit lentement son souffle, le regard encore pétillant de son rire porté sans trop regarder sur un point, au loin. Il avait raison, Merithyn. La singularité de chaque être... Il était bien heureux d'avoir été épargné. Dawan espéra secrètement que d'autres présentent ce qui avait pu paraître à Merithyn comme une raison valable de l'épargner. Peut-être que quelques meurtres seraient évités ainsi...
Il eut tout juste le temps de le penser, avant que Merithyn balaye toute idée de mort qui aurait pu le préoccuper d'une parole. Devait-il comprendre ce qu'il rêvait de comprendre, ou tout de suite s'éviter une douloureuse chute ? Il en fut tout déstabilisé. Immobile, silencieux, cherchant à nouveau les yeux de Merithyn, qui lui paraissaient cachés par les ombres de ses cheveux. Il tendit timidement une main vers lui, cherchant en effleurant du bout des doigts sa joue les informations que la voix du vampire n'avait su lui offrir, ou qu'il n'avait su trouver. Ramenant sa main près de lui, il attrapa celle qui l'avait chatouillée, du bout des doigts, pour lui laisser tout le loisir de s'enfuir. Il cherchait comment lui poser la question, sans se soucier que son silence puisse être sujet à quelque interprétation. "Tout dépend de ce que vous entendez par "contraire"." Sa voix avait gardé les accents joueurs de son rire, alors que ses pensées étaient des plus sérieuses. Un brin angoissées même. Pourtant, il n'y avait pas de raison à cela, n'est-ce pas ? Du bout du pouce, il caressait le sien. Il doutait qu'un sens du mot contraire puisse conduire à un lien qu'il n'apprécia pas. Quant à être son ennemi... C'était là une chose bien compliquée. Si sur le papier tous les théocrates étaient ses ennemis, sa haine n'allait à personne. Il n'était pas même sûr d'avoir déjà éprouvé ce sentiment envers qui que ce soit, et quelque chose que ce soit. "Mais ne croyez-vous pas que vous savez déjà ce qu'il en est ?" Il se redressa, lentement, cherchant à lui faire face à nouveau.

Le moins que l’on puisse dire, c’était que ce petit elfinet était expressif. Il n’avait guère à décrypter ses mimiques pour savoir ce qui résultait de ses paroles et actions… et là encore, ce n’était pas désagréable. Lui qui avait en horreur le mensonge et la dissimulation chez les autres, il était servi avec celui-là, qui ne semblait pas capable de se cacher ou de mentir. Il avait juré de ne pas le faire, c’était vrai. Il était Enwr après tout… mais cela n’empêchait pas d’apprécier. Et puis, ils étaient rares, les individus affectionnant sa présence. Pour de très nombreux individus, il n’était que le frère de Lorenz Wintel, général de l’armée vampirique. Cela dit, il récoltait pour beaucoup ce qu’il semait… beaucoup de ces imbéciles n’étaient pas dignes de son intérêt, aussi maintenait-il des relations fraiches avec eux. Il faisait son devoir, son travail, et interagissait avec eux dans cette optique, tout simplement. Ça n’allait pas plus loin et il ne le regrettait pas vraiment. Mais il appréciait également de voir des réactions différentes. Tout simplement. Et parfois, il était fatigué que tant de personnes restent totalement ignares quant à la simple façon de la différenciation d’une chose et d’une autre dans un comportement global.

Ce qu’il entendait par contraire ? Tout de même, n’était-ce pas évident ? Hm peut-être pas tant, effectivement, et c’était de bonne guerre. Il maniait bien les mots, en cet instant. Et cela lui plaisait, il aimait quand on maniait bien les mots. Sur cet aspect-là, il agréait aux façons baptistrales, sans doute. Surtout en repensant à ce que Lorenz lui avait raconté de ses péripéties à ce propos… chanter à une pierre, tout de même… mais ça avait été bien joué, de bonne guerre, là encore, même s’il n’avait pas apprécié. Oui, la science des mots que les chanteurs entretenaient lui plaisait assez. Sans doute la sienne était-elle différente, car tournée vers un autre but, mais c’était une bonne singularité selon lui et qui n’entachait ni l’un ni l’autre. Il aurait sans doute prit plaisir au jeu, dans d’autres circonstances. Mais pour l’instant, il n’y avait pas de place pour jouer, et il n’était pas un bon joueur. Quoi que si cela lui fasse voler du temps de Dawan, alors il pouvait bien faire un petit effort et essayer de se creuser la tête. Mais une autre fois… Chaque chose en son temps et chaque temps pour sa chose. Ainsi allait le monde. Ainsi allait-il lui-même.

« Je ne prendrais pas de libertés avec tes pensées, Dawan. Je préfère autant t’entendre me dire ce qu’il en est » Et ainsi, il pourrait aussi s’assurer qu’il ne mentait pas, mais ça il n’avait pas à le savoir. Cependant, cela répondait assez bien à sa question. Il était donc bien ouvert à le côtoyer… c’était parfait. Il redevint néanmoins sérieux en l’observant en silence pendant un moment. Devait-il aller plus loin pour le moment ? Hm… Il n’était pas certain. Il avait déjà établit plus qu’il n’aurait fallu en une seule fois. Le mieux serait sans doute qu’il consolide les bases avant d’aller plus loin. Une chose après l’autre. Il ne fallait pas aller trop vite. Prendre son temps était très important. Il esquissa ensuite l’ombre d’un sourire et reprit enfin. « Ne dit rien à mon sujet lorsque tu rentreras auprès des Protégés. Surtout ne dit rien. Si tu dis quoi que ce soit, ils voudront t’influencer, ils voudront t’utiliser contre moi et je ne le désire pas » Car alors, il devrait le tuer, ce qu’il ne désirait clairement plus faire.

« J’aimerais que notre rencontre, et notre lien, reste un secret entre nous. Juste tous les deux, tu veux bien ? Et si tu le veux bien, peut-être pourrait-on convenir de se revoir, une autre fois. Yödr peut me porter extrêmement vite. Depuis Gloria, je pourrais être là en une journée, et nous pourrions passer du temps ensemble. Est-ce que cela te plairait ? »

Il observa silencieusement le théocrate aux cheveux d'or, son visage dessinant un apparent calme subtilement teinté de joie. Une sensation fantôme le poussait à pencher légèrement la tête. Mais dans les faits, il dansait plutôt d'un pied sur l'autre, à la recherche de la vérité. Il ne savait qu'offrir, dans cette réponse que l'on attendait de lui. Il ne voulait pas être son ennemi, c'était certain, mais cela était commun à tous ce qui vivait et ne vivait pas en ce monde. Lui… Plus que les autres, il voulait le revoir. S'approprier de son temps, au moins pouvoir le passer à ses côtés. C'était là une sensation sur laquelle il parvenait à mettre des mots. Le reste lui était encore trop inconnu, bien trop flou pour qu'il puisse en tirer quoi que ce soit. Pas un mot, en tout cas, qui aurait su convenir au vampire. Il aurait fallu qu'il puisse directement présenter son âme à Merithyn. Il était plus âgé que lui, plus expérimenté. Même en tant que vampire il devait savoir certaines choses mieux que lui. Peut-être aurait-il compris, et aurait-il su dire à sa place.
Son regard partit vers les ombres des branchages au-dessus d'eux, comme s'ils avaient la réponse inscrite sur leurs feuilles. Manque de chance, il n'en était rien. "Je ne veux pas être votre ennemi," expliqua-t-il dans un souffle songeur. C'était peu, cela lui déplaisait, mais il n'aurait su offrir plus sans lui mentir, sans se mentir à lui-même, et prendre le risque de voir ses souhaits s'adapter à des mots mal choisis. Son regard revint sur son camarade vampirique au moment où se dernier esquissait un sourire. Ce n'était peut-être qu'une impression, c'était peut-être la nuit qui l'influençait… Mais qu'importait, c'était là une réponse qui venait, après la sienne. Ce sourire, il voulait le revoir également. Comment appelle-t-on les gens qui veulent votre sourire ? Les gens pour qui votre humeur importe, pour qui votre bonheur est un ordre ? Il y avait tant de noms. C'était encore bien trop vague. Il ne savait pas… Néanmoins il savait un peu mieux.

Ne rien dire. Oh… Tant pis. Ce ne serait pas difficile, mais c'était dommage. Il aurait aimé pouvoir en parler au moins à ses frères et soeurs Enwrs et Cawrs. À Luna, aussi. Elle aurait écouté, elle aurait compris… Ou n'aurait pas compris. Ce qui importait assez peu, au final. Ce n'était pas ce qui aurait importé, si'l avait pu en parler. Non… Au final, c'était sans doute mieux de se taire. Dawan ne songeait pas aux mêmes raisons que Merithyn. Il approuvait néanmoins les siennes, et comprenait. C'était évident, maintenant. Même sa Luna, si tendre envers lui, aurait pu l'évoquer au détour d'une conversation… Et si le bruit se répandait, Dawan doutait que les Grands du Protectorat refusent une telle opportunité. Il voyait déjà, au-dessus de lui, les visages de Fabius et Eawyn, lui donnant les ordres interdits, ceux qui mèneraient Merithyn au piège. Il ne voulait pas de cela, non. Secouant négativement la tête, un peu trop longtemps, pour que l'image s'évapore, Dawan finit par admettre: "Non… C'est là un avenir qui m'effraye. Je ne veux pas être utilisé." Sa voix était un peu blanchie par l'inquiétude causée par sa vision. Combien de fois l'avait-il dit ? Il n'était pas objet, refusait de l'être. N'en déplaise à Kedrildan, qui aurait aimé le possédé, et à Fabius, qui croyait déjà le posséder. Il n'était ni une propriété ni une utilité. Une de ses mains vint tordre nerveusement une mèche de ses propres cheveux, tandis qu'il regardait résolument l'herbe sous lui. "Encore moins contre vous… Non. Je ne dirai rien aux Protégés quant à cette rencontre, quant à notre lien." Il n'aimait pas promettre, craignant que sa mémoire aléatoire lui joue un tour. Il omettait, en se manquant ainsi de confiance, que sa mémoire avait fait des progrès, qu'il parvenait de plus en plus à garder en tête ce que l'on voulait y mettre. Cette fois-ci, cependant, il était sûr de lui. Ne rien dire. Pour protéger.

Merithyn osa proposer de se revoir. Les yeux de Dawan vinrent chercher les siens. De nouvelles étoiles semblaient s'y être logées. Son fin sourire avait repris la place de la moue inquiète qu'il avait un instant affichée. Un gracieux mouvement de tête, affirmatif, sa main tortillant ses cheveux venant glisser jusqu'à sa joue. Si cela lui plairait ? Énormément. Il doutait pouvoir l'exprimer sans euphémisme. "Quand préférez-vous que nous nous revoyions ? Où me faudra-t-il me rendre ?" Le seul engouement et ravissement dans sa voix pouvait suffire de réponse

Il ne voulait pas être son ennemi. Oui, il l’avait deviné, mais préférait effectivement l’entendre de sa bouche. Et dans sa voix il n’y avait pas de mensonges. Une omission peut-être, mais il se sentait capable de la laisser passer pour le moment. Il ne fallait pas aller trop vite, et ce qu’il donnait était déjà beaucoup. Il ne voulait pas être son ennemi. Très bien oui, en vérité. Il ne le voulait pas non plus. Seuls leurs camps les opposaient, en fin de compte. Du moins cela englobait-il l’actualité brûlante. Peut-être, si Vraorg tombait, y aurait-il autre chose pour les opposer, mais ce n’était pas encore le moment d’y penser, le présent était la seule chose qui comptait en fin de compte. Et puisqu’il ne dirait rien, selon ses vœux, tout devrait bien aller. Oh il y avait la possibilité pour les Cawrs de regarder dans son chant nom mais pourquoi le feraient-ils ? Ils avaient confiance en Dawan… et cette confiance serait leur sanctuaire. Grâce à elle, ils pourraient se revoir sans rien risquer de la part des protégés. Et les théocrates ? Il s’en occuperait, il en avait l’autorité après tout. « Et tu ne le seras pas » Sauf peut-être par lui ? Mais il ne voulait pas encore l’utiliser. Ce n’était pas cela, loin de là même. L’utiliser n’était pas réellement dans ses plans, parce que ça impliquait un acte volontaire de sa part, hors ce qu’il voulait c’était voir ce que lui ferait naturellement…

Il ne dirait rien oui, et ils pourraient se revoir sans que personne n’ait à souffrir. C’était déjà un beau présent qu’il lui offrait là. Un très beau oui, et il l’appréciait à sa juste valeur. Voilà pourquoi il proposa dès à présent qu’ils se revoient. Quand et où… Voyons… « Dans quelques mois, qu’en penses-tu ? En Janvier ? Une fois l’hiver passé… à Caladon ? Penses-tu pouvoir t’y rendre ? Je sais qu’il y a un pôle du marché noir là-bas, ils pourraient te protéger et te permettre de voyager… Je sais même où exactement. Il y a une place près de la muraille au sud du fleuve, avec une statue qui représente un ensemble de poissons…. Retrouve-moi là-bas à la toute fin de Janvier. Je t’y attendrais » Il lui caressa un instant la joue avec un léger sourire, puis se releva et appela Yödr. Il était temps de repartir… Mais avant ça, il lui fit un petit présent, qui laiderait pour revenir vers lui en temps voulu...

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