--- 13 Mars ---

Les heures les plus chaudes du zenith débutaient tout juste, l’implacable soleil cuisant tout ce qui se trouvait à l’extérieur sans la moindre merci, courtoisie de la fin du monde. Les rayons frappaient avec bien trop de puissance pour qu’un seul nordique s’aventure à l’extérieur. C’était tout simplement impossible et il ne blâmait nullement ses gardes de rester en sa compagnie, bien au frais, à défaut de jouir d’une sécurité absolue. La matinée c’était achevée sur une note très professionnelle. Aldakin était repartit afin de s’occuper de certaines affaires en rapport avec les lois nouvelles passées, et lui-même avait certaines dispositions à prendre, bien qu’il ait clairement été promis qu’ils discuteraient très bientôt. Malgré la fraicheur de l’intérieur, il faisait encore assez chaud pour lui couper l’appétit, aussi se passa-t-il de déjeuner. Et encore fallait-il ajouter à cela l’amertume de la matinée, pas encore passée. La discussion avec le Prêcheur se faisait terriblement attendre, hélas et il n’avait jamais eu beaucoup de patience pour ce genre de choses. S’il se retenait d’aller récupérer le serviteur du Néant par un pan de toge pour avancer l’heure de ce fameux rendez-vous, ce n’était pas dit qu’il réussisse à juguler cette envie indéfiniment… Fort heureusement, la créature avait un sens de l’à-propos particulièrement aigu et il se trouva quelques minutes plus tard à suivre l’homme venu l’avertir qu’Aldakin l’attendait. Il pénétra dans le bureau que s’était arrogé la voix du Néant et referma la porte derrière lui sans un mot avant de venir se tenir devant lui. Face à face.

Il l’observa un moment, avant de se détourner pour s’approcher de la fenêtre dont le flot lumineux était réduit par un drapé sombre. « Il semblerait que je reçoive finalement quelques réponses » Pas comme si Aldakin n’était pas passé maître dans l’art de lui en fournir évidemment. Il attendit un bref instant avant de reprendre. « Il m’était désagréable d’être démuni face à ces deux individus, Prêcheur. Si j’avais été visible j’aurais pu vous être une faiblesse comme une autre. Et cependant j’en conviens, je suis fautif. Eclairez-moi à présent je vous prie, n’est-il pas plus que temps ? » Il parlait d’une voix égale, sans hostilité, simplement sérieux. « Qu’est-ce que ce passeur, pourquoi Fabius Kohan ? En quoi est-il si important ? » Il secoua la tête « Cet homme ne va pas en rester là, vous le savez aussi bien que moi. Mieux vaudrait le faire surveiller et limiter ses possibilités d’actions, y compris en dehors de l’armée. Pourquoi ne pas faire transférer la cour, et sa personne, ailleurs ? En un lieu propice à balayer ses tentatives de vindicte… » Un lieu comme Glacern, où il ne corromprait personne même en essayant avec toute la bonne volonté du monde…

Il ne faisait absolument aucun effort pour user des ronds de jambes et des sinuosités politiques, tout simplement parce qu’il avait d’entrée de jeu décrété ne pas en avoir besoin avec Aldakin. Il n’était pas forcément bon dans ces vicissitudes mais se débrouillait lorsqu’il le fallait… mais là, il n’avait aucune raison de vouloir sortir la carte de la politique. Ils étaient entre eux et c’était bien ainsi. Le Prêcheur n’était pas là pour le piéger et lui n’était pas là pour jouer les courtisans si tant est qu’un imbécile eut un jour l’idée ubuesque de le lui demander. Ils n’y avaient pas de ça entre eux. Du moins le croyait-il. Et ce fut en silence qu’il écouta, s’assombrissant sincèrement et sans même le cacher… Il avait un peu de mal à croire que Fabius Kohan entre tous soit l’élu de Néant et Aldakin avait beau lui dire de ne pas chercher pourquoi, de ne pas demander pourquoi, il estimait qu’il pouvait le faire. Mais ça, il ne le lui dirait pas, sauf besoin urgent… « Très bien, puisqu’il doit en être ainsi » Il ne pouvait guère aller contre sa volonté même s’il doutait encore que l’autre borgne libidineux soit réellement d’une quelconque utilité. Si vraiment il avait besoin d’une image qui parlait à la population, le gosse Kohan serait tout aussi bien, sinon plus quand on y pensait attentivement. Mais il devait bien l’avoir compris aussi, il n’était après tout pas stupide. « Vous allez donc éduquer son remplaçant…. Le laisserait-vous à ma garde comme suggéré ? » Il avait tendance à penser que non, mais la tâche ne le répugnait pas, si elle devait être accomplie. Il veillerait sur le rejeton de Koretin Kohan de son mieux jusqu’à trouver un moyen de le rendre à son père et gardien légitime. Quand à Fabius Kohan… il le surveillerait, et s’il arrivait qu’il devienne une menace trop pressante, il lui collerait son épée en travers des boyaux, passeur ou non, élu du Néant ou non. Il y avait des limites à ne pas dépasser après tout.

Son regard se tourna vers l’extérieur, vers le temple en édification. « Une nouvelle étape dans la transition au Néant a été accompli… pourtant ce combat est loin d’être gagné. Que comptez-vous faire à présent ? » Un temple… qu’est-ce que c’était encore que ces bêtises. Mais enfin, c’était une autre culture après tout, et c’était loin d’être la première bizarrerie Alayienne qu’il croisait… et sûrement pas la dernière non plus. Mais une question muette laçait tout de même son propos… Que ferait-il, lui, à présent ? Il était là oui, et maintenant ? Que devait-il faire pour approcher de la paix intérieure qu’on lui avait promise ? Pour le moment il avait plutôt l’impression qu’elle s’éloignait encore davantage de lui. Son regard trouva à nouveau le Prêcheur. Oui, que devait-il faire à présent ? Il avait quelques idées bien à lui mais savoir en premier lieu les pensées du serviteur sombre lui était nécessaire… Ensuite seulement, il pourrait se décider. Et sans faire cas du nouveau dialogue silencieux instauré entre eux et qui résumait parfaitement ses pensées, il coupa dans l’absence de conversation. « Il me faudrait connaître les libertés que vous m’allouez. Je suis vôtre lame après tout. Ainsi, il me sera plus aisé de déterminer ce que je peux accomplir et jusqu’à quel point je peux me permettre de mêler de ce qui se passe ici… » Froid, sérieux, l’esprit concentré sur les tâches à venir, sur le côté purement pratique et nécessaire, sur le devoir. Pour dissimuler ses désirs plus personnels. Mais qui coïncidaient fort bien avec le reste. Du moins une partie du reste. Un reste immédiat. Privilège d’un guerrier sans doute. « Et si je puis me permettre un conseil… » D’aucun auraient pu le trouver outrageant, voir insultant. Mais n’était-il pas censé assuré une certaine sécurité, avoir une certaine expertise ? « Votre garde nécessiterait quelques arbalétriers... » Ce n’était pas ça qui manquait parmi les Alayiens.

S’il ne fut pas particulièrement surpris, et satisfait, de la réponse qui lui fut donnée, il obtempéra une fois de plus sans protester… Servile ? Non, raisonnable et logique. Il était dans la position d’une nouvelle recrue quelque peu douteuse, dans un environnement à la fois neuf et familier. Lui-même demandait à chaque nouveau soldat de faire ses preuves, de prouver qu’on pouvait compter sur lui et qu’il était dévoué à leur cause. Ça marchait de façon universelle, lui aussi se devrait d’en passer par-là et le ferait sans coup férir. Il n’était pas venu jusque-là pour échouer. Il était venu pour trouver la paix et pouvoir enfin vivre sans la souffrance constante qu’il accumulait… Aldakin ne devait guère se faire d’illusions là-dessus et ses paroles semblaient effectivement en attester. Il le ferait changer d’avis oui, à terme. Il récupèrerait Nolan. Mais plus que cela, il montrerait ce qu’il était capable de faire. Aucun besoin de s’en vanter à voix haute, c’était là rien moins qu’une assurance et une certitude. Aussi hocha-t-il la tête en réponse au refus. Ce n’était qu’une question de temps après tout, chaque chose à sa place, chaque chose en son… temps, justement. Il gagnerait la confiance de Néant en temps et en heure, avec la même implacable détermination qu’il avait mis dans sa chasse aux vampires depuis des années… Il savait dès le départ que le jour de sa conversion devrait venir pour aller au bout de sa démarche, et il y était déjà préparer. De plus, depuis l’épisode dans les appartements de l’usurpateur, il n’avait plus rien à perdre, ayant même dû se séparer de son honneur. Il prendrait la marque, oui. Et s’il devait aller lui-même trancher la tête des deux blasphémateurs, il le ferait sans sourciller. Mais sans doute serait-ce là une tâche réservé justement au favori de Néant… Il la lui laisserait donc jusqu’à preuve du contraire.

Silencieux, il se tenait toujours là, debout, portant résolument son regard pâle sur le serviteur attablé, jouant de sa plume. Mais la conversation se poursuivant, il hocha de nouveau la tête sans émettre le moindre son lorsque le Prêcheur lui demanda s’il avait consulté l’ouvrage dont il l’avait gratifié lors de leur toute première rencontre. Mais c’était un hochement de tête un peu mal à l’aise, car s’il avait effectivement consulté l’ouvrage… Et bien ce n’était pas une simple consultation rapide et désintéressée. Avant de quitté Aigue-Royale, il s’était plongé à corps perdu dans ces écrits et les avait absorbé comme une véritable éponge. Alors l’avoir consulté n’était peut-être pas le terme le plus approprié qui soit. Mais les faits étaient là. Il y avait trouvé une certaine forme de soulagement, mais peut-être n’était-ce qu’un effet psychologique… Impossible d’en être certain. Il n’avait pourtant jamais prié, même après ses lectures. Parce qu’il n’avait pas l’impression de pouvoir le faire, parce que cela semblait proprement ridicule, parce que ça aurait été dangereux à l’intérieur de la rébellion… il y avait tellement d’explications que lui-même s’y perdait un peu. Cependant, il agréa à la demande faite par Aldakin sans un seul mot de protestation, même s’il se sentait tout de même encore un peu ridicule… ça passerait sans doute. Alors ils prièrent. Les paroles, il s’en rendit compte rapidement, il les connaissait par cœur… après avoir passé des heures entières à les lire, il en connaissait chaque mot avec une justesse presque proverbiale et pourtant Dracos… Néant seul savait qu’il n’avait pas la meilleure mémoire du monde lorsqu’il s’agissait de ce genre de choses.

Et pourtant il alla au bout, achevant au même instant que son vis-à-vis. Il l’observa, incertain sur ce qui devait prendre place en l’instant… mais un instinct particulièrement acéré lui disait que c’était peut-être justement le moment de commencer à avancer sur sa nouvelle route. Aussi se décida-t-il à briser le soudain silence. « Peut-être est-ce le bon moment, ne pensez-vous pas…. ? »

C’était le bon moment, aucuns doutes là-dessus. Il ne pouvait y avoir meilleur moment en vérité. C’était certainement maintenant ou jamais. Aussi n’hésita-t-il pas à se mettre à genoux comme on le lui demandait, après avoir signifié son accord. Il n’avait pas l’habitude de s’agenouiller, mais n’avait guère hésité, pour une fois. Cela semblait presque naturel et il n’avait pas même eu besoin de parler pour parvenir à communiquer sa volonté. Tout semblait, en cet instant, parfaitement à sa place… une sensation et une pensée étrange, quand on savait son caractère habituellement fermé et peu enclin à se laisser diriger par quoi que ce fut. Mais cet instant, il l’avait choisi de sa propre volonté, sans aucune contrainte. Il aurait pu refuser, et sans doute le prêcheur lui aurait accordé plus de temps. Mais il avait choisi d’accepter. Et il ne regrettait pas. Ne regretterait pas. La main sur son épaule semblait presque invisible, une pression si légère qu’il faillit ne pas la sentir. Mais elle était l’empreinte de son choix et il ne le repoussa pas, alors que l’autre reprenait sa prière, d’un autre texte, différent de celui qu’ils avaient entonné ensemble.

S’il fut quelque peu plus mal à l’aise d’être simple spectateur passif ce ne fut pourtant rien en comparaison de la sensation qui l’envahit lorsque Néant déposa sa marque sur lui. Insidieuse et pourtant neutre, ni véritablement bonne ni véritablement mauvaise, il lui trouva pourtant une parfaite justesse. La force qui agissait sur lui n’avait aucun égal qu’il eut pu connaître et sur le coup, il dû se retenir pour ne pas serrer son poignet droite dans sa main gauche. Le fourmillement dura un long instant, puis il n’y eut plus rien. Il releva enfin les yeux, une brève seconde, sur Aldakin, avant d’observer le tatouage ornant à présent son bras, fleurissant en des arabesques aux pointes acérées qui n’étaient pas sans rappeler les pics effilés de roche de son environnement natal. Se relevant, il écouta distraitement ce qu’on lui disait, les yeux rivés sur la marque qui ornait à présent sa peau… C’était… beau. Bien plus beau que ses cicatrices. Un étrange sentiment l’envahit, mélange de soulagement, de détermination, de fierté…

A nouveau son regard se porta sur le serviteur du Néant, plongeant son regard dans le sien, les yeux bleu de glace brûlant d’une féroce résolution. Il serra son poing d’épée, et le temps d’un battement de cœur, il sentit le tatouage palpiter comme s’il était en vie. « Je m’y consacrerais » Sa voix ne contenait plus de cette terrible amertume nourrie de son passé, seulement la plus implacable des fermetés.