Il avait entendu un membre du conseil en parler avec Aegnor et cela avait déjà attisé sa curiosité, puis il avait entendu un envoyé de ce même conseil demander l’aide de son père et ça avait finis de le convaincre qu’il devait absolument aller voir ça par lui-même. La curiosité est un vilain défaut, mais il assumait totalement d’en être la victime. Alors il s’était échappé, ni vu ni connu, vers ces fameux sanctuaires sortis de nulle part et qui inquiétaient et intriguaient tout le royaume. Partis à l’aube, il avait réussi sans aucun mal à découvrir la localisation du premier et avait passé un temps fou à l’examiner, à tel point qu’à présent, la journée était bien entamée. Cependant, il avait lui-même totalement perdu la notion du temps. Dès qu’il était arrivé, il avait approché des portes, puis avait tenté de faire le tour de l’enceinte sans succès… les murailles étaient hautes, l’architectures n’avait vraiment rien d’elfique, avec des faces sombres et intimidantes qui le mettait, même lui, mal à l’aise. Les hauteurs crénelées d’arrêtes cruelles ressemblaient à des pointes de lances et de tridents, ou de harpons et lui arrachait des frissons glacés, avec l’impression qu’il pouvait à tout instant se retrouver empalés sur ces griffes sans vies. La brume légère entourant les édifices augmentait encore l’effet, et les mouvances sombres donnaient l’impression d’une vie à l’intérieur de quoi que ce soit qui constituaient ces choses… Le silence n’arrangeait pas les choses. Il l’avait frappé dès son arrivée. Ce n’était pas un silence habituel, il le sentait d’instinct. La nature ne se taisait pas. C’était, semblait-il, pire que ça… C’était qu’il n’y avait vraiment rien du tout pour faire du bruit. Et quand lui-même avait essayé d’en faire, il s’était vite rendu compte que la sensation procurée par l’entente des sons était pire encore, comme si cela n’avait pas sa place ici… Il avait insisté un moment puis avait fini par accepté le silence pourtant très dérangeant. Un bref moment, il avait même eut l’impression d’être devenu complètement sourd.

Pire encore si possible, c’était l’impression de faiblesse et de maladie qui l’avait saisi au bout de quelques minutes en ces lieux. Il ne l’avait pas compris tout de suite, la première fois, mais quand il avait eu l’impression de manquer tomber sur place pour y rester, il avait couru de son mieux loin des sanctuaires pour reprendre du poil de la bête. La sensation encore une fois était particulièrement virulente une fois que l’esprit l’avait accepté et comprise… et il passa tout d’abord un long moment la tête contre une pierre moussue, écoutant, se gavant de la vie alentours, pour se remettre de l’expérience. Lorsque ses tremblements avaient cessés, il avait bu à un ruisseau puis était retourné, avec plus de précautions, jusqu’aux sanctuaires et avait commencé à en faire le tour. Dès qu’il se sentait mal, il prenait la poudre d’escampette jusqu’à un endroit sain et y restait un peu avant de revenir à la charge, bien décidé à en apprendre davantage sur ces étranges bâtiments. Il tentait cependant de ne pas rester dans la courette centrale, face aux trois bâtiments… Il avait bien essayé, mais son être semblait tout simplement refuser d’y rester plus d’un moment. Mais contrairement aux autres sensations que lui procuraient les lieux, c’était une crainte presque superstitieuse qu’il ressentait vis-à-vis de cette courette où rien ne poussait et que les animaux évitaient plus encore que le reste. Il avait bien essayé un sort ou deux, mais il était incapable d’user de ses pouvoirs à proximité des murailles ou justement, dans cette fameuse courette… Après plusieurs heures, il avait décidé de concentrer son attention sur les portes, ce qui l’obligeait à un manège étrange d’allées et venues pour s’éviter cette peur transie qu’il sentait grimper le long de son dos dès qu’il se plaçait au centre de la courette. Têtu, il refusait d’abandonner ou de se laisser envahir par l’angoisse des lieux. Il voulait en apprendre plus et il le ferait ! Mais les portes refusaient tout simplement de s’ouvrirent…

Il en était finalement à se demander comment parvenir à les forcer et proche de vouloir employer un bélier portatif lorsqu’il entendit un bruit discret derrière lui. Son sang ne fit qu’un tour, alors que la peur lui faisait rater un battement. Il se retourna d’un bond, le cœur battant, persuadé stupidement que quelque chose d’horrible allait lui sauter dessus. Quelle ne fut pas sa surprise en voyant un autre elfe se tenir soudain devant lui là où un instant auparavant il n’y avait rien. Qu’est-ce qu’il faisait là enfin ?! On l’avait envoyé voir les sanctuaires ? A voir sa tenue, c’était un soldat de l’armée… Artaher avait remarqué sa disparition et décidé de l’envoyer chercher ? Il le craignait un peu et n’avait strictement aucune envie de s’expliquer face à son père. Bien au contraire, voir la trogne du général était la dernière chose qui pourrait lui faire plaisir. Là dans l’instant, il voulait continuer son investigation. « Ne m’approchez pas… » fit-il d’une petite voix, avec cette impression désagréable que les sons n’avaient rien à faire là. Ah non hein ! Il avait passé des semaines surveillé par des gardes à cause de son père, on n’allait pas encore le contraindre ! Hors de question ! Il recula très lentement, sans quitter l’autre elfe des yeux, et frémit en sentant un instant les portes contre son dos. Mais il fut une fois de plus très surpris, car au lieu de se trouvé plaqué contre elles, il… passa au travers ?! Il se sentit littéralement passer au travers des portes, perdant son équilibre au passage et battant un instant des bras avant d’être engloutit à l’intérieur. Il tomba sur les fesses, sur une surface lisse et dure qui n’avait rien de confortable. Il grimaça, se releva très vite et regarda un instant alentours… l’intérieur était sombre et aussi sinistre que l’extérieur. Non, davantage en réalité. La brume légère était encore là, à l’intérieur même du bâtiment…

Il n’hésita qu’un instant, le temps de faire fi de l’inquiétude instinctive d’un tel lieu. L’autre elfe était en train de le suivre et il n’avait aucune envie d’être rattrapé. Il ne se sentait apparemment pas encore mal, et ne voulait pas être rattrapé… aussi se mit-il à courir, s’enfonçant dans le dédale sombre jusqu’à un premier embranchement puis tourna à droite et réduisit l’allure quelque peu, se contentant de marcher d’un bon pas, quoi qu’avec prudence. Il prit un morceau de roche crayeuse blanche, et posa sa main libre sur le mur de droite afin de le suivre et de pouvoir noter les embranchements…

Ce n’était pas seulement le côté labyrinthique des lieux qui l’inquiétait et grattait la corde pourtant solide de ses nerfs. C’était la sensation lancinante d’oppression, de malaise et d’un quelque chose de malsain qui pesait sur son esprit et le faisait légèrement trembler alors qu’il marchait en se faisant le plus décidé possible, pour s’enfoncer dans les enfilades de couloirs et échapper au soldat qui le poursuivait. Il avait décidé de ne pas se laisser attraper, mais alors qu’il persévérait vers l’avant, il gardait tout de même cette horrible certitude qu’il allait d’un moment à l’autre se sentir mal et devrait retraverser tout ce qu’il avait engloutit de chemin dans le sens inverse sans se perdre. S’il n’y parvenait pas… et bien disons qu’instinctivement, il était certain de ne jamais ressortir de là. Cependant, alors qu’il allait arriver au bout du couloir, quelque chose dans le noir total qui semblait faire barrage devant lui l’arrêta immédiatement. Il rata un battement, se sentit trembler jusqu’au plus profond de lui et manqua tout simplement s’effondrer sur place. Tremblant, il sursauta à nouveau en entendant le soldat lui parler et jura intérieurement… et zut, voilà qu’il revenait au point de départ. Mais pour le moment, l’autre était le cadet de ses soucis. Il ne lui accorda qu’un regard rapide, une découverte beaucoup plus alarmante et problématique venait de poindre. Jusque-là, l’angoisse latente des lieux l’avait obnubilé dangereusement, au point qu’il n’avait pas remarqué la détérioration de son état. Mais il se sentait déjà faiblir et n’avait pas du tout envie de rester dans cet état plus longtemps qu’il n’était nécessaire. L’autre voulait sortir… Il déglutit sensiblement, se força au calme et répondit, d’une voix faible, presque un murmure, comme pour éviter de venir titiller… il ne savait quoi, mais il ne voulait pas le titiller. « Donnez-moi un instant » Il n’attendit aucune réponse à ce qui était presque un ordre et avança jusqu’au bout du couloir sans plus attendre. Il n’avait pas assez de temps devant lui pour procrastiner hélas, et seule cette idée-là couplée à la certitude qu’il allait de plus en plus mal physiquement avec les secondes qui passaient, lui permit de trouver le courage de braver la terreur que cette obscurité lui apportait.

A mesure qu’il approchait de la fin du couloir, la terreur se faisait de plus en plus grande et tout son être n’aspirait plus qu’à fuir à toutes jambes dans le sens inverse. Une horrible sensation de faute, de quelque chose de malsain, de contre-nature, l’étreignait avec la puissance d’une poigne draconique. Ses bras, ses épaules, ses jambes… il tremblait affreusement et se demandait encore comment il parvenait à avancer. Et lorsqu’enfin il déboucha dans la salle, ce fut pour s’arrêter net. Il avait eu l’impression de prendre des heures à arriver là, alors que ce n’était que quelques secondes, tout au plus. Mais ce qu’il avait soudain devant ses yeux fut comme le retour de la détermination qu’il avait mise à avancer en un coup de poing gigantesque qui le fit hoqueter et ravaler un sanglot. Ses yeux déjà baignés de larmes clignèrent, comme si il essayait de savoir si ce n’était pas une horrible illusion, une hallucination façonnée par son imagination encore fertile par rapport au suggestif d’un lieu aussi sinistre. Mais non. Un instant, son cerveau ne parvint tout simplement pas à saisir l’ampleur et le révoltant de cette scène… ou plutôt ne voulait pas tant il pensait être dans un affreux cauchemar et devenir fou. La salle était énorme, haute de plafond, de telle sorte qu’on ne le voyait pas, dissimulé par cette espèce de brume bizarre et délétère. Les proportions exactes lui échappaient tant elle était large, ou peut-être était un simple effet d’optique ? Dans son état il avait du mal à savoir. Les murs étaient en eux-mêmes parfaitement lisses, sans la moindre gravure, sans ornement, si lisse en vérité qu’il n’existait aucune aspérité, y compris sur la jonction du couloir. Et pourtant ils exsudaient une impression étrange d’enfermement, une détermination à ne rien perdre de ce qu’ils entouraient. Il n’avait pas besoin d’explications, son cerveau comprenait seul, tout en souhaitant ne surtout pas comprendre.

Une prison… c’était une prison qu’il y avait là. La plus infâme jamais construite. Le sol était lisse et à niveau jusqu’à un mètre devant lui, puis descendait sensiblement, se creusant sur une large distance. D’ici, il ne voyait absolument pas les détails de ce sol qui de toutes façons l’intéressait bien moins que ce qu’il soutenait. Des corps. Des centaines de corps… étendus là, comme morts. Disposé avec un ordre incompréhensible sur la surface lisse. D’ici, il ne pouvait dire s’ils étaient en vie ou non, il ne lui semblait pas cependant. Une impression encore renforcée par… il n’osait pas savoir ce qu’était exactement le tendril scellés à leurs nombrils, mais cela ressemblait à un boyau sombre et véreux, un boyau abominable d’apparence, à telle point qu’il sentait une puissante nausée l’attaquer en l’observant. La bile lui emplit la bouche et il plaqua une main sur celle-ci en tremblant alors que ses yeux écarquillés suivaient bien malgré eux le chemin depuis l’un des corps vers ce qui emplissait la salle. Une sphère, noire, reliant l’intégralité des boyaux… une sphère étrange, sombre mais non pas lisse, pas aseptisée. Cela ressemblait à un tissu vivant, de la chair sans en être. Dans un haut-le-cœur plus intense encore au point qu’il dû déglutir avec un goût amer dans la bouche, il se rendit compte que la sphère pulsait légèrement. C’était presque impossible à saisir, mais elle pulsait, comme un cœur battant ou comme… comme quelque chose qui aspirait. Aspirait au travers des boyaux. L’idée le rendait proprement malade. Comme dans un cauchemar (car comment aurait-on pu parler de rêve en cet instant) il se sentit avancer encore, mue par autre chose que sa propre volonté. Il s’approcha jusqu’au bord du cercle creusé et examina les corps d’un œil vitreux, des larmes silencieuses lui coulant sur les joues.

La majorité des corps portaient un uniforme unique qu’il ne connaissait pas et n’avait vu nulle part dans les livres de la grande bibliothèque. Ce n’était pas un uniforme impérial humain, pourtant c’était des humains… des Alayiens alors ? Mais d’où venaient-ils ? Pourquoi étaient-ils là ? Qui étaient-ils ? Il n’y comprenait rien et l’horreur ambiante n’aidait pas son esprit à prendre du recul. Il s’apprêtait à reculer et finalement partir lorsqu’un vertige le prit, mais une vision à la périphérie de ce qu’il pouvait voir des corps le troubla assez pour qu’il s’approche. Plus loin, il y avait des Armandéens, des humains et… un elfe ? Un jeune elfe… et une de ses connaissances. Pas un ami mais… la vision d’un elfe ici manqua l’achever. Il était incapable de savoir quoi faire et n’avait plus le temps. Il fallait se décider maintenant. Si il l’aidait il ne pourrait plus repartir, il ne se sentait déjà pas la force de le faire, mais si il restait, que faire pour le secourir ? De près, les boyaux étaient sombres et luisant, comme visqueux, et le sol était légèrement humide, semblant suppurer de quelque chose d’immonde qu’il préférait ne pas connaître. Inspirant profondément, il finit par se détourner. L’idée le révoltait, il n’était pas altruiste, mais laisser cet elfe-là, ainsi que les autres, le rendait malade et il s’en voulait… mais il lui fallait sortir. C’était un risque qu’il n’avait pas le courage de prendre. Pas là en cet instant, et si il pouvait rerentrer… alors peut-être. Se détournant, il commença à marcher vers le soldat, incapable de parler..

Dans le brouillard glacé qu’était son esprit, il parvint à vaguement comprendre les gestes du soldat et une faible part de lui, encore objective et raisonnable, quelque part tout au fond de lui, se demanda avec une agressive acidité si cet imbécile avait seulement conscience qu’il était proprement en train de dépérir lui-même et qu’il ne restait vraiment pas assez de temps pour se préoccuper d’autrui. Mais au final, ça n’avait pas d’importance, si l’autre voulait mourir là qu’il reste donc, lui n’avait plus envie de de ressortir et de s’allonger dans l’herbe, au soleil, et de se laisser envahir par les milles et une sensations de la vie. Il voulait plonger les mains dans la terre et s’assurer de son contact rassurant ou même, et sans honte tant il avait peur, se blottir dans les bras de sa mère et ne plus jamais en bouger. Il fallait absolument sortir d’ici… Il avançait pourtant avec difficulté, les jambes tremblantes et, frissonnant de froid et d’une angoisse viscérale, sourde, qui le prenait aux tripes et refermait ses griffes glacées sur son petit cœur palpitant désespérément. Un pas, puis un autre… la salle lui paraissait encore plus immense et menaçante ainsi et il répugnait totalement à tourner le dos à cette sphère étrange, imaginant déjà l’horreur lancé des tendrils à sa suite pour l’attraper, comme le monstre de cauchemar qu’elle représentait. Il se sentait comme une vulgaire petite souris, minuscule, frêle, fragile… la fatigue physique gagnait un peu plus de terrain à chaque battement de son cœur. La sensation était véritablement la plus terrible, horrifiante et angoissante qui soit…

Si sa volonté faiblissante pensait encore à atteindre les portes du sanctuaire, son corps et son instinct, ou quoi que soit ce qui appréhendait les lieux depuis le début au fond de lui, savait déjà… et la constatation, la vérité, était proprement glaçante. Il était en train de mourir. Que devait-on penser lorsqu’on pouvait se sentir ainsi mourir, dépérir complètement… comment réagir quand on sentait sa force vitale s’écouler lentement hors de lui et aspirée ailleurs. A nouveau, il retint un sanglot, complètement terrorisé par cette vérité qui s’ancrait lentement mais sûrement, comme gravée au fer rouge en lui. Il était en train de mourir… il était en train de mourir… Il ne voulait absolument pas mourir. Il ne voulait pas ! Son instinct comme sa raison hurlait de concert contre la fatalité. Et pourtant, dans le même temps, quelque chose, comme une voix, ou simplement une projection de cet environnement malsain semblait complètement saper ce qui lui restait de volonté. A quoi bon après tout ? Même si il avait envie de vivre… il n’aurait jamais la force de refaire le chemin inverse, alors à quoi bon, à quoi bon essayer, puisque cela ne servirait à rien ? Plus que démotivé, il avait l’impression qu’un seul regard à son environnement sapait totalement son si maigre espoir… Pourtant, alors même qu’il se répétait en boucle que cela ne servait à rien et qu’il allait mourir, il continuait de mettre un pied devant l’autre, se refusant à se briser sous ce mantra.

Le répéter faisait bizarrement du bien, comme si ce n’était plus quelque chose de délétère mais un ennemi, une adversité réelle qu’il pouvait combattre d’une façon ou d’une autre. Il reprit sensiblement courage et se mit à avancer, ayant presque rejoint le rôdeur. Cependant, alors qu’il allait tenter de prendre la parole, quelque chose de glacé vint lui attraper la cheville. Son cœur sembla s’arrêter alors qu’une onde de terreur transie lui parcourait complètement et qu’il manquait s’effondrer en larmes sans plus avoir la force de quoi que ce soit. Il crut mourir là immédiatement sur le coup et était certain que, s’il regardait vers le bas, il verrait un boyau noir accroché à lui. Pourtant, avec une curiosité morbide, comme un condamné allant à l’abattoir, il baissa effectivement le regard et un profond soulagement ainsi qu’une grande perplexité s’abattirent sur lui. Il était désarçonné et complètement perturbé de voir que l’une des victimes de la sphère était… n’était pas tout à fait morte ou inconsciente. Instinctivement, son regard passa sur le boyau qu’il subissait… la chose n’était pas encore totalement formée, comme si… comme si encore fraîche. Une nouvelle vague de nausée le prit et il manqua réellement vomir, sur la pauvre victime qui lui tenait encore la cheville. Se plaquant une nouvelle fois la main sur la bouche, il observa la pauvre créature au sol.

« Je vous en prie... Aidez moi. Ne me laissez pas là, pitié... »

Il trembla un instant. La peau de l’homme était glaciale, sa voix rauque… Il était déjà faible. Sa poigne n’était pas forte, il aurait pu s’en libérer mais… mais étrangement, quelque chose d’autre le retenait. Si il s’arrêtait là pour l’aider, il mourrait certainement mais d’un autre côté il était tellement incertain de même parvenir à la sortie de toute façon. Se baissant tant bien que mal, il essaya de tirer l’homme sans vraiment y parvenir. Tournant la tête vaguement il souffla de son mieux à l’autre elfe.

« Aidez… aidez-moi à le porter… »

Il ne nota absolument pas que l’autre parvint à user de magie. Il n’avait pas assez de concentration pour ça. Tout ce qu’il voulait présentement c’était sortir et emporter ce pauvre homme en un lieu où il pourrait se faire soigner. C’était une chose que de se détourner d’une personne inconsciente, probablement morte, de se dire qu’il valait mieux se sauver, qu’on n’était même pas certain de lui venir en aide et qu’on gaspillait sa propre vie à le faire. S’en était une autre que de tourner le dos à quelqu’un que l’on savait en vie, qui vous regardait et vous suppliait d’une voix si horrible, comme déjà morte… C’était beaucoup plus difficile et c’était prendre sur soi que de participer de la mort de cette personne. Et s’il pouvait se montrer égoïste et mauvais jusqu’à un certain point, il n’était pas encore capable de prendre sur soi pour et de laisser cet individu là avec tout ce que cela comportait de mal. Mais il n’a pas assez de force pour le porter, pour ça il lui faut l’autre elfe. Aussi le laisse-t-il faire, se demandant comment il parvient encore à tenir debout après tant de temps en ces lieux. Ils auraient déjà dû s’effondrer alors pourquoi ? La réponse vint d’une voix surprenante qui retentit dans l’espace, avec cette même impression désagréable qu’il n’y aurait pas dû avoir de sons du tout ici. S’il avait encore eu assez de force pour ça, il aurait sursauté et reculé, mais il était à la limite et se contenta donc de vivre cette nouvelle frayeur sans plus de réaction qu’un léger tressaillement, ses yeux s’écarquillant sensiblement devant cette soudaine présence sortie de nulle part. Qui était-ce ? Pourquoi disait-il que c’était inutile ? Qu’est-ce qui était inutile ? D’essayer de sortir ? Cette impression et cette suggestion qui leur disait de rester là et de se laisser périr serait donc la bonne ? Un instant, il lui sembla se noyer de désespoir à cette idée. Non il ne voulait pas que cela soit inutile…

Cet homme était-il là pour les tuer ? Est-ce qu’il était celui qui avait construit tout ça ? Un début de réponse arriva bien vite, pour le détromper. Néant ? L’esprit du Néant était à l’origine de tout cela ? Mais pourquoi torturait-elle alors ses propres adeptes ? Qu’avaient-ils pu faire pour finir ainsi ? Est-ce que tous finissaient ainsi ? Et eux alors ? On voulait aussi les mettre là-dedans ? L’idée fit courir une sueur plus glacée encore dans son dos. Mourir, même d’épuisement était une chose, mais ça… c’était encore pire. Et se l’apprendre d’une voix aussi morne n’aidait en rien à ne pas paniquer. Mais d’ailleurs, pourquoi est-ce qu’il parlait ainsi ? Faisant appel à un soubresaut de volonté, il l’examina avec un peu de lucidité. Il était étrange, cet être, et dégageait un quelque chose qui ne venait pas d’un elfe ou d’un humain, et certainement pas d’un vampire. Un quelque chose qui, dans d’autres circonstances, aurait pu l’émerveiller. Mais il avait l’air fatigué lui aussi, autant sinon plus qu’eux et pourtant il avait l’air d’être encore capable de parler et de bouger convenablement… Mais bizarrement, il se sentait mal à l’aise de voir que cet être, quel qu’il soit, se trouve si fatigué. Le regard de la créature s’était planté dans le sien et un instant, il se confondit dans l’observation des prunelles, comme si elles reflétaient quelque chose d’étrange et d’intriguant. Ne pas avoir peur ? Il aurait dû le renvoyer sur les roses, rétorquer… mais étrangement, entendre ça, comme se faire offrir un nouveau, minuscule espoir, lui fit un bien fou, au point qu’il crut se remettre à pleurer. Il ne le fit pas cependant, mais son regard sembla tout de suite moins vitreux.

Il les avait aidés ? C’était pour ça qu’ils n’étaient pas morts ou effondrés au sol alors ? Mais pourquoi ? Il expliquait ce qu’il avait voulu faire, ce qu’il avait fait… beaucoup de détails auraient dû l’interpeler mais dans son état, il ne parvenait pas à penser complètement comme il aurait dû le faire. Cependant, la question le fit cligner des yeux. Le bien général ? Difficile à dire. La vérité était qu’il ne s’en était jamais préoccupé. Il n’était qu’un adolescent et certainement pas le plus altruiste qui soit alors… aider tout le monde ? Le bien général ? Il ne se voyait pas répondre par l’affirmative, dire qu’il irait loin pour. Ce n’était pas sa façon d’être. Mais d’un autre côté… cette chose abominable, s’ils pouvaient faire quelque chose contre elle, alors oui il le ferait. C’était trop horrible pour qu’on la laisse là. Alors qu’il essayait de répondre, quelque chose cependant vint l’effleurer. Il n’aurait pas su dire quoi exactement mais c’était simplement… un instinct ? Ou un instant d’empathie particulièrement fort ? Il ne savait pas. Il vacilla en s’avançant vers cette créature sortie de nulle part, avec ses étranges paroles et son attitude, et vint lui prendre une main en un geste frêle et tremblant, les doigts glacés et tressautant de façon infime sous les tremblements qui parcouraient encore son corps. « Qu’est-ce… qu’on peut faire ? »

La réponse ne mit pas longtemps à arriver, fort heureusement, aussi n’avait-il pas le temps de retomber dans cette horrible léthargie. Il fallait les tuer ? La Perle se nourrissait d’eux ? Une nouvelle onde nauséeuse le traversa à cette abominable idée. Absolument pas à celle de tuer ces êtres, mais bien à celle de leur sort. Les tuer serait peut-être charitable en fin de compte… Mais est-ce que ça permettrait vraiment à la perle de ne plus se nourrir ? Ne pourrait-elle pas continuer de les manger après ? A moins que ça ne soit leur énergie ? Dans tous les cas, si vraiment cela pouvait aider… Si cela pouvait sauver d’autres personnes, pourquoi hésiter ? Ils étaient condamnés de toute façon. Mais non, non disait le soldat, hurlait le soldat, comme si cela pouvait rendre cela moins vrai. Pourquoi non ? Pourquoi pas ? Ne voulait-il pas aider son peuple ? Sa famille peut-être ? Mais non apparemment il ne voulait pas… Et bien soit, lui le ferait s’il fallait. Enfin, il l’aurait fait si il en avait eu la force mais il n’avait pas d’énergie, pas d’armes et il y avait tellement de ces pauvres créatures… même si il avait pu physiquement le faire, cela aurait pris bien trop longtemps. Et ensuite ? Ils ne seraient pas allés très loin de toute façon. L’individu l’avait dit, ils ne pourraient pas sortir, ils étaient condamnés. Ça ne servait foncièrement à rien de monologuer des années. Pourquoi l’autre elfe se bornait-il ? On lui avait dit que ça ne servait pas et qu’en plus ce pauvre homme ne pouvait-être sauvé, même hors d’ici…

Cependant l’outrage semblait avoir eu un effet étrange sur leur invité surprise. Ils ne pouvaient pas agir finalement ? Il avait changé si vite d’idée que son esprit hébété et ralentit avait du mal à suivre son cheminement de pensées. Pourquoi subitement jouait-il les grands de cœur, se gorgeant de bons sentiments ? Ce n’était pas ça qui les servirait, et si effectivement rien ne pardonnait un meurtre, il fallait parfois assumer dans commettre pour une raison suffisante. C’était pourtant si simple dit comme ça. Pour le coup, il était réellement perdu. Mais il avait du mal à conserver ses certitudes sous le regard qu’on lui dédiait. N’importe qui aurait vacillé et douté, sous ce regard-là, il en était convaincu. Des chemins qu’il valait mieux ne pas emprunter ? Et lesquels alors ? Il n’arrivait de toute façon pas à penser assez clairement pour vraiment contempler cette affirmation sur le moment, et n’en aurait probablement jamais l’occasion au final puisqu’il allait mourir ici. Cela devenait de plus en plus clair et ça le glaçait, le terrorisait. Mais dans sa terreur, il avait les idées relativement claires même si il pensait à retardement. Les perles n’avaient pas englouties le royaume parce qu’il était ici, cet être ? Alors s’il partait comme il disait vouloir le faire… le royaume serait totalement détruit ? Il eut à nouveau peur, mais cette fois pas pour lui.

Il avait peur pour Enetari, pour Lisaë et même Artaher, pour Aegnor… et plus que tout, il avait peur pour son frère Aranël. Il ne voulait pas que son jumeau connaisse ça, qu’il soit pris par cette horreur ou meure tout simplement, vidé d’énergie, de cette énergie qu’il avait en abondance. Son cœur se mit à battre encore plus fort si seulement c’était possible. Pas son frère non. Il se fichait de mourir si son frère pouvait être sauvé. Aranël serait sans doute anéanti par sa mort, mais il serait en vie et il se reconstruirait. Il était si fort, plus fort que lui. Il avait confiance en lui. Aranël vivrait pour eux deux. « Ne le soyez pas… » chuchota-t-il doucement. « Vous nous avez permis de vivre quelques minutes de plus » Au moins assez pour, peut-être, faire une dernière chose ? Qui pouvait savoir. « Et vous avez protégé les nôtres au moins un peu… mais… s’il vous plait, faites une dernière chose » Il releva le regard vers lui. « Vous vous êtes épuisé ici mais… prenez le avec vous » Il désigna faiblement le soldat « Prenez le avec vous, qu’il puisse prévenir les nôtres » Il avait dit à Aegnor, le 10 mars, que les elfes devraient partir des bois… ça serait encore plus urgent. Ils avaient une chance de vivre si ils fuyaient et cela les ouvriraient peut-être du même coup au monde extérieur et aiderait à leur survie sur le long terme ? Qui pouvait savoir.

Il l’espérait. « Ou, si vous ne le pouvez, prévenez-les… s’ils partent… peut-être… » Il avait du mal à parler, et se concentrait en faisant un effort pour ravaler ses larmes. Son frère adorerait voir le reste du monde, il en était certain même si lui ne l’avait jamais vu. Il pourrait rencontrer des guerriers, et il aurait finalement son épée tant désirée… « S’il vous plait »

Il n’allait pas les laisser là alors ? Vraiment ? Ni l’un ni l’autre ? Le soldat n’avait rien compris à sa demande certes mais il aurait été le meilleur choix à sortir de là, autrement. Et pourtant voilà qu’on leur disait que ni l’un ni l’autre n’allait mourir ici. Le soulagement qu’il ressentit soudain à cette affirmation n’avait pas d’égal et pas de nom, c’était… c’était comme s’il était déjà mort et qu’on le ramenait à la vie, alors même qu’il tentait déjà de se concilier avec l’idée de sa mort. Ce n’était pas simple en vérité, et d’un seul coup sa jeunesse se faisait terriblement sentir. Il n’avait jamais appris ce genre de chose, il ne savait pas comment faire la paix avec sa propre mort ou comment l’envisager… du moins avant cela. Vivrait-il au-delà de cette épreuve ? Peut-être pas totalement… Il ne pourrait jamais oublier ce qu’il avait vu ici, il le savait déjà, c’était gravé comme une marque au fer rouge dans son cœur, comme une entaille nécrosée sur son esprit. Même si il sortait de là, il y avait fort à parier qu’il ne verrait pas le monde de la même façon, il avait réalisé trop de choses trop brutalement. Pourtant il refusait de se lamenter ou de parler. Il doutait d’être capable d’en parler en ressortant, quand bien même c’était ce qu’on leur demandait… prévenir leur peuple, qu’ils fuient, qu’ils quittent les bois, pour échapper au néant… pour cela il faudrait parler, heureusement alors que l’autre elfe était là, lui n’aurait pas pu. En l’instant, il observait l’être devant lui sans y croire, rendu muet… Ses sarcasmes et son venin s’étaient envolés depuis son arrivée en ces lieux mais plus encore à présent car même en essayant il ne comprenait pas la pensée de l’autre. Il n’arrivait tout simplement pas à comprendre qu’on puisse sauver d’autres personnes, alors même qu’on était épuisé et surtout de parfaits inconnus, dont la survie n’avait probablement aucune rançon pour soit. Et puis il réfléchit soudainement à la raison qui l’avait poussée à vouloir sortir l’alayien mourant de là… et ne la trouva tout simplement pas, le plongeant dans une plus grande perplexité encore.

Il ne put s’appesantir davantage là-dessus, la suite n’avait pas fini de le miner. Il ne comprenait pas toutes les explications, son cerveau était encore trop engourdis, mais ce qu’il comprit le glaça de plus bel. Devoir quitter la forêt était une chose, mais savoir qu’elle allait disparaître, engloutie par le Néant ? C’était une chose totalement différente. C’était voir disparaître une partie de lui importante, comme de beaucoup d’elfes… c’était voir le lieu de sa jeunesse et de milles et un souvenirs engloutit dans un gigantesque rien. Cessant simplement d’exister. Et eux avec si ils restaient… quelques semaines pour tout emballer et faire bouger un peuple entier ? Et où iraient-ils exactement ? Difficile à dire. Ça aussi ça faisait peur. C’était une chose que de vouloir explorer le monde hors des bois et une autre de perdre son foyer et d’être jeté sur les routes. Il se laissa approcher, trop perdu dans la contemplation d’un futur pour le monde difficile… Le contact seul, étrange, le ramena à l’horrible présent et il releva les yeux, se sentant soudain plus vif, assez fort pour remarcher et s’enfuir. Il observa un instant l’être qui les aidait, ses yeux remplis de l’effroi qu’il avait expérimenté en ces lieux et des questions sans nombres, muettes, ainsi que d’une très claire et accusatrice… A qui devaient-ils ce destin ? Pourquoi devaient-ils subir ça ? Il écouta une dernière fois puis se mordit les lèvres. Il ne laissa échapper qu’un petit mot avant de se mettre à courir, un petit mot qu’il n’aimait pourtant pas prononcer d’habitude. « Merci » Puis il détala aussi rapidement que son regain de force lui permettait, refusant de regarder en arrière, il avait trop peur de finir complètement fou s’il reposait les yeux sur cet endroit. Il courut avec le soldat jusqu’à la sortie, puis dans les bois, il courut à en perdre haleine sans que rien ne le retienne. Ce ne fut que bien plus tard, une fois seul au pieds d’un arbre qu’il se décida à pleurer une bonne fois pour toute.