Aujourd'hui était encore une belle journée pour la famille Mazette. Le temps n'était pas des plus cléments en ce moment mais ça n'empêchait pas les deux petites filles de la famille de sortir jouer aux exploratrices dans la boue et les tas de feuilles mortes. Comme à leur habitude, elles ne s'éloignaient jamais trop loin et faisaient attention à toujours rester à distance des gens louches. C'était un des nombreux codes de la famille, rien de plus, rien de moins. Mais lorsqu'elles virent leur grand frère sortir de la maison avec un carnet sous le bras, attachant la cape qui menaçait déjà de s'envoler à cause des bourrasques, elles accoururent vers lui en criant.

"Isaaaaaac ! Tu vas où ? Tu pars encore ? On peut venir ? S'il te plait dis oui ! Dis oui ! Dis ouiiiiii !"

Rien de bien anormal en apparence. C'était un jour comme les autres. Un bon jour. Et il rit comme à son habitude face aux moues implorantes de ses deux petites fées.

"Je vais à Bourg-en-Chardenais pour passer une commande, allez demander à papa si vous pouvez venir ! Normalement je passe la commande et je fais l'aller-retour dans la journée !"

Un sourire ravi venant des demoiselles accompagna ses propos et elles se regardèrent avec une idée derrière la tête avant de courir en riant vers la maison. Elles viendraient, il le savait. Ce n'était pas la première fois et sûrement pas la dernière. Il vérifiait ses itinéraires et évitait les heures creuses en général. Le danger n'était pas nul mais très faible et son père avait confiance en son héritier. La magie les protégerait. Isaac prépara la charrette tandis que les deux jeunes sœurs revenaient déjà en se pourchassant.

"Hep hep hep, les moustiques ! Si vous pensez que vous allez juste me pomper mon énergie, vous vous mettez le doigt dans l’œil ! Ellis, va noter sur le registre qu'on prend Vigueur au lieu de jouer au dragon avec la nouvelle cape que maman t'a achetée ! Quant à toi, petite tique, viens t'asseoir sur le banc en attendant qu'on parte."

Elles s'exécutèrent en ronchonnant mais se remirent à rire trente secondes plus tard en trouvant un nouveau sujet de jeu. Une fois tous installés confortablement derrière le fier Vigueur, vieux mais valeureux hongre percheron utilisé depuis cinq ans pour le transport de bois. Il connaissait les routes et savait économiser ses forces, Isaac savait qu'il pouvait compter sur lui par ce genre de temps capricieux. Ils partirent donc au pas en direction de Bourg-en-Chardenais, se chahutant déjà pour savoir qui tiendrait les rênes jusqu'à la prochaine intersection. Tout allait bien et après une heure et demi de route, ils entrèrent dans la forêt. Le chemin était légèrement plus étroit que le précédent mais les traces de roues au sol laissait savoir que la route était fréquemment empruntée. Et comme sur toutes les routes, il y avait des mendiants. Isaac n'avait pas pour habitude de leur donner de l'argent. Pour lui, c'était les encourager à continuer à mendier et il n'approuvait pas d'étaler ainsi la misère sur les routes publiques. Cependant, quand il était avec ses sœurs, il ne pouvait jamais dire non à une piécette.

"Oooh... La pauvre... Elle doit se nourrir avec des insectes et des feuilles dans la forêt..."
"Chut Danya, elle va t'entendre."
"Mais Ellis, imagine si un jour..."

Isaac coupa court aux chuchotements plaintifs de ses petites princesses. Une pièce en argent dans la main, il la tendit à la plus jeune avec un sourire doux sur le visage.

"Tu le dis pas à papa, hein ?"

Un clin d’œil de sa part déclencha un état d'euphorie chez la petite tête blonde. La plus grande quant à elle semblait commencer à bouder.

"Moi aussi je voulais lui en donner une..."

Mais personne ne releva la plainte. Danya saisit la pièce et se pencha sur la charrette pour arriver à hauteur de la mendiante. Elle lui tendit alors le cercle de métal en souriant de son sourire auquel il manquait une dent.

"Tiens c'est pour toi ! J'espère que tu pourras manger du pain avec ça !"

Mais quelque chose n'allait pas. Quelque chose à laquelle Isaac aurait du faire attention avant de donner la pièce. Quelque chose qu'il ne remarquerait que plus tard, lorsqu'il sera bien trop tard pour lui. Qu'est-ce qu'une mendiante faisait à deux heures de route du bourg le plus proche, seule et perdue dans les bois alors que lui même faisait attention à ne pas rester dans les zones sombres plus que le temps nécessaire ? Lui qui était pourtant si prévenant venait de faire une erreur bien trop liée à sa route. Une erreur qui coûterait sûrement au moins le prix d'une vie.

Donner de l'argent aux pauvres, c'était gentil tant qu'ils restaient loin. Isaac n'aimait pas la façon dont la mendiante semblait tenter de s'incruster dans leur vie. Même Ellis semblait commencer à ressentir du dégoût pour la misère ambulante qui tentait se se rapprocher d'eux. Ça avait pourtant bien commencé, il était toujours plaisant d'entendre les prières et louanges de miséricordieux redevable jusqu'à ce qu'ils commencent à vous demander de manière assez effrayante l'endroit où vous allez tout en vous conseillant d'être prudent alors qu'ils sont seuls au milieu de nul part ! Un malaise commençait à naître à l'intérieur du sculpteur tandis qu'il entamait sa réponse tout en essayant de couper court à la discussion.

"Nous allons..."
"A Bourg-en-Chardenais ! On va chercher du bois pour faire des sculptures !"
"... C'est ça."

Il foudroya Danya du regard et celle-ci lui tira la langue en retour d'un air espiègle. Elle n'avait pas compris que son frère n'avait pas eu l'intention de révéler leur vraie destination ni leurs intentions. Il était maintenant temps pour lui d'essayer de réparer les pots cassés comme il le pouvait.

"Ne vous inquiétez pas pour nous, nous connaissons bien la route. Il est plutôt inquiétant de voir une jeune femme seule dans ce genre d'endroit, d'autant plus si vous connaissez les dangers des environs."
"On a qu'à l'emmener avec nous !"
"Danya !"
"Mais quoi !? Elle pourra acheter son repas du soir comme ça ! Isaac dit toujours qu'il faut faire très attention sur la route ; on ne va pas la laisser toute seule, perdue dans la forêt !"

Malgré l'appui silencieux d'Ellis afin d'éviter toute conversation, la plus jeune avait encore réussi à saboter les plans de sa famille en quelques phrases innocentes. La moue qu'elle faisait à présent ne laissait que peu de libertés d'action à son pauvre frère. S'il ne faisait pas ce qu'elle voulait, il le regretterait. Et pourtant, il savait qu'il ne devait pas se laisser marcher dessus par la petite dernière des Mazette. En vain. Il implora intérieurement la clémence du Dracos Honoris avant de céder une fois de plus aux exigences de la petite princesse. Comme disait sa mère : "réserve aux autre le même traitement qu tu aimerais recevoir ; tout allié est appréciable quand on est marchand !". Elle était bien trop pauvre pour lui donner un jour de l'argent mais peut être un jour des gens auraient écho de sa bonté et sa clientèle s'étofferait ! Le jeune adulte se tourna vers la mendiante, résigné et tenta de paraître le moins déçu possible lorsqu'il prit la parole.

"Vous voulez qu'on vous dépose au village ? La charrette est vide, il sera facile de vous transporter jusque là bas."

Il vit du coin de l’œil l'air triomphal de a petite blonde et la petite tape que sa sœur lui administra pour la calmer. Parfois, il était bon de voir Ellis grandir. Ne plus avoir les deux à réprimander lui offrait un repos qu'il acceptait sereinement. Et en lui proposant de monter, il pouvait éluder la très indiscrète question des richesses. Elle se rendrait compte elle-même qu'il n'y avait rien à dépouiller pour le moment et à moins de vouloir faire de la revente de bois, rien à voler après non plus. Il pourrait glisser ses instructions à la plus grande des deux princesses une fois qu'ils auront embarqué le paquet. Si la pauvre voulait monter bien sûr.

Danya se contentait de faire la conversation avec la pauvre dame. Elle acquiesçait vivement de la tête à ses questions et même si elle de donnait pas de détails, se montrait très enthousiaste vis à vis de cette nouvelle venue. Ellis restait silencieuse mais riait de temps en temps en voyant sa sœur adorée s'amuser autant pour si peu. Elle n'était pas la plus aimable mais ne montrait aucun signe d'hostilité. Le trajet semblait aller bon train et pour elles, ce voyage était des plus amusants.

Quelque chose n'allait. Pas. Quelque chose n'allait vraiment pas. Quelque chose allait de moins en moins bien. Un frisson d'horreur courrait le long de l'échine d'Isaac au fur et à mesure que la mendiante parlait. Jusqu'à ce qu'elle sorte ses armes et qu'il entende le hoquet d'horreur de Danya, il n'avait pas osé se retourner. Il avait lâché les rênes de Vigueur et regardait la scène d'un air effaré sans arriver à se convaincre qu'il y était vraiment. Même les explications sur le poison lui semblèrent lointaines, comme si les mots n'avaient aucun sens à ses oreilles. Ellis s'était mis en bouclier devant Danya et regardait la menace droit dans les yeux en retenant ses larmes. De son côté, la plus jeune avait du mal à se retenir et un sanglot commença à monter dans sa gorge. Elle avait fait une bétise. C'était sa faute si sa famille était en danger. Elle allait être punie. Isaac la gronderait, puis sa mère, puis son père. Ou sinon elle allait mourir là. Les larmes roulèrent sur ses joues tandis qu'un long sanglot bruyant commença à s'échapper de sa gorge, sortant son grand frère de l'état de choc dans lequel il se trouvait.

Moins d'une minute était passée et Isaac semblait comme vidé de ses forces. Ses jambes tremblaient et ses yeux ne parvenaient à se détacher de la créature qu'il avait sous les yeux. Il fallut attendre que la dernière phrase qu'elle avait dit lui monte au cerveau pour que ses lèvres tremblantes ne parviennent à répondre d'une voix incertaine.

"J-Je préférerai attendre ce soir. Vampire."

C'était un constat. Son père l'avait mis en garde contre ces créatures à la peau pâle et aux yeux rouges lorsque la soif de sang les tiraillaient. Aucun des trois humains ne bougeaient. Isaac se voyait hurler à ses sœurs de fuir, de suivre le chemin et de courir tout droit jusqu'à la ville pour chercher de l'aide tandis qu'il retenait la vampire d'une façon ou d'une autre. Mais il n'en fit rien. Immobile, tremblant, paralysé par la peur, il resta planté là sans trouvé rien de plus à dire. De leur côté, Ellis et Danya s'étaient reculées jusqu'au fond de la carriole, le plus loin possible de ce qu'elles voyaient comme un monstre. La plus jeune tentait de retenir en vain les pleurs bruyants qui lui échappaient alors que sa sœur lui implorait de se taire en lui mettant la main sur la bouche. Comme si se faire oublier les sauverait.

Elle n'avait pas démenti le "vampire". Plus que le reste, cette prise de conscience avait fini de geler le pauvre Isaac sur place. Il se fichait de ce que la folle pensait de ses connaissances. Attendre le soir lui permettrait de trouver une solution, que quelqu'un passe dans le coin ou qu'il arrive à se rendre à Bourg-en-Chardenais avant d'être transformé en bout de viande lyophilisé. Gagner du temps, il n'y avait que ça de vrai. Peu importait dans quoi il s'engageait, gagner du temps était sa seule chance de s'en sortir. Il tremblait de la tête aux pieds mais les silhouettes de ses sœurs recroquevillées dans le fond de la carriole le forçaient à se creuser les méninges pour trouver une solution. Il avait la bouche pâteuse et avait eu du mal à articuler tant la peur paralysait ses mouvements les plus simples.

"C'est... Une question rhétorique, n'est-ce pas..?"

Il réfléchissait à toute allure à un plan. Il devait trouvé le moyen le plus détourné de parvenir à répondre à la vampire sans qu'elle ne se doute du stratagème. Pour ce qui était du jeu d'acteur, rien de plus simple : il n'y avait aucune comédie dans la peur qu'il ressentait. Mais l'intelligence et la ruse avaient toujours été deux armes dont on lui avait appris à se servir en toutes circonstances. L'heure était à présent venue de ne pas décevoir ceux qui croyaient en lui.

"Je veux dire... C'est pas comme si que les vampires étaient reconnus pour leur clémence... Je pense que vous mentez !"

Un défi, voilà qui pourrait sans doute leur faire gagner un temps précieux ! On lui avait toujours appris que les gens trop sûrs d'eux aimaient les défis afin de montrer qu'ils étaient supérieurs aux autres. Il ne restait plus qu'à prier pour que ce soit vraiment le cas cette fois-ci.

De leur côté, Ellis et Danya ne comprenaient rien aux plans de leur grand frère et la plus grande commençait à s'outrer la situation, regardant avec des yeux scandalisés les deux adultes à tour de rôle. La plus jeune, bien que comprimée entre sa sœur et l'angle de la carriole, ne se plaignait pas, trop occupée à manger sa cape pour étouffer ses sanglots.