Les tentes et les âtres ardents des Sans Vies se dissipèrent peu à peu derrière les cumulus, ondes écaillées de blanc dans la nuit noire. L'ambiance qui y régnait, bien que tumultueuse et ne convenant pas au calme recherché par la créature ailée, n'était pas la raison qui la maintenait à bonne distance du camp. Celle ci avait élue domicile dans les parapets rocheux, voisins de quelques kilomètres du camp vampire. Toutefois, Silarae n'était pas plus sollicitée que cela, et il lui arrivait de laisser ses ailes la mener dans les cieux. Sa principale occupation de la journée était de faire du ciel un terrain de jeu, dans lequel elle s'entraînait seule à voler, à osciller, à virer, à piquer, freiner, accélérer, cracher du feu...ces occupations qui emplissaient la totalité de son emploi du temps préalablement bien vide. Du campement, on aurait pu apercevoir une vague silhouette imposante percer les cieux, lorsque Silarae s'envolait très haut. Parfois, elle ne se contentait pas d'aller si haut qu'on ne puisse la voir. Elle s'éloignait tout simplement du campement, le laissant derrière elle, son désir d'explorer prenant le pas sur son être. C'était le cas ce soir là.

A la faveur de la nuit, brisant le silence nocturne uniquement de ses battements d'ailes, Silarae prit le large du campement. Elle prit de l'altitude, gratifiant l'air de grands battements d'ailes tandis que sa gueule s'arquait de plus en plus. Parvenu à une hauteur qu'elle jugea acceptable, la dragonne stabilisa ses ailes, se laissant planer au dessus des plaines. Voler était pour elle la manifestation la plus pure de la liberté. Et pourtant, libre elle ne l'était pas. Pas tant que son lié considérerait une allégeance comme plus légitime qu'elle. Attristé puis énervée par cette pensée, elle obliqua sa trajectoire, faisant de la surface terrestre sa prochaine destination. L'Immaculée traversa les nuées, redressant sa direction afin que d'elle jusqu'au sol se dresse une ligne parfaite, penchée vers les roches. Elle suivit cette voie là, repérant près de son lieu d'atterrissage un petit étang où elle escomptait s'abreuver. Arrivée près du sol, elle laissa ses griffes le labourer tandis que son corps lui infligeait sa masse à supporter. Dans les légers copeaux de terre éclatée propulsés par l’atterrissage, ajoutés à la poussière voisine, Silarae discerna parmi eux quelque chose à laquelle elle ne s'attendait pas.

Une silhouette aux premiers abords sombre se tenait au bord de l'étang. La condition de dragon provoquait des sentiments différends chez les peuples et même en leur sein. Adulés ou craints, recherchés pour leur sagesse ou traqués pour leurs écailles, les dragons étaient souvent source de scission et de schisme tant leur existence pouvait être remise en cause. Mais sur cet Être, elle sentit - par l'esprit - qu'il avait tout de celui qui n'avait rien en commun avec la populace mortelle. Celui-ci possédait une aura qui intriguait Silarae, une impression et un ressenti qu'elle connait, bien que ne s'étant jamais penché sur le sujet, elle ne pouvait donc pas en analyser la provenance. Intriguée par l'inconnu, elle cerna aisément son esprit avant de lui adresser ces quelques mots.

« Ami...ou ennemi ? »

La silhouette se dessina plus distinctement dans l'ombre. Noire parmi les ténèbres, seule sa chevelure immaculée couleur de glace brisait le sombre portrait qui se dressait devant la dragonne. Sa question, première de la soirée, demeura un instant sans réponse, laps de temps durant lequel la créature s'approcha de l'étang, prudemment, les yeux avisés rivés sur l'inconnu. Lentement et posément, sa langue s'humecta le gosier de la couche opaque, savourant l'effet de l'eau. Elle but par longues traites, cela n'ayant aucune incidence sur le niveau de l'étang, bien entendu. Sa soif étanchée, elle se parcourut les babines de sa langue suintante d'eau, avant qu'à nouveau ses yeux dorés se tournent vers son interlocuteur. Ce dernier répondit d'une manière qui amusa grandement l'Immaculée.

« Sage décision. »

Son nom fut présenté dans l'instant qui suivit. Une présentation plutôt tribale, dénuée de courtoisie sans frôler l'irrespect. Le ton n'était ni sec ou acerbe, sans pour autant être teinté de fausse soumission quelconque. Un tutoiement qui, dans d'autres circonstances, auraient arraché un grognement voir plus à la dragonne, mais qui dans le cas présent, l'amusait. Oui, il n'y avait aucun doute, cet Être lui plaisait. Silarae ne pouvait cependant pas affirmer si le ton qu'il avait employé était son ton quotidien, ou s'il répondait avec la même franchise dont la dragonne avait usée pour s'adresser à lui. Quoiqu'il en fut, cela lui plut. Elle put donc aisément gratifier le sol du poids de sa croupe, et se tenir face à...Roëric Alokor.

« Alokor...Ton nom ne m'est pas inconnu...dragonnier. Certains te recherchent, des Êtres...puissants...tu as des ennemis et des amis bien proches, Roëric Alokor. Achroma te connaît, mais ne parle pas de toi. Et moi aussi, je te connais, Vampire. Silarae...c'est ainsi qu'on me nomme. »

La dragonne massive joignit ses pattes supérieures entre ses cuisses repliées, tenant son gigantesque corps. Les ailes étaient repliées, et la queue entourait l'ensemble, acérée d'écailles, glissant sur l'herbe légèrement humide. La dragonne était excessivement satisfaite de sa trouvaille nocturne, ravie d'enfin s'entretenir avec un autre monteur. Toutefois, elle hésitait encore à faire part du projet qui lui pesait sur l'âme, celui de cette Elfe qu'Achroma avait nommée Lyroë...une caste libre de monteurs. Roëric était-il digne de confiance ? Comment accueillerait-il cette idée ? Si toutefois elle lui en parlait.

La nuit étoilée trônait au-dessus de la rencontre qui se tenait à la lisière de l'étang. Un vampire, banni de leur cité, traqué par leur prince, mais allié à un dragonnier pourtant fidèle à Lorenz pour lequel la dragonne n'avait que des sentiments envenimés par la haine et le désir de tuer. Un cercle intriguant, bien que même Silarae n'aurait été capable de dire s'il était vertueux ou...vicieux. Le dragonnier aborda le sujet alors qui liait presque intimement Roëric à Achroma : le fils de ce dernier, Zaphirel. Silarae le connaissait. Pas bien, mais ce n'était pas ce qu'elle désirait, encore moins de quelqu'un qui s'avérerait sûrement inutile. Toutefois, cet être était cher aux yeux d'Achroma avait su s'attirer la pitié de la dragonne, qui bien qu'elle le considérât comme un boulet, ne pouvait retenir son protectionnisme à son égard.

« Avec des Elfes ? A-t-il donc échappé à votre vigilance ? Mon lié sait-il tout cela ? »

Le ton était suspicieux. Le peu de dialogue que la dragonne entretenait avec son aimé limitait les informations qu'elle devait apprendre de lui. Zaphirel ne devait manifestement pas figurer dans ses priorités, voilà que le fils faussait compagnie au seul peuple qui l'aurait supporté pour se rendre avec une faction d'autres immortels, rivaux intemporels des siens. Décidemment, il était bien des choses et des mortels que Silarae ne comprendrait jamais, notamment leur irrationalité ou leur irrémédiable désir de s'entretuer.
Puis Alokor aborda un sujet qui en premier temps plût énormément à la dragonne...avant de la décevoir. Elle aurait dû s'en douter, elle n'avait pas sentie de présence draconique, elle concluait donc qu'elle était absente...Isyndar. Si prépondérant était le désir de Silarae de s'entretenir à nouveau avec les siens. Il n'y avait qu'avec eux que l'Immaculée se sentait chez elle, parmi son peuple presque éteint. Ce postulat attrista grandement l'amas d'écailles couleur de neige. Roëric questionna alors si le sang d'un des siens coulait sur les mains de Lorenz. Quelle tristesse. Si peu nombreux, et déjà la source intarissable des pires convoitises.

« Lorenz Wintel a effectivement vaincu l'un des miens. Folie lui avait pris de mener un assaut frontal sur son repaire. Mais Wintel commet l'erreur de croire qu'avoir vaincu Cymbor lui confère le pouvoir de nous vaincre. Sa chimérique emprise sur moi est tout autant illusoire que la puissance qu'il croit détenir, et je compte bien lui faire assumer ses torts. Les miens sont biens trop peu nombreux pour se permettre de tels fantaisies, j'en conviens, et les quelques privilégiés que nous avons élus ne devraient ne faire qu'un, et non prôner leur allégeance pour justifier leurs actes. »

La Dragonne des Neiges le pensait plus fermement que jamais. Roëric était pour elle l'unique dragonnier libre. Traqué, mais libre. Son allégeance n'appartenait à personne, et nul ne lui dictait sa conduite. Une fois sa dragonne en taille de le porter, ils parcourraient les plaines et les cieux, sans guerre les poursuivant. Et si des noises on leur cherchait, leurs courroux conjoints n'auraient nulle barrière pour les retenir. Là était le songe de Silarae. Vivre à l'écart avec les siens et leurs monteurs, un rêve qu'elle se jugeait digne d'appartenir, et dont elle voulait être une des piliers avec son dragonnier. Mais elle ne connaissait pas assez Alokor, et ne pouvant prédire ses réactions, elle s'abstint de dévoiler tous les gonds du projet. Cela, elle laisserait Achroma s'en charger.

La conversation prenait un tournant des plus intéressants. Roëric Alokor se révélait être un interlocuteur des plus francs, allant jusqu'à même partager certains points de vues les plus jalousement gardés par la dragonne. Il fallait croire que le dragonnier semblait également friand de l'idée de voir Lorenz à terre sans pouvoir se relever. Toutefois Silarae ne souhaitait pas faire du monarque leur sujet de discussion. Vivre autour de son campement était déjà assez pénible pour elle sans qu'elle doive en parler avec les individus qu'il lui était donné de rencontrer.
Le semblant de discussion qui tournait autour de Zaphirel ne semblait pas non plus être le bon. Il était question de Shaynar, créature céleste tout comme Silarae, d'un Baptistrel et d'une Elfe, un trio bien particulier qui semblait s'immisçer dans les affaires de la faction Vampire. Néanmoins, l'Immaculée ne pouvait que spéculer quand à la personne dite de « confiance » d'Alokor. Intérieurement, la dragonne espérait grandement qu'il s'agirait du dragon...

« La franchise accompagne tes paroles, le mensonge et la duperie n'y ont pas sa place. Tu as toute ma gratitude d'agir ainsi. Toutefois, il est plus aisé de mener des Mortels à s'entendre, que d'enterrer d'éventuelles rivalités entre nous autres, les dragons. Nos querelles peuvent durer des siècles, tant notre fierté nous pousse à ne pas reconnaître nos tords...si nous en avons. Je ne connais que peu de mes semblables, mais peut-être eux ont-ils leurs propres rixes internes. »

Alokor prit de nouveau la parole, et questionna la dragonne tandis que celle ci, pliant ses pattes supérieures, s'allongeait dans l'herbe sous la noirceur du ciel étoilé. Confortablement installée, elle écouta le dragonnier, dont le visage fut scindé par un sourire. Silarae n'était toutefois non coutumière du large attirail de sourires que possédait les Bipèdes, et ne pouvant donc pas y assigner une émotion, elle fit fi de ceci. Oui, elle en avait entendue parler certes, de ce peuple venu du Nord. Il était la cause de la volonté des trois peuples de se rassembler et de ne faire qu'une seule lance...

« J'ai entendu quelques dires sur ce peuple nordique, oui. Il est la source de beaucoup de perplexité au sein des Non Morts, mais d'après ce que j'ai senti, également chez les autres peuples. Ils semblent désirer vaincre les dragons et leurs liés...qu'ils essayent, et ils épouseront la forme de mes crocs, et la douceur de mes pattes. Ils s'embraseront par dizaines avant que le moindre de leur trait ne me touche, moi ou quiconque de mes semblables. »

Aucune colère ne semblait s'être rendue maîtresse de la conversation. C'était un postulat, et le dragonnier devait sans doute le partager également. On ne s'attaquait pas impunément aux dragons ou à leurs liés sans encourir l'immense courroux des cieux embrasés et des os broyés. Mais seuls et séparés, ils seraient faibles. Unis et ne faisant qu'un, les dragons et leurs liés ne seraient qu'une seule et même arme.

« C'est uni que nos semblables devraient combattre, Roëric Alokor. C'est dans une seule lignée que les dragons devraient dominer les cieux, pas se les diviser en lopins de terrains. Nous sommes bien peu nombreux, et bien trop en danger, pour laisser les querelles raciales nous diviser. Ce schisme n'est pas le nôtre. Et celui qui a put être le tien jadis, ne l'est plus. Car tu n'es pas plus vampire que je suis Elfe...aujourd'hui tu es dragonnier, et il est de ton devoir de lutter pour la survie de tes semblables. »