Quand Kedrildan délaissait Trissi pour satisfaire la faim de sa compagne ou la soif inextinguible qui lui rongeait les entrailles, la petite dragonne argentée n'avait que peu d'activité de substitution. Bien sûr, elle aurait pu l'accompagner par la pensée, le noyer de mille récits, d'autant de questions, et d'au moins le double de mesquinerie dont elle avait le secret, mais elle décidait parfois que le vampire ne méritait pas qu'elle l'accompagne en pensée s'il faisait fi de sa présence pour la jeter dans le gouffre de l'ennui.

La tente, même si elle conservait ses attraits chamarrées, et la curiosité qu'éveillait ces milles choses dont elle ne saisissait le sens qu'à demi, en venait à la lasser. Le vampire s'en allait de nuit, ne laissant pas à l'Argentée le loisir de prendre en chasse les poussières qui dansaient dans les fins rais de lumière auquel Kedrildan n'avait pas su interdire sa demeure - à moins qu'il ne les ait toléré à dessein pour le plaisir de sa compagne à les assaillir tel un chaton.

Dans cette nuit morose tissée de monotonie, l'Argentée choisissait bien souvent la facilité de se lover dans un songe sans fin qu'égayaient les échos de sa mémoire ancestrale. Lorsque cette perspective ne suffisait pas à séduire son esprit avide de découverte, elle déambulait sans but sous la tente, attaquait une chemise posée sur le dossier d'une chaise, le rebord d'un drap qui dépassait du lit, ou encore quelque plume légère qu'elle avait tôt fait d'éloigner de sa position première. Mais cette chasse illusoire la lassait vite, et l'Argentée choisissait bien souvent la sieste comme exutoire à son ennui tenace.

Il en aurait été ainsi cette nuit-là, si quelque stupide papillon de nuit ne s'était pas égaré sous la tente. Kedrildan, pas plus que Trissi, ne ressentait le besoin d'éclairer la tente d'une quelconque manière, aussi l'insecte s'était-il perdu de son propre fait, sans lumière trompeuse pour l'y mener. A trois reprises déjà, Trissi avait manqué de peu de s'en saisir - bien qu'elle sut qu'il représenterait une proie lamentable, trop peu de chair pour des ailes poisseuses - mais l'insecte se dérobait toujours, presque par chance, pour aller se poser plus haut, hors de sa portée.

Furieuse de voir le papillon de nuit se poser près du lit - qui était son nid, son antre, son repaire, et en rien la retraite attendue d'une proie - Trissi se précipita en battant furieusement des ailes et à sa grande surprise, l'effort l'arracha au sol allant jusqu'à l'emporter plus loin que le rebord du lit pour l'envoyer tournebouler dans un charivari de draps. De ses émotions trop fortes, Kedrildan perçut l'écho, et c'était peut-être assez pour le distraire de sa chasse, aussi lui adressa-t-elle la pensée la plus neutre qu'elle put trouver.

° Ce n'était qu'un rêve de dragon. Plaise à mes ancêtres, mais par leur souvenir, j'aurais juré que je volais. °

Hors de question de partager avec le vampire cette envolée lamentable et cette chute pathétique. Néanmoins fière d'avoir volé, Trissi oublia complètement le papillon pour s'absorber dans ses exercices de vol. Bien vite, elle s'aperçut que l'envol et l’atterrissage lui posaient bien plus de difficultés que le vol en lui même. Sans les parois de la tente et les obstacles, elle eut pu planer des heures durant...

~°~

Liberté ! La campagne filait en contrebas, et l'Argentée tirait enfin profit de ses ailes trop grandes qui la déséquilibraient jadis. Qu'il était aisé de se rire des bourrasques, d'orienter ses ailes pour profiter des courants ascendants, de se laisser porter sous l'oeil complice de la lune, avec pour seuls témoins quelques bêtes nocturnes qui détalaient avant que son ombre, plus vaste qu'elle n'était, ne les ait frôlées.

A Kedrildan, elle dirait qu'elle visitait le camp. Après tout, rien ne l'obligeait à rester sous la tente lorsque le vampire s'absentait pour se nourrir. Ivre de vitesse, loin d'être jamais rassasiée de son vol, l'Argentée n'eut renoncée à son escapade pour rien au monde.

Il fallut quelques lieues encore, pour que l'exaltation fit place à la fatigue, pour que ses muscles malmenés lui suggèrent de faire halte, et pour que faim et soif qu'elle avait jugulées dans sa liesse ne se rappelle à son bon souvenir. Doutant fortement de ses capacités à se saisir d'une proie, l'Argentée opta pour la facilité d'étancher sa soif, il était peu probable que le lac se dérobe, d'autant plus qu'elle y filait tête la première, comptant sur lui pour amortir sa chute.

Trissi fila vers le lac telle une étoile mourante, de sang et d'argent, et elle déclencha sur la surface paisible un cratère de remous bordé d'éclaboussures.

Cela faisait plusieurs jours déjà que la jeune Elfe avait quitté les bois de son enfance pour arpenter l'est de l'Empire. D'après son étude des cartes du continent, elle se souvenait d'un lac non loin de sa position. Le soleil était bas dans le ciel. Exténuée, Nalaïa espérait atteindre l'étendue d'eau avec que l'obscurité ne soit complète. A ses côtés, Argawaen trottinait pour suivre le pas pressé de la jeune femme. Le loup blanc semblait lui aussi épuisé par la marche qu'elle s'était imposée. Mais le pacte qui les liait le forçait à la suivre.

Les deux compagnons étaient parti à l'aube et avaient quitté les berges du fleuve Wylorel. En passant au sud du désert d'Esfélia, les rayons ardents du soleil avaient rendu difficile leur progression. Mais le chevalier des Larmes n'avait cessé de penser à sa quête. Alors ils s'étaient dirigés vers le Lac Noir. Ce ne fut qu'une fois la Lune haute dans le ciel étoilé que l'Elfe et son ami lupin parvinrent sur les rives de l'étendue d'eau. Sans prendre le temps de souffler, Nalaïa installa un camp sommaire et alluma un feu. Comme d'habitude, lorsqu'elle s'assit pour manger ses provisions, le loup au pelage immaculé vint poser sa tête sur les genoux de l'Elfe. Celle-ci le caressa et lui donna un morceau de viande séchée. En effet, la blessure à son flanc, bien que cicatrisée, ne lui permettait pas encore de chasser pour subvenir à ses besoins. Alors elle le nourrissait. La marche de la journée avait fatigué l'animal qui s'endormit presque aussitôt après avoir terminé son repas.

Avant de se coucher à son tour, la guerrière rousse examina la cicatrice d'Argawaen. Ce qu'elle vit ne lui plut pas. La plaie s'était remise à saigner et le pelage blanc était déjà poisseux autour. A voix basse, elle chanta en elfique. La peau se referma et le souffle du loup se calma. Une fois qu'elle fut sûre que son compagnon se portait bien, elle s'enveloppa dans une couverture et sombra dans un sommeil agité.


Un bruit la réveilla. En ouvrant les yeux, elle découvrit avec étonnement que la Lune brillait toujours dans le ciel. Un grognement attira son attention. C'était Argawaen qui l'avait tiré de son sommeil. Son regard couleur de glace fixait la surface lisse du Lac Noir. Pas si lisse en fin de compte. L'Elfe remarqua de fines vaguelettes vers le centre de l'étendue d'eau. Se débarrassant de sa couverture, elle se leva et se tint sur le bord de l'eau, le regard fixé sur les ondes qui se dessinaient sur l'eau. Aucun doute, quelque chose avait heurté la surface du liquide. Le loup blanc vint se placer à côté du chevalier des Larmes et sa truffe humide vint renifler les doigts de celle-ci qui comprit que son ami était apeuré. Qu'est-ce que cela pouvait bien être? Nalaïa ôta ses vêtements chauds et se glissa dans l'eau glacée. Elle n'eut pas le temps de s'avancer bien loin qu'elle vit surgir une forme. Après un instant d'hésitation, elle se dit qu'elle avait rêvé. Elle croyait avoir vu un dragon. Ce n'était pas possible...

Sa mémoire avait menti. A en croire ses ailleurs, l'eau était tiède et douce, un délice revigorant qui permettait de se nettoyer les écailles de la poussière accumulée. L'eau du lac n'était qu'une chape glacée qui ruinait ses efforts, et c'est à grand peine qu'elle creva la surface de son frêle museau pour aspirer une goulée d'air et s'empêtrer de nouveau dans les flots.

Si elle avait disposé de l’entièreté de ses forces, elle se serait moquée de l'obstacle. A bien y réfléchir, se mouvoir dans l'eau n'était pas si malaisé pour une dragonne taillée comme l'état Trissi : sa finesse offrait moins de retenue, l'eau glissait de part et d'autre de son corps avec fluidité. En usant de ses vastes ailes comme de nageoires, elle aurait pu ajuster ses mouvements pour s'extraire du lac, la rive n'était pas si lointaine.

Mais l'épuisement avait gagné Trissi il y a de longues minutes déjà, et l'affolement dissipait tout entendement qu'elle eut pu conservé. S'agitant en tout sens, elle progressait autant vers la surface que vers le fond, par à-coups,

Lorsqu'une forme apparu à son côté, elle se dirigea vers elle sans hésiter, trop égarée pour y réfléchir. Une dragonne ne craignait rien. Qu'elle ne fut qu'une dragonne en devenir, une maigrelette créature aux griffes tranchantes mais portées par des membres frêles importait trop peu pour qu'elle eut conscience du danger de son acte.

Trop emportée par son vol, elle n'avait pas davantage perçu la présence du loup que celle de l'elfe, Pourtant, elle aurait pu déceler dans l'air l'effluve du prédateur, ressentir la peur qu'il inspirait aux proies tapies dans l'ombre. Au lieu de quoi, elle se précipitait d'une nage chaotique dans les bras d'une parfaite inconnue, dont les intensions pouvaient être des plus redoutables.

Ou, plus exactement, elle avait la certitude que Kedrildan lui aurait tenu semblable discours s'il avait su où elle se trouvait et en quelle posture désastreuse. Mais la petite dragonne n'en avait plus cure, ses ailes perdaient peu à peu la force de battre, maintenir sa tête à la surface lui coûtait, tirant sur ses muscles douloureux. Et parfois, il lui semblait que le monde tanguait, à la limite de l'inconscience où elle menaçait de sombrer.

Un frisson parcourut le dos de la jeune Elfe et elle sentit l'extrémité de ses doigts s'engourdir. Les eaux du Lac Noir était vraiment glacial. Mais l'être qui avait heurté la surface de l'eau semblait se débattre pour maintenir sa tête à l'air libre. Alors Nalaïa plongea sans prendre davantage le temps de réfléchir. Elle nagea jusqu'aux remous que créait la chose en bougeant. Elle n'était d'ailleurs plus visible. Le chevalier des Larmes eut beau scruter les eaux sombres, rien. Alors, elle plongea de nouveau. Elle parvint à saisir l'être qui se noyait et, tout en faisant attention à ce que sa tête ne soit pas immergée, elle le ramena sur la berge où Argawaen l'attendait.

En le tirant sur la terre ferme, elle remarqua que la Lune faisait étinceler des écailles d'argent. La guerrière elfique avait déjà rencontré un dragon, Atalos. Ou plutôt un dragonnet. Elle n'eut donc aucun mal à comprendre que ce qu'elle avait sauvé était un autre représentant de cette race si mystérieuse. Une fois qu'elle l'eut installé près du feu, elle eut le loisir de la scruter. Des écailles argentées recouvraient un corps fin. Le dessous de ses ailes était de la couleur du sang. *Il est magnifique!* pensa-t-elle. Sa poitrine se soulevait avec peine. Alors, l'Elfe entreprit de l'aider. Mais à peine avait-elle entamer un chant elfique que le loup blanc se jetait sur le jeune dragon. Nalaïa dut sortir sa dague et menaçait l'animal pour qu'il renonce et retrouve sa place derrière Nalaïa. Mais il resta prêt à bondir sur l'être étrange s'il menaçait la jeune femme aux yeux émeraude. Elle se tourna de nouveau vers celui qu'elle avait sauvé de la noyade et reprit son chant. La respiration se calma et reprit un rythme normal. Puis, elle alla à son sac et en sortit un autre morceau de viande séchée. Elle le déposa devant la tête du dragon et entreprit de le veiller...

[HRP/ Pour rappel, Trissi ne parle pas véritablement, elle transmet ses émotions et ses pensées, ce qui fait que Nalaïa peut ne pas comprendre exactement la teneur de ce que lui raconte Trissi, à moins qu'elle soit particulièrement affine du fait. /HRP]

Le monde tournait, s'effilochait par bribes. Le miroitement du lac, le reflet narquois de la lune lointaine, la fraîcheur moqueuse des sous-bois. L'Argentée ressentait tout cela. Il y avait cette forme bipède qu'elle n'avait eu le temps de cerner tout à fait. Elle avait senti des mèches humides effleurer ses écailles, des doigts précautionneux mais assurés se saisir d'elle. L'avait-elle sortie des eaux ? Comment le savoir alors que son esprit s'égarait, et que rien ne semblait plus être à sa place. Les étoiles papillonnaient aux limites de sa vision.

L'eau l'avait voulu engloutie, l'eau l'avait dévorée, elle avait glissée dans sa gorge, s'était infiltrée dans ses poumons. Il aurait fallu qu'elle la recrache, qu'elle s'ébroue comme si de rien n'était, qu'elle reparte à l'assaut du ciel, au lieu de quoi, ses forces faiblissaient, tout comme son cœur, désemparé de battre sans l'écho de sa respiration.

Sous la violence des tourments infligés à son corps, sa mémoire se fragmenta. Il lui semblait n'être plus que Trissi, la petite créature qui attendait de vivre, piégée dans son oeuf sans éclat, dans un coffret oublié dans les affaires poussiéreuses de Lorenz Wintel.

Il lui semblait avoir jailli des flots comme de sa coquille, sans réel souvenir des événements survenus précédemment. De son affinité naturelle pour les émotions non-formulées, elle perçut tout à la fois l'animosité du loup et l'émerveillement de l'elfe. Trissi pépia sans oser perturber le cours du chant. Sans qu'elle sut vraiment comment ni pourquoi, elle avait puisé dans la mélodie un profond soulagement et l'écho d'une peine immense, assortie de l'impression desespérante d'avoir égaré quelque chose, non seulement de précieux, mais d'irremplaçable.

Lorsque Nalaïa déposa la viande séchée devant elle, Trissi avait, à défaut d'avoir complètement récupéré, émergé suffisamment pour river sur l'elfe ses yeux parfum d'hiver. L'Argentée se désintéressa de la nourriture, non, comme à son habitude, parce qu'elle estimait mériter de la chair fraîche à chaque repas, mais parce que le manque qui l'affligeait outrepassait sa faim.

° Je suis Trissi. ° déclara la dragonne, et ces mots étaient siens sans l'être tout à fait, car égale à elle-même, la petite créature argentée n'eut certainement jamais adressé spontanément la parole à un être autre que Kedrildan.

° J'ai perdu l'être-cher-à-mon-cœur. C'était un humain, je l'ai attendu longtemps. Dans un village au sud d'ici. Au jour le plus court bien qu'il m'ait duré mille ans, il n'est pas venu danser. Le ciel l'a pleuré dans un déluge de flocons et je l'ai perdu. °

Malgré son traumatisme, la dragonne avait conservé ce ton impétueux qu'elle avait, celui qui laissait à penser que l'écouter était un dû, et qu'on la comprit la nécessité même.

° Comprends-tu cela, Dame-de-plein-été ?°

La petite dragonne ignorait le nom de l'elfe et s'en moquait presque, à la vérité, car elle n'usait pas pour s'exprimer du langage commun mais des pensées les plus vives et des émotions qui les portaient. Nalaïa, aux yeux de verte pousse, auréolée des flammes de sa chevelure, incarnait pour la dragonne la main-mise chaleureuse de l'été sur la fragilité du printemps.

° T'es-t-il aussi cher que l'est l'être-cher-à-mon-coeur ? ° s'enquit la dragonne en désignant mentalement le loup, cette forme imposante aux attitudes féroces.

° Il ne m'aime pas, mais je crois que l'être-cher-à-mon-coeur ne l'aurait pas aimé non plus. Il lui aurait tordu le cou et aurait fait de sa dépouille un vieux tapis pour lui apprendre ce qu'il en coûte de menacer un dragon. ° ajouta la dragonne, de sa cruauté tranquille qui vous éraflait le cœur mais sans penser à mal.

Nalaïa se souvenait parfaitement de sa rencontre avec Atalos. Il avait alors approcher son esprit en douceur. Ce ne fut pas le cas de la jeune dragonne affaiblie. Le contact fut brutal. Mais la jeune Elfe encaissa le coup sans un mot. Malgré sa bonne volonté, le chevalier des Larmes ne parvint pas à saisir le sens des paroles de Trissi. Cependant, jamais elle n'aurait osé le lui faire savoir. Alors elle acquiesça et laissa l'être aux écailles d'argent s'exprimer. Quand elle parla d'Argawaen, elle eut un mouvement de protection. Par magie, elle s'était liée à cet animal. L'entendre être désigné en ces termes ne lui plut pas. Elle devina finalement que Trissi ne pensait pas à mal. Alors, elle lui répondit à voix haute :

-Je suis désolée mais je ne sais communiquer avec mon esprit. Je me nomme Nalaïa Melanwan. Il est un peu l'être-cher-à-mon-coeur. Il s'appelle Argawaen et ne te fera rien si tu en fais de même. Mais que fais-tu par ici, jeune dragonne argentée? Où est ton dragonnier?

C'est vrai, comment se faisait-il que la jeune dragonne soit ainsi sans son lié pour veiller sur elle. Après tout, cela ne la regardait pas. Elle n'attendit donc pas la réponse et se tourna vers le feu. Après avoir rajouté une bûche, elle s'assit non loin du foyer et profita de sa douce chaleur. Les nuits étaient fraiches sur les rives du Lac Noir. Le loup blanc vint s'allonger contre elle et ses doigts fins se perdirent dans sa fourrure de neige. Elle tendit le bras et se saisit de son sac de voyage. Elle en tira ses dernières provisions et s'improvisa un maigre repas. Lorsqu'elle eut avalé l'ultime bouchée, son ventre réclamait toujours. Elle se tourna alors vers Trissi pour s'assurer que tout allait bien pour elle. La jeune Elfe remarqua que le morceau de viande était intacte. Elle le désigna à son compagnon et il se leva pour s'en emparer. Il revint près d'elle. Le regard émeraude de Nalaïa se perdit dans les flammes dansantes. Elle avait tellement de questions à poser à la jeune dragonne argentée. Sur ce que cela faisait de voler, sur le lien qui l'unissait à son dragonnier, sur ses connaissances, sur des milliers d'autres choses que les contes que lui racontaient sa mère avait pu soulever dans son esprit enfantin. Mais elle n'osait pas. Au bout de longues minutes de réflexion, elle se lança.

-Dis-moi Trissi, je peux te poser quelques questions ? C'est un honneur pour moi de croiser la route d'un dragon et j'ai un tas d'interrogations qui encombrent mon esprit. Pourrais-tu y répondre s'il te plait ?

[HRP/Mea culpa pour le retard, j'avais raté ton post. xD /HRP]

Trissi telle qu'elle était à l'accoutumée, n'aurait admit qu'on ne put la comprendre, qu'on put négliger la puissante précision des émotions vives pour leur préférer la sottise impropre des mots. L'Argentée, telle qu'elle était, rescapée des eaux, en aurait sûrement été attristée, si tant est qu'elle ait pu le comprendre.

De fait, la dragonne ne comprit pas cette teinte d'excuses et de regrets mêlées dans l'esprit de l'Elfe. Et comme toute chose qu'elle ne saisissait pas tout à fait, elle la balaya aussitôt. Elle perçut les noms pour ce qu'ils étaient, mais ne s'y attacha pas. Elle ne ressentait pas le besoin de les faire sien comme elle avait embrassé jadis, de toute la force de son âme naissante, celui de Kedrildan.

Elle les salua d'une trille, lâcher de clochettes dans le satin de la nuit. Elle saisit la question, une perle de curiosité dans un océan de mystère.

° Je me souviens de l'appel de lune, haute et lointaine. Je me souviens du vent fouettant mes ailes puis me portant. J'ai régné sur les cieux à la manière des étoiles mourantes, un vol fugace et étincelant. Je me souviens de la chute et du lac. Mais rien de plus. ° conclut la petite dragonne, perplexe.

° Je ne sais pas où est mon dragonnier, je pense l'avoir égaré, lui aussi. A moins que ce ne soit l'inverse. °

L'Argentée ressentait un vague sentiment d'urgence, comme si une nécessité ressentait en vain le besoin irrépressible de tambouriner aux frontières de sa mémoire. Lorsqu'elle s'y attardait, les bribes des souvenirs se dilataient, et elle ne revenait gorgée que du sentiment désagréable d'avoir manqué quelque chose qu'elle aurait dû savoir. Un battement de paupière plus tard et elle n'en avait cure. La mémoire lui reviendrait, celle des dragons ne disparaissait jamais tout à fait.

A pas lents sous l'oeil féroce du loup, l'Argentée s'était rapprochée du feu pour s'épanouir sous sa chaleur, laissant les flammes peindre ses mates écailles de vagues éclats fugaces, et rendre à l'écarlate de ses ailes une teinte plus chaleureuse. Avec délice, elle sentait l'étreinte du lac s'évaporer bien que les bribes de sa mémoire qu'il avait englouti ne lui revinrent pas. Sans quoi, elle n'aurait pas laissé le loup dévorer son repas, l'eut-elle dédaigné. Trissi n'avait pas l'esprit du partage. Lorsque Kedrildan chassait, il le faisait pour elle, non pour eux, et qu'elle dédaigna un mets indigne d'elle ne signifiait pas qu'elle autorisât son sacrifice à d'autres. Mais l'Argentée avait omis d'être ce qu'elle était, elle n'était qu'une dragonne égarée, hantée du fantôme de sa mémoire.

Le temps glissait, les grains s'agglutinant dans le sablier pour choir en amas. Un écoulement irrégulier, disgracieux, où certaines secondes filaient là où d'autres minutes traînaient, ponctuées seulement par le crachotement des braises, le craquement des flammes léchant l'écorce.

Les mots se dissolvaient dans l'air, sans prendre sens pour la dragonne. Ils étaient des instruments de piètre facture dont elle n'usait pas, une insulte à la véracité des émotions et des pensées qui elles seules fusaient là où les mots s'embourbaient. L'Argentée percevait la déférence de l'elfe, et la mention de son nom dont elle se sentait flattée, car ce mot-là trouvait en elle un écho précieux, bien que la voix de Nalaïa eut moins de velours que celle d'un vampire aux cheveux de flammes.

° Je suis toujours là, Dame-de-plein-été. ° répondit simplement la petite dragonne.

N'ayant nul besoin de mot pour s'exprimer, elle ne pouvait manquer les interrogations tumultueuses de l'Elfe. Et dans cette nuit désormais paisible, qui l'eut certainement moins été si elle avait pu percevoir les pérégrinations de sa moitié d'âme, elle ne ressentait pas le besoin de se soustraire à la compagnie de Nalaïa et de son loup aux yeux trop perçants.

Un sourire éclaira le visage de la jeune Elfe lorsqu'elle comprit que Trissi acceptait son interrogatoire. Elle n'allait pas se priver d'une si belle occasion de satisfaire sa curiosité à propos de ces êtres de légende. Alors que toutes les questions se bousculaient dans sa tête l'instant précédent, une fois l'accord de la jeune dragonne argentée, plus aucune ne vint franchir les lèvres de Nalaïa. Une longue minute, puis une seconde s'écoulèrent avant qu'elle ne parvienne à réorganiser ses idées. Enfin, elle posa une question et une multitude suivit la première :

-Qu'est-ce que cela fait de voler ? Tu grandis rapidement ? Et ton lié, comment tu as su que tu devais éclore pour lui ? Comment est votre lien ? Tu peux déjà cracher du feu ? Et la magie, tu t'en sers ? Pourquoi et comment ? Es-tu consciente de l'espoir que ta présence sur les terres armandéennes fait naitre ? Comment fais-tu pour gérer cela ? Que penses-tu des armandéens en général ? Et ta mémoire ancestrale, ça marche comment ? ...

Elle savait que la plupart pouvaient sembler naïves, enfantines, que cet "interrogatoire" était décousu et elle connaissait la réponse à certaines. Mais elle n'en avait que faire. Sa soif de connaissance n'avait pas été assouvie depuis longtemps déjà et cette rencontre opportune ne se reproduirait pas de si tôt. Elle était assise près du feu lorsque le premier mot de sa première question avait franchi. Mais, dans son excitation, elle s'était levée et avait tourné autour du foyer sous le regard bleu de son ami lupin et elle crut y déceler une lueur d'amusement. Sa première -et dernière, comme elle se l'était promise- slave d'interrogation terminée, elle se rassit et passa nerveusement sa main dans ses cheveux emmêlés et encore humides de son bain forcé. Un frisson la parcourut et elle se rapprocha du feu dont l'intensité commençait à diminuer. Machinalement, elle rajouta une buche dans le foyer et regarda les flammes se raviver et danser dans l'air frais de cette nuit peu commune. Puis son attention se reporta sur la jeune dragonne. Elle espérait tellement de ses réponses qu'elle se doutait déjà d'être quelque peu déçue.

La dragonne se sentait lasse, mais étrangement, d'une lassitude agréable. La torpeur et la fatigue musculaire, toutes deux conséquences d'une dure journée de labeur, doublée de la satisfaction de la tâche accomplie. Les souvenirs tourbillonnaient sans cesse dans sa mémoire confuse, égaillés tel un vol de moineaux qu'on aurait dérangé,

Déstabilisée, la dragonne se raccrochait à la simplicité de l'instant présent. Sous l’œil indifférent de l'astre lunaire, Trissi savourait la curiosité dont elle était l'objet. N'était-elle pas une créature fabuleuse ? Un être de magie enclin à susciter adoration et émerveillement ?

L'Argentée laissa à l'Elfe le temps de formuler ses questions, étalant son corps sinueux sur la fraîcheur de l'humus, laissant les plantes rases lui chatouiller la membrane des ailes.

° Voler... C'est respirer à grandes goulées après avoir suffoqué une éternité durant. C'est faire sien ce monde et ses mensonges, se sacrer roi de ces terres ineptes où cavalent des proies de toutes tailles. C'est se soustraire à la main des bipèdes, à leurs légendes autant qu'à leurs guerres. °

Ce disant, la petite dragonne agita ses ailes fatiguées avant de les clore contre ses flancs.

° Je ne sais pas. Le temps me paraît long quand j'attends dans la tente, mais mes ancêtres disent que cela ne dure qu'une infinie seconde. Je ne l'ai pas su. S'il ne m'avait pas trouvé, je crois que je serais encore là-bas... °

Lorsqu'elle évoquait son dragonnier, le regard de Trissi se faisait plus vague, comme si elle cherchait un fragment capital dans sa mémoire émiettée et peinait à le retrouver. Elle balaya la question au profit d'une autre, il y en avait tant que l'Elfe rendait la chose aisée.

° Je suis trop jeune pour user de magie. ° mentit l'Argentée, et il y avait une étincelle dans son regard ensorcelant qui rendait le mensonge plus criant encore.

Mais elle était dragonne, et aussi égarée fut-elle, elle ne pouvait révéler sans ciller les secrets de son sang.

° De l'espoir ? Que suis-je donc pour eux sinon l'écho d'un mythe ancien ? ° railla la petite dragonne.

Que les bipèdes viennent à s'émouvoir de la renaissance de toute magie, elle le concevait, qu'ils fêtent en liesse le retour à la vie de créature à même de dompter les cieux, d'incendier leurs cités et d'assassiner leurs têtes de bétail, cela semblait légèrement hors de propos. Bien sûr, tous n'étaient pas insensibles au charme de ces prédateurs-nés, mais cela ne les rendait pas forcément enclins à tolérer l'ensemble de leurs lubies.

° Pour la plupart, bien peu de choses. Que penses-tu des pinsons, des campagnols et des souris des champs ? Bien peu de choses, sinon qu'ils te sont parfois d'agréable compagnie à défaut subsistance à tes jours. Il en va de même pour moi. Ce qui ne peut m'être cher m'indiffère. °

L'Argentée s'exprimait sans émotion inutile, éraflant d'une vérité cruelle leur tranquillité vespérale.

° Je me souviens des jours passés comme si chacun de mes aïeux me prêtait ses souvenirs propres. °

Cette simple pensée était empreinte de nostalgie, comme si la simple évocation de sa mémoire ancestrale l'y plongeait à demi.

Si Nalaïa avait posé ses questions sans vraiment réfléchir, elle doutait d'avoir une réponse de la part de Trissi. Cependant, la dragonne argentée sembla se prêter au jeu. Alors, la jeune Elfe comprit sa chance et but avidement ses paroles. Elle crut saisir la sensation que devait procurer un vol et son explication sur le temps qui s'écoule. Elle nota l'étincelle dans son regard et devina le mensonge dans l'affirmation de ses capacités magiques. Elle eut plus de mal à comprendre l'Argentée quand elle lui expliqua sa vision des armandéens. Mais elle ne s'en formalisa pas et son esprit entier était concentré sur cet être mythique qui se tenait si près d'elle. Elle se remémora sa rencontre avec Atalos et se souvint que le dragonnet doré n'avait jamais éveillé une telle admiration en elle malgré sa taille imposante. La guerrière rousse sentit aussi la nostalgie apparaitre à l'évocation de la mémoire des ancêtres de Trissi.

Un long silence  suivit les derniers mots de la jeune dragonne. Nalaïa se refusait à briser la quiétude qui s'était emparée de la scène. Même Argawaen avait cessé de grogner contre l'écailleuse. Son regard se perdit dans les profondeurs du lac. Elle essaya d'imaginer le choc qu'aurait occasionné la mort de sa liée au dragonnier. Elle ignorait qui il était mais savoir qu'elle avait sauvé une partie de lui la réconfortait. Et qu'elle ait eu connaissance ou non des origines vampiriques de celui-ci, son choix n'aurait certainement pas changé. Elle posa son regard émeraude sur Trissi, allongée non loin d'elle. Elle se demanda ce qui allait advenir maintenant, comment elle retrouverait son lié, si elle aurait besoin de son aide...

Soudain, un mouvement à la périphérie de son champs de vision attira l'attention de l'être sylvestre. Se fiant davantage à son ouïe qu'à sa vue, Nalaïa chercha la source du bruit. Elle ne tarda pas à se rendre à l'évidence : ils étaient encerclés par une vingtaine de guerriers aux intentions belliqueuses. Aussitôt ce bilan fait, son regard fit le tour du camp, s'arrêtant un bref instant sur la jeune dragonne et le loup albinos. Cela lui suffit pour estimer leurs chances de s'en sortir. Elles étaient minces, très minces. Trissi était exténuée par son bain nocturne, Argawaen et elle avait marché toute la journée et n'étaient pas au mieux de leur forme. Jamais ils ne viendraient à bout de tous ces hommes armés. Non, il fallait trouver une autre solution. LA jeune Elfe sourit. Elle savait ce qu'elle devait faire. Sa jument palomino l'attendait dans un bosquet entre la Wylorel et le Lac Noir. Elle se rassit donc sur le sol en tailleur et murmura des paroles inaudibles. Puis, peu à peu, le chant s'amplifia et devint une mélopée douce qui fut emportée par la brise délicate. Elle modula ce chant jusqu'à le trouver parfait. Puis, elle se tut. L'air vibrait encore de la mélodie elfique. Un sourire satisfait illumina le visage de la guerrière rousse. Malgré les bruits des hommes s'approchant, elle demeura immobile, ses yeux émeraude fixant un point sur l'horizon.

De longues secondes s'écoulèrent, devenant des minutes. Alors que le doute commençait à envahir l'Elfe, un hennissement se fit entendre. Un rire léger et heureux s'éleva de la poitrine de Nalaïa. Cela avait marché. Elle se leva et prit son sac. Suivant son mouvement, le loup blanc se redressa à son tour. Puis, elle attendit, son compagnon assis près d'elle. Soudain, sous le clair de lune, la silhouette dorée d'Elwing. La petite jument passa près des guerriers sans leur prêter la moindre attention. Elle n'arrêta sa course effrénée qu'à l'ultime moment et vint poser sa tête contre l'épaule de sa maîtresse.

-Toi aussi tu m'as manquée. Mais maintenant, il nous faut nous dépêcher. Tu dois porter mon amie Trissi pour nous permettre de fuir.

Nalaïa appréhendait cet instant. Elle conduit la jument près de l'Argentée. L'animal gracieux rechigna à la vue du prédateur allongée près du feu. L'éclaireuse aurait bien accordé un peu de temps à Elwing si le danger qui planait sur eux n'était pas si proche. Elle entreprit de confectionner un "brancard" de fortune et la jument palomino se retrouva cheval de trait. La jeune Elfe plaça ensuite la jeune dragonne dessus et enfourcha l'équidé au moment même où les cris de guerre de leurs assaillants déchiraient le silence. D'une tape sur la croupe, elle lança Elwing à qui la menace des hurlements donna des ailes. Nalaïa la talonna lorsqu'elle ralentit. Un combattant en armure se dressait sur leur chemin, une sorte de massue à la main et un sourire de prédateur sur le visage. Elle dégaina son poignard, prête à frapper mais n'en eut pas besoin, les mâchoires puissantes d'Argawaen étaient passées à l'action et un flot de sang éclaboussa son pelage immaculé quand ses crocs transpercèrent la gorge de l'homme. Il les rejoignit sans soucis après. Les cris des guerriers trompés ne furent bientôt plus qu'un murmure dans le lointain et l'Elfe aux cheveux de feu consentit enfin à faire ralentir la petite jument. Sa robe dorée était maculée de sueur et elle respirait bruyamment. Toutefois, sa cavalière la força à garder le trot pendant plus d'une heure. Elle finit par descendre de cheval et marcha à côté d'Elwing. Après une autre heure de progession et alors que la nuit se teintait de rose, la guerrière rousse arrêta le groupe hétéroclite à l'abri d'un bosquet pour une pause bien méritée...

L'Argentée avait remis de l'ordre dans ses pensées, dans le flux d'émotions qui la traversait et qu'elle canalisait lorsqu'elle répondait aux questions de l'elfe. A défaut d'avoir pu dénouer les fils de sa mémoire, elle se trouvait curieusement apaisée. Lasse, indubitablement, mais en paix avec elle-même. La clairière au bord du lac, le loup blanc, l'elfe assis sur le sol parfumé d'humus, tout cela lui semblait relever de l'évidence même, comme parties entière d'un tableau qui eut été inachevée sans l'une d'elles.

Le silence qui s'ensuivit ne troubla pas la dragonne. Le silence était un allié, le complice d'une chasse réussit, le compagnon d'un vol planant, et la seule vraie voix des évidences. Une torpeur saisissait peu à peu la dragonne, celle des fauves repus, bien qu'elle n'ait rien mangé par ailleurs. Dînons de ce silence fort consistant, il s'étire à l'infini par delà les bras de la nuit. Les paupières de l'Argentée se fermèrent, rideau clos sur les prunelles de givre.

Il y eut un craquement sec. Non le mouvement d'un taillis qui s'échauffe et frémit d'une débandade dans les fourrées. L'avance trop sûre d'un prédateur qui rit avec le vent sans prendre soin de camoufler sa présence. L'Argentée eut un grondement rauque, elle se souvenait vaguement d'une attaque dans d'autres bois, d'une flèche perforant son aile... Fallait-il que cette battue soit pour elle, qu'elle soit la proie condamnée de vulgaires chiens piaffants attendant la curée ?

Elle était une dragonne, elle avait dompté le ciel, elle volait... Sauf ce soir. S'ils l'avaient vu choir, il la verraient fuir. A bout de force, elle aurait pu décoller, se fendre d'une progression fastidieuse vers ce firmament ami mais alors, elle aurait été une proie facile au vol pataud. Alors que Trissi scrutait les bois sur le qui-vive, l'elfe chantait, fait dont l'utilité demeurait fort controversée aux dire de ses ancêtres. Certains êtres, disaient-ils, amadouaient suffisamment le verbe malhabile pour altérer de mots le fondement même du monde.

Trissi hésitait sur la conduite à tenir. Son instinct lui criait de fuir, non de se terrer comme une proie dans ce sanctuaire inconnu. Les bois n'étaient décemment l'allié d'aucun dragon. Asile pour les proies qui se dérobaient sous leur couvert,
entrelacs de branches impropres au vol, et son tombeau peut-être, si les hommes l'attrapaient. L'Argentée se souvenait de la haine aveugle d'Elrond. Quelque douces soient les attentions de la Dame-de-plein-été, elle aussi pouvait changer d'avis à son égard.

Un hennissement suivi d'une cavalcade tira la dragonne de ses mornes songeries. A ce que comprit Trissi, l'elfe voulait que celle-ci soit traînée par la bête, idée qui séduisait à peu près aussi peu Trissi que la jument. Trop épuisée pour refuser, elle acquis un radeau branlant de branches feuillues attachées à la hâte et dut s'y cramponner de toutes la force de ses griffes. Le sol de la forêt n'avait rien de lisse, les cahots manquaient à chaque fois de l'envoyer bouler. Dans ses efforts désespérés pour rester sur le brancard, Trissi ne vit pas le loup régler leur compte aux plus imprudents des guerriers. Elle regretta amèrement ses ballades d'avec Kedrildan, où celui-ci lui offrait le secours de ses bras et la protection de sa cape lors de leurs chevauchées. C'était là un rêve nostalgique. Elle avait grandi, et malgré la force du vampire la chose n'eut guère été possible, sinon pratique.

Son radeau s'usait à vue d'oeil, le frottement malaisé des branches sur le sol irrégulier de la forêt avait tôt fait d'arracher les feuilles et les branches les plus sèches, obligeant la dragonne à se cramponner toujours plus haut sur son perchoir de fortune. Lorsque l'elfe calma enfin l'allure, il ne restait du brancard qu'une trame rudimentaire dont la dragonne se fit un plaisir de descendre d'un bond malhabile.

La marche n'avait jamais été le point fort de Trissi. Son corps longiligne s'y prêtait peu, ses ailes l'embarrassaient autant que sa queue et elle ne tarda pas à échanger l'ankylose de leur fuite contre des courbatures naissantes. Leur halte véritable fut un soulagement, et la petite dragonne se nicha sur une touffe de fougères.

° Crois-tu qu'ils nous suivront, Dame-de-plein-été ? °

Du peu que la dragonne comprenait des humains, ils aimaient à se lancer à corps perdu dans des entreprises irréalisables. Songeuse, l'Argentée réalisait bien qu'elle s'était encore éloignée davantage de là où elle venait, mais sans l'elfe elle eut eu grand peine à échapper aux guerriers. Et il était impensable de s'enfuir par le lac, sinon par la voie des airs. D'autres questions se heurtaient dans son crâne embrouillé, mais avant qu'elle eut pu y donner suite, le sommeil la saisit.

Nalaïa contempla le ciel étoilé un instant et prit une profonde inspiration avant de répondre :

-Je ne pense pas, je n'ai pas perçu la présence de chevaux. Nous poursuivre était alors impossible. Enfin, je l'espère...

Cette dernière phrase avait été murmurée à la nuit. Lorsque son regard se posa à nouveau sur la jeune dragonne, elle remarqua sa respiration lente et calme et ses yeux clos. Alors, elle lui chuchota :

-Dors, être de légende. Repose-toi. Demain, nous partirons à la recherche de ton dragonnier. En attendant, je veillerai sur toi. Dors Trissi, le Dracos veille sur toi.

En disant cela, elle avait détaché l'arc de sa selle et, son carquois passé en travers de son dos, était monté dans l'arbre le plus proche. Ainsi perchée sur une branche, elle possédait un poste d'observation intéressant. Si les hommes qui les avaient attaqués tentaient de les poursuivre, elle les verrait arriver. D'un chuchotement, elle signifia à Argawaen qu'il pouvait partir chasser à condition qu'il lui ramène une proie ou deux. Le loup blanc avait dressé les oreilles en entendant la voix de l'Elfe et émit un jappement à peine audible avant de s'enfoncer dans les bois. Bien sûr, le gibier qu'elle lui avait réclamé n'était pas pour elle mais pour la dragonne argentée endormie.

Le jour tardait à se lever et les paupières du Chevalier des Larmes se firent lourdes. Mais elle ne devait pas céder à la fatigue pour deux raisons : une chute de son perchoir risquait de lui être fatale et elle devait surveiller les alentours. Le loup albinos était revenu de sa chasse avec deux lapins et s'était allongé au pied du chêne dans lequel l'éclaireuse rousse était nichée. Celle-ci luttait toujours contre le sommeil et le combat devenait de plus en plus difficile. Mais, bientôt, l'horizon se teinta de rouge et les premiers rayons solaires vinrent illuminer le paysage. Lorsque l'astre lui-même apparut enfin, elle descendit avec une agilité que confère l'habitude de son poste d'observation et réveilla au passage Argawaen. Elle s'approcha d'Elwing et fouilla dans ses sacoches en quêtes de ses provisions. La petite jument broutait tranquillement et ne daigna pas lever la tête quand sa maitresse la caressa. Soudain, ses doigts heurtèrent un objet rond et assez lourd. Les traits marqués par la fatigue de Nalaïa s'éclaircirent pour laisser apparaitre un sourire. Elle saisit sa trouvaille et tira de la sacoche une boussole du coeur. Peut-être était-ce la clé qui lui permettrait d'aider la jeune dragonne. Préférant éviter de s'attirer les foudres de cette dernière en la réveillant, elle entreprit de se composer un repas frugal.

Lorsqu'enfin l'être aux écailles d'argent émergea du sommeil, la jeune Elfe attendit qu'il soit totalement réveillé avant de parler.

-Bonjour jeune dragonne. Je t'ai promis de t'aider à retrouver ton dragonnier. Je possède un objet qui pourrait nous aider. Mais avant tout, je te propose de manger un peu, conclut-elle en désignant les deux lapins tués par le loup blanc.

Si elle avait encore eu quelques forces pour ce faire, la dragonne aurait protesté vivement pour imposer l'évidence. Comment diantre auraient-elles rendu toute poursuite impossible, alors que le brancard de bois avait laissé derrière lui, sillon dans l'humus, branches brisées et plantes écrasées ?

Tant pis. Il fallait bien que le Dracos veille sur les enfants des dragons et sur les rêves évaporés de la petite Trissi. L'Elfe semblait aussi de cet avis, bien que la dragonne ne le sut jamais.

Lorsqu'elle s'éveilla, les membres endoloris - les fougères étaient bien moins confortables que le lit de Kedrildan - , la faim vient la frapper de plein fouet, bien plus que l'étrangeté de sa propre situation. L'Argentée trouva bien vite les lapins qu'elle dévora sans attendre permission - l'un des lapins avait déjà perdu un membre lorsque l'Elfe les lui désigna -, d'autant plus qu'ils étaient déjà plus tièdes que chauds, des caillots de sang marquant les zones où les crocs du loup avaient percé la chair. Il en coûtait toujours autant à la dragonne de souper des charognes d'autrui, quand bien les proies étaient-elles offertes entières. Qu'on lui réserva les meilleurs morceaux n'ôtait rien à sa rage de ne pouvoir chasser seule et se repaître selon son bon vouloir.

Lorsqu'elle eut achevé de sustenter, la dragonne reporta son attention sur le petit groupe insolite. La Dame-de-plein-été, dont la crinière s'embrasait lorsque s'y mêlaient les rayons du soleil, le loup blanc aux poils neigeux, tiré d'un hiver bien plus chatoyant que celui qui donnait ses teintes à la morne Trissi, et la jument, laquelle n'avait rien de semblables avec les destriers vampires auxquels s'était habituée la dragonne. La monture de la Dame avait un tempérament farouche, se défiait de la dragonne qu'elle surveillait du coin de l'oeil, et si elle paissait parfois non loin, elle prenait garde à ne jamais mettre son museau à portée des griffes de l'Argentée pour lui réserver la puissance de ses sabots, le cas échéant.

° Je ne crois pas que mon dragonnier se soit perdu. °

L'Argentée s'assit, sa queue lovée contre ses pattes ramassées.

° Je ne crois pas l'avoir perdu non plus. Il est là où je suis tout autant que là où j'irai. °

Ce qu'elle avait perdu, c'était l'évidence de son lien, l'écho de sa propre mémoire proche englouti dans la multitude de celles de ses aïeux, noyée dans leurs murmures pour étouffer la frayeur qu'elle avait ressenti en sombrant dans l'eau glacée du lac. Mais c'était comme égarer un objet précieux en territoire connu. Quoi qu'elle fasse, où qu'elle cherche, il ne pourrait que refaire surface.

Elle se souvenait de l'accent moqueur de Kedrildan, de son arrogance raffinée qui poussait chaque phrase au supplice d'être à l'image de sa splendeur féline. Elle se souvenait de leur duo meurtrier progressant par les bois, lui le prédateur silencieux, elle l'incarnation de leur faim. Elle se souvenait de leur connivence muette, des émotions fusionnelles qui les emportaient tous deux.

Mais l'Argentée avait oublié le chemin d'au-delà du lac. Elle ne savait plus crier son nom ni sentir sa voix intérieur ébranler les tréfonds de son âme. Elle ressentait le silence et non l'absence, aussi savait-elle qui ne l'avait pas quitté, pas plus que ce monde, pas plus que ce jour où son cœur avait cessé de battre.

° Mais si tu crois que nous devons aller par ce chemin-là, je te suivrai. °

La petite dragonne n'avait rien à y perdre. La fatigue l'accablait encore, elle ne se sentait pas prête à reprendre son vol - moins encore à l'avouer - aussi préférait-elle prétendre suivre l'Elfe par caprice que d'avouer qu'elle n'avait sur l'heure aucun autre choix raisonnable, avec les guerriers qui rôdaient dans les bois.

Trissi acceptait de la suivre. La jeune elfe avait douté, surtout après les étranges paroles de la jeune dragonne, mais finalement, elle avait accepté. Nalaïa ignorait ce qui la poussait à agir ainsi, cependant , cela l'arrangeait. Elle se hâta donc de rassembler leurs maigres affaires et de les fourrer dans ses sacoches. Elle posa un regard déçu sur les restes du brancard qui avait permis leur fuite. Il était inutilisable et aurait pourtant facilité leur progression. Soudain, Argawaen se leva brusquement et grogna. Le bruit d'une brindille écrasée parvint aux oreilles du Chevalier des Larmes. Un homme se tenait à proximité, se dissimulant sans doute derrière l'un de ses arbres imposants. Son regard émeraude balaya leur campement. Elle dut se rendre à l'évidence, seul le loup blanc pourrait l'aider. Elle se devait de protéger Elwing et l'Argentée.

D'un sifflement discret, presque inaudible, elle ordonna à son ami lupin de la suivre et tous deux s'enfoncèrent dans les bois. Elle trouva bientôt l'endroit où s'était tenu l'intrus et, grâce à son odorat développé, Argawaen la conduisit entre les arbres, suivant un chemin que lui seul percevait. Ils progressèrent ainsi pendant une dizaine de minutes avant que l'animal au pelage immaculé ne s'immobilise, aussitôt imiter par l'Elfe rousse. Celle-ci se concentra et perçut une respiration sifflante à quelques mètres de là. Elle se faufila silencieusement jusqu'à un arbre sur sa gauche. Cachée derrière son tronc imposant, elle put voir sans être vu. Et ce qu'elle vit lui glaça le sang. Une quinzaine d'hommes armés jusqu'aux dents et qui se préparaient à faire route vers Trissi ! Elle avait sans peine deviner leurs intentions en apercevant un géant portant les traces des morsures d'Argawaen. Elle vit aussi ce dernier contourné ces hommes et sut qu'il les considérait comme de simples proies. Elle devait trouver un moyen de les neutraliser sans que le sang coule. Il avait déjà trop coulé autour d'elle. Et pendant que l'éclaireuse réfléchissait, celui qui semblait être leur chef donna ses instructions...

L'Argentée se trouvait être égale à elle-même : prête à saisir l'instant présent comme sien, à savourer de voir la trame du temps s'amollir sous son empreinte et de fait, apte à s'évader des interdictions et des consignes si-tôt qu'elles étaient proférées.

Dans les manières implicites de la Dame-de-plein-été, cette prévenance mêlée de douces intentions qu'elle irradiait malgré elle, il se lisait sans peine qu'il eut été plus sage que Trissi l'attendit là dans ce havre de racines apparentes et de frondaisons baignées de lumière. Sage. Ce que l'Argentée ne pouvait se résoudre à être, hantée par trop de voix pour en supporter l'écho dans son immobilité.

A peine l'Elfe avait-elle tourné les talons que la petite dragonne avait filé dans l'autre sens, suivant la sente d'un lapin qui, dans ses rêves, aurait le bon goût de céder sous ses crocs et non sous ceux, non moins puissants du loup blanc.

Ailes resérrées contre le corps, la petite dragonne souffrait dans sa progression malhabile, les ronces la piquaient, les racines filantes s'aggripaient dans ses griffes, et la vermine s'acharnait à faire d'elle une proie des plus appréciables.

Elle dénicha au bout de son parcours l'entrée du terrier, et se trouva fort contrite de s'en arrêter là. Ses griffes ne se prêtaient pas à creuser, c'étaient des lames effilées dont elle n'aurait au mieux que labourer l'entrée du terrier sans jamais la dégager. Frustrée, l'Argentée laissa filer un feulement indigné.

Attaquant une fleur vive par dépit, elle trépignait de n'avoir aucune autre proie à déguster. Trop épuisée pour voler et chasser comme elle l'aurait dû, trop fière pour avouer à l'Elfe que la chair de deux lapins ne pouvait suffir à sustenter un dragon de sa taille, il fallut une subtile fragrance dans l'air pour l'arracher à sa vengeance contre ce monde indélicat.

Ses souvenirs s'agitèrent, et elle regagna suffisamment de force, dans sa curiosité, pour s'arracher au sol et gagner les hauteurs. Les bois ne plaisent guère aux dragons, leur dimension en fond davantage des barrières que des repaires. Il y avait plus au sud une plaine où les bois s'amenuisaient pour n'accueillir plus que quelques arbres épars. Et là, étincelant de lumière, l'un des siens s'accordait de toute évidence un délicieux bain de soleil.

N'en déplaise à Kedrildan, Trissi n'avait jamais eu cette défiance pour les siens si naturelle à son comparse, et c'est l'esprit léger qu'elle se porta à sa hauteur, se posant dans un long vol planant.