L'encre est d'un noir terne, aussi fatigué que les plumes du corbeau qui a apporté la missive. Le tracé des lettre est net et sans ratures, comme si les mots avaient été jetés sur le papier après mûre réflexion.


Ma chère soeur,

J'ai repoussé l'instant de prendre la plume et l'ai redouté tout autant, mais je crois avoir atteint un point de non-retour, où le non-envoi de cette lettre te coûterait plus que sa capture.

Je ne suis pas mort. Mais je n'ai pas non plus rejoint notre mère dans sa retraite. Pardonne-moi de t'avoir menti, mais si j'étais parti sans un mot, tous, tant les félons que ceux qui sont loyaux, t'auraient harcelé pour savoir où je demeurais désormais. Je ne puis t'en dire plus pour l'instant, mais sache que si mon ennemi lâche ses chiens sur ma piste, ils n'iront pas jusqu'à mère. La mort de père l'a trop ébranlée, je ne la crois pas de taille à surmonter les présents événements.

Nous avons un ennemi jusqu'alors méconnu. A d'autres, je dirais que les vampires ne sont pas aussi subtiles pour tenter de m'assassiner au soir même d'une réception donnée au palais. A toi, je dirais simplement qu'un vampire n'aurait pas manqué son coup.

Fis toi aux paroles de Rheryn et défie toi des autres. Je ne sais pas encore quand je reviendrai, mais aucun de ceux qui lorgnent le pouvoir n'est assez noble ou puissant pour se montrer digne de toi ou t'imposer sa volonté d'une quelconque manière. Je ne te souhaiterai pas d'être forte, là où il te suffit d'être égale à toi-même.

J'ai des projets, qui nous amèneront peut-être les alliés qui nous manquent, mais je ne puis m'en ouvrir ici. Certains sur lesquels j'aurais aimé avoir ton avis, d'autres sur lesquels je suis contrains de m'en passer.

J'ai rencontré une femme. Mais ne t'emballe pas, elle n'est pas de celle que l'on peut fréquenter sans en souffrir. Elle a au fond des yeux la même force que mère avait au coeur avant de se retirer de la cour. Au final, je ne sais qui je regrette le plus, mère, l'étrangère ou le reflet du passé. Tant de jours ont filé que je n'ai pu retenir, pourrons-nous vivre un jour ?

Prends soin de toi, petite soeur, je ne te survivrai pas.


La lettre n'est pas signée en tant que telle, tout juste se termine-t-elle par un gribouillage représentant une sorte d'aigle stylisé.

La princesse sortait d'une réunion auprès de conseillers qui lui rabâchèrent les oreilles sur comment gérer ci, mener à bien cela, lui parlant comme une enfant, lui expliquant presque la nature de chaque mot utilisé. Puis une question sans cesse revenait. Là aussi sous différentes formes. Votre frère où est-il?? Ce n'était pas sérieux pour l'empereur, pour le dirigeant des Hommes, d'une nation en danger de partir comme ça. Même avec les aléas de la vie qui lui avait fait quitter un moment le trône.

La princesse ne disait rien. Elle était devenue bien moins bavarde et bravache qu'à l'ordinaire. Perdant presque son sourire et prenant sur elle. Elle ne devait pas les envoyer bouler en leur disant qu'au final, elle choisirait en son âme et conscience.

C'est à ce moment qu'un page arriva face à elle. Après une révérence d'usage et aux convention d'usage face à la princesse régente, il lui donna une lettre. Esmelda prit congé de tous, sauf de Ninna qui la suivait comme son ombre.

Dans un recoin du palais, elle l'ouvrit et reconnut l'écriture, son cœur se serra, un peu plus à chaque mot lu.

Peu de temps après, elle se retrouva derrière un secrétaire et commença à écrire la réponse.

" Que vos mots m'ont fait autant de bien que de mal. Mon cœur est avant tout rassuré de savoir que vous êtes en vie, que vous allez bien, malgré tout. Mes nuits seront plus douces en attendant la prochaine de vos lettres.

Assurez moi avant tout que vous ne souffrez en rien de votre condition, loin de Gloria, loin de moi. Je m'inquiète bien plus pour vous dans cet endroit qui m'est inconnu, que moi dans notre palais. Même entourés de vautours. Je sais à qui me fier. Ne t'inquiète pas pour cela, et je prends à cœur l'avenir et le quotidien des nôtres, de notre peuple. Rien ne compte pour moi. Bien plus que le vent qui souffle parfois dans mes oreilles.

Surtout si vous me dîtes qu'un ennemi bien plus sombre que ce vampire dont le nom effraie cherche à vous nuire. Mon frère, je vous en pris, prenez soin de vous. Notre empire a besoin d'un homme de votre prestance et votre force. Que cette femme dont le courage semble sans pareil vous guide et vous ramène auprès de moi.

J'attends votre retour le coeur bien plus léger de vous savoir entourer par autre chose que des vampires sans crocs."

Soulagement et culpabilité. Voilà ce que ressentait Grégorist Kohan à découvrir les mots écrits par sa soeur dans un jardin paisible d'Aldaria. Sa résolution s'ancrait, l'heure venait, où il lui faudrait affronter les démons et les traîtres et rentrer à la capitale la tête haute, sans quoi les rumeurs iraient bon train quant à sa disparition, et Esmelda se retrouverait dans une situation des plus délicates.

On la vendrait au plus offrant telle une vulgaire vache à lait, pour la dépouiller de tout sinon de ses titres qui permettrait à son impudent d'époux de ravir le trône des Kohan et de le marquer du nom d'une nouvelle dynastie. La politique de Gloria faisait peu de cas de la volonté des femmes, quelque soit leur âge ou leur ascendance.


Ma chère soeur,

Mon exil ne peut qu'être doux s'il est ponctué du plaisir de vous lire. Ne versez pas de larmes pour moi. Si je souffre de votre absence, ma condition est meilleure qu'elle a été, et certainement qu'elle ne sera. Les intrigues de Gloria ne me manquent pas, mais l'heure d'y plonger de nouveau viendra bien assez vite.

Ne te justifie pas, j'ai foi en toi et en la droiture de tes jugement s'ils ne sont jamais guidé par la malice des monstres qui t'entourent.


Quant à la dame que j'ai croisé, nos intentions divergent davantage que nos intérêts, et je ne pourrais dire si elle a jamais caressé sciemment le désir de me voir te rejoindre davantage que celui de reprendre ma place sur l'échiquier du destin. L'un et l'autre, me diras-tu, reviennent au même, mais je me défie de qui me néglige au profit de mon rang.

Il y aura des jours et des nuits avant que je ne revienne. J'ai à faire à Aldaria, si l'hospitalité de mon cousin le permet.

Il est des sujets dont je dois t'entretenir urgemment. Mais ces lettres ne pourront se substituer à la discussion que nous devons avoir. Si Hugin a le vol sûr, j'ai toujours peur qu'il s'incline devant quelque braconnier vendu à notre ennemi.

Que le dracos te garde. Lui qui a si peu de dragons à protéger, ne pourrait-il veiller sur toi ?


La missive est signée comme la précédente, de l'esquisse d'un aigle en vol.

Une autre lettre. Un autre soulagement. Malgré la douleur de ses muscles. Elle venait de finir un marathon physique avec Ninna et un autre avec les conseillers de son frère, de l'empereur, qui venait lui apporter des rapports concernant cette épidémie. Même si elle reculait à Gloria, grâce aux bons soins des elfes, sa présence restait tenace dans les campagnes. Rongeant le cœur de la princesse. Surtout que son idée de créer des centres de soins un peu partout fut vite écarté. Trop d'hommes étaient déjà partis avec le dragonnier Farkstein, trop d'argent mis à sa disposition pour répondre au Dracos. Alors elle devait se taire et laisser mourir les paysans. Ça la mettait hors d'elle.

Alors cette lettre. Elle restait vague, emprunte de mystère et en même temps, elle s'en moquait. Son frère lui écrivait.
Elle lui répondit avec son cœur.

"- Mon frère même si trop de nuits nous séparent encore, je ne peux qu'attendre votre retour. Même si mon cœur est heureuse et bondit de joie à savoir que vous allez mieux et que le repos est là la seule solution au mal qui vous a touché, je ne peux que prier que ces nuits passent au plus vite.
Gloria souffre moins, mais au delà, les choses sont autres et mon cœur saigne de me sentir impuissante. Ma voix n'est pas encore aussi forte que la votre. Même si vous n'en doutez pas, je ne laisse personne me monter sur mes souliers. Mais ils sont plus nombreux, et haranguent de mieux connaitre le métier que moi. Je suis encore pour eux une poupée placée juste ici pour paraitre et montrer au monde que les Kohan règnent. Mais ils me lient les mains. Mon frère, j'aimerai nommé un conseiller, un proche de moi pour m'aider à fermer le clapet à ses vieux fous qui restent imprégner d'une idéologie certes honorable, mais pas actuelle face au monde qui est dans un mouvement qui pourrait nous mener à notre fin???

J'ai hâte que vous me parliez de vos attentions, de cette femme et de ces pouvoirs pour vous faire parler d'elle en tel terme. J'ai hâte oui, car à ce moment vous serez prêt de moi."

Cent pas. Mille pas faits par l'empereur avant que de trouver quoi répondre à cette lettre. Sans le savoir, elle lui soufflait au visage les braises de ce feu malaisé que ses aïeux entretenaient savamment. Belle, sotte et sans pouvoir. Aux yeux de leur père, leur mère n'avait jamais été ainsi, et pourtant, lorsqu'il s'était éteint, elle s'était réfugiée dans l'ombre, fuyant le pouvoir comme on craint la guigne.

Aurait-il osé se débarrasser d'une femme influente sur d'aussi fallacieux arguments ? Grégorist se plaisait à penser que non, mais la vérité était qu'il n'aurait su le dire, comme si toutes les femmes d'esprit du royaume étaient à la fois de son sang et vendues à sa cause, ou comme s'il n'y avait qu'Esmelda comme prétendante au titre.

Ma chère soeur,

Puisses-tu me pardonner ces jours d'incertitude. Règne seule, ne te soucie pas des ennemis que tu te créeras ainsi. S'il se trouve encore au palais des âmes assez louables pour te prêter assistance, il n'en est d'aucun à qui je souhaite imposer les fardeaux du pouvoir. Ton nom et ton rang te protègent, il en irait autrement pour un autre, surtout s'il n'avait que ta volonté pour asseoir son pouvoir.

Je reconnais ma faute dans mon départ, je ne reculerai pas lorsqu'il faudra faire taire tes détracteurs s'ils ne se terrent pas à mon retour. Rappelle aux plus obtus que tu es née Kohan et que tu règnes par mon nom.

J'ai vu dans les campagnes les torts qu'ont fait les maux maudits du Dracos, et l'acharnement louable des elfes à endiguer ce fiel. J'espère que viendra une aube nouvelle, qui n'apportera pas son lot de mauvaises nouvelles.

Les temps changent. Et je ne sais s'il me sera possible de prendre face à ces railleries du destin les décisions les plus justes.

S'ensuit alors une longue rature sur une phrase illisible.

La peste soit des corbeaux si Hugin perd cette lettre. Il est un sujet crucial pour lequel je souhaiterai ton approbation. Ton mariage. Ne te crois pas sans prétendants, et si tu doutes de mes mots, tu trouveras dans le coffret en noisetier posé sur mon bureau la liasse de leurs demandes. Tous s'accordent pour faire d'eux d'excellents partis, et se lamenter du peu d'attention dont tu fais montre à leur égard.

Je les ai fait patienter. Puisses-tu me pardonner d'avoir décidé pour toi, mais tu ne me semblais pas prête, et quelques mots dérobés à ta camériste m'ont maintenu dans l'idée qu'il te fallait du temps.

Pardonne-moi. Il ne faudrait

D'autres lignes rayées se noient dans les méandres d'une tache d'encre noire de belle ampleur.

J'ai pour projet de te confier à un homme qui te laissera t'épanouir en tant que femme, à défaut de te donner des enfants à chérir. Pour certains, cette union est contre nature, mais je reste convaincue qu'elle apporterait la paix dont notre empire a si cruellement besoin.

Je ne voudrais Nous en reparlerons. Tu m'es plus chère que tous les trésors légués par père. Te voir partir est une souffrance, te marier sera, si le Dracos le veut, ma dernière ordalie.

Je ne la surmonterai pas sans ton appui.


Le doute l'assaillait de nouveau. Et s'il s'était trompé du tout au tout ? Si sa sœur était juste trop discrète pour avouer son désir d'enfant, et par la même celui de créer un foyer heureux ? Comprendrait-il qu'il n'avait pas d'autres solutions pour la protéger, pour lui garder une once de liberté dans un monde où les règles et les traditions étaient moins aisés à rompre que des liens de fer à mains nues ?

S'il n'avait péri si vite, son père l'aurait mariée dans l'année. Le choix était honorable, l'époux respectable, Esmelda aurait certainement bien vécu à ses côtés. Mais il n'était pas son père, il n'avait ni sa sagesse, ni son allégation des traditions anciennes. Et pourtant, il n'avait jamais parlé de l'autre alternative à sa sœur. Lui révéler les projets de leur père pour lui faire accepter les siens s'avérait tout simplement impensable.

Les dernières semaines n'auraient laissé que peu d'illusions à la princesse sur son statut en ce monde et pourtant, s'il l'avait pu, il aurait souhaité ne point briser les rêves qu'il lui restait peut-être encore au cœur.

C'est l'esprit empli d'amertume que l'empereur signe sa réponse d'un aigle aux traits féroces.

Esmelda se trouvait dans ses appartements quand elle reçu cette lettre.
Il faisait nuit depuis quelques heures et elle avait enfin fini sa journée marathon à lire et répondre aux différentes missives reçues des conseillers, nobles des différentes villes de l'empire. Les lire étaient une douleur à chaque mot. Le peuple souffrait. Et elle aussi.

Assisse face à son bureau, elle demanda à une de ses suivantes de la laisser, et de stopper le coiffage des cheveux du soir.
Ninna avait regagné ses quartiers et Lyssandre avait eu sa soirée. Et pourtant, elle aurait eu besoin d'une d'entre elles après cette lecture.

"- Dois-je vous répondre en tant que votre sœur ou en tant que fille de la lignée des Kohan?
Cette nouvelle me surprend tout autant qu'elle met mon cœur en émoi. Tant de questions et si peu de réponses dans votre lettre. Je ne puis vous répondre plus sur ce sujet, les mots me manquent, mais si mon destin est de suivre vos choix, je suivrai en mon âme et conscience, car telle est ma destinée de sœur de l'empereur, princesse de l'empire..."

Son esprit n'allait que vers Kyllian. Son âme sœur, celui à qui elle avait donné son cœur. Elle l'aimait plus que tout, et elle repoussait tous hommes pour les beaux yeux du vampire. Il n'avait rien de ce qu'on avait pu lui dire sur ces créatures de l'ombre. Lui était si cultivé, il parlait comme un... comme un homme. Avec lui, elle ne pensait jamais à sa condition. Ils parlaient de tout de rien, elle se sentait vivre avec lui, être la vraie Esmelda Kohan, pas une princesse, pas une Kohan, une femme libre de penser sans être jugé.

Les larmes lui venaient aux yeux. Qu'est-ce que Kyllian dirait ou penserait en sachant cela? Elle lui écrirait après.

"- Quand à mes détracteurs, ne t'en fait pas. Tu connais ta sœur. Après un moment de faiblesse, j'ai repris les rennes du trône, et me suis imposée comme fille de la lignée des Kohan. Cela semble fonctionner pour le moment. Du moins, vos conseillers me permettent de me laisser aller à être une bonne régente. Du moins, je l'espère. Je me bats pour ça, pour faire honneur à mon nom, à mon empereur et avant tout à mon frère.

Reposez-vous mon frère, comptez sur moi, votre empire vous sera rendu, de la même façon que vous l'avez quitté. En espérant que vous soyez fière de votre sœur, de votre régente. "

Elle conclut là. Elle ne pouvait pas écrire plus. Pas après cette terrible nouvelle.

Elle sortit un nouveau parchemin, pour son amour cette fois-ci.

Parfois, Grégorist avait la désagréable impression de n'être pas né Kohan, de n'être pas du même sang qu'Esmelda quand elle étouffait la femme pour ne laisser s'exprimer que la princesse de l'empire humain.

Elle prétendait hésiter, mais ses mots avaient la rigueur de l'hiver, l'acceptation d'une fatalité qu'elle bravait sans protester, drapée dans la dignité de son rang, résignée dans l'acceptation de son devoir.

J'ai l'impression d'avoir passé ma vie entière à jouer à être "Père". Esmelda, ma soeur, qu'ont-ils fait de nous ?

La suite de la lettre n'était que l'affirmation de ce dont l'empereur n'avait jamais douté : Esmelda se montrait à la hauteur de sa tâche, digne du nom et des hauts faits de ses aïeux. Tous ces mots sonnaient creux, c'était une fuite vers l'avant, dans les méandres insondables de la politique glorienne pour ne pas revenir au sujet qui avait bouleversé la princesse.

Les mots ne manquaient pas à Grégorist. Il écrivit pas moins de 5 lettres cette nuit-là. L'une s'excusant, l'autre s'imposant, encore une autre suppliant Esmelda de lui ouvrir son coeur et de lui révéler le nom de celui qu'elle eut voulu pour époux, s'il en existait un sur Armanda. Rongé par le doute, il écrivit même à leur mère, sachant que le mariage l’émouvrait certainement moins que l'exil de son fils.

Arrivé à la conclusion que ce dilemme rongeait davantage le lien fraternel qui l'unissait à Esmelda, plus que ne l'avaient jamais fait temps et distance, l'Empereur renonça à tous ces mots précipités qu'il ne tarderait pas à regretter.

Le coeur lourd, l'âme noire, c'est une à une qu'il livra les missives à la voracité des flammes. Un jour viendrait, où il lui faudrait apprendre à régner seul, même s'il voyait cette perspective comme le fond d'un cachot.

En attendant, il continuerait à faire semblant d'être son père, et laissait ironiquement au grand Dracos le soin de préserver les pages de l'avidité des flammes s'il les jugeait dignes d'être lues.

Au matin, les missives n'étaient plus que cendres et Hugin trépignait dans l'attente, faute de lettre à livrer.