Jusque là l’Elfe magnifique l’avait trop impressionnée pour qu’elle ose l’approcher. Et puis, il voyageait tant collé au Vampire qu’elle avait hésité maintes fois du seul fait de cette présence. Finalement, les nuits et les jours passant, la troupe lui devenait familière et voyager en compagnie de deux dragons ne la stupéfiait même plus… l’habitude sans doute. Mila ne déniait pas le caractère privilégié de sa présence ici, elle s’estimait très heureuse et honorée de pouvoir suivre les Célestes dans leurs premiers pas sur Armanda. Elle avait tant à apprendre d’Eux… et d’Elle-même puisqu’elle se destinait à devenir Dragonnière, que sa place devenait à la fois un Privilège inestimable et une chance inouïe. Elle pensait parfois être Elue de ce seul fait-là, à défaut d’être Celle de la Prophétie obscure des Valblanc.
Parfois, lorsque Mila prenait le temps de s’apaiser profondément, elle questionnait jusqu’à ce fameux Oracle. Il n’avait de légitimité que dans le cercle restreint de la Grande famille Valblanc. Et la Prophétie ne devenait plus qu’une historiette circonscrite au seul château de la Baronnie ! Elle souriait par-devers elle, se contemplant suivre deux dragons accompagnés de héros bien disparates, dans leurs races comme leurs caractères et aspirations… et s’interrogeait sur le sens des Prédictions en général. A trop vouloir ou prédire tel évènement, ne finissait-on pas par le provoquer ostensiblement ?
Mila était en pleine méditation sous le couvert d’un arbre ancestral. Le Chêne dressait ses branches noueuses dans tous les sens et lui donnait un air majestueux. La Troupe dormait à l’abri d’un cabanon que ses racines protégeaient. C’était son tour de garde, ils avaient quitté Aldaria depuis trois semaines et devinaient les monts qui les séparaient du Désert. La Fille de Valblanc se tenait assise sur un rocher moussu, à l’aplomb de la plus grosse charpentière du Chêne et tentait d’en ressentir les vibrations. Elle ne savait ni pourquoi, ni comment le faire. Ca lui était venu, comme ça, naturellement. Mila aimait contempler les belles choses et cet Arbre était magnifique. Un soleil radieux inondait les feuilles de lumière et jouait à projeter sur la Gamine des ombres mouvantes.
L’une d’elles était énorme. Quelqu’un venait de passer dans l’arbre juste au-dessus de Mila. Elle se leva d’un bond, prompte à donner l’alerte mais dans le soleil se découpait la silhouette de l’Elfe… qu’elle savait se prénommer Merithyn. Elle ne pouvait espérer meilleure occasion. Il la dévisageait, vraisemblablement tâchait-il de comprendre ce qu’elle faisait à l’instant. Mila présumait qu’Il le savait pertinemment. Il semblait d’une telle sensibilité à l’égard des Autres qu’il devait lire en Elle comme dans un livre ouvert. Cela la rassurait finalement, elle aurait moins de chemin à parcourir pour lui expliquer sa demande :
« Je… je ne savais pas que vous étiez là…
J’aime beaucoup me nourrir de ces paysages… je ne sais pas si vous me comprenez, enfin je veux dire je ne sais pas si vous le faites aussi, enfin si vous me trouvez sotte »
*Sotte ? Pour le moment ma Belle, tu en fais une belle sotte !* se fustigeait-elle intérieurement.
Etait-il en train de lui sourire ? Elle ne distinguait pas ses traits dans la lumière solaire. Aussi continua-t-elle :
« Je vous ai vu à l’œuvre dans l’Auberge, vous me semblez maîtriser une Grande Magie, du moins, beaucoup plus importante que la mienne, et différente aussi… je vous serais infiniment reconnaissante si vous acceptiez de m’en enseigner quelques rouages… »
Elle se pinça les lèvres… rouge de honte et de timidité. Mila savait se montrer très entière d’habitude, plutôt franche du collier même, ce qui lui avait valu tant d’ennuis à la Cour… mais là, elle s’adressait à un Elfe. Elle ignorait tout de leurs coutumes et surtout de l’Etiquette…
Elle pria le Grand Dracos de ne pas avoir heurté la susceptibilité de son interlocuteur.

Mila se sentait honteuse au plus haut point !
*Un Baptistrel ! Par le Grand Dracos, Merithyn est un Baptistrel !!!*
Elle avait bien entendu sa demande de moins de solennité mais ce seul statut de Baptistrel la forçait à un respect encore plus grand. Décidément, Mila redoublait de chance, ce choix qu’elle avait fait de suivre ceux-là révélait chaque jour un potentiel encore plus important. Il y avait dans ce Chemin des opportunités que Mila ne s’expliquait autrement que par la Justesse. Son père l’avait éduquée à cette notion de Justesse. Il n’avait cessé de lui apprendre, sans qu’elle n’en saisisse rien la différence entre Justice et Justesse…
Mila pensait y toucher du doigt.
Une émotion la gagnait de nouveau, comme ce fameux soir dans l’Auberge où elle s’était adressée à Shaynar, de Noble à Noble… réalisant soudain ce que tant d’années n’étaient parvenues à lui faire entendre. Elle bénissait ce jour où Briselame avait tenté de l’enlacer. Finalement, sans ce geste de folie, elle aurait suivi une autre route et sans doute n’aurait-elle pas connu ce Destin-là…
« Je… vous vous méprenez à mon endroit Messire Merithyn… en moi bouillonne un feu que nul maître n’a jamais su contenir. On me dit Energique ou Hystérique selon que l’on m’aime ou me déteste. Et franche aussi… c’est pour cela que je me dois de ne pas vous mentir. Je n’ai pas envie de suivre la longue, laborieuse et magnifique voie des Baptistrels. Je n’en ai ni la volonté, ni le courage. Je me destine à d’autres desseins… »
Elle marqua une pause. Et, à l’invitation de l’Elfe, entreprit d’escalader le Chêne séculaire. Elle adorait cela. Depuis gamine elle avait toujours dépassé les garçons à leurs jeux de performance. Autrefois elle était suffisamment peste pour les humilier. Désormais elle souriait, prenant soin de ne pas abimer le Vénérable, choisissant prudemment ses prises. S’était-elle assagie ? Toujours est-il qu’elle rejoignit le Baptistrel sur son énorme branche… il était superbe, radieux et Mila aurait juré que sa puissance prenait source en ce Chêne !
A présent qu’elle se trouvait auprès de Lui, elle chuchotait presque :
« Je me doute bien de l’existence de toutes ces énergies autour de moi, mais soyez certain que mon tempérament m’empêche aujourd’hui de puiser en elles, « trop de fougue » se plaignait ma Mère en permanence. » Elle réfléchissait tout en parlant, « Non, moi ce que je souhaiterais c’est avoir le pouvoir de faire cesser les Guerres ! » A l’évocation de cette ineptie, énoncée comme un caprice d’enfant, elle rit aux éclats ! Son rire était cristallin et s'élevait dans les aigus, emporté par la cime de l'Arbre...
*Comme je dois lui paraître naïve et écervelée !*
« Pardonnez-moi, je sais bien que c’est ridicule… mais disons qu’un moyen d’y contribuer pourrait être de Soigner mieux, enfin magiquement j’entends. Voilà c’est ça… si cela vous était possible, c’est cette magie-là que j’aimerais acquérir auprès de vous. »
La Fille de Valblanc se souvint de la demande de l’Elfe au sujet du vouvoiement… déjà Lylou lui avait « fait le coup » auparavant. Cela la dérangeait vraiment, venait bousculer tant d’années de stricte éducation.
« Quant au « Vous »… je vous promets de faire un effort, mais dans l’immédiat cela m’est impossible, il nous faudra nous apprivoiser mutuellement. » Elle ouvrit ses grands yeux de biche pour se faire pardonner encore cette incapacité.
Mila savait avoir trop parlé… elle avait pourtant beaucoup de choses à dire encore, des précisions, des questions, des doutes. Aussi fit-elle un effort surhumain pour laisser la parole au Baptistrel. Elle se pinça les lèvres comme pour empêcher les mots de sortir d’eux-mêmes !

Le ton calme de l’Elfe avait fait fondre chacune de ses milliers de questions… et plus que cela encore, l’oiseau docile chantant auprès d’eux donnait à leur rencontre une note poétique et enchanteresse. Plus que tous les mots, les actes parlaient, et Mila retenait mille fois mieux ces leçons-là !
« Ma maîtrise des Arts magiques est disons… académique. Voilà, c’est ça… j’ai toujours pris grand soin d’éviter les cours dispensés par Albertine, la magicienne de mon Père. Je leur préférais ceux d’équitation par exemple. »
Mila ressentait une certaine honte à cette évocation. Elle rougissait comme une enfant, avouant son péché comme une faute grave. Au fond d’elle, elle n’éprouvait aucune culpabilité, mais de contempler l’œuvre du Mage elfe lui faisait douter de ses choix passés… ainsi la Magie pouvait-elle aussi accomplir de belles choses ?
« De fait, mes rares connaissances en la matière n’ont-elles jamais franchi le seuil de ma douillette vie de château… et pour tout dire, je ne me sens aucunement magicienne. En tout cas, bien moins magicienne que guerrière. » Mila prenait la mesure de ce qu’elle énonçait. Ainsi se sentait-elle « guerrière » ? Pas vraiment, elle avait choisi cette voie par défaut, lui préférant celle d’une humanité sincère et juste, mais cela, jamais aucun cours ne la dispenserait. Mila était persuadée qu’apprendre à se battre serait le seul moyen de ne pas avoir à le faire !
Elle se sentait soudainement perdue. Quelle magie saurait instaurer la Paix ? Merithyn semblait l’inviter à plus de « Patience et concentration ». Comment pouvait-elle prétendre à la Paix dans le monde si elle ne le vivait pas déjà en Elle ? Mila se percevait jeune et inexpérimentée. Elle se savait en chemin aussi, et acceptait plutôt bien ses tâtonnements et maladresses… sage et fougueuse à la fois.
« Et puisque mes connaissances sont « académiques »… sauriez-vous me dire comment reconnaître laquelle de ces Energies exploiter, ou canaliser je ne sais pas bien ? Et comment ne pas m’épuiser en vain ? Et aussi, qu’est-ce qui provoque la Magie, je veux dire, qu’est-ce qui l’exprime ? Ce sont les gestes, les mots, les sons, ou le tout à la fois ? »
Mila devinait appréhender la Magie de façon trop intellectuelle et se sentait incapable de la vivre, de la ressentir, de se laisser pénétrer par elle pour ne plus être qu’un canal, un vecteur de puissance énergétique. Mais s’agissait-il seulement de cela ? Elle comptait sur la disponibilité du Baptistrel pour prendre le temps nécessaire à précisément « vivre la Magie »…

La fatigue gagnait la jeune fille de Valblanc. Ils avaient marché toute la nuit et sa concentration avait été intense pour ne pas chuter vingt fois. Son tour de garde s’achevait… elle aspirait à un long sommeil. Confuse, elle ne put retenir un profond bâillement. A s’en décrocher la mâchoire.
« Pardonnez-moi, je crois que je suis exténuée… » S’excusa-t-elle auprès du Sylvestre. Mila lutta contre la fermeture de ses paupières pour écouter attentivement son hôte. Elle lui avait posé quelques questions, la moindre des choses était d’en écouter les réponses…

Mila se souvenait de ses cours d’étiquette et combien Gonzague de Roussant avait lourdement insisté sur la politesse due aux Elfes. Mila réprimait bâillement sur bâillement, serrant les dents pour ne laisser échapper aucun signe de fatigue. Ses paupières se fermaient seules à mesure que Merithyn dispensait généreusement son Savoir. La peur de l’offenser fut plus forte que le sommeil et dans un dernier sursaut d’orgueil, la Belle de Valblanc tint bon, au moins pour écouter son hôte jusqu’au bout.
Ses propos ressemblaient tant à ceux d’Albertine qu’elle les soupçonnait se connaître. Toutefois, assise ainsi sur cet arbre majestueux, la leçon prenait une autre dimension, moins rébarbative qu’avec sa professeure de Magie. Mila avait l’esprit retors, et un brin fainéant si bien qu’elle n’avait jamais fait aucun effort pour comprendre la substantifique moelle de la Magie humaine. Qu’un elfe daigne la lui enseigner relevait du miracle et Mila entendait ne pas perdre une si belle occasion d’enfin appréhender les mystères de l’Art…
Merithyn tenait la lame devant ses yeux mi-clos et Mila tentait de répondre à sa requête. En vain. Il usait de termes qu’elle ne comprenait pas. Autant elle voulait bien croire aux énergies, à l’étincelle tout ça, entendu. Mais plonger au cœur d’Elle-même pour aller y trouver son âme relevait plutôt de la fantasmagorie !
*Faire fi de mon corps terrestre… Ha Ha Ha, il en a de bonnes ce Merithyn ! Pour le moment je fais surtout fi de mon envie colossale de dormir !*
Pourtant Mila faisait montre d’opiniâtreté, et de confiance… elle s’exécutait malgré son incompréhension. Aller chercher en elle lui semblait incongru, et donc impossible. *Mon esprit pourrait-il voyager dans mon corps ?* Elle grimaçait, faisait la moue pour témoigner de son échec, puis osa exprimer ses difficultés au Baptistrel :
« Je… je ne sais pas comment faire… en fait, je ne comprends rien ! »
L’Elfe semblait ignorer ses jérémiades et continuait de faire jouer les reflets de la lame dans les rayons solaires. A travers les frondaisons de l’arbre la lumière se teintait d’ombres dansantes. Mila se détendait sans même s’en rendre compte , totalement hypnotisée par les gestes et l’épée de Merithyn… la Gamine oubliait sa fatigue, ses jambes fourbues, ses doutes existentiels, et s’abandonnait enfin, libre de toute contrainte, exempte de toute considération, peur ou attention. Mila se sentait d’une lucidité exceptionnelle, vive et clairvoyante. Elle ne ressentait plus rien, elle vivait l’instant, l’arbre, l’Elfe, les Dragons non loin, le vent dans les feuilles, les bruissements de la vie, son propre souffle. Elle était tout cela.
L’instant fut éphémère. Intense et éphémère. Une éternité dans une fraction de seconde. Et elle sombra dans un profond sommeil.
A son réveil, elle était toujours dans l’arbre, recroquevillée dans le creux de sa plus grosse branche. Sous elle la troupe s’armait et se préparait pour une nouvelle nuit de marche. Le soleil avait disparu à l’horizon et Mila devait s’affairer au départ imminent. Elle tergiversait pour comprendre ce qui s’était passé plus tôt, était-ce un rêve ou une réalité, qu’avait-elle vraiment vécu et qu’avait fait Merithyn pour qu’elle connaisse cela ? Elle n’osait le retrouver, il voyageait étroitement lié à Eliow et le Vampire lui faisait peur, encore. Elle marcha ce jour-là comme jamais. Alerte, endurante et enthousiaste, sans même savoir pourquoi. Mila se sentait… *énergique, voilà c’est ça… je me sens… nouvelle !* Elle avait hâte que le jour se lève, elle pourrait rejoindre Merithyn si les circonstances le lui permettraient.