02 décembre de l’an 6

Ennui. Mortel. Norwen était partie en mission sans elle aujourd’hui, comme elle le faisait de temps à autre, et Enetari trouvait le temps affreusement long. Les vampires se tenaient à l’écart d’elle et elle n’avait plus personne avec qui jouer. Et c’était bien joli, ces petites cabanes en bois, mais cela restait tout de même désespérément vide ! Ah, elle songeait à sa chambre, lorsqu’elle vivait encore dans la forêt elfique, et que cela lui manquait… Si au moins l’un de ces trucs à sang froid était Vamparotte, son vampire plante, mais non, même pas ! Il y avait bien celui qu’ils appelaient le Prince, mais c’était de toute façon un perdant… Elle ne comprenait d’ailleurs pas pourquoi son maitre l’avait suivi ainsi. Elle qui était douée, indépendante, farouche, pourquoi obéir ainsi à un exilé ? Les vampires étaient parfois réellement incompréhensibles. Mais le temps passé auprès de la chasseresse lui avait appris une relative sagesse et elle n’avait pas protesté plus que cela au moment de venir jusqu’à ce camp ; il fallait dire aussi qu’elle n’avait pas beaucoup ailleurs où aller. Peut-être aurait-elle dû, pourtant, chercher davantage un autre abri. Cela lui aurait évité l’ennui qu’elle ressentait actuellement, ainsi qu’à Coriya, sa seule compagne de jeu qui pouvait toutefois aller se chamailler avec les autres chevaux.

Atterrissant souplement et sans bruit sur le toit de l’une des cabanes en bois, l’apprentie se pencha, allongée sur le ventre et tête vers le sol, pour observer au travers d’une fente des murs grossiers. Exploration des quartiers personnels ! Puisque les vampires ne voulaient rien lui donner, pas même un peu de leur temps, elle prendrait elle-même ce qui lui plairait, c’était tout ! Encore fallait-il qu’ils aient quelque chose d’intéressant. Et qu’elle ne se fasse pas surprendre à dérober quoi que ce fût. Mais observer était bien aussi intéressant. Tranquillement, elle continua donc son petit tour après être redescendue à terre, flanant silencieusement et insoucieusement, jusqu’à s’approcher de la cabane un peu à l’égard. C’était celle de la prêtresse de Vraorg, l’elfe au visage peint. Vraorg… Encore un imbécile qui mourrait trop tôt. Enetari avait pourtant encore à apprendre dans sa Cour, auprès de Norwen ! Mais non, il avait échoué dans le simple fait de rester en vie. Certes, depuis que les deux femmes étaient arrivées dans ce campement, elles avaient poursuivi l’apprentissage de la plus jeune, mais il n’y aurait pas de gloire à en tirer. Elle devrait attendre encore un peu malgré un entrainement qui à présent était bien avancé. Quand serait-elle prête, apte à faire de son avenir ce qu’elle voudrait ? Le travail même de la vampiresse s’en trouvait chambouler, les occasions de participer à ses chasses se faisaient plus rares. Que cela était frustrant ! La prêtresse aussi devait être furieuse. N’avait-elle pas perdu son travail ? Et que faisait-elle, désormais ? Qui était-elle ? Quelle était cette mystérieuse créature dont chacun craignait le pouvoir ?

Jetant un regard autour d’elle, l’elfette nota avec satisfaction que l’endroit était désert et elle n’hésita pas. En quelques enjambées, elle rejoignit l’entrée et poussa la porte en silence après s’être assurée qu’il n’y avait nul bruit derrière, sa natte blanche se balançant au creux de ses reins. Il n’y avait pas de verrou, mais sans doute la propriétaire des lieux ne s’attendait-elle pas à ce que l’on viole ainsi son intimité. Et bien, il fallait une première à tout, n’était-il pas ? Si cela pouvait lui apprendre la prudence, elle devrait lui en être que plus reconnaissante ! S’arrêtant en observant avec de grands yeux autour d’elle, la Terendul plissa le nez en tendant l’oreille. La petite cabane sentait bon, une odeur douce et légère, presque fleurie, se mêlant à celle du savon. Savon ? Ce parfum fut bientôt expliqué par le brusque clapotis de l’eau qui frappait contre une paroi en bois et, s’approchant avec la discrétion que lui avait enseigné Norwen, Enetari s’avanca jusqu’à l’une des pièces suivantes, un sourire aux lèvres. La porte n’était pas même poussée, elle n’eut aucun mal à se pencher pour observer la scène, une moue appréciative aux lèvres devant le superbe corps de profil qui farfouillait sur une petite table. Elle avait bien raison, sa semblable sortait de son bain. Son regard se fixa sur un point particulier de la silhouette et elle haussa un sourcil : pas si gros que cela ! Tapotant sa propre poitrine, elle soupira silencieusement de dépit en constatant que celle de la prêtresse était malgré tout plus développée que la sienne, avant de hausser mentalement les épaules. Les siens étaient bien plus pratiques, d’abord ! Toutefois, le plus notable n’était pas l’anatomie bien faite de l’elfe, la douce courbure de ses membres, le cou gracile ou les lèvres qui appelaient au baiser mais plutôt son naturel. Tout simplement. Le visage était exempt de toute trace de blanc, de même que son corps et, avec ses cheveux encore humides qui coulaient dans son dos, Enetari avait l’impression de voir une autre femme que celle qu’elle avait déjà entrapercu quelques fois. Plus douce, sans doute, plus ouverte.

-Vous savez, vous êtes bien plus jolie sans maquillage.

Elle observait Kälyna avec de grands yeux amusés, pas le moins du monde dérangée par le fait qu’elle n’était pas forcément la bienvenue dans ces lieux. Appuyée contre le cadre de la porte, elle leva un doigt en se souvenant d’un détail important, continuant à détailler sans pudeur la nudité de l’elfe qui avait tourné vers elle ses prunelles stupéfaites.

-Ah, et vous devriez penser à fermer votre porte aussi ! On ne sait jamais, il y a toujours des dérangés qui trainent ! Vous voulez que je vous apporte votre serviette ? Vous allez prendre froid, nous ne sommes qu’en décembre après tout.

Changeant de vue, elle détailla cette fois ci le reste de la pièce avec un « huuuuum » sceptique en voyant la pauvreté des lieux. Que c’était décevant… Mais l’eau qui semblait encore chaude donnait à l’ensemble une dimension presqu’accueillante. Peut-être devrait-elle proposer à Norwen de venir ici de temps en temps ? Quoi qu’elle n’aimerait pas forcément que sa protégée se soit ainsi promenée dans les salles privées de Kälyna Vallaël.

Kälyna avait entendu du bruit, mais elle n’avait pas bougé de son bain. Les bulles de savon éclataient sur sa peau désormais propre et l’eau ruisselait sur ce corps qui semblait appartenir à une autre femme que celui qu’on appelait la prêtresse blanche. En effet, il n’y avait aucune peinture et aucun trait de couleur sur l’elfette. Elle était « au naturel », image que seulement quelques rares personnes avaient déjà eu l’occasion de voir et dont faisait désormais partie Enetari.

Elle avait ressenti sa présence, mais ne s’était pas inquiétée pour autant. Du moins, elle ne l’avait pas démontrée lorsqu’elle s’était redressée, gardant seulement les pieds dans l’eau, et qu’elle avait fixé de son or les nuages de la jeune elfette. Elle n’avait pas réagi à sa remarque sur le fait qu’elle était plus jolie sans son maquillage. À vrai dire, elle ignorait si la renégate était sincère ou non. À lire ainsi l’amusement dans son regard, il était difficile de se prononcer. D’ailleurs, l’opinion d’autrui quant à son apparence n’avait que peu d’importance à ses yeux. S’il fallait qu’elle s’arrête à tout ce qui se disait sur elle, elle ne saurait plus où donner de la tête.

« Il y a une petite souris qui s’ennuie? »

Une pointe de curiosité teintait sa voix et la surprise avait illuminé son regard en réalisant qu’il s’agissait d’une jeune représentante de son peuple. Qu’est-ce une une elfette venait faire parmi cette marre de vampires? La prêtresse avait cru être la seule et voilà qu’elle se trompait. Mais par-dessus tout, que venait-elle faire chez elle?

« Fais-tu aussi partie de cette bande de dérangés? »

Kälyna n’avait pas ri à sa remarque et n’avait pas plus souri. La seule personne en ces lieux qui se trouvait drôle, c’était Enetari elle-même. La dame la fixait toujours et n’avait pas manqué son regard qui avait détaillé ses traits et ses courbes. Était-elle satisfaite de voir ainsi l’ancienne prêtresse de Vraorg nue? Dérangée qu’on brime ainsi son intimité, elle resta toutefois calme et garda son sang froid.

« Souricette, ne reste pas plantée là et apporte-moi ma serviette. De même que ma brosse à cheveux, veux-tu? »

Qu’elle se rende au moins utile, cette petite! C’était également une demande pour voir ce qu’elle ferait, si elle coopérait moindrement ou si elle était simplement là pour jouer avec sa patience. Durant ce temps, l’elfette attrapa sa longue chevelure de jais pour en retirer l’eau en surplus, laissant les gouttelettes tomber principalement dans la bassine, mais une partie ruissela également le long de son corps.

« Est-ce l’eau chaude qui t’aie attirée à moi? J’ai terminé alors tu pourras y plonger lorsque j’en serais sortie, si c’est ce que tu veux. Ces vampires ne comprennent pas les vertus d’un bon bain chaud. »

L’elfette pouvait bien prendre un bain si ça lui chantait, elle n’en avait rien à faire. Il faudrait cependant qu’elle se décide rapidement si elle désirait profiter de la chaleur en ce mois d’hiver, car la magicienne ne comptait pas réchauffer l’eau pour elle. Elle n’avait toujours pas rompu son contact visuel avec elle et détaillait à son tour les traits de la Terendul. Il fallait dire qu’elle était intriguée que quelqu’un ait l’audace d’entrer chez elle de cette façon. Le plus étonnant, toutefois, c'était que ni haine ni dégoût teintait ses pupilles, mais seulement une étincelle amusée.

Tranquille, elle observait la jeune femme face à elle, pas le moins du monde gênée ni par le fait qu’elle s’était invitée dans la salle de bain d’une étrangère ni de découvrir cette dernière totalement nue. Après tout, puisqu’Enetari avait pu rentrer, c’était que la porte était ouverte, donc accessible à tout le monde. Alors pourquoi se gêner ? Certes, la bienséance la plus élémentaire voulait que nul n’entre chez autrui sans sa permission, encore moins sans que l’hôte n’en soit informé. Mais tout comme tuer contre l’argent, écraser les autres de son pouvoir, enfermer ses opposants sans plus d’assurance quant à leur culpabilité, ce n’était pas convenable éthiquement, mais cela existait. Et cela n’allait pas être l’ancienne prêtresse de Vraorg qui pourrait hurler au scandale. Après tout ce qu’elle avait fait…

-Oh, ils ont beau être dérangés, ils sont parfois incroyablement rabat-joie. C’en est parfois effrayant, pas une âme réellement digne d’intérêt parmi eux ! Franchement, ils sont déjà morts, que risqueraient-ils à s’amuser un peu et cesser de faire une face de croque-morts ? Enfin… croque-vivants serait- plus juste.

Elle eut un petit rire à son jeu de mot avant de récupérer tranquillement la serviette pour la tendre à la belle elfe trempée, sans même songer à y discuter. Observant toujours la pièce, elle finit par fixer son regard de perle dans celui d’or de Kalyna, avec assurance et curiosité pour sa semblable. Elle n’avait franchement rien d’effrayant vu ainsi, pourquoi était-elle autant crainte ? Décidément, en plus d’être ennuyeux, les vampires étaient vraiment des froussards. Pour se terrer de la sorte, il fallait bien l’être de toute façon. Ce n’était pas ainsi qu’ils allaient parvenir à récupérer leur emprise sur les leurs. Ah, que les expéditions menées avec Norwen lui manquaient. Cela faisait beaucoup trop longtemps qu’elles n’étaient pas parties battre la campagne (et les campagnards au passage) toutes les deux, et comble de l’insupportable il n’y avait ici ni commerce, ni loisirs qui puisse avoir le mérite de la tirer de son ennui. Les habitations lui étaient fermées et elle ne pouvait trop s’avancer dans la forêt sans risques, son maître lui avait déjà seriné à maintes reprises. Et même Coryia avait décidé quelques instants plus tôt qu’il était temps pour elle de faire une sieste.

Récupérant cette fois la brosse à cheveux, la jeune elfe la fit tournoyer entre ses doigts, penchant la tête sans même s’en apercevoir et tapotant distraitement l’instrument ‒qui ressemblait d’ailleurs à un engin de torture, avec ses pics et son long manche de bois. Quelqu’un avait-il déjà tenté de brosser l’œil d’un prisonnier, par exemple ?‒ avant de relever les yeux vers son interlocutrice avec enthousiasme.

-Je vous brosse les cheveux et vous brosserez les miens, c’est entendu ? Oui ? Vous êtes trop aimable. Tournez-vous alors.

Sans lui laissant le temps de répondre, ainsi qu’elle le faisait si souvent, elle fit pivoter l’elfe enroulée dans sa serviette et passa une main le long de l’humide chevelure, hochant la tête avec approbation sous le contact soyeux de cette crinière sombre. La sienne, d’un blanc éclatant, semblait le total opposé ; elles étaient sans doute bien différentes et pourtant, elles étaient les seules représentantes de la gente elfique ‒encore que pas les membres les plus emblématiques de ce peuple‒ dans ce camp vampirique. Daignant finalement répondre à la première question posée en même temps qu’à la proposition, elle secoua la tête.

-Davantage l’ennui que l’eau chaude, mais je me suis lavée ce matin. L’eau froide, ça endure ! Bon, d’accord, j’irai peut-être après. Mais d’abord je finis de vous coiffer !

Et sans lui arracher de cheveux, c’était promis. Elle avait enfin trouvé quoi faire, pas question de l’abandonner, et d’autant plus qu’elle avait ainsi le sentiment d’avoir un jouet vivant rien que pour elle. Alors, ce n’était pas une bonne excuse, ça ?

-Franchement, pourquoi vous maquillez-vous tout le temps ? Et que faites-vous ici ? Entre nous, vous auriez fort bien pu devenir une jardinière douée dans un petit coin tranquille plutôt que de vous ennuyer ici. Vous trouvez que je ressemble à une souris ? Blanche alors. Mais c’est fragile ces petites bêtes, j’espère ne pas l’être autant.

Elle recula un instant pour observer d’un œil critique la masse capillaire qui luisait toujours, humide.

-Au fait, vous voulez une jolie coiffure, pour une fois ?

Un rire s’était échappé des lèvres désormais rosées de celle qu’on appelait la prêtresse blanche. Cette jeune elfe avait du caractère et un sens de l’humeur qu’elle appréciait. Elle n’aimait moins qu’on entre chez elle d’une façon aussi impromptue, mais au moins elle semblait avoir un point commun avec elle : les vampires ne lui faisaient pas peur. Ils formaient une race que l’on pouvait se moquer si facilement. Mais n’était-ce pas le cas de tous les individus, mis à part soi-même et quelques rares exceptions? Elle reprit rapidement son calme, posant l’or sur l’intruse.

Le regard de Kälyna brilla d’une satisfaction en voyant la Souricette se rendre utile comme elle lui avait si gentiment demandé. Elle n’aurait pas apprécié qu’on se moque d’elle et qu’on lui désobéisse. Si elle désirait rester dans sa demeure, elle devait la respecter et cela commençait par lui être serviable. Attrapant la serviette, elle épongea son corps afin de faire disparaître les gouttelettes d’eau qui perlaient sur sa peau et ce, dans le plus grand calme. Elle ne porta pas la moindre attention à Enetari et celle-ci put s’enchanter de la vision du corps nu, si celui-ci lui plaisait, jusqu’à ce qu’elle s’enroule dans la serviette rouge.

Ses doigts avaient dansé jusqu’à sa brosse pour réaliser qu’elle ne pouvait pas y refermer sa main. Un marché fut conclu sans même qu’elle puisse le décliner et elle fixa l’elfette, cherchant quel plan machiavélique l’attendait. À peine quelques secondes plus tard, voilà que la prêtresse était installée sur son banc et qu’Enetari passait la brosse dans sa longue chevelure de jais. Si elle comptait détruire sa chevelure, elle le lui ferait payer. Si elle devait brûler sa demeure entière pour mettre le feu sur sa tête blanche, c’est sans la moindre hésitation qu’elle le ferait.

« Si tu fais bien cela, je te brosserai les cheveux. C’est une promesse que je te fais, Souricette. »

Sa voix était calme et sincère. Elle respectait toujours ses promesses et elle n’était pas aussi cruelle que les gens pouvaient l’entendre. Incomprise et redoutée, certes, mais elle ne faisait pas de mal si elle ne considérait pas qu’on l’ait mérité. Laissant la Terendul jouer dans ses cheveux, elle ferma les yeux et se détendit. Qui n’aimait pas se faire jouer tendrement dans sa chevelure? Les vampires, probablement, puisque ces derniers n’aimaient rien et ne semblaient pas être capable de profiter de quoi que ce soit.

« Je peux comprendre, l’endroit est si ennuyant. Si tu décides de sauter à l’eau, je te brosserai les cheveux par la suite. »

Les terres désolées portaient un nom qui lui allait à ravir. Il n’y avait pas grand-chose d’intéressant ici et finalement, l’endroit était ennuyant. Les interactions avec les vampires étaient assommantes et les rencontres avec les chimères pouvaient attendre. Kälyna ne comptait rester ici indéfiniment et l’idée de quitter lui paraissait de plus en plus plaisante.

« À part moi, je croyais que le reste était des vampires. Qu’est-ce qu’une petite souris comme toi fait parmi les renégats? »

L’elfette lui avait attribué ce surnom, en espérant qu’elle l’aimait bien, car elle ne comptait pas lui demander son véritable nom. Elle échappa un rire lorsqu’Enetari lui demanda ce qu’elle faisait ici et qu’elle s’imagina en train de cultiver un joli petit jardin.

« Tu trouves que j’ai la tête d’une jardinière? Tu dois être la seule personne au monde à penser ainsi. Mais je t’accorde un point, je pourrais ne plus jamais mettre de maquillage et aller vivre où je veux sans qu’on me reconnaisse. Mais je suis la terrible Kälyna Vallaël, ancienne prêtresse de Vraorg, la cruelle ennemie de l’empire. Ce serait triste qu’ils m’oublient. »

Elle baissa la voix, prenant le ton d’un doux secret.

« Ce n’est pas pour les autres que je me maquille, mais pour moi, parce que j’aime ça. Je me fiche de savoir ce que pense les autres. Et je crois que tu es une petite souris. Blanche, oui. Agile, elle se faufile. Fouineuse, elle met son nez partout. Mais détrompe-toi, ce n’est pas aussi fragile que l’on peut penser. »

Elle ouvrit enfin les yeux, tournant légèrement la tête pour observer Enetari.

« Quelle coiffure me feras-tu? »

Kälyna se replaça, offrant la cascade ténébreuse à sa coiffeuse d’un jour.

Quand bien même aurait-elle été d’humeur taquine, Enetari aurait pris soin de la somptueuse chevelure de sa nouvelle am… ah non, elles n’étaient pas amies. Et bien elle en aurait pris soin quand même, lui faisant penser à la sienne bien que de couleur radicalement opposée. Cette femme était un peu comme elle, finalement, quoi qu’évidemment moins parfaite. Mais elle était ici parce que rien de mieux ne s’était présenté, elfe toutefois fermement décidée à ne se laisser apprivoiser par des vampires trop rustres.

-Je fais toujours bien les choses que j’ai décidées de faire, Dame papillon.

Puisqu’après tout elle-même était une souris, son interlocutrice pouvait fort bien être un lépidoptère qui, profitant de son maquillage, dissimulait son véritable visage aux yeux de ses ennemis. D’apparence fragile et douce, sa réputation démontrait pourtant de sa capacité à récolter son butin avec un sérieux extraordinaire. Elle voletait avec légèreté, sans que personne ne puisse comprendre ses agissements et la raison de son comportement, mais pour elle, nul doute que tout était parfaitement limpide et d’une logique imparable. Prêtresse de Vraorg… qu’était-elle à présent ? Une simple habitante de ces lieux si tristes et froids ? Une guerrière, à sa façon, qui attendait de récupérer la place qui lui était dû ? Il y avait peu de chance qu’elle se soit soumise vraiment à Lorenz ; non, cette femme était trop fière pour cela. Intriguée, la Terendul continuait tranquillement le travail qu’elle s’était octroyée, en pleine spéculation sur la façon d’être et de vivre de sa congénère. Souriant dans le vide tandis que ses mains s’activaient avec délicatesse sur la longue crinière de jais, la jeune fille prit une voix légère et posée pour répondre à Kälyna, avec la nonchalance qui était sienne.

-Je grignote et je glisse, à la recherche du fromage le plus appétissant, je suppose. Je cherche les insectes les plus intéressants à me mettre sous la dent tout en me faufilant pour trouver meilleur nid où je le peux. Comme une digne petite souris innocente que je suis.

Insectes désignés par une Norwen sans pitié qui lui apprenait à se conduire en digne souris féroce, du moins autant qu’il lui était possible de le faire au vu de leur emplacement pour le moins exilé du reste du monde. Mais elles n’étaient pas liées à ce lieu et libre à elles de s’éclipser chasser quand elles en avaient l’envie ; ou plutôt, quand l’aînée le souhaitait… et qu’elles pouvaient trouver de quoi s’occuper. Donc pas assez souvent aux yeux de la jeune elfe qui n’aimait rien tant que partir au triple galop en compagnie de Coriya pour découvrir d’autres horizons et se lancer dans une traque des plus excitantes. Armanda était vaste et elle n’avait pas terminé de l’explorer ; elle en était même bien loin.

-Certains vous oublieront, les autres vous mépriseront ou finiront par avoir pitié de vous, répondit-elle joyeusement ; C’est toujours ainsi dans les légendes. Mais moi je vous adore ! Vous étiez tellement magnifique après tout ‒ même si je ne vous ai aperçu que quelques fois. Je reconnais que j’étais un peu jalouse quand même, arriver à une telle place… Breeef, vous êtes étrange, mais je vous aime bien. Avec ou sans maquillage.

Reculant de quelques pas, elle contempla sourcils relevés la masse sombre face à elle. Que pourrait-elle bien faire ? Oh… elle avait une petite idée. Quelque chose qui puisse tenir correctement ses cheveux tout en les laissant libre, qui fasse élégant et altier à la fois… et qui la change pas totalement non plus. Une coiffure qu’elle avait vue sur une noble dame elfe lors d’un banquet où sa famille avait été conviée. Elle s’en souvenait bien, elle avait glissé des bogues de châtaignes dans les plis des tresses, qui avaient gratté la tête de la concerné pendant tout le repas jusqu’à ce qu’elle parvienne à les ôter discrètement. Ah, le bon vieux temps…

-Hum, un vieux souvenir, je vais vous faire, mais c’est une surprise. Ne bougez pas, je suis sûre que cela ira trèèèèès bien.

Sitôt fini, elle plongerait dans le bain. Mais pour l’instant, elle devait entortiller puis tresser les longues mèches sombres.

Kälyna leva un sourcil, étonnée, face au surnom que la jeune elfette venait de lui offrir. Dame Papillon? Son or se fixa sur elle, cherchant encore si c’était une blague ou non. Mais où étaient passés « L’Horreur », « Le Monstre », « L’Abomination » et bien d’autres encore? Un papillon, c’était supposément joli avec toutes leurs couleurs. Cela voulait-il dire que la Souricette la trouvait jolie? Non, c’était plutôt à un papillon de nuit qu’elle devait la comparer. Ça devait être ça avec ses allures ténébreuses dont on préférait, normalement, ne pas s’approcher. Au final, la dame démaquillée resta simplement impassible et fit comme si elle n’avait rien entendu.

Décidément, le surnom qu’elle avait donné à l’elfette dont elle ne connaissait pas le nom lui allait à ravir. Elle semblait accepter sans broncher le fait qu’elle était à ses yeux qu’une petite souris fouineuse. Un peu plus et elle la considérait comme son animal domestique. Où était-ce déjà trop tard? Dans tous les cas, Enetari pouvait se compter chanceuse parce qu’elle prenait soin de ce qui lui appartenait et bien que la dame habituelle blanche appréciait la solitude, un peu de compagnie ne faisait pas de tort parfois. Il est vrai qu’elle pouvait se sentir si seule par moment.


Un sourire amusé avait peint ses lèvres naturellement rosée et recouverte de sa serviette, elle s’était installée sur le banc afin de laisser à l’ancienne intrus le plaisir de coiffer sa chevelure de jais. Elle resta sur ses gardes durant les premières minutes, aux aguets d’un geste brusque de la Terendul ou d’un mauvais tour de sa part. Mais ses doigts étaient fins et ses mouvements emplis d’une douceur inconnue pour la dame. Lentement, elle embarra l’or dans les ténèbres et se laissa bercer par le massage que recevait ses cheveux. Un peu plus et la terrible dame aurait pu ronronner de plaisir.

Satisfaite de la coiffure que lui avait faite la Souricette, elle lui permit de prendre un bain. Elle lui réchauffa même magiquement l’eau. Cela était un geste qui démontrait sa gratitude, mais elle n’en dit rien. Pendant que la jeune elfette se nettoyait, Kälyna sortit son maquillage et peint sa peau en blanc. Même si on pouvait la trouver plus jolie sans, c’était derrière sa blancheur qu’elle se sentait bien et qu’elle se reconnaissait.

Parce qu’elle respectait toujours ses promesses, elle installa son animal de compagnie sur son banc et commença à prendre soin de sa fourrure. La brosse passa doucement dans la chevelure nacrée d’Enetari. Elle poursuivit ce geste à plusieurs reprises, se perdant momentanément dans ses pensées. Sa fille aurait-elle aimé être peignée de la sorte? Ses doigts jouèrent gracieusement dans la cascade argentée et formèrent des tresses qui trônèrent fièrement sur sa tête en forme de rose.

Si quelqu’un les regardait, il verrait une scène qui ressemblerait à un moment entre mère et fille. Or, cette pensée était ironique puisque la mère n’avait plus concrètement de fille et la fille n’avait plus concrètement de mère.