Kyle est né en l'an 1334. En ces temps-là, on s'en doute, et surtout là où il est né et où il a grandi, on ne se souciait pas des querelles des grands de ce monde. Les devoirs et les problèmes de la banalité quotidienne se résumaient à cultiver, nourrir les bêtes, s'assurer d'avoir la gamelle remplie le soir et un feu bien chaud. Oh, il n'était pas paysan, non. Mais ceux à son service l'étaient, oui. C'était un petit bourg, à l'est de Gloria. Quelques hameaux et deux trois maisons de pierre, à peine une milice armée composée de trois vieillards dont les coudes, cloués au comptoir de la taverne, ravissaient les araignées qui s'en servaient pour tisser des toiles.

C'était le genre d'hameau qui ne connaissait pas la demi-mesure : soit il passait inaperçu par la pauvreté manifeste de la terre où il se trouvait, ou alors il pouvait être considéré, de par son isolement, comme une cible de choix. Sans être né dans l'opulence, Achille ne manqua de rien dans sa jeunesse. Feu, nourriture, quelques villageoises...Que demander de plus ? Ses parents auraient sûrement échangé leur âme contre la moindre capacité physique qui serait octroyé à leur fils, car on devina bien tôt que celui-ci n'en avait aucune. Petit, à peine plus haut qu'une épée, il ressentait déjà le mépris pour l'arme, lui préférant la plume et la langue, jugées bien plus tranchantes par le jeune Achille. Féru des lettres, il passait ses journées à lire, lorsqu'il ne gambadait pas dans le village.

Aux âges de la jeunesse, il découvrit les fruits de la vie, ses premières femmes et ses premières rixes, rien qui ne saurait toutefois déranger la vie monotone du bourg. On lui trouva une jeune femme, mignonne, un peu rondelette. Elle lui donna deux fils, bien qu'une fausse couche assombrit quelque peu l'ambiance du village. Mais dans le bonheur quotidien où ce village baignait, c'est en 1368 que bien des choses changèrent. On ne les vit pas venir, eux qui se déplaçaient à la faveur de l'obscurité, sous la bénédiction de la lune. Rien ne laissa transparaître leur présence, et rien ne les trahit : ni le silence, ni les ténèbres. On entendit le premier cri au quatrième cadavre. Les trois premiers avaient été égorgés avant même qu'ils ne comprennent. Lorsque les villageois comprirent, il était trop tard : voilà qu'une maison prenait feu. Les Achille sortirent de leur demeure, assistant aux tentatives de résistance des paysans, armés de leur fourche ou de leur faux.

Dans les pénombres, le père Achille peinait à dissocier les ombres des assaillants. Sans deviner combien ils étaient, il ne pouvait se résoudre à considérer cet assaut comme une attaque d'envergure : les vampires étaient les monstres dans les placards, dont on contait les histoires aux enfants pour les effrayer le soir, et non l'armée immense qu'ils allaient devenir des siècles plus tard. Sans demander son reste, Kyle se précipita dans la maison familiale, après avoir pris soin de barricader la porte avec zèle. Il courut se réfugier à l'étage où il espérait trouver sa femme et ses enfants. A vrai dire, il ne s'en souvint plus : lorsqu'il monta, après avoir accéléré en entendant une fenêtre se briser, un coup d'une violence extrême le projeta contre le mur, inconscient, sans qu'il puisse demander son reste.

Que raconter de la suite ? L'Histoire apprend le nécessaire au lendemain d'une transformation. En revanche, ce qu'elle n'apprend pas, c'est pourquoi Kyle. Le vampire qui l'avait transformé, une créature du nom de Lorenz Wintel, ne répondit jamais à cette question - probablement parce que Kyle ne lui posa jamais. Le tout étant est que Kyle dut grandir et habiter dans un monde bien différend de celui où il était né. Ce monde-là ne se légitimait que par la violence et la rapine, où les forts écrasaient les faibles. Et pourtant, à travers les décennies et les siècles, ceux qui prononçaient le mot de Kyle Achille ne pouvaient s'empêcher à la fois d'exprimer le plus profond mépris pour le plus déplorable guerrier de l'histoire vampirique, tout en craignant les conséquences de ses murmures à l'oreille de Wintel, même lorsque celui-ci n'était pas encore le seigneur des vampires. La politique vampirique n'était pas de celles où les coups montés et les manigances se voilaient derrière des sourires et des poignées de mains. Dans le monde des Hommes, on tendait la main droite tout en cachant le coutelas de la gauche. Dans les cavernes, la politique vampirique consistait à avoir le plus gros couteau, et à savoir le manier. La discrétion devint l'atout le plus précieux de Kyle Achille, longeant les murs, mettant un point d'honneur à ne point se causer d'ennemis, car c'est de cela que dépendait sa survie. De conseil en conseil, Kyle sut lutter habilement par une politique risquée pour conserver sa place : ses atouts ne lui firent jamais défaut, mais la jalousie était un vice qui menait bien des vampires à jouer de leur dague contre leurs rivaux.

A ce titre, la structure sociale et hiérarchique du royaume vampirique manqua à bien des reprises d'inscrire Kyle Achille à la liste des noms, taxés de la mention « Morts pour la patrie ». Bien qu'il sut, à l'aide de sa verve ou de ses jambes, échapper à plusieurs tentatives d'assassinat, deux faillirent lui coûter la vie, et son imprudence lui a gravé deux souvenirs sur son flanc droit. Au détour d'un couloir, il n'eut à peine le temps de percevoir l'éclat de lumière projeté par la dague pour sentir sa morsure dans son côté. En effet, l'expertise de Kyle à deviner les tentatives de coup d'état sur Lorenz après que celui ci ait renversé Darover faisait de lui une cible privilégiée des ennemis du seigneur vampire. L'habileté d'Achille, qui consistait à jouer des rivalités pour pousser ceux qui souhaitaient sa mort à s'entre-tuer, était une véritable plaie pour ceux qui, dans l'ombre, nourrissaient d'amers sentiments à l'encontre de son protecteur. Progressivement, les capacités de Wintel à unir les siens finirent par prendre légèrement le pas sur les tentatives d'assassinat, mais cela n'encouragea jamais Kyle à n'être plus que l'ombre de son protecteur.

Pendant bien des siècles, il n'y eut dans la vie de Kyle que peu de choses réellement importantes. Les retours des dragons en 1750 de l'ère d'argent le fascinèrent, autant que ces créatures étaient capables de provoquer effroi et admiration simultanément. Les projets ambitieux de Lorenz indifféraient grandement Achille, mais ce dernier souhaitait ardemment la réussite de Wintel, car son sort était intimement lié au sien. Les victoires et les défaites militaires l'importaient finalement peu. Ce n'était pas son rôle de garantir victoire et postérité aux siens. L'unification des siens sous la bannière de Wintel le surprenait discrètement autant qu'il ne pouvait s'empêcher de ruminer des doutes quand à la stabilité de l'oeuvre de Lorenz. Kyle savait les siens solitaires, cupides et égoïstes, mais il ne les estimait pas assez stupide pour ne pas faire face à la réalité des faits : face aux Elfes et aux Humains, l'unité prévalait sur les querelles intestines, et Lorenz avait gagné le respect d'Achille au fil des décennies en prouvant son instinct de meneur d'hommes.

Toutefois, l'expérience vampirique de Kyle ne saurait se résumer à des tentatives d'assassinat sur sa personne et sur la complexité du fait de survivre en milieu hostile. Même si ces pans de la réalité ne sont pas à oblitérer, Achille peut s'estimer heureux d'avoir fait la rencontre de personnes aussi intéressantes que surprenantes. Parmi elles, certains dragonniers mais également des vampires comme Kylian Wallam. Bien que le terme d'affection soit hypertrophié pour qualifier les sentiments d'Achille à son égard, il ne peut nier qu'il le respecte et comprend nombre de ses sentiments qui, sans pour autant être exposés explicitement, ne demeurent pas longtemps un mystère face à la lucidité de Kyle.

La réalité de l'utilité d'Achille se révéla lors de la rébellion. La mutinerie de Kohan trouva un large écho dans les intérêts du seigneur des vampires, et ce fut le rôle de Kyle Achille de maintenir des liens stables entre les immortels et les rebelles. Le succès de la mission du mignon fut relatif, quoique indéniable, Lorenz sachant avec lucidité utiliser les atouts d'Achille à son avantage. Rebelles et vampires s'unirent militairement, et ce succès fut entièrement - du moins dans son esprit - l'oeuvre de Kyle.

L'arrivée de Vraorg changea les choses. D'une place qui lui plaisait, il se retrouvait le sous-fifre fort gênant d'une entité trouvant son plaisir et son contentement dans la destruction la plus vaine et la plus brutale, la plus violente, sanguinaire et gratuite de l'Histoire. La conscience de Kyle finit par prendre le dessus sur sa loyauté, et le jeune vampire s'en fut à l'est de Gloria, passant cependant assez loin de son lieu de naissance pour ne pas fournir à Lorenz les clés pour le retrouver.

*On aurait pu le prendre pour une statue. Ses paupières ne se fermaient pas, à peine si elles clignaient, gênées par la brise, celle-là même qui jouait avec sa chevelure. Du petit monticule où il se trouvait, il n'y avait que le silence qui l'avait accompagné. Il se trouvait là, immensément et fatalement seul, faisant face à l'immensité verdoyante. Il était rare de voguer à travers ces plaines sans subir les aléas climatiques, bien que ce n'était pas la crainte de la pluie qui tenaillait Kyle. C'était une toute autre crainte, et c'était cette dernière et uniquement elle qui l'avait guidé à la fois si loin dans les plaines, avant de le maintenir sur place, au sommet sa petite colline. Et que lui restait-il, à présent ? Rien. L'ignorance et le néant.

Un souffle plus puissant que les précédents le força à fermer les yeux, serrant doucement ses mains, fourrées dans les poches de son pantalon. Il se retourna, regardant avec une indifférence feinte dans le regard le chemin parcouru. Au loin, il apercevait encore Gloria. Étrangement, il ne se souciait guère de la réaction de Lorenz. Son créateur était bien assez rusé pour s'apercevoir que Kyle avait détourné les yeux à bien des reprises devant les exécutions et les exactions des hordes. Il n'avait toutefois pas vacillé à l'heure où Gloria était tombée. Il se souvenait des cris, des râles et des suppliques. Mais ce n'était pas le pire, oh non. Kyle ferma les yeux lorsqu'ils se turent, lorsque, l'espace d'un infime instant, l'agonie de la cité s'en fut. Serait-il tué, si le remord finissait par vaincre la peur qui l'avait poussé à s'éclipser ?

Ses lèvres se plissèrent sensiblement, hermétiques alors qu'un lent souffle s'échappait du nez du vampire. Il se trouvait là, à la croisée des chemins, au carrefour de ce choix crucial, figurant en tête de liste parmi les choix qui influent une vie, une destinée. Il baissa les yeux, subitement indécis. Kyle ne s'attendait pas à ce que ce soit aussi difficile. En réalité, il avait été aisé de laisser Gloria derrière lui. Mais tourner le dos à une partie de lui-même s'avérait bien plus coûteux qu'il n'aurait pu l'imaginer. Inconsciemment, il se mit à chantonner à mi-voix, celle-ci, presque vacillante, intimait presque au vent de se taire.

« Nous sommes l'Ombre...qui hante vos nuits...Et...nous vous proposons...l'Oubli...Nous sommes...les cauchemars de...vos histoires...Et nous traquerons...à tout...hasard... »


Si Kyle s'attendait à une réponse, il n'en fut rien. Était-il naïf ? Peut-être. Il se put qu'il espérait une reprise, un signe, une manifestation quelconque d'origine ou de source diverse qui l'aurait appuyé. Mais il n'en fut rien. Il se sentit presque stupide, seul sur sa colline, face au vent qui reprit son droit de souffler plus fort encore. Il tourna le dos à Gloria, posant ses mirettes sur l'Est. Sans réellement savoir pourquoi, il descendit la colline, en gardant ses mains fourrées au fond de ses poches. Parfois, ses pas se faisaient plus lents, hésitants, aussi effrayés de son départ que des conséquences qu'il aurait. Le vampire ne regardait pas devant lui. Les saphirs lui servant d'yeux fixaient le sol.

Progressivement, Gloria se fit de plus en plus distante, et plus Kyle la sentait loin, plus ses pas étaient grands. Comme si son aura, au lieu de s'affaiblir, se faisait ascendante, les pas devinrent des enjambées, et les enjambées adoptèrent un rythme soutenu et régulier. Ses bottes écrasèrent quelques mottes de terre, qui s'écrasèrent, projetant d'infimes portions granuleuses dans les subsides vaseux de la plaine. Il finit par réduire le rythme, tout en ne sachant ni pourquoi il avait couru, ni pourquoi il s'arrêtait. Kyle se passa successivement la main dans les cheveux, avant de la glisser sur son visage. Son pire ennemi se tenait là, en lui, et c'était le doute. Le vampire à la chevelure immaculée était de ceux qui ne pouvaient supporter une inconnue dans une équation. Sans s'arrêter plus que quelques minutes, il continua sa route, toujours assailli en son for intérieur par le doute. Sa reprise fut lente, mesurée, les pupilles toujours rivées sur ce sol hostile à la vie. Combien de temps il marcherait ? Lui même n'en avait aucune idée, il...

Il douta au premier bruit qui réveilla ses sens, sans s'arrêter de marcher. Tout en rendant ses pas plus discrets, il jeta quelques coups d’œil autour de lui. Au second, il s'arrêta. Il n'y avait autour de lui que de malheureux feuillages, mais assez grands et épais pour y terrer des prédateurs. Ces terres inhospitalières étaient devenues progressivement les landes incertaines de créatures féroces que l'on pourrait pu jadis croire être des loups. A présent, seule l'apparence les rapprochait des loups, car leur violence et leur instinct faisait de ces bêtes des aléas dangereux pour les voyageurs ou les pèlerins - à supposer que cette zone en soit traversée. Mais cela ne pouvait être des loups. Kyle les aurait entendu bien avant. Malgré son manque totale de capacités guerrières, il restait un vampire, un prédateur par la nature même de sa condition. Et il n'y avait qu'un prédateur pour échapper à la vigilance d'un autre prédateur. *

Ce fut bel et bien le cas : non un, mais plusieurs prédateurs, en réalité. Une meute de vampires, stationnés là. Vigies ? Sentinelles, ou éclaireurs ? Envoyés par Lorenz, déjà au courant de la fuite de Kyle ? Ce ne serait pas la première fois que le Seigneur des Vampires surprendrait Achille par la rapidité de ses actions et de ses réactions. La réalité est que les Anciens ne s'avérèrent pas être des agents de Wintel. Une brève discussion s'engagea, polie quoique tendue, et Kyle dut jouer de sa finesse coutumière pour deviner l'allégeance des Anciens. Ces derniers, sans pour autant lui accorder leur confiance, l'autorisèrent à fouler leurs pas à travers le désert. Contrairement à ce que ses doutes subsistants lui prédisaient, il n'aperçut pas les murailles de Gloria au terme du voyage. Non, en réalité, il fut rapidement en mesure de constater que leurs pas les menaient vers l'Est, vers la contrée des Protégés. La pénibilité du voyage, accrue par l'absence d'endurance physique d'Achille, atteint son paroxysme quand il manqua de perdre connaissance à la veille de leur arrivée. Non pas qu'il fut maltraité, mais que voulez-vous, si l'on est faible un jour, dans la pensée de Kyle, on le reste toujours. Lorsqu'il reprit ses esprits, il releva doucement le visage, et après avoir constaté que son corps était toujours entier, se leva péniblement, surpris par l'agitation populaire qui régnait au sein du campement des Protégés...