24 Août - Nuit
Des ruines. Cela n'était plus que des ruines. La perle détruite et le palais devrait se reconstruire en son pendant éboulé. Il avait jadis connu ce palais de majestuosité pourvue, il y avait évolué avec une aisance remarquable dans cette cour, fierté des hommes alors que tout elfe qu'il était, humain, il ne l'était pas. Cette place au sein de la noblesse lui avait octroyé un brillant réseau, puissant à n'en pas douter. Sa longue existence parmi les humains lui avait offert une place plus grande encore, comme un frère à tout un chacun, des liens si forts que même une putride guerre divisant ce peuple qu'il adorait, ne saurait le restreindre de ses amitiés. Aldaron le savait, il faisait partie d'eux, et quand bien même il était rebelle, nul doute que nombreux seraient ceux qui le couvriraient comme on couvre un pair. Crissolorio le couvrait, l'accueillait dans sa demeure à l'abri des regards et des hommes de Fabius. Il lui avait présenté sa fille, une charmante jeune femme avec qui il avait pu sympathiser en lui parlant de son grand-père, ou encore du Grand Argentier lui-même lorsqu'il n'était un petit enfant sous l'aile protectrice de l'elfe. Il était fier de Crissolorio, de sa réussite, de sa progéniture. Mais plus encore, il était fier que son élève de jadis ait préservé son libre arbitre. Son ami de longue date restait sien. Par la fenêtre, il contemplait les lumières de la ville qui s'éclipsaient une à une jusqu'à ne plus être. L'obscurité devint maître et les étoiles, dans les cieux, se faisaient protectrices des secrets de cette nuit. Car des secrets, il y en aurait encore. Les murs orangés de la cité vibraient des murmures échangés dans la plus grande des confidences. La lune était pleine et diffusait une lueur qui, bien que faible, se présentait comme l'unique source sécuritaire, son éclat blanc et pur frappait les enceintes comme s'il désirait y jeter l'assaut. Ce serait vain. Cette ville avait été conçue pour être imprenable. Et pourtant, elle avait été prise par ruse par les alayiens. Son regard émeraude se perdit dans le vide, songeur. Il aurait voulu espérer le contraire, mais en son cœur il savait bien qu'il lui serait à jamais difficile de remettre les pieds dans cette fabuleuse ville.
On avait mis à disposition des blessés et des alliés d'Achroma quelques suites dans le Palais Royal. L'elfe s'en était éclipsé, préférant la compagnie de Crissolorio que ces murs qui cachaient des assassins. Il aurait été malvenu qu'on retrouve son cadavre de rebelle au petit matin, aussi avait-il pris la décision de ne pas s'y rendre. Toutefois, il devait s'avouer que tuer l'un des protégés du dragonnier Achroma aurait été signer son propre arrêt de mort, et une guerre ouverte de surcroît. Le risque était moindre, il refusait cependant de le prendre ou presque. Il avait quelqu'un à voir. Une certaine jeune femme dont le corps se remettait de ses lourdes blessures. Si elle avait été soignée, elle demeurait encore très faible, peinerait à aligner trois pas sans avoir fait une bonne cure de sommeil. Ils ne rentreraient pas à Aigue-Royale tant qu'elle ne serait pas en état de faire ce voyage et de l'achever en un seul morceau. Deux yeux bruns scrutèrent son visage de porcelaine avant de s'éloigner et de s’intéresser à toutes ses possessions posées là, sur le meuble. C'est qu'elle en portait cette demoiselle de jolies choses. Un petit bourse, une armure sublime, quelques armes. Il aurait de quoi en tirer un assez bon prix s'il s'y prenait bien. Toutefois, il ne pouvait pas transporter tout cela et passer inaperçu une fois dehors. Il devait faire un choix des objets de son larcin. L'armure serait trop compliquée à transporter, en revanche, la bourse tenait bien à la ceinture, tout comme les armes : elles iraient bien dans sa besace le temps qu'il quitte le palais à pas feutrés, drapé de l'obscurité de la nuit. Un sourire naissait sur ses lèvres fines, le butin était plaisant pour une fois, bien qu'en général, des nobles se trouvaient au sein du palais. Ils étaient plus riches d'ordinaire. Cette bourse là était un peu maigrichonne, mais elle ferait l'affaire.
« Repose cela, Nahel. » Fit une voix calme, grave et posée derrière lui. C'était une voix qu'il connaissait bien et le jeune humain se retourna vers la porte ouverte. Il avait perdu son sourire, dans la surprise d'être pris la main dans le sac, mais le regagna bien vite, sans lâcher toutefois ce qu'il avait trouvé.
« Aldaron ! » S’exclama-t-il en chuchotant comme s'il craignait de réveiller la jeune demoiselle blonde qui reposait dans le lit. Ou qui faisait semblant de dormir, il n'en savait trop rien. L'elfe lui adressa un fin sourire, celui qui faisait de lui un remarquable séducteur, et l'adolescent poursuivit :
« Je cherchais votre chambre à la base. Je me suis dit que vous seriez plus riche de tout autre de ces rebelles, mais n'ayant pas trouvé vos affaires, je me suis dit qu'on m'avait menti en prétendant que vous étiez revenu.
- Allons à l'évidence, on ne t'a pas menti.
- Non. Mais vous ne dormez pas au palais.
- J'ai de bonnes raisons de ne pas dormir au palais.
- Aucune qui me soit connue. Vous êtes toléré par l'empereur.
- Sa tolérance n'exclue pas quelques couteaux dans le dos, hélas. Je ne suis pas chez moi ici.
- C'est faux. Les Gloriens vous aiment. Ils ne vous feront jamais de mal.
- Je le sais.
- Qu'avez-vous alors à craindre ? »L'elfe contempla longuement l'expression candide de l'adolescent. Il aurait aimé avoir la même innocence encore. Aldaron poussa un soupir avant de répondre dans un souffle sinistre :
« Mes cauchemars. » Le marchand s'approcha de jeune homme pour prendre la bourse et les armes qu'il avait dérobés à Livilith. De plus près, il constata que ses traits avait vieilli depuis la dernière fois. Ce n'était plus vraiment un adolescent, c'était un jeune adulte. Un jeune adulte qui était loin d'être si candide qu'il le pensait. Nahel savait ce que signifiait ces cauchemars : la déchirure que le dirigeant du marché noir avait ressenti en étant contraint de fuir cette cité où il avait vécu 400 années.
« Vous avez peur d'être déraciné. De nouveau.
- Tu comprends vite à présent.
- Fuir votre passé à Gloria ne vous aidera pas à ne point souffrir. Peut-être ne reviendrez-vous plus jamais ici, vous devriez profiter de l'instant présent. Êtes-vous allez voir au Luth Rouge ? Mara a repris l'auberge de son père, vous m'y emmeniez souvent.
- Son père est mort ?
- Oui. Il en a beaucoup souffert. Il serait heureux de vous revoir. Beaucoup d'entre nous seraient heureux de vous revoir, Aldaron. Contrairement à ce que vous dites, c'est votre maison ici.
- Je ne peux pas m'y rendre, les hommes de Fabius me descendraient à vue. Je ne suis plus le bienvenu dans cette ville.
- Vous êtes notre frère.
- Je l'étais. » Acheva-t-il avec une fermeté exemplaire. Quelque chose se brisa dans le regard du jeune homme. Comme un espoir avidement nourri et déçu soudain.
« Vous ne nous aimez plus. »L'émeraude des yeux de l'elfe vacilla. C'était à son tour d'être touché. Comment pouvait-il tenir de pareils propos ? Il marqua un silence, pesant. Il les aimait, tous, autant qu'ils étaient. Mais les choses avaient changé, leurs clans étaient ennemis.
« Détrompe-toi. Je vous aime suffisamment pour ne pas mettre en danger votre vie. Connais-tu le sort de ceux qui sympathisent avec la rébellion ? Fabius ne me tuera peut-être pas, car il ne veut pas créer d'incident avec Achroma Seithvelj. Mais qu'adviendra-t-il de toi, de Mara et de tous les autres ? » Morts pour l'exemple, à n'en pas douter. Le jeune homme détourna le regard et se défit de la proximité qu'il avait avec l'elfe. Il avait très bien compris, Aldaron le savait futé. Le regard de Nahel se porta sur Livilith, songeur et parla d'elle. Le dirigeant du Marché Noir avait refusé qu'il parte avec ses biens.
« Elle est jolie.
- Elle est sublime.
- Vous la protégez.
- Autant que je le pourrai.
- Vous l'aimez.
- Pas comme tu l'imagines. Les elfes n'aiment qu'une fois. Et ils ne peuvent aimer que leurs pairs. C'est une humaine.
- Vous n'en avez donc jamais aimé aucune...
- Je les ai adorées. Aussi fort que j'en étais capable. Mais les aimer, non, jamais. Cela ne signifie pas que je ne ressentais rien pour elles, loin de là...
- Comment s'appelle-t-elle ?
- Livilith.
- Vous me la présenterez ? Elle me plaît.
- Elle te plaira moins une fois que tu auras fait connaissance avec son sale caractère. » Le jeune homme se mit à rire, amusé. Comme quoi les plus belles poupées de porcelaine cachaient bien leur jeu. Nahel fit la moue finalement, et pire encore lorsque l'elfe l'interrogea sur ce qu'était devenu son père. Son silence en disait long. L'elfe poussa un soupir. Encore un mort de l'Aube Rouge.
« C'est pour cela que tu voles ? » Nahel acquiesça sombrement de la tête. Les orphelins menaient souvent une vie précaire. Il en savait quelque chose lui qui jadis, fut mendiant dans la poussière en quittant de Royaume de Elfes. Le dirigeant du Marché Noir lui donna quelques pièces de son propre bourse.
« File à présent.
- Elle a mauvais caractère, mais vous la protégez. Aimez-vous souffrir ou c'est qu'elle vous plaît à vous aussi ? »Futé comme sa mère celui-là. Aldaron roula des yeux. Il le contempla fuir dans les couloirs du palais avant de reposer l'émeraude de ses iris sur la belle endormie.
« Vous pouvez faire croire que vous dormez aux humains, Livilith. Mais les elfes ont les sens plus développés : je vous entends respirer plus vite que ceux qui sommeillent. » Il reposa la bourse et les armes de l'Immaculée à leur place antérieure.
« Votre présence prouve à elle seule que vous êtes parvenue à trouver le dragonnier de votre quête. A vous dire vrai, j'ai cru un bref instant que vous aviez à cœur l'avenir d'Armanda... Mais à bien y réfléchir, vous n'êtes que l'ombre de l'Aîné, n'est-il pas ? » Il vint s’asseoir sur le bord de son lit. Il savait combien il était désagréable de lever haut la tête quand on était allongé dans un lit. L'animosité ne perlait pas dans ses propos, il était relativement neutre dans ses paroles.
« Je suis navré de vous déranger en pleine nuit. A vrai dire, je n'avais pas l'objectif de le faire. Je voulais m'assurer que vous vous remettiez de l'affrontement. Vous avez fait acte d'une brillante performance au combat. Je suis épatée qu'une jeune femme dispose de telles compétences et vous en félicite. Comment vous portez-vous ? » [HJ : En espérant que ça t'ouvre suffisamment de possibilités et te donne envie d'écrire
]