Conseiller impérial. Voilà qui le satisfaisait, il n'y avait pas à dire. Pour l'une des rares fois dans son existence, il était content. C'était du jamais vu, à son âge, d'avoir une telle place auprès d'une tête couronnée. Oh certes, Aegnor n'avait pas pu se débarrasser des conseillers qui ne lui étaient pas favorables, contrairement à son vœux, mais ça, il fallait s'en douter, ils étaient trop habiles pour se faire avoir aussi simplement. Ils avaient sauvés les meubles et il était satisfait d'avoir eut une part honorable là-dedans. Et ils avaient un statu quo relativement confortable en plus de cela. Ce n'était pas la panacée, mais c'était déjà fort agréable et propice aux travaux futurs… en attendant, il jouissait tout de même d'une aura de gloire certaine. Oui, il était le plus jeune conseiller jamais vu, mais il le valait bien, non ? Après tout, il était plus intelligent que tout autre à son âge et s'il manquait encore d'expérience, il apprenait vite. Cela dit, pour le moment, il était moins question de lui que du prince qu'il tentait de soutenir… Et c'est donc à la sortie d'une réunion où il avait dû lutter pour s'imposer, face aux adultes parfois fort condescendants, qu'il décida tout simplement de prendre une pause et de plonger dans un univers un peu moins remplit d'ambitions diverses. Quittant donc les quartiers d'Aegnor, il prit le chemin de ceux de ses parents, décidé à voir la seule personne qui saurait pleinement, totalement et sincèrement l'écouter et le comprendre.

Insensible à l'effervescence qu'il pouvait bien croiser et aux regards éventuels pouvant le suivre, il se fraya un chemin à travers la foule – plus clairsemée qu'avant la bataille – et arriva finalement à destination. Il prit le temps de s'observer dans un seau d'eau, contrarié de se trouver aussi… conseillesque. Pour le poste qui était désormais le sien, impossible qu'il continue de négliger son apparence. Ses nouveaux habits faisaient trop ressortir sa maigreur, du moins à son goût, et il détestait avoir les cheveux attachés. Mais puisqu'il le fallait… Enfin, là il ne le fallait pas, ce fut donc avec joie qu'il retira le lacet végétal qui retenait sa queue de cheval, laissant ses mèches opalines lui retomber sur les yeux alors qu'il entrait finalement. Elle était forcément là, non ? Si… heureusement. « Mère ? » appela-t-il avec calme et douceur, avant de s'approcher d'elle dans l'espace intérieur du bâtiment de pierre et de bois. Arrivé près d'elle, il l'observa aussi attentivement qu'il l'avait fait pour lui-même un moment auparavant. Il soupira finalement. « Mère, je suis heureux de vous voir. Puis-je vous emprunter un peu de temps ? Je crains de ne pouvoir le rendre ensuite, mais j'espère que vous ne regretterez nullement de m'avoir obligé » Il attendit, se doutant toutefois qu'elle ne le lui refuserait pas. Il y avait beaucoup de choses auxquels il pensait depuis un moment. Et sa mère était la personne idéale, pour en parler.

« Mère… j'ai décidé de passer mon rituel »

Et il approcha. Simplement, pour venir se tenir près d'elle, l'observant sans la moindre agressivité, le moindre mépris. Il n'en avait jamais eu à son égard. Elle ne lui inspirait pas tout cela. Mais sans doute était-ce normal, elle l'avait porté, lui avait donné la vie, l'avait protégé et vu grandir, aidé et soutenu… aussi froid qu'il était, il ne pourrait jamais rejeter tout cela. Un instant, son regard s'égara sur les feuillets qu'elle remplissait, puis revint vers elle. Il s'assit finalement près d'elle à sa demande, sans toutefois la quitter des yeux. « De nombreuses choses, à vrai dire…. J'ai beaucoup réfléchis » Il reprit un instant son souffle, puis poursuivit. « La bataille, j'y ai beaucoup pensé. Ce qui est arrivé, avec les vampires, Aranël qui a brandit son arme pour la première fois, Artaher blessé… » Et oui, même son imbécile de père. « Sans compter le massacre perpétré par les alayiens sur les civiles… et je ne parle même pas de ma nomination au conseil. Aegnor est un enfant. Il a beau être plus vieux que moi, il reste un enfant. Choyé, protégé, respecté bien au-delà de sa valeur réelle… un enfant gâté qui n'a aucune conscience des difficultés, et de la réalité. J'aurais besoin du soutient de mon totem pour faire face et l'empêcher de se casser le cou et les dents sur le conseil…. » Ils étaient passés très près d'une catastrophe politique, et fort heureusement, le conseil jaugeait encore l'Evanaelle utile d'une façon ou d'une autre, assez pour ne pas le broyer. Sans doute avait-il aider, au moins un peu… mais ils avaient eut de la chance.

« Et puis, Aranël a décidé de passer son rituel. Je l'attendais beaucoup. Aujourd'hui il s'est décidé, il n'y a plus de raison d'attendre... » Tout simplement. Il lui jeta un regard sérieux, concerné. Il y avait cependant bien plus que cette annonce, quand bien même elle lui servait d'introduction. Il avait beaucoup trop en tête. « Mère…. J'ai…. Plus de mal que je ne pensais, avoir le conseil. Mon jeune âge les perturbe. Mais au-delà de ça… je pense qu'ils tentent de m'influencer, de sorte que j'influence moi-même Aegnor. Il est naturel qu'ils veuillent me gagner à leur cause, mais plus je les écoute et plus, objectivement, je prend conscience qu'ils n'ont pas tout à fait tort sur certaines choses. Certes, il faut du changement, mais dans une situation comme la nôtre, il me semble de plus en plus que les elfes devraient avant tout s'accrocher à leurs valeurs. N'ai-je pas raison ? Avant, j'aurais préconisé de simplement passer outre la sensibilité de la masse et d'imposer des changements majeurs pour le bien de tous, mais je me rend compte que cela ne peut pas aller ainsi… et je m'interroge » Et elle était la personne la plus à même de l'aider à faire raison de tout ceci, comme elle l'avait toujours aidé. « Autrefois vous m'aidiez dans mes inventions, et répondiez à mes questions, et aujourd'hui… aujourd'hui c'est sans doute le bien être de tout notre peuple qui pend à vos lèvres. Me pardonnerez-vous jamais de vous demander un tel soutient, je me le demande... »

Il soupira finalement. « Je me demande, si je suis réellement fait pour ce poste. Si je ne suis pas trop jeune... »

Elle avait raison. On pouvait être jeune et mature, il le savait parfaitement, quoi qu'il ne le soit pas tous le temps. Mais ça aussi c'était normal. Il détestait ne pas avoir le dernier mot, entre autre chose. Il détestait perdre, tout simplement. Il était plus intelligent que beaucoup, il ne pouvait pas admettre qu'on le mette en défaut. Et il le savait pertinemment. Il savait qu'il avait ce défaut, mais ne faisait rien pour l'arranger. Néanmoins, il était flatté par les paroles de sa mère. Elles prouvaient qu'il n'était pas dans le faux, en se jugeant apte à agir comme il le faisait… et pourtant, cela ne l'empêchait pas de douter du bien fondé de sa nomination, pour le coup. Clignant des yeux, silencieux, il ne pu s'empêcher de penser que si vraiment le jeune empereur avait de la chance de l'avoir, il ne s'en apercevrait jamais. Aegnor n'était pas quelque de très observateur. Il se contentait souvent de son chemin et ne relevait pas le nez sur autre chose, encore moins sur les autres. Il le savait déjà, lorsqu'il l'avait rencontré et avait accepté son poste en connaissance de cause. Il n'était pas là pour qu'on le remercie. Il serait même sans doute là pour qu'on le haïsse cordialement. Mais au moins, les choses iraient correctement. C'était encore autre chose que de mener la vie dure à son entourage. Il se rendait compte que là, c'était définitif, c'était le reste de sa vie qu'il dessinait, et qu'il ferait mieux de s'habituer à la solitude sur le long terme. Aranël était un futur héros, lui en revanche….

«  Merci mère  » De son soutient et de sa fierté. De sa présence, pour encore de longues années. Il observa la main posée sur la sienne un bref instant, avant de revenir à son visage, tandis qu'elle s'adressait à lui. L'expérience… elle lui manquait hélas. Il avait beau être mature, effectivement, l'expérience était quelque chose de nécessaire, dans le monde de la politique. Et il ne l'avait pas. Malgré tout, sa mère le rassurait quelque peu. Et elle confirmait ses pensées. Il avait eut faux en voulant aller trop vite dans les changements. Il aurait sans doute fait un énorme faux pas en poursuivant sur sa lancée et allait devoir réfléchir à l'avenir davantage. Un rythme, un pallier, des avancées par tranches… essayer de ne rien brusquer et d'harmoniser le tout, en fonction des besoins et ouvertures laissées par les événements. Sans doute était-il trop optimiste et ambitieux au regard de la réalité sociale des leurs. Finalement il eut un infime sourire et serra la main de sa mère. «  Sans doute avez-vous raison. Peut-être est-ce simplement l'angoisse et la découverte qui parlent. C'était après tout ma première séance avec le conseil… Mais vous avez raison, vos mots sont justes et sages, et me sont très précieux, ils me permettent de poursuivre et de consolider ma réflexion. J'en ai bien besoin. Je comprend parfaitement les sujets adressés, mais parfois il m'est bien difficile de trouver des mots pouvant atteindre mes interlocuteurs. Je n'avais jamais eu ce soucis auparavant  »

Ils étaient aussi doués que lui, mais eux, c'était leur âge et leur apprentissage qui les avait forgés. Il soupira «  J'aimerais établir clairement un programme des réformes, et parvenir à l'adapter, à le hiérarchiser. J'ai tellement d'idées, mais j'ai l'impression que la guerre n'est vraiment pas le bon moment, que les inquiétudes concernant les combats dissimulent tout le reste. Mais peut-être pourrions nous progressivement réhabiliter nos valeurs. Plutôt que d'en changer, remettre celles que nous entretenons au goût du jour, de sorte que notre peuple ne soit pas complètement aliéné avec ses propres idéaux. Malheureusement je me dois de composer avec Aegnor. Je ne peux présenter un programme qui soit totalement étranger à ce qu'il désire non plus...  »

Son introduction auprès du conseil avait donné un autre goût au mot patience. Il avait de la patience, quand il le fallait, mais rarement en cas d'inter action sociale. Hors les séances du conseil, ce n'était que cela, des interactions sociales. Et ces individus prenaient énormément de temps pour tout. Il savait avoir été vite cerné, et restait persuadé qu'ils en profitaient pour l'agacer. Lui aussi l'aurait fait à leur place. Mais sa mère avait raison. Il lui fallait parvenir à redoubler de patience pour traiter avec eux. Il n'y avait aucun autre moyen possible si ce n'était s'arme de détermination et de calme pour tisser avec tact les bases de demain. Mais il était plus jeune qu'eux, il les gèleraient au bout du compte. Pourtant malgré cela, il se sentait un peu démoralisé. Heureusement que Lisaë avait toujours eut le don de le remettre sur le bon chemin et lui rendre sa confiance. « Vous n'avez pas tort  » Il en connaissait même beaucoup sur de nombreux sujets, importants pour la bonne marche d'un royaume. Il pouvait se faire une bonne idée de la situation et de ce qu'elle nécessitait, il en était certain. Il se forgeait pour son rôle, réellement. Et il voulait que cela serve. Même s'il n'était jamais reconnu, ce qu'il voulait, c'était être efficace et efficient.

Elle avait raison. Il devait travailler ses idées. Il devait les bâtir, les rendre solides, les poser sur des fondations immuables. Il fallait peindre un tableau d'ensemble. Prendre cela comme ses autres projets Exactement de la même façon. Mettre la politique à part n'était pas une bonne idée, au final, il s'en rendait compte. Il fallait la banaliser justement. « Certes mère, mais serait-ce vraiment une bonne chose d'encombrer tout le monde alors que cette guerre gronde à nos portes ? Ne serait-ce pas mieux de patienter, justement ?  » Il hésitait tout de même. Peut-être pouvait-il aussi se former à la stratégie militaire, qui sait ? Mais le point suivant qu'aborda sa mère lui fit hocher la tête. Oui hélas. Il devait éviter de se le mettre à dos. Ce serait certainement dur de jouer les conciliateurs, mais s'il n'avait pas le choix, alors très bien, il ferait de son mieux. S'il avait pu supporter Artaher tout ce temps, pourquoi ne supporterait-il pas Aegnor ? Il soupira légèrement et hocha une seconde fois la tête, pour ponctuer ses réflexions. « Oui, effectivement...  » Autant dire que malgré ses bonnes résolutions, il restait dégoûté à la perspective de devoir être socialement correct.

« Vous savez… L'une de mes idées consiste à permettre à des experts, dans chaque domaine de compétence, de venir s'exprimer au nom des leurs devant le conseil. A l'heure actuelle, seul des conseillers peuvent assister aux séances, j'aimerais combler une partie de ce gouffre qui sépare ces sièges de la vie quotidienne. Et j'aimerais que vous en soyez. Après tout, vous êtes une gardienne du savoir et une archiviste, vous avez tant de connaissances...  » Il sonda son regard un long instant avant de poursuivre « Lorsque j'étais plus jeune, même si je ne suis pas encore si vieux que cela… je pensais suivre votre voie et devenir membre des gardiens du savoir. Cela m'aurait convenu vous savez. J'aurais pu rester auprès de ces sommes de connaissances, me perdant dans l'apprentissage et restant loin de ce que je déteste. Hélas, il semblerait que je me dirige vers autre chose, désormais. Mais peut-être reviendrais-je à cette possibilité, plus tard. J'espère que vous serez encore là pour m'accueillir alors, comme vous m'avez félicité pour ma nomination  » Il n'avait guère de doutes là-dessus.

« Pourrais-je vous soumettre mes plaidoyers, une fois qu'ils seront construits ? Je vous fait toute confiance pour être un publique utilement critique  »

Effectivement, il n'avait pas forcément vu les choses sous cet angle-là. Les autres… Oui bien sûr. Il s'en voulait un peu d'illustrer si parfaitement son égocentrisme. Parce que c'était bien de cela dont il s'agissait. Il avait le plus grand mal à se placer dans les chausses d'un autre. Il savait, certes, que les autres ne pensaient pas comme lui, mais n'arrivait pas à faire de cette prise en compte un automatisme. Parce qu'en vérité, leurs avis n'avaient aucune espèce d'importance pour lui. Forcément, ça n'aidait pas. Il n'était pas honteux d'être égoïste cela dit, mais c'était problématique que de ne pas se projeter quand on officiait à son niveau de responsabilités. Car cela pouvait amener des erreurs. Et il n'admettait tout simplement pas de faire des erreurs. « Je comprend ce que vous me dites… Mais pourtant, la famille Evanaelle n'est pas si étendue, n'est-ce pas ? Qui pourrait-il y avoir, en dehors d'Aegnor ? La princesse Orfraie elle-même n'a pas d'enfant si je me souviens bien »

Penser à demain. Oui effectivement, on en revenait au même problème. Sa froide rationalité, sa logique, n'était pas celle de tout le monde et il avait du mal à le prendre en compte. Un instant, il s'imagina agir comme eux, en épousant par exemple une fille de haute naissance qui lui assurerait une meilleur place encore dans le conseil. Mais l'idée même lui paraissait totalement ubuesque et, il devait l'admettre, le mettait particulièrement mal à l'aise. Il n'était déjà pas tactile à la base, mais penser étreindre une parfaite inconnue… voilà qui ne lui siérait absolument pas, même avec les nombreux avantages que pareille union apporterait à sa cause. Non, son inclinaison n'allait pas ce genre de pratiques. Même si on lui offrait la plus belle et la plus avantageuse des jeunes mariées. Peut-être n'était-il tout simplement pas assez manipulateur pour pouvoir s'en accommoder, ou peut-être était-ce une simple toquade personnelle, le résultat était le même. « Certes... »

Exposant une partie de ses projets, il attendit, avec une pointe d'impatience, de savoir ce que sa mère en pensait. Sa réponse lui tira un demi sourire crochu, mais là encore, il avait toujours été plus expressif avec elle qu'avec les autres, Aranël mis à part. « Oui je sais que ce serait mal vu, mais croyez moi, d'ici à ce que j'introduise une telle mesure, j'aurais été tellement mal vu que cette proposition-ci ressemblera à une promenade de santé aussi délicate que possible » Oui certes, le programme de la réforme allait probablement avoir raison de plusieurs de ces vieux coeurs sur le point de lâcher. Et il profiterait justement que cette proposition paraisse inoffensive à côté des autres. Parce que ce qui pouvait être inoffensif de prime abord était souvent beaucoup plus dangereux que les propositions ouvertement avant-gardistes.

Les certitudes et les paroles rassurantes de sa mère le firent sourire avec plus de douceur, comme une goutte de miel dans l'aloès. « C'est moi qui serait honoré mère. Honoré et ravi de pouvoir travailler avec vous. Tout comme je pourrais juguler Aegnor, je sais que vous êtes la personne qu'il me faut pour me tempérer moi, équilibrer mes idées. Avec vous à mes côtés, je ne peux que réussir » De cela, il était certain. Restant un moment silencieux, comme si il était arrivé à la conclusion de ce sujet si délicat et qu'il pondérait les réflexions recueillies, il croisa les bras, et ne reprit la parole qu'après de très longs instants, à la manière des elfes qui ne voyaient pas le temps comme la jeune race des hommes. Et qui le valorisait différemment. Lorsqu'il reprit, cependant, ce fut une fois encore avec gravité.

« Vous souvenez-vous de mon serment, avant notre départ des bois ? Mon serment de retrouver celui à l'origine de notre exile et de nos douleurs, et de le conduire à la justice, ou de faire justice moi-même si je devais constater qu'aucune autre ne désirait accomplir son devoir ? Et bien j'ai finis par le trouver mère. Je sais de qui il s'agit. Et… ça risque de ne pas vous faire très plaisir »

Aegnor ? Père ? L'idée au sens pratique n'était pas ridicule, mais imaginer Aegnor entre tous père, oui ça, ça l'était… un peu. Il avait du mal à l'imaginer père. Mais peut-être était-ce simplement qu'il était encore trop jeune et immature. Nomin comprenait l'urgence dont parlait sa mère, mais il aurait tout de même prit le risque d'attendre un peu avant de faire se reproduire le seul héritier de la lignée Evanaelle susceptible de compter. D'une part parce que son manque de maturité risquait de desservir l'enfant, et d'autre part parce qu'il n'était pas encore tout à fait assez immoral pour ne voir en l'empereur qu'un étalon dont on voudrait récupérer le sang et le nom. Pas tout à fait, après tout, Aegnor servait à bien d'autres usages également, ça aurait été terriblement réducteur. Une faiblesse du système, une nouvelle façon de régner, la famille royale ayant ses limites… Oui c'était très juste. Et si aegnor ne pouvait avoir un enfant tout de suite… s'il pouvait ne jamais avoir d'enfant, alors à qui la couronne échouerait-elle ? Vers qui se tourner ? Le conseil voudrait à coup sûr nommer quelqu'un de sa propre volonté, sous couvert de servir leur race. Comment l'en empêcher ? Et si Aegnor mourrait jeune ? Cela aussi pouvait arriver après tout. Peut-être devrait-il prendre ses dispositions pour voir nommer un successeur qu'il aurait choisit, ou qu'on lui aurait soufflé… Pourquoi pas lui d'ailleurs ? S'il parvenait à bien installer sa place en politique, peut-être pourrait-il faire un bon candidat. Empereur Terendul… ça sonnait bien. Et il ferait d'Enetari une princesse, tout comme sa mère. Bon et peut-être donnerait-il une miette ou deux à son 'cher' père. Ce serait à voir.

Mais il y avait aussi un autre titre qui sonnait bien avec son nom depuis peu : celui de juge. Il arrivait au bout de sa quête. Et sa conclusion semblait devoir être plus difficile encore que tout le reste, tout le déroulement pour en arriver précisément là. Il n'était pas mal à l'aise avec la révélation qu'il comptait faire, mais il ne l'aimait pourtant pas non plus. « Il ne m'a pas été facile de l'apprendre tout simplement parce que de nombreux soldats de la rébellion le tienne pour acquis, et n'en parle donc pas. Ils pensent que tous le monde sait. Mais j'ai réussi à glisser mes oreilles au bon moment et j'ai bénéficié d'une aide bienvenue. Mais la facilité relative de cette trouvaille n'est que le revers de la difficulté que j'aurais à traduire cet individu auprès de notre justice » Il pinça un instant les lèvres, réellement désolé pour sa sœur cadette « L'auteur de ce désastre n'est nul autre que le parrain de votre fille, mère. Le gardien de l'ordre Baptistral. C'est à lui que nous devons notre exile, la perte de nos terres et de nos racines ainsi que la bataille qui a ravagé ce lieu il y a peu de temps » Il ponctua ses paroles d'un long silence, puis reprit « Je ne peux me tromper. J'ai fais vérifié l'information par l'un des autres membres de l'ordre. Il avait l'air renfermé et peu disposé à m'en parler, mais il a confirmé. Je compte porter ce fait auprès d'Aegnor. Il lui faudra prendre ses responsabilités et entamer la procédure qu'il convient. Mais en attendant, sans doute serait-il bon que tous, parmi notre peuple, soit au fait de cette perfidie »

Il était hors de question qu'il abandonne sa vengeance maintenant, ni jamais d'ailleurs. Il irait au bout, et si Aegnor refusait de l'écouter, il se servirait des conseillers, ou de tout autre moyen de parvenir à ses fins. Mais il y parviendrait, quel que soit le prix à payer. La vengeance qu'il comptait obtenir était bien trop importante, à ses yeux et, il en était certain, aux yeux de tous.

Exactement comme il s'y attendait, elle était déçue. Pas étonnant en même temps. S'il avait pu le lui éviter… mais il fallait se rendre à l'évidence, il n'avait aucun moyen de le lui éviter. Ni à elle ni à Enetari d'ailleurs en y pensant, qui n'apprécierait sans doute pas davantage. « Un des nôtres, vraiment ? » ne put-il s'empêcher de piquer avec une acidité peu commune à l'égard de sa mère. Mais le sujet était trop grave et son regard en disait long. Il n'était pas un des leurs et ce depuis déjà longtemps, il fallait être bien naïf ou bien trop gentil pour penser autrement. Il fallait peut-être même être fou, mais il ne voulait pas attribuer de démence à sa douce mère. Elle était simplement cela, trop douce. Trop pleine de certitude à l'égard des autres elfes. Son regard se durcit davantage encore alors qu'il imaginait une réaction semblable chez les elfes… qu'il imaginait qu'ils pardonneraient ce que l'autre avait fait simplement parce que ça ne cadrait pas avec son être. Non c'était une simple illusion derrière laquelle il se dissimulait. Qu'un elfe en arrive là… mais était-il seulement un elfe à ce moment-là ? Est-ce qu'il n'était pas simplement une créature corrompue par les vampires ?

Il devait avouer que ce qu'il avait apprit à l'égard de cette affaire lui avait fait l'effet d'une douche froide quand à ses prétentions au sujet des sang-froids. Il ne pouvait plus les voir de la même façon, loin de là même. L'amertume était puissante en cet instant. « Pourquoi ? » siffla le cobra en lui, à la fois furieux, cynique et implacable dans son désir de vengeance. « Pour la vengeance et certainement pour plaire au prince des vampires qui le traite comme son animal de compagnie, voilà pourquoi… Je condamnais la décision de Meraennon de l'avoir banni, mais finalement je pense qu'il était dans le vrai. Nous n'aurions jamais dû lui permettre de rester en fonction. Nous avons été bien trop doux, mère, mais je rectifierais cette erreur. Je ne permettrais pas que son crime reste impuni, je ne permettrais pas qu'on nourrisse de lui un souvenir et une image flatteuse alors qu'il n'est qu'un horrible traître et un destructeur » Il allait le broyer. Gardien ou pas, il en ferait des miettes. Il avait trop de haine à son égard pour oublier. Il fallait y faire quelque chose, y mettre bon ordre.

« C'est exactement pour cela que les baptistrels auraient dû être considérés comme une simple guilde et pas un état à eux seuls… comment peut-on se croire tout permit et ainsi détruire l'avenir de tout un peuple par égoïsme ? » Il exigeait une réponse. Jamais il ne laisserait passer quelque chose comme cela. C'était de l'ingérence. Désormais, il ne passerait de liberté à personne et surtout pas aux chanteurs…

Elle était trop optimiste. Trop naïve sur ce point, aurait-il pu dire s'il n'avait pas eut tant de respect pour elle. Personne n'était parfait, et Wintel avait l'air bien assez fort pour corrompre même un baptistrel. Il n'accordait pas tant de crédits aux mages chanteurs, bien qu'il reconnu que la somme de connaissances qu'ils possedaient l'intéressait. Ils étaient des mortels comme les autres, des elfes et des humains comme les autres. Et tous étaient corruptibles. Tous étaient friables et imparfaits. Il ne répondit pas, n'avait pas besoin de répondre. Sa mère comprenait fort bien malgré ses exclamations. Elle ne pouvait que regarder la vérité en face ? Cette vérité qui le rendait si amer à présent. Mais quelque chose faisait jour en son esprit… un détail. Il y avait là de quoi faire plus qu'un simple procès. Il y avait là de quoi unifier le peuple devant un criminel qui avait rompus son serment envers tous, tous les elfes, quelle que soit leur idées politiques ou sociales. Il fallait faire de cet individu l'ennemi commun, celui qu'il ne fallait pas imiter. Il fallait tout faire pour user de ce tribunal à leur profit.

« Tout à fait » Elle résumait parfaitement les choses et sa propre pensée. Aegnor ne pourrait pas esquiver. La faute était trop grande, la blessure trop profonde. Un silence s'installa, tandis qu'ils digéraient la discussion. Un silence qui s'étira un moment, avant d'être rompu par l'arrivée impromptu d'un général que l'on attendait plus, si tant est qu'on l'eut attendu auparavant. Nomin resta muet, observant son géniteur en se demandant si sa fierté supporterait de voir le militaire se rengorger de son changement d'avis au sujet des vampires. Mais ce n'était pas le sujet le plus important qui soit. En revanche, il ne pouvait le laisser hors de la réalisation qu'il avait eut et qu'il venait de partager avec sa mère. « Artaher » appela-t-il simplement. Le mot père ne lui venait que très difficilement, il l'appelait plus aisément par son nom et d'autant plus à présent qu'il était sensément à un poste plus important que le sien.

Mais la terminologie n'était que le cadet de ses soucis pour le moment, tout comme leur différent personnel. Il s'agissait là du bien de leur race après tout et s'il était mauvais par certaines façons, il était tout de même dévoué aux siens. Un coup d'oeil à sa mère, puis il reprit. « Il faut que nous vous parlions. Venez vous asseoir je vous prie... » Il attendit, qu'il accepte ou qu'il refuse, mais dans un cas comme dans l'autre il poursuivit. « Je viens de communiquer d'importantes nouvelles à mère, et mieux vaudrait que vous en ayez connaissance avant que je ne les porte devant Aegnor. Votre appuis sera certainement un atout précieux » Et non, ce n'était pas un compliment, simplement un calcule purement intéressé. Non mais ! Il n'en était pas encore rendu au stade où il louerait les compétences de son géniteur.

Il le regarda un moment, puis décida de ne pas s’embarrasser de finesse pour le lui annoncer « J'ai l'intention d'exiger d'Aegnor un tribunal officiel à l'encontre du Gardien des Baptistrels pour la destruction de notre forêt et notre exile ainsi que pour les évènements de l'Aube rouge »

Le jeune conseiller observa tour à tour son père et sa mère, le visage grave et les yeux fixes, pensifs. « Oui je sais qu'il s'agit d'une grave accusation. » fit-il finalement, d'une voix posée qui ne trahissait pas la vive haine qu'il éprouvait pour sa future victime. Les sentiments forts n'étaient… et bien, ils n'étaient pas sont fort justement. Il n'en avait ni l'habitude ni le besoin, ils n'émergeaient de lui que lorsque la situation était particulièrement exceptionnelle. Mais la haine qu'il couvait datait de plusieurs mois maintenant et elle ne tarissait pas. Ce n'était pas passager et ça ne le serait jamais. Cette unique personne cristallisait toute sa volonté de destruction. Oh oui il savait la gravité de l'accusation qu'il portait et s'en guignait totalement. Ou plutôt, non, ce n'était pas le terme exacte. S'il s'en guignait, cela n'aurait signifié que son désintérêt pour le fond du problème, hors ce n'était pas le cas, il n'accusait pas le parrain de sa sœur pour le plaisir de lui faire du mal. Il le faisait parce qu'il avait une véritable raison de le faire. Une raison bien suffisante, même, pour demander de passer outre les lois habituelles du peuple elfique, et demander l'exécution de cet animal.

« Je ne la porterais pas, si je n'étais pas certain de moi-même. Je ne vous en aurais pas même parlé à vous deux .» Il ponctua sa phrase d'un silence posé, pour lui donner plus de consistance, puis poursuivit de nouveau, toujours calme malgré tout. « Cela fait un moment que je tente de découvrir le fin mot de l'histoire. Depuis que nous sommes arrivé, je n'ai eu de cesse de chercher qui était responsable de notre exile. Il m'apparaissait que cet individu ne pouvait que faire partie de la rébellion, puisque l'Empire réfutait alors la magie .» Et tout simplement, parce qu'il en avait été certain, intuitivement. Il y avait, au sein de la rébellion, des individus illustres sous bien des aspects… et puis il y avait eut Edwyn, lors de son exploration du sanctuaire de la perle des bois. Avec tout cela en bagage, il n'avait pu faire autrement que de débuter ses recherches par la rébellion. Elle paraissait une bien trop belle opportunité. Il les observa encore, avant de poursuivre enfin. «Je n'ai pas de preuve matérielle, pas à proprement parlé. Mais j'ai plusieurs témoins .»

Croisant les bras, il s'installa de nouveau « Et j'ai également la possibilité de fournir une certification que personne ne pourra rejeter : j'ai directement vérifié l'information auprès d'un maître baptistrel. Comme il possédait encore ses pouvoirs après m'avoir effectivement confirmé les actes de son supérieur, je ne peux qu'en conclure, et je pense que tous ferons de même, que c'est là la vérité et qu'il est effectivement coupable .» Et ainsi, il pourrait également faire réfléchir certains sur le rôle que devait avoir un tel ordre dans les affaires du monde. « Il ne m'a pas simplement confirmé que Shadowsong était à l'origine de notre exile… il m'a également confirmé qu'il se trouvait avec le prince des vampires à ce moment précis et qu'il l'aidait… as-t-on vraiment besoin de davantage, Artaher ? Je propose que nous allions tous trois voir Aegnor .»

Il tourna son regard vers sa mère « Notre jeune Empereur s'est montré bien trop doux. Ses décisions sont contestables, voyez comme il a offert une place à Serilleiel. Je sais qu'aucun de vous ne tolérera qu'il pardonne également à une marionnette des vampires .» Et il comptait bien sur ses parents pour être plus persuasif encore que lui. Devant un tribunal, Lisaë serait un parfait témoin, elle était adorée par toute la communauté elfique. Et Artaher était, même si l'on omettait ce qu'il en pensait personnellement, un général apprécié et respecté. Cela plus les erreurs faite par le futur condamné, et il n'en faudrait pas plus, ce tribunal se réglerait de lui-même. « Le tribunal en lui-même sera expéditif je pense, je ne compte pas lui épargner la moindre charge. Mais le danger principal serait qu'Aegnor se ramolisse une fois encore…. .»

Sa mère restait silencieuse. Mais il ne lui en voulait pas, elle avait déjà longuement donné son avis et été plus pondérée et plus éclairée que son mari. Mari qu'il venait de pécher dès son retour de travail, sans plus de considération pour sa possible fatigue. Mais il doutait que Artaher lui en veuille, l'affaire dont ils devaient discuter ne devait aucunement attendre, elle traînait depuis bien assez longtemps. Il fallait agir, d'une manière ou d'une autre. On ne pouvait décemment laisser les choses en l'état. Il évita de lui affirmer, d'ailleurs, qu'en effet il était un imbécile et pas si beau que ça d'ailleurs. C'eut été puérile en pareille situation. Mieux valait s'en tenir à l'essentiel sans faire cas de leurs querelles. « Je l'escompte, en effet » Hors de question qu'on le pardonne, non. Il ne laisserait aucune place à pareille ingérence lors du tribunal. Il était hors de question que l'autre s'en sorte. Il ne comptait pas simplement offrir un tribunal égal et libre, ce devait avant tout être une récrimination publique, et une condamnation publique, rien d'autre. Mais effectivement, étonnamment, Artaher avait pour une fois une réflexion – ô miracle – et particulièrement pertinente – ô merveille. Il pondéra ses paroles un moments, puis répondit enfin.

« Nous pouvons nous en assurer, de différentes façons, je pense. D'une part, nous pouvons faire en sorte de ne pas nous baser sur un seul témoignage. A mon sens, l'intervention du baptistrel serait simplement le pilori complétant le châtiment. Un ultime coup porté à toute image positive que cet individu pourrait encore avoir. Mais nous aurons d'autres interventions, des témoins oculaires, des membres du cercle de l'empereur humain également et même des vampires » Notamment un, en temps qu'expert. Et bien assez anti-baptistrel pour accepter de venir enfoncer le clou « Oui des vampires également pour cette occasion. Mais passons. Je veux également réunir pour l'occasion au moins trois protégés du totem hiboux, de haut niveau si possible, afin de pouvoir frapper chaque intervention du sceau de la vérité. Aegnor est également sous l'égide de ce totem, et se passer de baptistrel sur cette partie du tribunal serait sans doute une façon de lui retirer le poids qu'ils possèdent sur nous » Il observa tour à tour Artaher et sa mère « Comprenez, je n'ai rien contre eux, du moins sont ils utiles. Mais pour des individus sensés ne pas intervenir et être neutres, ils ont tous de même un énorme ascendant sur des aspects vitaux de notre société, comme la justice »

Et ça, ça ne pouvait être toléré. Pas quand on se targuait d'un peuple libre et indépendant. « Et si l'on veut pousser cette hypothèse plus loin encore, on peut même imaginer soumettre le baptistrel, s'il décide de témoigner, à la surveillance de nos hiboux. Et s'il refuse de témoigner, très bien, nous nous en servirons comme d'un aveux indirect de culpabilité » Pendant un moment, il continua de les fixer, avant de glisser, changeant subtilement l'angle de la conversation « Pensez-vous que nous devions prévenir Enetari avant le procès ? Il s'agit de son parrain après tout »

Il hocha simplement la tête pour acquiescer à la proposition de sa mère. Oui, il serait certainement mieux qu'elle s'occupe d'Enetari, ni lui ni Artaher n'étaient vraiment indiqués pour ce genre de choses. Et ce même si sa sœur était plutôt légère sur les questions délicates. Jamais encore elles n'avaient concerné l'un de ses proches de cette façon. Lui, dans le même temps, avait beaucoup à faire. Il fallait absolument faire en sorte que rien ne puisse échapper à leur contrôle lors du tribunal… Il allait devoir trouver des individus possédant le totem du hibou et qui soient exemplaires. Qu'on ne puisse absolument pas remettre leur objectivité et leur justesse en cause. Il fallait qu'ils soient parfaitement acceptés par tous. Le mieux serait qu'il s'agisse de personnes du petit-peuple qui n'aurait aucun attachement politique. Il devait également convaincre Aegnor pour ce procès, mais ça il avait encore moins de doute sur sa réussite. Le jeune empereur devrait accepter et il y mettrait tout ce qu'il pouvait pour ce que ce soit ainsi. Il fallait qu'il accepte, il n'avait pas le choix. Et si il ne le faisait pas ? Si vraiment il n'acceptait pas ? Et bien très bien, il irait donc voir d'autres conseillers. Il voulait ce procès quoi qu'il doive faire pour l'avoir. C'était vraiment très important et pas que pour lui. Mais ça il n'en fit pas part car ses parents n'apprécieraient pas l'idée. Pourtant c'était le mieux à faire.

Il regarda chacun des deux puis s'excusa afin de quitter les lieux, l'esprit en ébullition. Il avait beaucoup de travail devant lui mais ça lui plaisait. Oui ça lui plaisait beaucoup. Le talion allait frapper et il en savourerait chaque instant. Pour ça au moins, il appréciait encore les façons vampiriques. Œil pour œil, dent pour dent…