---1 Juillet ---

Ses mains empestaient le sang. Elles en étaient couvertes. Il n'avait qu'une envie, c'était de les laver, de les frotter jusqu'à s'arracher la peau, mais se retenait. Ce n'était que du sang, il était plus fort que ça. Il se devait d'être plus fort que ça. Il se devait de résister. Il le fallait. Ses mains n'étaient pas les seules parties de son corps couvertes de sang. Il en avait sur les vêtements, le visage, les cheveux. Il était épuisé, d'une humeur terrible, mais il lui fallait encore trouver patience et concentration. Combien en avait-il soigné jusque là ? Il n'aurait pu le dire avec précision. Il était dans une fièvre effervescente, enchaînant sans prendre le temps de se reposer, ne serait-ce qu'un minimum. Il y en avait tant. Il y en avait beaucoup trop. Même à eux tous, ils ne parviendraient pas à préserver toutes ces vies. Mais ils feraient tous de leur mieux. Il ferait de son mieux. Cependant, lorsqu'il s'était mis à vaciller, on avait finit par l'obliger à prendre du repos et il savait qu'ils avaient raison. Il allait les mettre en danger, dans son état. Alors il restait là, installé sur sa pierre, à regarder ses mains.

Tout était de sa faute. Il ne pouvait arrêter d'y penser. Mais y penser ne servirait à rien. Ce qu'il fallait c'était sauver des vies. Puis sauver Néant. Retrouver son frère aussi. Il n'avait qu'une hâte, c'était de le retrouver et de lui parler, à coeur ouvert. Tout n'était plus qu'un champ de ruine. Il aurait sans doute préféré rester mort. Au lieu d'assister à tout ça. Mais il savait déjà que, s'il le devait, c'était qu'il avait sa part à accomplir, encore une fois. Pourtant il était épuisé et avait envie de s'allonger pour ne plus bouger. Ne plus sentir son âme et son coeur, tous deux si lourds, ne plus voir ses mains tâchées, noyées dans le sang. Finalement, après un long moment, il se releva, et plongea dans la bassine que l'on avait mise à sa disposition, l'écarlate disparaissant de sa peau, ne restant que l'odeur diffuse et les traces sur ses habits. Inspirant profondément, il se mit en devoir de se frotter les mains avec une pierre huilée contenant une senteur légère. Juste de quoi dissiper le relent. Juste de quoi lui éviter de vomir, le temps qu'il replonge.

Retirant ses mains de l'eau, il cessa de contenir sa chaleur, laissant sa peau sécher immédiatement. Il se rassit un instant, laissant sa tête tomber en arrière, tandis qu'il se recentrait. Il n'allait pas bien. Mais ça ne devait pas empiéter sur ses soins. Les blessés avaient besoin de lui. Il ne pouvait manquer à ses devoirs. Finalement, il se releva une fois de plus et s'apprêta à quitter la petite salle qu'on lui avait prêtée. Cependant, quelqu'un bouchait le pas de la porte. Quelqu'un qui fit se serrer son coeur. En un instant, il fut près de lui et l'attira dans ses bras, le serrant de toutes ses maigres forces…

Il ne savait même pas ce qu'il aurait fait, si Dawan n'avait pas réagit. Mais ça n'avait aucune importance, parce qu'il avait réagit. Peu importait qu'il ne sache pas bien ce qui venait de le pousser à agir si égoïstement, il avait simplement besoin de sentir cette présence physique à ses côtés. En un autre temps, sans doute s'en serait-il voulu de ne penser qu'à lui-même dans cette histoire, et à ses sentiments. Mais il avait trop appris depuis pour ne pas se l'accorder et se laisser aller à ce qu'il voulait. C'était presque innocent, il ne lui demandait rien d'énorme ou de compliqué, non ? C'était… simple. On ne pouvait lui en vouloir. Dans cet océan de catastrophes, de défaites et de souffrance, dans cette atmosphère de sacrifice et de fin du monde, la vue de quelqu'un qu'il aurait réellement pu qualifier d'innocent l'avait littéralement achevé. Il était perclus de douleur, son âme avait été mise en lambeau, son corps était mort, il avait été trahit et abandonné par tous ou presque, il avait passé de longues heures à guérir des plaies parfois immondes et encore quelques instants auparavant, son corps était souillé par du sang et divers fluides corporels issus des blessures. Alors oui, le voir là, dans l'encadrement de la porte, même si pâle et semblant lui aussi secoué, ça l'avait achevé, oui. Il rêvait une fois de plus de fondre en larmes et de tout envoyé balader. Ou bien de tout envoyer balader et d'aller retrouver son frère, la seule personne apparemment qui tienne encore à lui et ne le voit pas comme…. Quoi ? Un monstre ou un outil. Belle ironie de la part du destin, de faire en sorte que le prince noir qui voyait tout un peuple comme son arme ne le considère plus ainsi lui.

Mais il y avait quelque chose qu'on venait de le détromper. Il semblait que quelqu'un d'autre tenait encore à lui d'une façon ou d'une autre. Il ne l'aurait pas étreint, si ça n'avait pas été le cas, non ? Il l'aurait repoussé. Alors il essaya de ne pas y penser et de se contenter d'apprécier ce qu'on lui offrait. Du moins, essayer de l'apprécier à sa juste valeur. Le geste, à ses yeux, était sans prix, pourtant, il serait donc bien difficile, même pour lui, de l'apprécier totalement comme il fallait. Et encore une fois il décevrait. Ça commençait à devenir une habitude. Il frémit et soupira douloureusement lorsque le silence se rompit, un poids sur le coeur, sur les poumons et la gorge prise, comme serrée par un nœud invisible. Il se sentait lourd et aurait voulu pouvoir poser son bagage, sans que ce soit possible. Il ne pouvait pas lui faire porter ce poids-là alors qu'il était évident que lui aussi devait avoir le sien, après la bataille qui venait de prendre fin. Il finit par reculer légèrement, presque à contre-coeur, alors qu'il n'avait qu'une envie : rester là et s'y endormir paisiblement. Pourtant il se força à parler. « Oui… trop tard » Trop tard hélas. Si seulement il avait pu empêcher tout cela. Avec le concours d'Edwyn ça aurait été possible. Il l'observa, son regard glissa sur ses traits, et il ferma un instant les yeux, comme s'il ne pouvait finalement pas supporter cette vision-là. Il les réouvrit pourtant après un instant et caressa sa joue d'une main, en prenant garde de ne pas le brûler.

« Je suis tellement désolé, Dawan… » Il l'était, réellement. « J'aurais voulu être là. J'ai espéré pouvoir arriver à temps… » Ce n'était pas faute d'avoir forcé le rythme, autant que son état le nécessitait. Soupirant à nouveau il s'éloigna, pour finalement tomber assit sur la pierre qu'il avait quitté, les bras sur ses genoux, l'observant sans savoir quoi dire, quoi faire….

C'était quelque chose de très léger, et pourtant Dawan l'avait perçu, ce subtil frémissement de son Cawr. Sa voix était donc si blessante ? Il s'en était toujours douté, mais se le voir confirmer par Merithyn était une toute autre chose. Il sembla à l'Enwr que le soupir du Chantefeu inspira et expira quelque chose en lui, sans qu'il puisse mettre le moindre mot là-dessus. Néanmoins, il put le ressentir. Culpabilité. Peine, aussi. C'était bien une chose désagréable pour lui que cette impression de faire souffrir le visage et le nom qu'il avait tant espéré retrouver. Ses bras libérèrent leur étreinte dès que Merithyn esquissa un mouvement de recul. Qui aurait-il été pour prétendre le retenir ?
Ses mots le troublèrent. Il aurait voulu en témoigner, d'une expression perplexe, mais n'y parvint pas. Son regard se posa sur Merithyn avec la douceur et la bienveillance qui étaient sienne, mais rien de plus. Il avait cru comprendre dans ces mots qu'il y avait quelque chose d'autre qui embêtait le Cawr, quelque chose qui lui échappait. Non, cela ne pouvait pas être l'Aube Rouge. Pas uniquement. Elle le touchait sans doute, comme elle touchait chacun d'eux, comme elle blessait ses victimes et ceux qui se battaient pour les soigner. Mais il avait quelque chose dans sa voix qu'il n'avait entendu d'aucun autre guérisseur.
Ses lèvres s'entr'ouvrirent, aucun son ne vint. Coupés dans leur élan. Son regard avait croisé celui du Cawr. Ce n'était peut-être qu'une impression… Il attendit sagement que ces yeux-là se rouvrent. Dawan aimait bien la façon dont ils le regardaient, mais ce n'était pas là ce qui avait retenu son attention. Il se souvenait particulièrement bien de la couleur des yeux du Cawr lors de leur précédente rencontre. Il avait été tout heureux qu'ils aient cela en commun. Merithyn rouvrit les yeux, Dawan eut un léger haussement de sourcils. Les yeux du Chantefeu avaient changé de couleur.

La caresse sur sa joue détourna à nouveau son attention. Il observa la main, ferma les yeux. Elle restait bien trop chaude pour une main d'elfe, sans que cela soit déplaisant. Pourquoi donc Merithyn s'excusait ? Depuis la dernière fois, il n'était parvenu aux oreilles de l'Enwr aucune nouvelle bêtise que son aîné aurait pu faire. À moins qu'il ne s'agisse de ces bruits qui courraient comme quoi il voulait sauver Néant ? Cela avait paru assez absurde pour qu'il ne s'y intéresse pas jusqu'alors…
La suite démentit cette hypothèse. Arriver à temps ? Pour quel événement ? L'Aube Rouge ? Croyait-il vraiment qu'il aurait pu empêcher quoi que ce soit, quand onze autres Cawrs n'avaient pu que sauver les meubles ? Cela paraissait improbable. Plus probable était l'hypothèse que, comme l'Enwr, il s'approprie facilement les culpabilités que le reste du monde refusait de porter…
Il regarda sans bouger celui qui s'asseyait, alors que mille questions se bousculaient entre ses deux oreilles pointues. Au final, ce fut son instinct qui le porta, alors qu'il réfléchissait encore, à s'assoir aux côtés du Cawr, ses coudes appuyés sur ses genoux.

"- Vous êtes venus quand vous auriez pu ne pas le faire. Nous vous avons retrouvé quand votre absence aurait pu durer encore." Tiens, une bassine d'eau, là-bas. Son regard parcourut la pièce, avant de revenir sur Merithyn. Sur les perles sombres qui décoraient désormais ce visage. "…Ils disent… Sauver Néant…" C'avait été un murmure, ç'avaient été des pensées qu'il n'avait pas réussi à maintenir en lui. La fatigue et l'absence d'Olosir rendaient d'autant plus compliqué ses tentatives pour rester accroché à la même idée durant plus de trente secondes. Mais l'idée de sauver Néant dut lui paraitre assez étrange pour qu'il songe directement à cet autre chose, et que cet autre chose lui fasse remarquer qu'il s'était égaré. Sans quoi la conversation aurait été bien plus décousue. Au lieu de cela, il se reprit. Il venait de retrouver celui qu'ils avaient perdu, alors il pouvait bien cesser d'économiser ses forces, et lui offrir une attention soutenue, non ? Qu'avait-il dit, déjà ? L'Enwr se mordit les lèvres. "Si vous vouliez arriver plus tôt, et que vous n'avez pu le faire... Ce retard est-il vraiment de votre fait ? Est-ce à vous d'être désolé ?" Il se redressa. Ses coudes quittèrent ses genoux, ses mains se posèrent sur la pierre, légèrement derrière lui. Sauf peut-être cette main-là. Celle qui vint, sans se hâter, au niveau de la manche de Merithyn près de son poignet. Elle chercha à en retirer une tâche de sang qui s'y était incrustée, comme on retire une poussière ou un cheveux.

[HJ: eh, pssst ! Tu me diras si tu as assez pour me répondre, et aborder ce dont tu veux me parler ? °°]

Il avait l'impression que ses propres mots le trahissait. Qu'aucun ne pourrait rendre véritablement ce qu'il pouvait ressentir. Il n'avait pas de mot suffisant pour exprimer l'étendue de ce qu'il avait en lui. Mais peut-être n'était-ce pas plus mal, d'une certaine façon. Il ne parvenait plus à savoir. Bien et mal se mélangeaient, ordre et chaos également. Il n'y avait ni noir ni blanc, et le gris n'avait aucune saveur, aucune existence réelle. Il n'y avait plus rien. Vraiment. Rien d'autre que cet horrible rouge. Et l'odeur du sang et de la mort, de la peur, dans lequel tout Aigue royal baignait. Ce cauchemar là était de sa faute. Entièrement. « Oui » fit-il, d'une voix éteinte et légèrement rauque, douloureuse. « Tout est de ma faute… » Enfouissant le visage dans ses mains, il faillit simplement abandonner une nouvelle fois, son âme l'élançant encore plus fortement. C'était comme du sel sur des plaies ouvertes et sanglantes. C'était comme être dépecé vivant et laissé à sécher. Sauf que c'était son âme, l'outragée. Et ses souffrances étaient sans commune mesure. Personne ne pouvait les imagines. Et dire que ce n'était rien, comparé au véritable crime…. Une blague de dimension spirituelle. Mais une blague qu'il ne goûtait pas du tout.

« Néant. Oui… bien sûr, qu'il faut la sauver. Vous n'imaginez pas ma faute, Dawan. Vous n'imaginez pas du tout à quoi j'ai contribué... » Mais il saurait. Effondré, il commença à expliquer. La triste histoire de Néant, ce que lui avait fait Vraorg. La souffrance qu'elle avait dû ressentir, il tenta de la lui décrire, en parlant de sa propre expérience, sans qu'il le sache. Ce qu'il avait subit aurait rendu tout autre fou, mais ce qu'elle avait subit était pire encore. Une chose proprement impensable. Il parla d'elle et de ses frères, expliqua la vérité à son sujet. Et ce que lui avait fait, en la frappant. Ce qui risquait d'être fait si on la frappait de nouveau. Il expliqua ce qu'il ui avait promit, qu'il lui rendrait son cœur même si c'était la dernière chose qu'il devait faire dans sa vie. La seule façon véritable de la sauver, c'était de le lui rendre, son coeur. Et il lui expliqua, la prophétie, ses propres hypothèses. Il lui expliqua Vraorg oui, qui dans la prophétie était dit devoir être déchiré pour récupérer ce fameux coeur… Oui il voulait sauver Néant, il ne reviendrait pas sur sa parole, comme il soutenait toujours Lorenz.

Releva enfin les yeux, cessant de dissimuler son visage, il l'observa de nouveau, las. « Je repartirais bientôt hélas. Il me faut poursuivre cette quête… et je dois également retrouver quelqu'un. Quelqu'un qui m'est plus cher que ma vie. J'ai fais ma part dans les cheminements du monde. Je suis épuisé maintenant et j'aimerais séjourné en paix, aux moins un moment. Suis-je si égoïste ? »

La surprise l'avait maintenu immobile, la fatigue l'avait empêché d'afficher sa stupéfaction. Il ne s'était pas attendu à entendre de la bouche de Merithyn dire qu'il fallait sauver celle qui avait guidé les Alayiens jusqu'à eux, mis en péril leur bel univers. L'image de l'Alayien emprisonné, le souvenir de la ferveur avec laquelle il avait évoqué les Sept et leur prétendu rôle dans l'exode de son peuple, lui revinrent brièvement. Il chassa l'image avant qu'elle ne soit trop présente, avant qu'il ait pu y faire trop attention. En lui était revenu le doute, un doute horrible qui menaçait la confiance aveugle qu'il avait accordée aux histoires qu'on lui avait contées. Un doute nécessaire à qui voulait l'esprit libre, mais surtout, un doute qui allait l'aider à mieux tolérer le cours de Merithyn, à l'accepter sans que cela menace de faire imploser son crâne. Qu'avait-il donc fait, ce Chantefeu, qui puisse être si terrible que sa voix prenait ces inflexions-là, à vous en retourner le coeur d'un Enwr ?

Il écouta. Vraiment. Si son regard se perdit à nouveau, toute sa concentration se voua, l'espace de cet instant, à l'étrange discours que lui tenait Merithyn. Il fallait au moins cela ! Au moins cela, pour se défaire de la défiance qu'il avait envers Néant. Il fut touché par son histoire. Sa souffrance, Merithyn la lui décrivit si bien que le pincement au coeur, qu'il avait eu en entendant sa voix éteinte et ses aveux de culpabilité, enfla pour devenir un véritable poids dans son torse. Un poids qui teinta ses yeux gris de mélancolie, l'amena à ramener ses genoux contre son torse et les entourer de ses bras, comme si ce pseudo-câlin pouvait le rassurer, ou apaiser les souffrances de Néant. Une partie de lui-même fut pourtant satisfaite en découvrant que les histoires de Merithyn et du prisonnier alayien concordaient. Cela voulait dire qu'il n'avait pas menti… Une autre part en fut horrifiée. Il fit fi de celle-là, l'écarta tout simplement. D'autant plus que le conteur en venait à parler de son implication dans les événements qui touchaient Néant. Le discours prenait alors une toute autre tournure: plus proche du présent, plus proche de lui. Plus proche de l'état d'esprit de Merithyn, aussi. C'était donc cela, sa grande faute… Si Dawan lui en voulait ? Peut-être aurait-il dû, après ce qu'il venait d'entendre. Mais il n'y parvenait pas. Le Cawr n'avait pu savoir, en ce temps, l'impact de ses actes. Tout autre que lui aurait agi de la même manière. Tout autre mortel, non-Alayien, en tout cas, qui aurait eu devant lui cette possibilité.

La tête appuyée sur ses genoux, Dawan fixait la courbe des longs cheveux de Merithyn, sans vraiment les observer, y faire attention. Il réfléchissait, récapitulait tout ce qu'il venait d'apprendre, répétait mentalement les mots de Merithyn pour ne pas se tromper. Tant de choses… De sombres histoires. De celles que l'on regrettait d'entendre, tant elles poussaient à remarquer les parts d'ombre du monde. Pourtant, pour rien au monde il ne voulait s'en passer, préférant découvrir la vérité, un peu plus chaque jour, dusse-t-il en souffrir. D'autant plus que cette vérité là n'était pas vouée qu'à plaire à son petit crâne avide d'informations. Merithyn venait de lui confier ce qu'il avait sur le coeur, n'était-ce pas pour qu'il en fasse quelque chose ? N'était-ce pas pour ne plus porter seul ce fardeau sur ces petites épaules ? S'il lui fallait quelqu'un, alors Dawan voulait être cette personne. Pour que la voix de Merithyn prenne d'autres accents, moins lourds à son coeur, moins glacés à son âme.
Le sombre regard de Merithyn revenant vers lui le tira de ses pensées. Il ne put retenir une moue un peu déçue en entendant que son Cawr retrouvé s'apprêtait déjà à repartir. Il songea à ces moments où il l'avait cherché au détour des couloirs, où il avait même tenté de créer sa présence en l'évoquant dans de conversations. Oh, il ne serait pas celui qui allait l'empêcher d'aller là où ses pas le menaient. Oui, même si ses pas rejoignaient ceux de Lorenz. Le prince noir avait beau hanter ses cauchemars, s'il était l'ami et l'allié de Merithyn, alors… Alors il n'avait rien à dire. De toutes évidences, le Cawr savait ce qu'il faisait. Il lui faisait confiance. Même si une telle amitié l'intriguait, et l'amenait à se demander s'ils avaient bien rencontré le même Lorenz Wintel.
L'Enwr secoua négativement la tête, sans brusquerie. D'une toute petite voix, il murmura:

"- Si nous voulons soutenir ceux qui nous sont chers, le repos est bienfaiteur, tant pour eux que pour nous…"

Merithyn le savait, il en était sûr. Pas besoin d'expliciter ou de donner d'exemple, il voulait juste rappeler au Cawr que non, ce n'était pas de l'égoïsme pur et dur. C'était un bon égoïsme, qui permettait d'ensuite mieux se tourner vers ce qui les entourait.
Un fin sourire passa sur les lèvres de Dawan. Il aurait bien aimé faire sourire Merithyn, au moins une fois. Il ignorait comment s'y prendre, se doutait que c'était sans doute là une tâche bien ardue. D'autant plus qu'avec ce qu'il avait à porter, il avait largement le droit de n'avoir pas envie de sauter au plafond. Plafond vers lequel Dawan avait levé un instant un regard songeur. À nouveau, son esprit s'agitait dans tous les sens. Le regard sombre de Merithyn et sa lassitude avaient ravivé en lui une sorte de détermination, avaient attisé les braises de forces qu'il lui restait. Ce sourire qu'il voulait voir... Peut-être qu'en rappelant à Merithyn que rien n'était joué, qu'il allait vers la réparation de ses erreurs, cela irait un peu mieux ?

"- Merithyn, désirez-vous que je transmette ce que vous m'avez dit aux armandéens ?" Il le pouvait, sans souci, et de bien des façons différentes. Répandre les nouvelles comme une trainée de poussière... Il y réfléchissait, imaginait déjà les mille façons de faire, pour que nul ne se fourvoie plus sur leur véritable ennemi. Il ignorait ce qu'il pouvait faire d'autre, ce sentait prisonnier de ses capacités, ou plutôt de leur absence. Ah, s'il avait été un Esprit, ç'aurait été si simple ! Au lieu de cela il était un Enwr. Un petit Enwr, souvent malhabile avec ses semblables. Il savait jouer de la vièle. Mais étrangement, il sentait que l'humeur de Merithyn n'était pas à la musique. Il aurait aimé savoir faire le pitre, mais son humour était trop souvent incompris pour qu'il ose songer d'essayer de potentiellement faire rire le Cawr. Il voulait ce sourire, mais il ne savait pas quoi lui offrir. Enfin, quoi lui offrir concrètement, comme action.
"- S'il est quoi que ce soit que je puisse faire pour vous aider dans votre quête, ou en dehors..." Ce ne serait pas forcément une joie de l'aider. Non, il était prêt à souffrir, s'il le fallait. Ce qui en résulterait serait pour lui bien plus important que les souffrances à endurer. "Alors je voudrais pouvoir le faire. S'il-vous-plait." Il chercha à nouveau les trop sombres prunelles du Cawr. Son regard s'y accrocha, comme fasciné par ce changement de couleur.

Il savait qu'il l'accablait par ses paroles, peut-être même par sa seule présence. Mais il fallait qu'il dise tout cela. Il ne pouvait pas le garder pour lui. Il fallait que cela se sache, pas parce cela le soulageait, ce n'était pas réellement le cas, mais parce qu'il ne fallait pas laisser le monde dans son ignorance. Alors quitte à ce que l'on le haïsse et l'exècre encore davantage, qu'au moins cela serve un peu de bien. Il était prêt à porter ce fardeau-là. Mais pas parce qu'il était contraint d'être un sacrifice, comme ses pulsions instinctives, issues de son éducation baptistrelle, lui dictait de l'être. Il ne faisait pas cela par goût du sacrifice. C'était un simple calcule. Le plus froid qui existait. Il était déjà perdu. De toute façon, quoi qu'on fasse, il se fichait désormais de ce que l'on pouvait penser de lui… il allait rejoindre Lorenz et ne le quitterait plus, alors qu'ils le haïsse donc. Autant faire en sorte de ne pas gâcher quelqu'un d'autre que lui. Oui. Il était comme un animal agonisait, alors plutôt que l'abandonner, qu'on l'achève et le dévore, et puis tant pis. Qu'ils le détestent. De toute façon personne ne ferait pire que ce qu'on lui avait déjà infligé.

Il était désormais incapable de voir l'avenir avec positivisme. Cette innocence-là, on la lui avait arraché. Et avec elle, certainement, sa capacité à voir la lumière chez tout les êtres qui existaient. Cette capacité qu'Edwyn avait semblé tant admiré et sur laquelle il avait voulu compter, il avait participé à sa destruction. Non désormais il ne voyait plus la lueur en chacun, il n'était plus que cynique observation. Mais certes, il aiderait Néant, il avait promis. Sa tragédie l'avait touché. Mais il ne faisait pas ça pour sauver le monde ou simplement par altruisme. Il avait vécu un fragment de sa souffrance, c'était la seule raison, le fait qu'il comprenne. Ça, et parce qu'il aimait encore le monde. Et il refuserait net qu'on le pense préoccupé par autre chose que cela et la survie de son frère bien-aimé. Quand il repensait à ses mots, son coeur se serrait encore. Il avait une place à ses côtés. Oui et il voulait cette place. Il voulait le retrouver tout simplement. Mais pour garder sa place, il devait faire en sorte de sauver le reste du monde, et fatalement, Néant. Voilà, il était égoïste. Si bien sûr que si, il était égoïste.

Un fin sourire amer vint parer ses lèvres. Ah oui… il n'avait pas encore la façon, avec les mots, comme seul un baptistrel habitué aux eaux troubles le pouvait. Qu'il demande à se reposer était relativement innocent, mais c'était une question purement rhétorique. Oui, aurait hurlé le monde. Oui il était égoïste. Tant pis, lui répondait-il. Mais le fait était qu'il ne pensait pas réellement réussir à se reposer. Il ne pourrait sans doute plus jamais réellement se reposer. Dawan n'avait pas tort, effectivement. Se reposer aidait aussi les personnes auxquelles on tenait. Encore fallait-il, cela dit, parvenir à se reposer… jamais son esprit ne le pourrait, la douleur qui l'habitait était trop profonde. Son sourire prit une tournure plus aigre encore. Même sans ses pouvoirs il lisait en lui aisément, rien qu'à sa façon de se tenir, son expression… Dracos qu'il était innocent. Tellement rafraîchissant. Égoïstement encore une fois, il aurait voulu le garder pour lui et profiter de son innocence et de son optimisme… si seulement il ne craignait pas de l'empoisonner par sa présence prolongée. Non, qu'il parte était parfait au contraire.

Soupirant, il finit par répondre aux sollicitations, cessant de l'observer fixement, son visage perdant ce sourire terrible. « Oui je veux que vous le transmettiez. Dites-le à tous ceux que vous croiserez. Faites leur comprendre comme je le fais pour vous. Ils doivent savoir. C'est l'ignorance qui nous a conduit là. Certains dirons que c'est entièrement mon erreur et ils n'auront pas totalement tort, d'autres dirons que ces la nature belliqueuse des bipèdes, ce n'est pas le cas… dites-leur. Il le faut » Et sa voix était inflexible, implacable dans sa détermination de granit. L'ordre serait le parfait vecteur pour l'histoire de Néant. Ils étaient la vérité après tout, aussi cruelle puisse-t-elle être. Quelque chose d'autre se rappela à sa mémoire également, et il reprit après un instant. « Il y a autre chose… j'aimerais que vous alliez à Gloria, auprès de l'empereur Fabius Kohan. Il est important pour Néant. Si mes hypothèses sont exactes, et que, comme je l'ai dis, il est destiné à pourfendre Vraorg, alors je veux que vous soyez à ses côtés. Il aura besoin de l'un des nôtres »

Parce qu'ils pouvaient offrir quelque chose que personne d'autre ne pouvait offrir. « Ce sera certainement difficile, parfois, mais vous parviendrez à officier correctement, je le sais. Je ne veux pas d'un maître, je vous veux vous et vous seul… comprenez-vous ? Je n'ai confiance qu'en vous pour cela. Je vous aurez volontiers emmené avec moi, mais mon frère ne le prendrait pas bien et j'ai besoin de rectifier les choses avec lui avant tout. Et je dois m'assurer du futur. On m'a dit que j'étais eu centre du destin de ce monde… que j'étais empêtré dans les fils du destin. Et bien quitte à y être prit, je vais embrasser cela, et je vais agir consciemment dessus. Vous serez moi auprès de lui. Vous réussirez, j'en suis certain » Il s'interrompit, les restes de l'air qu'il expirait à chaque parole s'échappant en ce qui ressemblait à un soupire et il revint vers lui. Se mettant sur la pointe des pieds, il lui embrassa délicatement le front sans le brûler, puis le regarda dans les yeux, venant caresser sa joue.

« Je sais que je vous demande beaucoup… et je sais que ce n'est pas juste de ma part. Je vous apprécie beaucoup, Dawan… et je vous estime… j'aimerais… pouvoir un jour m'asseoir avec vous sous un arbre, et jouer de la musique… mais pour voir un jour ce futur, je dois m'assurer d'armanda. Allez-vous m'y aider ? »

Il le savait avant d'avoir sa réponse. Il savait déjà qu'il le ferait. Il n'avait pas besoin de ses pouvoirs pour le savoir, c'était de la simple déduction. Une simple certitude. Avec amertume, il s'amusa de constater qu'à présent, il parvenait à s'en tirer sans ses capacités, alors qu'il s'était toujours reposé dessus auparavant. Le silence lui faisait pourtant du bien, en l'instant. Et la preuve que sa valeur ne s'arrêtait pas à ses pouvoirs également. C'était sa revanche sur tout ceux qui ne le jugeaient que par ses pouvoirs. Ils étaient tellement nombreux après tout… même lorsqu'ils pensaient agir différemment, ce n'était pas le cas. Oui il était content de sa revanche. Mais elle n'était que peu de choses en rapport aux enjeux qu'il plaçait dans l'action que Dawan accomplirait pour lui. C'était très important. Il savait que Lorenz ne le laisserait pas repartir pour Gloria et doutant de sa capacité à aller contre cette volonté, il se devait de compter sur quelqu'un en qui il aurait une totale confiance. Oui, Dawan parviendrait certainement à officier auprès de Fabius comme il fallait, maître ou pas. La valeur ne s'arrêtait pas aux pouvoirs conférés par le serment et l'intronisation. Pourtant, d'un côté, il n'était pas fier de ce qu'il lui demandait. C'était simplement nécessaire et il espérait que le jeune elfe le comprenne et ne lui en veuille pas trop.

La réponse, enfin, lui tira un petit signe de tête. Une approbation, éphémère. Et un pauvre mais doux sourire, sincère, fleurit sur ses lèvres au baisé. Avec affection, il répondit, la voix posée et douce. « La valeur ne s'arrête pas à être maître ou pas. Et je sais que vous êtes celui qu'il faut pour cela. Je vous fais confiance, je sais que je peux vous laisser cet humain sans préoccupations. Soyez vous-même, Dawan, tout simplement. Soyez vous-même et aidez-le » Il soupira et caressa à nouveau son visage de sa main. Si seulement les choses avaient été moins compliquées. Mais elles ne l'étaient pas, et il fallait s'y faire. Se lamenter dessus ne changerait pas grand-chose. Et en parlant de difficultés… Il ne pouvait tout simplement pas l'envoyer à Gloria comme ça, sans escorte. Certes, les autres maîtres pourraient éventuellement l'y conduire, mais ce serait faire perdre un temps précieux à tous le monde. Hors le temps devenait une denrée précieuse avec la nouvelle fin du monde qui approchait. Et il n'avait pas de dragon sous la main pour le transporter non plus. Dragon… Il essaya de ne pas penser à Shaynar, sentant confusément que le gouffre dans son âme risquait de l'engloutir, encore trop frais pour qu'il s'aventure près de lui. Il faudrait qu'il attende encore pour cela… mais peut-être que Lorenz l'aiderait à surmonter la perte.

En attendant, il avait sans doute une solution pour Dawan. « Attendez... » Il libéra sa main et vint chercher dans ses sacoches de taille jusqu'à en tirer une pierre de transport qu'il lui tendit. « Tenez, cela vous permettra de voyager instantanément jusqu'à Gloria et vous évitera les périls de la route. Je ne désire pas qu'il vous arrive quoi que ce soit par ma faute. Je ne me servirais certainement pas de cette pierre alors il vaut mieux qu'elle serve correctement, ne pensez-vous pas ? » Il la lui remit, le laissant la prendre sans le presser. Après un long instant, il reprit. « Mon départ ne sera pas bien pris par tous le monde, dans notre ordre. Sachez néanmoins que vous restez dans mon coeur, et que je serais toujours avec vous, au moins en pensées. Bientôt, le sanctuaire sera rebâtit sur les nouvelles terres que nous avons trouvées… et, je l'espère, une fois Néant sauvée, vous pourrez de nouveau y séjourner en paix. Alors je vous retrouverez. Et nous composerons ensemble, qu'en pensez-vous ? »

La ligne entre sincérité et manipulation était plus fine encore que ce qu'il aurait pu imaginer. Et il aurait sans doute était prit par la peur si son affect n'avait pas été complètement anesthésié depuis quelques temps déjà. Il se savait sincère, il savait qu'il ne manipulait pas Dawan. Il n'avait pas besoin de ce genre de choses. Et Dawan non plus d'ailleurs. Ça aurait été bien mal le remercier de tous les efforts qu'il fournissait et de son altruisme naturel. Même si l'altruisme n'était jamais bien remercié en ce monde, ce n'était pas une raison pour contribuer au mauvais esprit général. Il l'appréciait beaucoup, après tout… même s'il se surprenait à être encore capable d'apprécier qui que ce soit. Avec un faible semblant de sourire, il souffla un « moi aussi » attristé. Oui lui aussi regrettait le domaine. Il lui manquait, lui aussi. Il aurait voulu être capable de séjourner une fois de plus dans sa maisonnée, ou dormir à l'ombre d'un chêne, ou encore profité de la fraicheur du sanctuaire de l'eau et des immenses bibliothèques. Tout cela lui manquait. Mais un jour, le domaine serait reconstruit. Peut-être pas aussi magnifique que le fut l'ancien, avec Tomingorllo et les sanctuaires, mais il serait parfait à sa façon. Il n'en doutait pas, et espérait simplement être encore là pour pouvoir le voir. Oui, il avait hâte que des temps plus cléments reviennent. Et que ce petit Enwr puisse profiter de la quiétude.

« Je tâcherais » Et puis il ne serait pas seul. Il y aurait Lorenz pour le protéger des plus grands dangers. Les autres, il n'aurait besoin de personne pour les éviter. Il commençait à avoir l'habitude. Même si cette habitude-ci, il aurait préféré s'en passer. Mais peut-être sa lassitude à cet égard aurait une réelle raison d'être, si quelqu'un tenait encore à lui. S'apprêtant à prendre congés, il fut néanmoins interrompu par l'arrivée impromptue d'un guérisseur humain apparemment pressé. L'homme s'excusa bien bas de les déranger, et demanda s'ils étaient disponibles pour s'occuper d'un blessé particulièrement grave. Serrant les dents un bref instant, le chantefeu accepta néanmoins, ne se voyant pas refuser d'aider qui que ce soit dans une heure aussi grave. Néanmoins, il demanda à Dawan de l'accompagner. On ne savait jamais, il avait vraiment l'air inquiet après tout… Qu'il accepte ou non, Merithyn, lui, se fit conduire auprès du blessé afin de pouvoir prendre acte de son état et offrir un premier diagnostique. On n'avait pas pu déplacer le soldat en question, un impérial, qui était donc sur les restes du champ de bataille. D'après l'humain qui servait de guide, on avait déjà essayé de l'aider, mais les dégâts étaient apparemment assez important pour qu'ils hésitent à refermer sans plus de précautions.

Et effectivement, la vision n'était pas belle du tout. Merithyn n'était même pas capable de dire comment ils avaient réussit à le maintenir en vie. L'homme avait apparemment eut les os de la cage thoracique broyés, et le ventre ouvert sur une profondeur effectivement difficile. C'était cependant relativement récent, il n'aurait pas pu survivre sinon, à la perte de sang. Peut-être un déserteur qui avait essayé de quitter le champ de bataille après la fin des événements. Ça lui importait peu au final. Se mettant à genoux à ses côtés, il fit une rapide vérification magique, n'étendant ses sens qu'au minimum avant de soupirer. « J'aurais besoin d'aide. Il va falloir reconstituer sa cage thoracique, remettre ses organes en place et soigner la nécrose qui va bientôt débuter. Il faut nettoyer la plaie et l'intérieur du ventre, et retirer les morceaux d'armure et de pierre qui ont pu s'y glisser… ça sera long, douloureux, et délicat, il y a des chances qu'il n'y survive pas. Je ne pourrais pas utiliser son chant-nom pour réparer les dégâts en une fois, ils sont trop divers, il va falloir régler les soucis petit à petit… Dawan ? Vous allez devoir m'assister »

L'arrivée du guérisseur humain écarta les pensées de Dawan du Domaine, des futurs possibles, de l'improvisation sous un arbre, de Néant. Ce guérisseur avait le visage d'Aigue-Royale et de l'Aube Rouge, des blessés qui attendaient. Il posait une question rhétorique: bien sûr qu'ils étaient disponibles. N'étaient-ils pas là pour ça ? Dawan emboita le pas du Cawr après un hochement de tête d'approbation. Il avait totalement oublié qu'à la base il était venu ici pour se reposer. Quelque part, voir Merithyn l'avait aidé en ce sens. Un instant il avait été un peu éloigné de cette bataille et de ces murs qui paraissaient suer le sang des Hommes. Cela n'avait pas été pour entendre de plus belles histoires, certes. Ç'avait été différent. Mais en suivant la petite silhouette du Cawr, il s'accrochait à l'image de l'arbre, celui sous lequel il voulait jouer de la musique. Il s'y accrochait comme on s'accroche à une bouillotte dans un hiver trop froid. Comme on s'accroche à l'espoir dans les cavernes d'Aigue-Royale.

Ils parvinrent là où les combats avaient eu lieu. Ce seul endroit avait de quoi glacer le sang. Mais cette sensation-là, il ne fallait pas y faire attention. Dawan s'agenouilla, face à Merithyn, de l'autre côté de cet humain. Par habitude, il n'affichait pas d'expression particulière -si ç'avait été un patient conscient, grimacer aurait été de mauvais goût. Il n'en pensait pas moins, cependant. Ce qu'il pensait… De la surprise. S'il était passé à côté de cet humain, il aurait eu de prime abord de la peine à croire qu'il était vivant, et que quelque chose pouvait être fait pour le sauver. Sa survie tenait de la volonté des Esprits, ou d'un coup de chance inouï. Son torse était dans un état lamentable.
Le regard gris de Dawan vint vers le Cawr. En apparence, il était calme. Dans les faits, il avait peur de ne pas pouvoir faire quoi que ce soit pour cet humain-là. Une peur d'autant plus grande qu'il sentait le risque de le perdre élevé. S'il n'avait pas eu de longs mois et une journée d'Aube Rouge pour le préparer, nul doute qu'il aurait eu l'air nettement moins à l'aise.
Un hochement de tête, tout juste, et son regard revint sur l'humain. Le chant du sort de soin lui vint naturellement, tant il en avait usé, re-usé. Plus question de Cavernes: il n'y avait que l'humain, le torse de cette humain, et le Cawr qu'il aidait. Il s'attacha à ne pas empiéter sur son travail, à avancer par étapes. Un exercice qui n'était pas des plus aisés pour un esprit comme le sien.

Les mains tachées de sang, il s'écarta, pour voir enfin le résultat de leur labeur. Que l'armure de l'humain soit toujours en morceaux importait peu à l'apprenti, les combats étaient terminés. Il s'était chargé de retirer via télékinésie les multiples morceaux de métal qui avaient pénétré ses plaies, avant de les attraper et les mettre sur le côté. Pareillement, les pierres maculées de sang étaient éparpillées à ses côtés. Le torse de l'humain avait véritablement une forme de torse, désormais, avec des côtes complètes, des organes qui allaient pouvoir reprendre du service.
Du moins, l'apprenti l'espérait. Sa voix enfin au repos, le monde autour d'eux prenait à nouveau de la consistance. La température de l'air, le sol dur et poussiéreux, la moiteur, et les bruits lointains d'autres humains. En tout cas, ils lui paraissaient lointains. Lui se sentait vide, tant en énergie qu'en magie. Il s'autorisa à fermer les yeux, comme si voir lui était trop difficile.
Ils avaient fait du mieux qu'ils le pouvaient. Dawan n'était néanmoins pas de ceux qui se satisfaisaient d'efforts, en matière de soin. Il se satisfaisait de résultat. Savoir s'être tué à la tâche ne lui apportait aucun réconfort si le résultat attendu n'était pas à la hauteur de ses attentes. Il approcha du coeur de l'humain la paume de sa main, tremblante.

Il lui laissa en grande partie la reconstruction du torse de l'humain. C'était la partie la plus facile. Même si facile était un bien grand mot pour ce qu'il fallait faire là… c'était tout de même une opération terriblement délicate. Mais Dawan s'en sortirait certainement très bien. Après tout, il avait déjà dû s'occuper de sacrés cas, en cette journée… Confiant donc, en son Enwr, il décida de se concentrer sur les viscères de ce pauvre homme. La première chose à faire, c'était de laver et de retirer toute lésion interne et potentielle infection. Ce qui était déjà un travail considérable. Il ne pouvait s'appuyer sur des moyens physiques, comme des baumes ou des herbes. Pas pour un travail interne. Il ne fallait rien risquer, et le mieux pour cela s'était de s'en tenir à la magie. Mais même ainsi, il fallait y aller tout en douceur et avec beaucoup de délicatesse. D'abord retirer les fragments et petites pierres, puis s'occuper de nettoyer son intérieur, puis de le remettre en place correctement, de sorte qu'il n'ait pas de problèmes, une fois qu'il aurait reboucher le trou béant dans son corps. Une fois que l'intérieur fut en place, il passa à l'extérieur, et à recoudre correctement le corps. Passant d'abord par un travail de couture à la main, il utilisa une aiguille d'ivoire, ainsi qu'un fil en boyaux solide afin de donner l'équivalent d'un tuteur à la chair avant de la resouder en faisant repousser les tissus manquant et en remettant en état ceux encore existant mais lésés. Là encore, cela lui prit du temps, et il faillit bien perdre son patient. Seul un transfert d'énergie vitale de sa part permit de le garder avec eux.

Il garda également un œil sur ce que faisait Dawan. L'apprenti se débrouillait bien, c'était rassurant. Et au final, ils réussirent. Avec cette réalisation, il se laissa retomber sur son assise pourtant inconfortable et soupira, vidant l'air hors de ses poumons. C'était fait… et il était encore en vie. Pour cette fois, il voulait bien accepter d'appeler cela un miracle. Sans doute qu'en d'autres mains, il n'aurait pas survécu. Toutes les plaies étaient refermées, et il ne risquait plus de mourir de blessures. En revanche, il était épuisé et aurait besoin de ré éducation, même avec les soins qu'ils avaient fournis. Se forçant à réagir, il donna des conseils aux guérisseurs et soldats alentours, et ordonna qu'on transfert le loyaliste dans un des halls de soins pour le garder en observation et s'assurer qu'il se réveille correctement avant de le mettre en cellule. Il ne pouvait rien faire d'autre. Puis il se tourna vers Dawan. « Il va vivre. Du moins il ne mourra pas à cause de ses blessures. Maintenant il a besoin de temps et d'un soin quotidien, tout simplement... » Il soupira, puis eut un maigre sourire « Vous vous y prenez bien, avec les blessés. Vous êtes un bon guérisseur. Vos patients ont de la chance de vous avoir » Il se releva finalement et roula ses manches avant de s'approcher de Dawan. « Venez… il y a encore à faire, je vous guiderais »

Ils ne pouvaient avoir qu'une préoccupation à la fois, et en cette heure, ce serait les soins. Il avait bien besoin d'un assistant, avec tout ce travail à accomplir. Ses prodiges de guérison et son impassibilité lui valait les blessés les plus graves, les blessures les plus horrifiantes à soigner. Il lui fallait un appui, ou il se ferait submergé comme précédemment. Et puis, cela formerait davantage l'Enwr. Au vu du futur vers lequel ils se dirigeaient à grands pas, ce ne serait certainement pas de trop, qu'il transmette ses conseils et ses astuces, pour perfectionner les capacités du reste de l'ordre. Il ne serait certainement pas éternel, et ne le désirait d'ailleurs pas. Mais l'expérience qu'il avait acquise, elle, se devait de perdurer, et cela commençait tout de suite. Et ce, même si de prime abord, il n'avait pas le temps d'absorber quoi que ce soit. C'était une attitude, un monde de fonctionnement singulier, que celui dans lequel ils étaient plongés pour l'heure. Ils s'aveuglaient à tout ce qui n'était pas leur œuvre, et ils œuvraient, oui, non pas avec mécaniques, mais avec des gestes effectivement précis et usités depuis longtemps. Merithyn l'avait déjà tant vécu, et d'une façon bien particulière. Il était le feu, et comme son élément, il avait besoin de détermination, de passion, à placer au coeur d'un seul ouvrage, d'un seul travail. Il brûlait sa passion et sa détermination jusqu'à ce qu'il n'en reste plus rien avant de passer à autre chose… Et lorsqu'il brûlait, rien ne pouvait venir le détourner de son combustible. En cette heure, c'était sa volonté de soigner qu'il brûlait et qui alimentait son être, aucune autre.

Dans cet état singulier, il ne se laissait pas faire par la fatigue. Sa volonté vivace ne s'arrêtait pas aux affres de sa chair, et il s'échina jusqu'à n'en plus pouvoir. Puis soudainement, il n'y eut plus rien. Plus rien d'autre qu'un grand vide, plus rien d'autre qu'une fraîcheur interne, le feu de son coeur à présent éteint, transformé en braises qui couvaient dans l'attente d'une nouvelle tâche. Il demanda de quoi achever son dernier bandage, sa dernière compresse, puis releva la tête vers la voix de Dawan, toute proche. Et il le rattrapa de justesse, presque machinalement, instinctivement. Sans doute n'était-ce pas plus mal… il se serait peut-être blessé en tombant la tête par terre. On vint l'aider à transporter l'Enwr, et il l'observa un bref instant avant de soupirer, cette fois, d'une énorme lassitude, sentant soudain le trou dans son âme lui faire mal. Il commanda aux deux soldats de conduire le jeune elfe jusqu'à ses appartements personnel de Fort-Espérance, où il pourrait se reposer en paix, et récupérer au calme. Avant qu'ils ne l'emportent, cependant, il les retint et l'observa, soucieux. Hésitant, il finit néanmoins par changer d'avis et les accompagna. Une fois qu'ils eurent déposer le petit elfe sur le lit, lui-même tira une chaise à lui et s'installa, se mettant à somnoler progressivement sans réellement parvenir à s'en dormir. Il ne le pouvait pas, le sommeil le fuyait encore. Mais il ne se voyait pas avaler une autre potion énergisante, cela faisait trop.

Au final, le temps s'étira tout seul, et il finit par veiller sur Dawan tout en continuant un travail de calligraphie sur une copie d'un antique manuscrit. Il n'en leva les yeux qu'en le voyant à nouveau bouger un peu, et il reposa sa plume, tenant le volume sur ses genoux en l'observant sans agressivité. « Vous sentez-vous mieux ? » Physiquement il entendait, doutant qu'il se sente mieux mentalement parlant après tout. Un long blanc suivit, durant lequel il repoussa finalement sa copie, la déposant sur la table de bois simple et venant s'installer près de lui, chassant une petite mèche de son front. « Vous êtes épuisé, mieux vaudrait que vous vous reposiez ici pour le reste de la nuit J'ai appelé un autre Enwr pour qu'il prenne votre place auprès des blessés restant.. » Nouveau petit silence, comme s'il ne voulait pas troubler longtemps le silence, puis « Vous m'avez beaucoup aidé, de nombreux blessés lourds ont été sauvés grâce à votre concoure. La majorité de ceux qu'il reste à soigner ne sont pas dans des conditions aussi préoccupantes, ne soyez pas dur envers vous-même » Il avait, après tout, fait plus que beaucoup d'autres. Un coup d'oeil vers la porte lui fit compléter. « J'ai demandé que l'on vous prépare quelque chose à manger, vous en avez besoin »

Merci ? De quoi donc le remerciait-on ? D'avoir eut un reliquat de prévenance à l'égard d'un individu qu'il avait vidé de son énergie et contrait à l'épuisement ? Devait-on vraiment le remercier de quelque chose comme ça ? Mais il n'était tout simplement pas en état de le détromper ou le désillusionner davantage, cela lui fendrait trop le cœur. Il ne se sentait pas capable de cela maintenant, peut-être même jamais. Dawan était encore assez pur dans son esprit, pour qu'il se refuse à lui faire le moindre mal supplémentaire. Plus que ce qui était nécessaire du moins, parce qu'en l'envoyant auprès de Fabius, il y avait des chances pour qu'il souffre tout de même. A la place, il hocha simplement la tête et vint le border et le mettre à l'aise avec l'attention paternelle qu'il offrait à ses propres élèves. Mais Dawan était bien plus qu'un élève à ses yeux, il s'était distingué depuis le départ, peut-être parce qu'il lui ressemblait quelque peu. Du moins il ressemblait au lui d'avant, aujourd'hui, ils avaient si peu en commun. Sa promesse lui tira un long regard peiné, mais le jeune Enwr dormait déjà. C'était peut-être mieux ainsi… Il resta un long moment à le contempler, puis déposa une petite bourse près du lit, contenant les présents qu'il avait voulu lui faire. Il les trouverait à son réveil certainement et pourrait en disposer… et d'ailleurs, un léger toc se fit retentir, l'attirant vers la porte qu'il ouvrit discrètement. On avait apporté une collation pour Dawan, comme il l'avait demandé. Il la trouverait aussi, très certainement. Lui ne pouvait pas rester. Prenant le plateau, il le déposa sur la table de travail et rassembla ses affaires, puis, s'approchant une dernière fois de l'endormis, déposa un baisé sur son front Il déposa une petite flammèche délicate pour lui tenir compagnie en silence puis s'éclipsa, il avait encore quelque chose à faire avant son départ…

RP terminé