22 Juin 1751 : Nuper Rosarum Flores ¹

À peine arrivé à Gloria, Edvard fut saisi par la stupeur : la ville était bien un endroit sûr, presque tranquille malgré les récents événements. Cela faisait en effet plus d'un an que les vampires avaient déclaré la guerre à l'alliance des Hommes et des Elfes, et qu'ils sévissaient dans les villages de l'Empire. De par sa fonction de membre de l'Ordre Baptistral, il s'était retrouvé si près du conflit qu'il partageait la douleur des innocents. Il les accompagnait dans leur peine, écoutant l'histoire des rescapés cependant qu'il essayait de sauver les blessés et de soutenir les indigents. Tant de malheur avait nourri ses pensées : les enfants d'Armanda, immaculés et irrépréhensibles, devaient-ils tant souffrir ? Ceux qui ne demandaient que la paix ne la méritaient-ils pas ?

Les choses n'étaient malheureusement pas aussi simple. L'enwr n'avait aucun droit d'accuser les alliés de ne pas soutenir les leurs et de ne pas vouloir assurer la paix ; ce serait pure calomnie. Toutefois, il réalisait quelque chose : les Armandéens avaient vécu en harmonie pendant plus de mille six cents ans ; harmonie qui s'était pourtant brisée. Pourquoi ? Car la paix n'était que passive. Elle avait été installée par le massacre des vampires, et avait perduré parce que l'on pensait le mal éradiqué. Il n'y avait dès lors plus de raison de la défendre ; elle était là, et cela suffisait. Or, l'entente entre les peuples peut aussi être active et reposer sur une diplomatie constante. Tel était le propos défendu dans son premier essai Sur les armes de la paix ².

L'ouvrage était la raison de la venue d'Edvard dans la capitale. Les penseurs du Continent parvenaient en effet à partager leurs idées entre eux malgré les temps difficiles. En l'occurrence, l'essai du musicien atteignit rapidement les oreilles des Nobles de Gloria, et plus particulièrement celles d'une personne si éminente qu'il n'eût jamais eu l'orgueil d'espérer rencontrer : la princesse Esmelda, sœur de l'Empereur Gregorist Kohan. Visiblement intriguée, celle-ci l'avait invité à la rencontrer. Ce fût trop d'honneur : il se mit en route dès qu'il le put. Il profiterait de l'occasion pour revoir sa fille et sa cousine.

Edvard arriva aux portes du palais impérial où un garde lui demanda de décliner son identité et d'apporter une preuve qu'il avait bien été convié par la Princesse. L'enwr sourit. Il comprenait parfaitement que l'on puisse émettre des réserves sur sa venue ; lui-même s'interrogeait sur la raison qui avait poussé une personne aussi importante à recevoir un apprenti baptistrel. Il n'était certes pas le plus mauvais, et ses récits commençaient à lui bâtir une certaine notoriété, néanmoins il serait très étonné si elle avait lu ses traités. De surcroît, la cour n'avait-elle pas un baptistrel attitré ?

On lui ouvrit finalement la porte. Un serviteur feignit par politesse sa joie de l'accueillir et le guida dans le palais. Il ne prit guère la peine de lui raconter ni l'Histoire Glorieuse de l'édifice, ni celle de l'illustre famille qui habitait les lieux. Il ne lui adressa ni mot ni regard, se contentant de marcher devant lui pour le mener jusqu'aux jardins. Les horticulteurs avaient accompli un exceptionnel chef d'œuvre de la Nature : ce jardin comptait certainement des centaines d'espèces de fleurs, d'arbres, de plantes. Rayonnant de mille couleurs, c'est au sein des plantes violacées et bleutées que l'accompagnateur d'Edvard l'abandonna.

« Son Altesse royale viendra à vous quand bien lui conviendra. » daigna-t-il enfin lui lâcher.

Ceci fait, il se hâta de s'en aller. L'enwr le suivit du regard un instant en se demandant si ce personnage était aussi affable avec les hauts-responsables qu'il recevait généralement, puis laissa filer ses yeux sur les plantes qui l'entouraient. L'endroit était un véritable paradis que le Soleil faisait briller de douceur. Il n'aurait aucun mal à attendre.

Se tenant désormais seul au sein de ce qui pouvait être le plus merveilleux jardin de l'Empire, l'homme caressait du regard le monde qui l'environnait. Des sauges sclarées semblaient jaillir de bouquets d'iris et de mauves sylvestres pour caresser ses pieds. Quelques nigelles pétillaient au parterre d'un bleu vif, tandis que des cataires se dressaient avec majesté, et que les pétales immaculées de guimauves sauvages grimpaient sur un cerisier qui devait avoir fleuri ces derniers mois. Vêtu tout de bleu, Edvard se fondait parfaitement dans ce décor féerique. Il prit une longue inspiration alors que le vent venait soulever sa cape ; l'air était pur.

Le bruit de pas se rapprochant le tira de sa dégustation olfactive. L'enwr se retourna lentement en ouvrant les yeux et découvrit l'escorte de la Princesse : cinq gens dont trois guerriers arborant le fameux tabard des Lames Noires. Leur exceptionnelle prudence fit sourire le musicien. La vertu et la piété des baptistrels avaient effectivement de quoi alarmer l'élite impériale. Edvard refoula son amusement sitôt que son hôte le salua, mit genoux à terre et inclina la tête. Cela faisait des années qu'il ne s'était pas prosterné.

« Elles sont magnifiques n'est-ce pas ? Ce jardin a été façonnée par ma grand-mère quand elle était impératrice. Je l'aime beaucoup. Il est à son image simple et élégant. Avez-vous fait bon voyage ? »

Il se releva et, n'ayant guère eu le temps de répondre, hocha la tête. La noble s'était en effet déjà tournée vers une de ses dames pour lui demander de leur apporter nourriture et boisson. Ceci fait, elle convia son invité à s'asseoir.

« Sa Majesté la défunte Impératrice Adélaïde devait avoir une sensibilité artistique exceptionnelle : ces jardins sont un véritable havre de paix. » dit-il avec une pointe d'admiration en la suivant.

Ils s'installèrent. L'aura de la Princesse intriguait le penseur. De par sa sérénité et son esprit de décision, elle avait fait montre, en quelques instants seulement, d'une grandeur contrastant avec son physique menu. De même son attitude dénotait-elle une formidable ouverture d'esprit, car elle était venue à lui sans crainte apparente alors qu'elle ne connaissait que son nom. Edvard savourait leur conversation par avance. Confortablement installé, le dos appuyé contre le dossier du fauteuil et les doigts liés sur son ventre, il l'écouta attentivement lui expliquer la raison pour laquelle elle l'avait mandé.

« Avant toutes choses, je prie Votre Altesse de bien vouloir agréer le transport du grand honneur que j'éprouve à être son invité aujourd'hui. Il inclina la tête pour lui témoigner son respect, puis reprit. Un… "jeune" enwr comme moi n'eût jamais eu même l'espérance d'être assis si près d'elle que je le suis. » ¹

Bien que dévoué à l'Ordre Baptistral, il n'avait oublié ni ses origines, ni son passé. Or, existait-il des enfants de l'Empire qui ne souhaitaient pas être à sa place ? Il était conscient du statut privilégié dont il jouissait en ce jour. Pourtant, si d'autres se fussent laissés emporter par leur admiration de la famille impériale, Edvard conserva une quiétude à nulle autre pareille. Ses propos étaient élogieux mais son élocution allait posément, sans se presser.

« Les convictions de Votre Altesse me semblent bien novatrices : rares sont les nobles qui considèrent l'importance de la diffusion de l'art ! Son projet est ambitieux, mais sa piété me parle… Je serais honoré de pouvoir l'aider à l'élaborer et à le réaliser. Il prit un silence pour réfléchir. Bien loin que je doute des informateurs de Votre Altesse, pourrait-elle avoir la bienveillance d'entretenir son humble serviteur de ce que l'on dit de lui, et l'éclairer quant à ses attentes ? »

Edvard prit grand soin de saluer la servante de la princesse lorsqu'elle proposa de le servir, puis déclina son offre poliment d'un signe de la main. Sa formation baptistrale ayant en effet ôté de lui tout goût pour la domesticité, il estimait désormais plus noble de satisfaire soi-même ses besoins que d'attendre d'autrui de s'en charger. Il secoua donc la tête en considérant, un sourire sincère aux lèvres, la demoiselle, saisit la carafe pour verser de l'eau dans son verre, puis s'humecta les lèvres. Elle lui rendit son sourire non sans gêne, et s'éloigna.

L'enwr se reporta de suite sur ce que lui disait la princesse. Parce qu'elle s'exprimait avec une éloquence quasiment parfaite, ses paroles attisèrent une attention toute particulière chez son interlocuteur. Celui-ci appréciait entendre un discours aussi organisé et fluide. En effet, la plupart des Armandées qu'il avait côtoyés n'avaient guère reçu la moindre éducation littéraire et ignoraient parfois comment formuler leurs phrases de manière concise et précise. Cela s'entendait immanquablement dans leurs hésitations, leurs longues reformulations, et dans leur usage abusif d'images et de comparaisons pour compenser leur manque de vocabulaire. Si il eût aimé les aider, Edvard ne put jamais que se contenter d'essayer de répondre à leurs interrogations aussi simplement que possible. Telle était la dure réalité de l'enseignement…

L'éloge que fit la noble Esmelda des baptistrels fit sourire le vieil homme une courte seconde à l'issue de laquelle il ne sut que prêter plus grande attention encore aux projets de la princesse. Elle entendait éduquer les jeunes femmes de l'Empire malgré les mœurs de sorte à améliorer leur médiocre condition. Lorsqu'elle eut fini son exposition, il demeura silencieux le temps de réfléchir à sa réponse. Il caressait sa barbe dans le sens du poil comme si cela servait à faire progresser sa pensée.

« Je ne puis décliner la proposition de Votre Altesse ; cela serait contraire aux principes de l'Ordre. Cependant… il marqua une pause. Je ne vivrai certainement guère assez longtemps pour transmettre mon savoir à toutes les nobles Dames de l'Empire. Une telle tâche ne pourrait être accomplie par une seule personne, à moins peut-être que celle-ci fût une elfe, auquel cas sa longévité pallierait partiellement à notre problème. »

Edvard s'enfonça dans son fauteuil en poussant un soupir de réflexion. Il ne pouvait en rester à ce constat ; la cause était bien trop noble et juste. Les femmes devaient avoir autant le droit de s'éduquer que les hommes, et il n'existait, à sa connaissance, pas de raison naturelle qui pouvait prévenir un sexe de pratiquer la musique. Outre cela, ses propres écrits avaient révélé combien il avait foi en les vertus de l'éducation. Son devoir était donc de trouver une solution.

« Ce serait toutefois un véritable honneur que d'aider Votre Altesse dans son entreprise !, reprit-il, enthousiaste. Je suppose que je pourrais commencer par inculquer quelques rudiments de la musique aux curieuses Dames de la cour. Le temps leur permettra certainement un jour de partager leurs connaissances à leur tour. Il hocha la tête comme pour agréer à son propre propos, et pris une gorgée d'eau. Ma foi, je présume que l'idéal serait encore la fondation d'une école impériale de musique. Après tout, pratiquer une autre musique que le chant requiert des instruments, et donc un endroit où les entreposer et apprendre dans de bonnes conditions. »

Ses propos furent appuyés par le pétillement d'une étincelle dans les yeux de l'enwr. Le projet de la princesse lui plaisait en effet beaucoup, et rejoignait les idées qu'il avait écrites trois années plus tôt : l'éducation comme moyen d'élever les peuples, la musique comme art pacificateur. ¹ Ironiquement pour lui, la majorité des femmes qu'il avait rencontrées comptaient parmi les moins belliqueuses créatures du continent. « Pourquoi auraient-elles besoin de paix ? », pourrait-on se demander. « Parce que de paisibles créatures ne peuvent qu'engendrer la paix. », répondrait-il. Il reprit après une courte pause, en se redressant légèrement dans son siège pour écouter attentivement son interlocutrice.

« Cependant, pourrais-je prier Votre Altesse de bien vouloir m'éclairer sur la raison qui la pousse à vouloir autant inculquer la musique aux femmes ? »