- En après-midi du 15 juillet de l'année 2 de l'ère d'Obsidienne –

Deux semaines s’étaient écoulées depuis l’Aube Rouge, mais les conséquences de la guerre se faisaient encore ressentir dans les sous-terrains d’Aigue-Royale. Les guérisseurs travaillaient avec acharnement et pourtant, nombre de blessés se tenaient encore entre la vie et la mort. À chaque jour, plusieurs d’entre eux allaient rejoindre l’Esprit de la Mort et c’est sans compter tous ceux qui avaient péri le jour même de la guerre. Les brasiers étaient pratiquement toujours allumés, surtout lors des premiers jours, et les rebelles revêtaient leurs habits sombres en ce temps de deuil et de tristesse. La guerre avait fait bien des ravages et elle avait apporté son lot de stress et de traumatismes.

Mais plus les jours passaient et plus Aigue-Royale reprenait son rythme normal. Les morts se faisaient moins fréquents et les rebelles reprenaient leurs activités habituelles. C’était un temps de reconstruction. On solidifiait les tunnels qui avaient été endommagés lors de la bataille, on doublait la sécurité des lieux et on s’assurait qu’aucune autre entrée comme celle qu’avaient empruntée les Alayiens n’existaient en ces lieux. Les projets reprenaient leurs cours, les gens recommençaient leur entraînement et le marché noir reprenait vie.

Et Luna dans tout cela? Depuis qu’on l’avait pardonnée d’avoir été une menace au sein des rebelles, elle travaillait d’arrache-pied afin pour racheter ses fautes. Malgré le temps écoulé, sa conscience ne voulait pas s’apaiser. Et à chaque matin, comme entendu avec Korentin Kohan, elle allait rejoindre maître Guillot afin de s’occuper des orphelins. Ce n’était pas une tâche facile, car il y avait beaucoup à faire et plusieurs d’entre eux étaient traumatisés par ce qu’ils avaient vécu le 30 juin ou n’acceptait pas la vérité concernant la mort de leurs parents. Ils étaient de tous les âges et de tous les caractères. Ce fut une expérience plus difficile pour la gamine que ce qu’elle avait cru, car elle se revoyait en eux, triste et dévastée d’avoir perdu les êtres qu’elle tenait le plus au monde à ce moment-là. Elle aimait bien passer du temps avec eux, s’assurer qu’ils allaient bien, jouer à des jeux et voir un sourire se dessiner sur leurs petits minois. Cela la réconfortait de savoir qu’ils allaient mieux, mais en même temps, les voir à chaque jour lui rappelait que sa famille lui manquait énormément. Cela faisait un peu plus d’un an qu’il y avait eu la tragédie dans son petit village, mais la blessure à son cœur ne s’était toujours pas refermée. Même qu’elle semblait s’être rouverte depuis qu’elle travaillait en collaboration avec maître Guillot. D’ailleurs, peut-être que le maître mage avait ressenti son désarroi, car il lui répéta plus d’une fois qu’il était là pour elle et de ne pas hésiter à se confier s’il y avait quoi que ce soit. C’était un être des plus sympathiques, toujours gentil, calme et accueillant. Il aimait raconter des histoires et il avait un don pour faire rire les gens et effacer leurs soucis. C’était quelqu’un que Luna appréciait beaucoup, mais elle ne pouvait se résoudre à lui confier ses états d’âme.

Les jours se ressemblaient énormément pour Luna. Elle se levait tôt afin d’aller rejoindre les orphelins de l’Aube et d’aider maître Guillot. Ensuite, elle allait se défouler contre des cibles ou des pantins à la Caverne des Héros ou parfois, elle restait-là à regarder les gens s’entraîner ou à se battre entre eux. Mais aujourd’hui, l’endroit était plutôt tranquille et c’était l’idéal pour s’entraîner sans être dérangée ou risquer d’accrocher quelqu’un. Elle se réchauffa d’abord puis sortit son épée de son sac magique. Le pauvre mannequin allait subir sa frustration accumulée des derniers jours.

Ces quinze derniers jours étaient à mettre dans le haut du palmarès des pires périodes de sa vie. Le pire étant qu'il se disait ça de plus en plus souvent ces derniers temps, à chaque épisode tragique il se disait que l'avenir ne pourrait pas être pire et celui-ci se dépêchait alors de lui prouver le contraire. La bataille avait été l'apothéose de l'horreur totale qu'était sa vie depuis la mort de Gregorist, et la reconstruction n'était pas beaucoup mieux. D'urgence en urgence et de mauvaise nouvelle en mauvaise nouvelle, il remâchait son amertume de ne pouvoir marcher sur Gloria et demeurait inquiet de l'avenir. Les Alayiens n'étaient peut-être plus une menace mais Fabius l'était encore, une fois terré derrière ses murs il serait inatteignable et il en profiterait pour se renforcer jusqu'au jour où il pourrait éliminer les rebelles une bonne fois pour toutes. Et puis il y avait les vampires aussi... Bref, pas de quoi se réjouir...

Il avait besoin de souffler. Il n'en avait pas le temps bien sur, peut-être pas tout à fait le droit non plus connaissant ses obligations mais c'était pourtant indispensable si il voulait continuer à être efficace. Il sentait son esprit s'effilocher au fil des jours, vaincu par la fatigue autant que par le stress et la peine, il fallait qu'il réagisse, qu'il se secoue un peu ou bien il sombrerait. Les entraînements à venir avec Achroma seraient sans doute une bonne goulée d'air. Pas tout à fait une partie de plaisir sans doute, il ne s'y attendait pas, mais ça aurait le mérite de lui changer les idées. En attendant il en avait une autre d'idée, et il comptait la mettre en pratique.

Il n'avait pas pu s'empêcher de penser à Luna à de nombreuses reprises suite à ce qui s'était passé dans les appartements de la jeune fille. Même si il n'avait pas le temps d'aller la voir, il obtenait des rapports réguliers de la part de Guillot et n'ignorait pas qu'elle prenait son nouveau rôle auprès des orphelins de l'aube vraiment à cœur. Elle tenait à se rattraper de ce qu'elle avait fait, et il le comprenait fort bien. Néant l'avait mit dans une situation terrible en lui faisant faire de telles choses, c'était cruel qu'une gamine de son âge doive porter une telle responsabilité sur les épaules. Elle ne pourrait jamais s'en défaire mais au moins pouvait-il lui prouver qu'en ce qui le concernait, il avait pardonné. Il n'y avait rien à pardonner d'ailleurs puisqu'elle n'était pas responsable, mais il se doutait bien qu'elle devait avoir du mal à tout à fait l'admettre. On ne pouvait pas ne pas culpabiliser dans une telle situation. En la gâtant un peu, il espérait remettre au moins un peu de soleil dans sa vie. Il avait choisit l'épée lui-même dans cet optique.

C'était une lame très fine adaptée à un style léger et élégant. Tout naturel lorsqu'on savait qu'elle avait été forgée par les elfes... Elle lui avait semblé parfaite pour Luna, légère et maniable et pourtant très solide, elle était aussi très esthétique et plus encore depuis qu'il avait fait forger le prénom de Luna sur la lame entre les élégantes écritures Elfique. Il ne savait pas encore si elle lui plairait mais ce dont il était certain c'est qu'elle lui irait comme un gant.

Pressé de lui offrir, il avait tout de même dû attendre qu'une brèche s'ouvre dans son emploi du temps surchargé. Elle s'était révélée minuscules, un petit quart d'heure de tranquillité à peine mais tant pis, il la transformerait en une heure ou deux. Il avait vraiment besoin de ce temps, et elle aussi sans doute. Il allait le leur accorder à tous les deux, et tant pis pour le reste. Sur sa demande on l'avait rapidement informé de l'endroit où se trouvait Luna, ce qui lui avait tiré un sourire satisfait. Parfait !

Le silence se fit dans la caverne des héros lorsqu'on y annonça l'arrivée du roi mais il renvoya d'un geste tout le monde à son entraînement. Il n'était pas venu pour faire un discours par le Dracos, il en avait même par dessus la tête des discours ! A la place il s'approcha de la personne qu'il était venu voir et prit la parole une fois les salutations d'usage expédiées :

« Bonjour Luna, on m'a dit que tu étais ici. J'ai un peu de temps libre, j'ai pensé à le passer avec toi... »


Il sourit en pensant qu'elle allait sans doute être étonnée d'entendre le mot « temps libre » dans sa bouche. C'était à peine si il se souvenait encore de son sens... Mais le fait était qu'il avait prit ce temps, et il comptait bien en profiter. Les regards agressifs de ses gardes avaient chassé les curieux et les commères en tout genre, leur intimité était toute relative mais ils pouvaient tout de même en profiter un peu.

« J'ai quelque chose pour toi. »

De chaudes lueurs or pétillaient dans ses prunelles, démontrant le plaisir qu'il avait à faire ce cadeau et son sourire s'intensifia encore lorsqu'il lui tendit l'épée enveloppée dans un simple tissu. Il lui tardait qu'elle la regarde...

Luna fut étonnée d’entendre annoncer l’entrée de Korentin Kohan dans la Caverne des Héros. Ce dernier étant toujours des plus occupés, il devait être là pour une raison bien plus importante que celle de vouloir s’entraîner parmi les siens. Se passait-il quelque chose de grave à Aigue-Royale? Qu’avait-il de si important à faire ici? C’est ce que la jeune fille se demanda et comme tous les autres rebelles, elle arrêta ce qu’elle faisait, déposant son arme sur le côté avant de se retourner et de poser son regard sur son roi. Les gens s’inclinèrent aussitôt et tous les yeux braqués sur lui, ils attendaient qu’il annonce la raison de sa visite. Mais d’un geste de la main, l’homme indiqua qu’il ne répondrait à aucune question, qu’il ne voulait pas être dérangé et que tous devaient retourner à ses occupations. Finalement, il était peut-être simplement là parce qu’il désirait être là, et non pas parce que ses obligations l'imposaient. Elle se surprit soudainement à ne pas envier sa position. Être roi devait être un poste extrêmement stressant où les gens s’attendaient énormément d’un « simple » homme et qui ne pouvait se déplacer à sa guise sans que les gens ne le remarquent. Ne rêvait-il pas parfois de n’être qu’un homme « normal » et de vivre une petite vie tranquille?

La gamine allait retourner à son entraînement lorsqu’elle vit le régicide se diriger vers elle. Vraiment?! Non, ça ne se pouvait pas. Mais, il ne déviait pas de sa trajectoire et il n’y avait personne d’autre près d’elle, c’était définitivement vers elle qu’il se dirigeait. Mais pourquoi venait-il la voir en cet endroit, en ce moment même? Elle se figea sur place à l’idée qu’elle avait fait quelque chose de mal. Est-ce que maître Guillot lui avait donné de mauvais commentaires la concernant? Mais elle avait cru qu’elle avait fait du bon travail pourtant et que ça allait bien entre eux.

- Majesté. Prononça-t-elle d’une voix douce lorsque quelques mètres seulement les séparaient.

Elle s’inclina comme on lui avait si bien appris et attendit qu’il parle le premier. Ses muscles se détendirent aussitôt et un large sourire apparut sur le visage de la gamine tandis que le dragonnier mentionnait la raison de sa visite : passer du temps avec elle!

- Vraiment… ?! s’exclama-t-elle, joyeusement.

Elle ne pouvait en croire ses oreilles et ses yeux pétillaient de bonheur d’apprendre qu’il avait mis toutes ses obligations de côté afin d’être avec elle. Toutes ses craintes s’étaient soudainement envolées, laissant un cœur léger et des plus joyeux d’être la raison de sa présence. Elle appréciait énormément l’homme qui se trouvait devant elle et depuis l’épisode de la Larme de Néant, elle avait craint que leur relation ne se détériore. Mais sa simple présence était l’un des plus beaux cadeaux qu’il pouvait lui faire. Et un présent n’attendait pas l’autre…

- Quelque chose pour moi…? Répéta-t-elle, perplexe.

Le regard de la jeune fille brillait d’une curiosité intarissable, fixant l’objet caché sous un tissu que lui tendit Korentin. Le sourire de la gamine ne put que s’intensifier davantage en voyant l’air heureux de son souverain. Il était particulièrement rare de le voir de si bonne humeur depuis le jour catastrophique. Elle s’empara de la surprise et la dévoila sans plus tarder. Comme première réaction, elle en resta bouchée-bée et plaqua sa main libre devant son visage. Elle ne pouvait juste pas en croire ses yeux.

- Oh! Korentin! Lâcha-t-elle, émue.

Les mots lui manquaient et la réplique était sortie spontanément, lui faisant oublier son protocole vis-à-vis son roi. Elle retira le reste de la lame fine du tissu et l’observa longuement. Elle la trouvait juste trop magnifique avec son reflet bleuté et ses gravures uniques. Savait-il seulement que la couleur azurée était sa préférée? Il ne semblait jamais lui avoir dit pourtant… Retournant finalement l’arme unique, elle lut enfin l’inscription lui étant destinée : un « Luna » finement gravée dans la lame.

- Oh! C’est pas sérieux! S’exclama-t-elle. Par Dracos! Vraiment?! C’est vraiment pour moi…? Poursuivit-elle en relevant la tête vers Korentin, les yeux brillants et dont le sourire n’avait plus de limite. Bien sûr, la question était rhétorique. Je… Je ne sais pas quoi dire... Elle est juste trop parfaite! Ajouta-t-elle. Cela paraissait grandement que le cadeau l’avait prise par surprise et qu’elle l’adorait. Merci! Oh! Merci Korentin! Dit-elle de sa voix enjouée.

Saisissant fermement le pommeau de sa main gauche, elle prit quelques secondes afin d'en apprécier pleinement le poids. Elle était d’une grande légèreté, c’était une plume si on la comparait à l’épée qu’elle tenait un peu plus tôt. Maintenant, elle n’avait plus qu’une envie : essayer son nouveau bijou.

- Vous… Vous avez vraiment du temps libre à votre disposition… Majesté? demanda-t-elle. On pouvait se rendre compte qu’elle s’était un peu calmée ne serait-ce que parce qu’elle faisait usage de l’étiquette, n’appelant plus son roi par son prénom. Et si on la testait un peu…? Vous pourriez me montrer...? Enfin, si vous êtes d'accord, bien sûr...

Elle avait posé son regard étincelant sur son protecteur avec espoir qu’il accepte de s’entraîner avec elle. Mais c'était un homme occupé et elle comprendrait parfaitement s'il refusait sa requête.

La joie qu'elle exprima aussitôt que ce soit par la lueur qui s'était allumée dans ses yeux ou par son exclamation lui fit chaud au cœur. Il aimait beaucoup cette petite, ce qui était logique d'ailleurs puisqu'elle était désormais sa pupille. Bien sur elle n'avait de cesse de l'inquiéter et n'était pas encore tout à fait douée pour se tenir à table mais elle était vive, intelligente et c'était véritablement quelqu'un de bien. Il était heureux de l'avoir rencontré et d'avoir pu adoucir le sort de la petite orpheline. Il ne pouvait pas aider tout le monde bien sur, mais ça avait été une joie de le faire pour Luna. Elle ne porterait jamais son nom, mais quelque part elle était presque la fille qu'il n'avait pas vraiment eu. Victoria ayant toujours été plus proche de Valentine que de lui-même.

Il ressentait donc un plaisir vif et entier en lui offrant son cadeau, et la perplexité qu'il lisait dans ses yeux ne faisait qu'accentuer sa gaîté. Elle devait s'attendre à beaucoup de choses mais certainement pas à ça. Il se prit à attendre avec une forte impatience qu'elle ai la lame sous les yeux, et lorsque ce fut enfin le cas il se sentit plus joyeux encore même si ses gardes se raidirent en entendant la gamine s'adresser ainsi au roi. Mais ne le voyant pas réagir, ils se contentèrent de la regarder de travers sans qu'aucun des deux vis à vis n'y prêtent attention. Korentin était trop occupé à lui répondre avec amusement :

« C'est on ne peut plus sérieux. J'ai bien songé à t'offrir un bijou mais je commence à te connaître. Tant qu'à te mettre aussi souvent en danger, j'aimerai autant que tu apprennes à te servir suffisamment de ça pour te défendre. »

Se défendre oui, il y comptait bien. Les femmes n'étaient pas souvent, voir jamais, formées à l'épée chez les Kohan mais Luna n'en était pas une et vu ce qu'elle tenait à la main l'instant suivant il semblait bien qu'elle ne l'avait pas attendu pour s'entraîner. Au moins ce cadeau lui serait utile donc, peut-être même lui sauverait-il la vie un jour... Il espérait qu'elle n'aurait jamais besoin de vraiment l'utiliser pour se défendre mais on ne pouvait jamais savoir. Ce à quoi il ne s'attendait pas par contre c'était à la demande suivante. Désarçonné, il hésita :

« Eh bien... J'avais l'intention de te proposer l'aide d'un des officiers de ma garde. Je ne suis pas un maître d'arme tu sais... Mais je suppose que je peux te montrer certaines choses... »

De ces choses que l'on connaissait forcément lorsqu'on avait reçu une éducation comme la sienne et des cours guerriers chaque jour. Si il n'avait pas tout à fait écouté la théorie, la pratique par contre s'était bien ancrée en lui et il pouvait se vanter de se débrouiller assez bien dans cet art. Son jeu d'épée n'égalerait bien sur jamais son niveau à mains nues mais il avait toujours pu offrir une farouche résistance à Gregorist Kohan lors de leur duel, ce qui n'était pas rien car son cousin avait toujours été plus fort que lui. Et puis les leçons d'Aaron n'étaient pas une connaissance à négliger... Il se décida donc à ordonner à ses gardes de s'écarter plus encore pour leur laisser de la place. Au point où il en était il avait suffisamment de temps pour ça, et le plaisir qu'il lisait dans les yeux de sa partenaire valait bien cet effort. Il ordonna donc avec un petit sourire : 

« En garde ! »

Ondine chanta dans sa main lorsqu'il la tira de son fourreau et des reflets bleutés parcoururent sa lame. Couleur de sa maison, le saphir était l'un de ses emblèmes même si l'arrivée d'Ashy dans sa vie avait fini par aussi lier le vert à son nom. Lorsqu'ils commencèrent à se tourner autour il prévint :

« Attention, ce ne sont pas des jouets. Nous travaillerons la technique uniquement et retiendrons nos coups. »

Et ainsi fut fait. Il lui montra l'une après l'autre quelques unes des bottes simples puis plus complexes que ses maîtres d'arme lui avait jadis enseigné, puis il s'intéressa à sa façon de bouger et la pressa afin de lui faire comprendre à quel point il était important de bien placer ses points d'appuis. Dans ce domaine il excellait, c'était le fruit d'un long travail mais aussi d'un talent instinctif qu'il avait affûté en travaillant à mains nues. Tout en travaillait, il l'interrogea :

« Je savais que ce cadeau allait te faire plaisir. Mais ce que je n'arrive pas à comprendre c'est pourquoi tu tiens tellement à apprendre à te défendre. Tu ne te sens pas en sécurité à Aigue ? »

- En garde! S’écria Luna avec joie!

Son large sourire ne l’avait toujours pas abandonné tandis qu’elle se positionnait face à Korentin, qui avait accepté d’être son partenaire. Lorsqu’elle s’était levée ce matin, elle n’avait jamais imaginé que le roi lui fasse un si beau cadeau et qu’il trouve un endroit dans son emploi du temps afin de passer la voir. C’était difficile à croire tant il était un homme occupé, mais lui accorder ainsi son précieux temps était le plus beau des cadeaux qu’il pouvait offrir à qui que ce soit, et c’était à nulle autre qu’elle qu’il l’offrait! Était-ce la déception qui avait teinté son regard lorsqu’il lui avait dit qu’il avait plutôt pensé la laisser avec un de ses officiers qui l’avait incité à accepter sa proposition? Peut-être bien, mais elle aurait bel et bien été déçue. Certes, elle aurait parfaitement compris qu’il était attendu ailleurs, mais s’entraîner avec une personne qui lui était presque étrangère n’aurait pas eu le même effet. Bref, elle était plus que ravie de pouvoir faire un duel avec son roi.

Elle s’empara fermement de sa nouvelle lame fine avec sa main gauche. En effet, Luna était « gauchère » lorsqu’il s’agissait de combattre à l’épée. Avec les doigts manquants à sa main droite, il avait été convenu avec Matis que c’était la meilleure façon de faire pour elle. De cette façon, sa poigne serait plus solide et diminuerait les chances qu’elle soit désarmée d’un simple coup. C’est ainsi qu’elle s’était entraînée et aujourd’hui ne serait pas différent.

Elle acquiesça d’un signe de tête au fait qu’ils feraient attention. Durant cet entraînement, loin était son intention de blesser Korentin, ou de se blesser elle-même, et elle savait à quel point ces lames pouvaient être dangereuses : elles pouvaient tuer! La gamine était particulièrement attentive et suivait les instructions du dragonnier à la lettre, mettant automatiquement en pratique ce qu’il lui montrait. Leur larme s’entrechoquait et elle adorait le son que cela faisait. À cet instant, elle pouvait ressembler à une jeune fille disciplinée. Rien au « monstre » qu’elle pouvait ressembler lorsqu’on tentait de lui inculquer quelques principes de protocole ou de lui faire apprendre quelques notions comme la lignée des Kohan. C’était la différence entre la Luna intéressée par ce qu’elle apprenait et la Luna qui avait l’impression de perdre son temps.

- Oh non! Ce n’est pas du tout ça! Répondit-elle aussitôt.

Elle para un coup que lui donnait Korentin et chercha ses mots afin de lui répondre. Était-ce vraiment ce qu’il croyait? Qu’elle ne se sentait pas en sécurité dans le repère des rebelles? Qu’elle n’était pas bien à cet endroit et que c’est pour cette raison qu’elle cherchait à maîtriser l’art du combat? Elle devait absolument le corriger si tel était le cas.

- N’ayez craintes, Majesté. Je me sens en sécurité ici. En fait, c’est probablement l’endroit le plus sécuritaire qui soit pour moi que d’être ici. Mais… Elle fit une petite pause, cherchant ses mots. Il lui paraissait difficile d’exprimer son point de vue devant le roi tandis que n’importe quelle fillette rêverait d’échanger sa place avec elle. Luna avait tout ce dont elle avait de besoin et même plus que ce qu’elle pouvait vouloir, elle vivait dans la haute noblesse grâce à Korentin et à son statut de protégée et elle avait toute la protection nécessaire pour n’avoir aucune crainte quant à sa sécurité. Alors, pourquoi prendre la peine d’apprendre à se battre? Mais… Je ne veux pas me faire d’illusions… Il y aura un temps où personne ne pourra me protéger et où je devrai me défendre seule. Je ne veux pas que ma protection repose sur autrui. Je ne veux dépendre de personne, vous comprenez?

Luna n’était pas certaine qu’il saisirait les motivations qui la poussaient à vouloir se défendre. Tout cela n’expliquait pas pourquoi c’était important pour elle puisque si elle était en sécurité, elle n’avait pas besoin de chercher à se défendre. Elle s’arrêta un moment, reprenant son souffle et posa un regard sérieux sur son partenaire.

- Mais, se sentir en sécurité ne signifie pas être en sécurité… On ne sait jamais ce que nous réserve le lendemain. Et je ne veux plus jamais me sentir impuissante… Voir les gens que j’aime mourir sans que je puisse y faire quoi que ce soit. Dit-elle avec conviction. Elle leva sa main droite afin de lui montrer les deux doigts qu’il lui manquait. Vous l'ai-je déjà dit? Je les ai perdus le jour où des bandits ont attaqué mon village. Je serais morte si on ne m’avait pas sauvée… Mais je n’ai rien pu faire pour protéger ma famille, ils sont tous morts sous mes yeux. Je n’ai rien pu faire ce jour-là. Pas plus qu’à l’Aube Rouge. Elle maîtrisa sa colère qui montait doucement en elle en serrant le pommeau de son épée et poursuivit. J’en ai assez de voir les gens mourir! J’en ai assez de voir ceux que j’aime risquer leur vie. Moi aussi je veux protéger les autres. Je veux vous protéger. Et je ne pourrai pas y arriver tant et aussi longtemps que je ne serai pas en mesure de me protéger moi-même!

Rien de bien méchant, mais elle avait légèrement haussé le ton, prise par les émotions. Il était rare qu’elle s’exprimait à propos de ce qu’elle ressentait ou de ce qu’elle voulait, et aborder le sujet de sa famille lui apportait toujours son flot d’émotions.

Elle se battait de la mauvaise main. Il n'était pas étonné puisqu'il avait déjà remarqué depuis un bon moment qu'elle était gauchère. C'était mal vu parfois au sein de la noblesse mais il avait été formé par un bretteur trop doué pour que cela pose un problème. Aaron lui avait en effet souvent répété qu'il était plus difficile de combattre un gaucher et que plutôt que de combattre sa particularité il valait mieux l'utiliser à son avantage. Korentin était droitier pour sa part mais il n'empêcherait donc pas Luna de combattre de la façon la plus naturelle pour elle.

Ils travaillèrent ensembles pendant un moment, lui prenant bien soin de lui apprendre des bases solides et veillant à la prise qu'elle avait sur son épée. Il était bien obligé de constater qu'elle était douée... Bien sur elle débutait mais ses maîtres d'armes avaient l'habitude de dire qu'on naissait bretteur et qu'on ne pouvait devenir plus que médiocre dans ce domaine si on avait pas un minimum de talent à la base. Korentin était de cet avis aussi, ce qui l'étonnait plus c'était de lire ce début de talent chez une jeune fille. Non pas qu'il croyait que cela ne pouvait arriver que chez les garçons mais... Oui bon, il y croyait un petit peu c'était vrai. Bref.

Un peu contrit de ses propres préjugés, il continua à ferrailler pendant qu'elle répondait à ses questions. Ou essayait d'y répondre, elle avait l'air de chercher ses mots. Est-ce qu'elle craignait de le vexer en disant qu'elle ne se sentait pas en sécurité ? Il était vrai qu'il en serait un peu attristé mais quelque part il comprendrait, n'avait-elle pas été possédée par Néant sous ses yeux sans qu'il s'en aperçoive ? Et la bataille était encore fraîche dans leur esprit, surtout avec ce qu'il s'était passé à l'arrière... Elle aurait des raisons de se sentir un peu inquiète mais ce n'était apparemment pas ça. Il resta silencieux cette fois encore, suspendu à son « mais » et incapable finalement de ne pas lui répondre.

« Je comprend. »

Il avait beau en rêver, le fait était qu'il n'était pour le moment pas capable d'offrir une ère de paix et de sécurité à ses proches et à son peuple. Cela lui faisait mal au cœur qu'elle se sente obligée d'apprendre ce genre de choses mais oui, il pouvait comprendre. Même si il détestait ça. La suite était encore plus difficile à entendre mais tout aussi facile à comprendre, lui aussi s'était sentit impuissant à certains moments et lui non plus ne voulait pas que ça recommence.

Son regard se posa sur la main et les mutilations qu'elle lui montrait. Il n'avait jamais posé de questions à ce sujet et elle ne lui en avait en effet jamais rien dit. Il avait préféré attendre qu'elle veuille en parler, ou pas d'ailleurs. Il savait que c'était sans doute un sujet délicat mais ce s'était pas douté de ce qu'elle avait vécu... Une lueur horrifiée passa dans son regard et il serra plus fortement son épée.

« Je suis désolé Luna... »

Et il l'était sincèrement. Pour elle d'abord mais aussi pour sa famille qui malgré tout ses efforts n'était pas encore parvenu à établir une véritable paix et une véritable sécurité au sein de l'empire. Il rêvait d'un royaume sans guerre où chacun vivrait en bonne entente et où voler ou truander ne serait plus utile. Bien sur c'était une utopie, il ne parviendrait jamais à une telle sérénité mais il voulait y tendre et s'en rapprocher le plus possible, c'était son rêve le plus cher et il s'y tiendrait. Il savait que Gregorist avait aussi voulu tout cela. Fabius lui avait sans doute d'autres projets mais il n'était pas légitime, il rendrait le trône qu'il avait usurpé à un moment ou à un autre et alors Korentin pourrait se concentrer sur ses projets. Il ne voulait plus entendre qui que ce soit lui raconter des histoires aussi horribles, il le refusait. Avec sérieux, il reprit :

« Quand je récupérerai mon trône, je te promet que je me battrais de toutes mes forces pour bâtir un empire solide et juste où ce genre d'atrocité n'aura plus lieu. Je ne dis pas que j'y parviendrait, mais c'est mon but. La paix pour tous et une vie agréable. »

Il sourit, conscient de ce qu'il disait :

« C'est un peu fou comme rêve hein ? Mais tant pis... j'ai toujours été un optimiste, désormais je ne tente plus de me changer. Je préfère changer le monde. Il serait dommage d'être né Kohan et de ne pas en profiter... »

Il rit de lui même et pointa son épée sur elle :

« En attendant et puisque tes raisons sont justes, je ne m'oppose pas à ce que tu t'entraînes dans les arts guerriers de ton choix. Promet moi simplement de ne pas te mettre en danger inutilement... Moi non plus je n'aime pas voir mes proches risquer leur vie...»

Korentin était choqué par la nouvelle. Tout dans sa voix, dans son regard et dans ses gestes lui indiquaient qu’il était sincère. Il était réellement désolé pour la gamine et le voir réagir ainsi lui fit réaliser qu’elle s’emportait. Mais c’était plus fort qu’elle, lorsqu’elle repensait au décès de sa famille et les circonstances s’y rattachant, elle n’arrivait pas à maintenir son calme. C’était probablement la seule chose au monde capable de la sortir autant de ses gonds, la seule chose qui venait détruire aussi facilement cette carapace qu’elle avait érigé avec le temps afin de se protéger. Elle n’était pas du genre à se confier aux autres, racontant rarement ce qui la tracassait. Elle était du genre à refouler ses sentiments, à se cacher derrière un sourire et à raconter qu’elle allait bien à quiconque le lui demandait. C’était un peu sa façon de fuir la réalité et elle ne voulait pas qu’on se fasse du souci pour elle. Ainsi, elle encaissait et encaissait… jusqu’à exploser. Ces derniers mois avaient eu son lot d’émotions et tout ce qu’elle aurait voulu aurait été de se blottir dans les bras de sa mère et de l’entendre dire que tout irait bien. Or, penser à ses parents lui rappelait qu’on lui avait enlevé cette possibilité et lui rappelait comment le monde pouvait être cruel et injuste.

Mais Korentin ne faisait pas partie de ces gens. Luna serra son épée et baissa le regard à ses pieds tandis qu’elle réalisait qu’elle ne canalisait pas sa colère envers la bonne personne. Elle s’en voulait de s’être emportée envers son bienfaiteur. En effet, il avait toujours été bon envers elle, depuis le tout début lorsqu’Amyelenor l’avait emmenée au repère des rebelles. Il lui offert sa protection et son hospitalité. La petite avait été réticente à l’idée d’être à proximité d’un Kohan puisqu’un proche à elle les détestait plus que tout, mais elle avait fini par faire sa propre opinion. Elle ne pouvait pas se prononcer quant aux autres Kohan, mais en ce qui concerne Korentin, c’était un homme qu’elle appréciait énormément. Il était important pour elle et elle le suivrait non pas parce qu’il était l’empereur légitime, mais parce qu’elle l’avait vu agir et qu’elle avait découvert quel genre d’homme il était. Quand il raconta son rêve, cela arracha un sourire à la jeune fille et elle releva la tête. Lorsqu’elle posait son regard sur lui, ce n’était pas un noble qu’elle voyait, mais une personne digne de confiance, un ami, un père si on veut, mais surtout un homme bon qui voulait faire une différence et créer un monde meilleur. Elle croyait en lui.

- Pardonnez-moi. Je ne voulais pas vous manquer de respect. Je me suis emportée… Commença la gamine.

Elle voyait peut-être plus qu’un empereur en lui, mais cela n’enlevait pas le fait qu’il en était un. Elle savait qu’il n’y avait une certaine limite à ne pas franchir et bien qu’ils soient proches tous les deux, ils étaient également tout aussi distants.

- Je sais que je suis loin d’être la gamine la plus parfaite. Je m’habille mal, je parle mal, je n’arrive pas à bien me tenir à table et j’ai toujours du mal avec tout le protocole… Ah! Le protocole ou comment rendre les choses cent fois plus compliquées qu’elles ne le sont réellement. Mais la petite faisait de son mieux et s’améliorait de jours en jours. Heureusement que sa dame de compagnie était là pour lui dire ce qu’il fallait faire et ne pas faire sinon elle ne s’en sortirait jamais. Et sans compter que je dois être la personne la plus têtue au monde! Elle exagérait, mais n’empêche que lorsqu’elle avait une idée en tête, rien ni personne n’arrivait à la déloger de là. On lui avait souvent dit qu’elle était une tête de mûle, ce n’était pas pour rien. D'ailleurs, probablement que s’il s’était opposé à ce qu’elle s’entraîne, qu’elle aurait trouvé un moyen ou un autre d’y parvenir. Et malgré tous ces défauts… Si vous voulez encore de moi, je voudrais vous aider à bâtir ce monde avec vous. Prononça-t-elle d’une voix sincère.

« La paix pour tous et une vie agréable », elle aimait cette idée et si elle pouvait aider à ce que son rêve fou se réalise, il pouvait compter sur elle. Ceci étant dit, elle l’avait fait patienter et ne lui avait toujours rien répondu quant à une promesse de ne pas mettre sa vie en danger inutilement…

- D’accord, d’accord. Je ferai attention. Mais… Elle marqua une petite pause. Seulement si vous arrivez à me battre à l’épée! Dit-elle avec un air de défi.

Une lueur taquine avait illuminé son regard. Bien sûr qu’il la battrait, elle ne se faisait pas la moindre illusion. Mais Luna voulait continuer de croiser le fer avec lui et elle appréciait ce moment qu’elle passait avec son protecteur, en espérant que c’était réciproque. Des moments comme ceux-là étaient si rares, il fallait profiter de chaque seconde. Le sourire grand aux lèvres, elle leva sa lame et vint croiser la sienne afin qu’elle ne pointe plus en sa direction.

À partir de là, elle comptait mettre en pratique ce qu’il venait de lui montrer, tout en essayant de parer ses coups ou de les éviter en misant sur son agilité. Elle faisait attention à ce qu’elle faisait puisqu’elle n’avait pas l’intention de le blesser. Le bruit des lames s’entrechoquant formait une douce musique à ses oreilles et il lui semblait que plus rien d’autre n’importait. Il n’y avait plus que le moment présent.

- Il faudrait que je lui trouve un nom, vous ne croyez pas? demanda-t-elle en faisant référence à la lame qu’elle tenait. Pourquoi croyez-vous qu’Alexian Kohan ait choisi Ondine Eau-Dormante? Pourquoi pas Saphira ou Aqua? Ou je sais pas, Tempête?

Question tout simplement anodine, mais elle était curieuse de savoir la réponse depuis qu’on lui avait raconté l’histoire de cet Alexian Kohan et de son affection pour la saphir. La gamine turbulente était capable d’être attentive… parfois! Elle savait bien que personne n’avait la réponse, mais elle était intéressée à connaître l’avis de Korentin.

Cependant, la petite Lune n’aurait probablement pas dû poser cette question tandis qu’elle se battait à l’épée. Sa concentration en fut brisée, elle fit un faux pas, tenta de maintenir son équilibre avant de finalement tomber tout en poussant une interjection de surprise.

Ses excuses le firent sourire. Elle ne s'était pas emporté tant que ça, il avait déjà fait bien pire lui-même, et elle avait une raison légitime vu ce qu'elle avait traversé. Lui-même avait vécu des choses difficiles mais elle avait été confronté à des horreurs bien pires et il en était fort attristé. Même si c'était à sa façon et qu'il n'aurait pas été jusqu'à la serrer dans ses bras, il n'en restait pas moins très concerné par ce qu'elle lui disait et par ce qu'elle ressentait. N'était-elle pas sa pupille ? C'était important à ses yeux, d'ailleurs même sans cela il n'avait jamais pu s'empêcher de fondre devant toutes les jeunes frimousses se tournant vers lui, et Luna était particulière. Par certains côtés, elle lui faisait parfois penser à Esmelda.

La suite l'amusa plus encore et il ne pu s'empêcher de secouer la tête en l'entendant prétendre être la personne la plus têtue du monde :

« Oh ne j'en suis pas si certain... Ce titre revenait à mon défunt cousin je pense, nul n'aurait pu le battre dans ce domaine. »

C'était la première fois qu'il parlait de Gregorist sans véritable tristesse, seule une profonde affection transparaissait dans sa voix. Peut-être finissait-il par faire son deuil... Il était temps... L'ancien roi avait été comme un frère pour lui, sans doute ne se remettrait-il jamais tout à fait de sa disparition mais désormais, il l'acceptait. Et il pouvait penser à lui autrement que par le regret. Il revint à la jeune fille tandis qu'elle continuait, hochant la tête avec sérieux :

« Je serais très heureux. Je n'y arriverais pas seul. »

Il ne plaisantait pas, il avait toujours été persuadé que pour réussir à accomplir ses rêves il aurait besoin de toutes les bonnes volontés, même les plus insignifiantes au premier abord. Tous les peuples aussi, il ne croyait pas qu'un tel changement puisse subvenir par la seule force d'un homme. Il fallait tout un élan, il le mettrait en branle mais il faudrait que d'autres que lui soutiennent son effort. Il était heureux de voir que Luna au moins l'avait compris. Même si elle était fort occupée à le défier plutôt qu'à continuer sur ce sujet !

« Tiens donc ? »

Il avait haussé les sourcils, faussement outré par sa mise à l'épreuve. Tout ceci était très drôle et si ça lui permettrait de mettre en pratique tout ce qu'elle venait d'apprendre alors ça lui convenait tout à fait. Subtilement donc, il changea d'attitude, se faisant plus agressif pour la pousser dans ses retranchements, reculant de temps à autre pour lui permettre d'utiliser les feintes et les bottes qu'elle venait d'apprendre. Elle se débrouillait bien, très bien même, il ne pouvait réprimer la petite étincelle de fierté qui dansait dans l'or de ses prunelles et il ne répondit pas lorsqu'elle parla de trouver un nom à son épée. Il était trop concentré, et puis c'était une décision qui ne lui revenait pas, elle devait trouver elle même. La question suivante par contre, même si elle sembla tomber de nul part, ne le surprit pas. Elle avait besoin de comprendre ça pour trouver comment appeler son épée, et il n'hésita pas à lui donner la réponse, calmement :

« Il a choisit ce nom parce que c'était le bon. »

Une réponse un peu difficile à comprendre mais qu'il expliqua entre deux mouvements :

« Je pense qu'il a dû réfléchir à de nombreux noms, mais un seul a convenu. Quand il a posé ses yeux sur l'épée, Ondine lui a semblé correspondre. Elle était faite pour s'appeler ainsi, aucun autre nom n'aurait pu convenir, ça aurait semblé presque... Bancal. Tu vois ce que je veux dire ? De la même façon que ton épée ne conviendrait pas à une autre main que la tienne, tu dois lui trouver le nom qui sera le sien et qui lui ira comme un gant. Tu trouveras, ne t'en fait pas. Cela viendra naturellement. Tu as déjà des idées ? Les prononcer à voix haute peut t'aider à te rendre compte de si cela convient ou pas. »

Il avait parlé sans pour autant cesser son attaque, et sans perdre son équilibre, au contraire de la jeune fille. L'oeil exercé du souverain vit aussitôt la faille, et il n'eut aucun mal à accentuer son déséquilibre jusqu'à ce qu'elle tombe au sol. Ondine se pointa alors vers la poitrine de la gamine tandis qu'il faisait remarquer, presque moqueur  :

« Je ne crois pas qu'elle ai une tête à s'appeler Tempête. Tu trouve toi ? »

Il rit à cette idée, c'était vraiment un nom qui lui déplaisait. Puis brusquement, il se pencha sur elle, attrapant son poignet et la relevant d'un seul geste, sans effort véritable.

Jusqu’à quel point pouvait-elle lui apporter son aide? Luna ne savait pas trop la réponse à cette question. Elle avait l’impression d’être tellement insignifiante dans ce monde de grands et que malgré tout ce qu’elle pouvait faire, que cela ne serait jamais suffisant pour apporter le changement. Mais elle n’abandonnerait pas pour autant. Elle ne serait pas la jeune fille têtue et déterminée qu’elle était si elle abandonnait à la simple idée qu’elle pouvait être qu’une étoile parmi tant d’autres. Le ciel n’était-il pas magnifique parce que toutes ces lumières brillaient de concert? Chaque pierre formant un mur n’était-elle pas importante afin de former une construction solide? Non, elle n’était pas insignifiante. Ses gestes pouvaient avoir un impact, autant négatif que positif, et l’Aube Rouge formait tout un exemple. Elle ne savait pas exactement comment elle allait faire une différence au final, mais elle finit bien par trouver. Le rêve de Korentin finirait bien par voir le jour! Ou tout au moins, elle ferait son possible pour œuvrer en ce sens et elle n’était certainement pas la seule sur qui le régicide pouvait compter. La rébellion n’existerait pas si cette dernière n’avait pas confiance en lui.

C’est avec une lueur amusée dans le regard de Luna qu’ils commencèrent leur duel. Elle savait que ses chances de gagner était faible, mais elle ne comptait pas perdre aussi facilement non plus. Ah! Que non! Il allait voir ce dont elle était capable! Sa technique ne touchait peut-être pas encore à la perfection et son bras manquait peut-être de force, mais s’il y avait une chose qui ne lui manquait pas, c’était bien l’énergie. Elle mettait tous les efforts dans ce combat pour ne pas perdre lamentablement et elle n’hésitait pas à esquiver un coup plutôt que d’essayer de le parer. C’était beaucoup plus facile comme ça pour elle. Elle observait les gestes de son adversaires afin de prévoir les siens et de pouvoir réagir en conséquence. Elle avait pris l’habitude de combattre avec une épée qui était plus lourde et elle réalisait que la lame fine ne limitait pas ses mouvements. Le cadeau se mariait mieux à son style qu’elle allait pouvoir développer avec la pratique et au final, elle pouvait plutôt miser sur la finesse que la force brute. Korentin ne s’était pas trompé sur le choix de la lame. Malgré tous les efforts que la gamine pouvait rassembler, son adversaire ne semblait pas vaciller sous ses coups. Il n’avait aucun mal à les bloquer ou à prévoir ce qu’elle s’apprêtait à faire. Il ne se fatiguait pas autant qu’elle non plus.

- Parce que c’était le bon? Prononça-t-elle surtout pour elle-même.

Le combat continuait malgré qu’ils parlaient. Elle continuait de faire des feintes, de bloquer ses coups de son mieux avant de passer à la contre-attaque. Tandis qu’elle réfléchissait à la manière dont les gens nommaient leurs armes, elle se demandait également si sa majesté s’amusait autant qu’elle en ce moment et ce, même si elle n’était pas une adversaire de son calibre. Elle se demandait finalement à quoi le combat ressemblerait s’il n'avait pas à retenir ses coups et s’il ne lui donnait pas une chance. Voudrait-il recommencer à nouveau, une autre fois? Lui qui était si occupé, elle espérait qu’au moins cette petite pause lui permettrait de se détendre un peu.

- Hmm… Oui, j’ai quelques idées. Je sais pas si ça sonne bien. Je ne voudrais pas que ça soit ridicule non plus. Répondit-elle.

L’attaque suivante l’a désarçonna. Luna voulut reprendre son équilibre, mais Korentin lui en empêcha et elle tomba. Une jolie épée aux couleurs de la maison de Korentin pointa finalement sa poitrine signifiant sa défaite. Elle fit d’abord une moue frustrée et déçue, la même que faisait les enfants qui perdaient aux jeux. Elle partit toutefois à rire, ne pouvant garder son sérieux.

- Non, elle n’a vraiment pas la tête de s’appeler Tempête. Ondine, ça lui va mieux. Prononça-t-elle, une fois qu’elle fut calmée. En ce moment, je suis tellement heureuse de pas être ton ennemi pour vrai. Je m’avoue vaincue! Ajouta-t-elle en ricanant.

Elle avait le sourire aux lèvres et elle a accepta volontiers son aide pour se remettre sur ses pieds. Elle examina sa lame fine pendant un court instant, profitant de ce moment pour reprendre son souffle et permettre à son cœur de reprendre son rythme normal.

- Je crois avoir choisi pour le nom… Je peux vous demander votre avis? Je pensais à « Éclat ». Je crois que ça lui irait bien… Vous en pensez quoi? Lui demanda-t-elle.

Plusieurs idées lui avaient traversé l’esprit comme Éclair, Ciel, lame de saphir, Lame-Lune et bien d’autres. La lame était splendide en soi et elle aimait bien comment « Éclat » sonnait. Mais ce n’était peut-être qu’elle qui trouverait cela.

- Un jour, vous croyez que j’arriverai à vous battre…? Demanda-t-elle. Elle lui sourit. Merci pour ce moment. J’espère que l’occasion se présentera à nouveau!

Sa voix était douce et sincère. Elle avait aimé ce petit moment en tête à tête avec lui et aimerait que cela se reproduise plus souvent. Or, elle savait qu’ils étaient rares et elle devait en profiter le plus possible. Sans y réfléchir, elle s’approcha de Korentin et le serra dans ses bras.

Il réfléchissait au nom qu'elle venait de prononcer juste après qu'il l'ai relevée, le soupesant dans sa tête en observant la lame et haussant finalement les épaules non par désintérêt mais simplement parce qu'il n'avait rien à ajouter là dessus :

« Cela sonne bien. Et si le nom te semble correspondre alors c'est que c'est le bon. N'oublie pas, ton épée va te suivre toute ta vie. Il est important qu'elle te corresponde entièrement. Mais j'ai comme l'impression que votre relation est bien partie... »

Il lui fit un clin d'oeil, pas dupe de l'entière satisfaction de la jeune fille vis à vis de son arme. Elle allait bien avec son style et elle n'était pas trop lourde, c'était vraiment ce qu'il lui fallait. De plus d'après ce qu'elle venait de lui montrer dans ce combat il était fort probable qu'elle finisse par atteindre un niveau plus qu'acceptable. Ce qui l'amena à répondre à son interrogation d'un air quelque peu pensif :

« C'est ma foi fort possible... »

Il ne se souvenait plus très bien de ses débuts à l'épée, on enseignait cet art aux Kohan à un si jeune âge que ces souvenirs s'étaient effacés de sa mémoire mais il n'était pas sur d'avoir eu autant de facilité qu'elle. Bien sur elle partait avec un sévère handicap vu l'âge à laquelle elle débutait mais il était à peu près sur qu'elle parviendrait à rattraper son retard. Ce n'était qu'une question de temps. Il s'expliqua :

« Je suis un bon bretteur Luna, parce que j'ai commencé très tôt. Mais il existe des gens dont le talent est inné et qui se révèlent très doués même en commençant tard. Je pense que tu as du potentiel. Peux-être me rattraperas-tu, je ne sais pas. Mais gardes bien en tête que certains bretteurs resteront toujours hors de ta portée, quoi que tu fasses. Il y a des hommes qui sont nés pour tenir une épée. Mieux vaut éviter de les affronter sur leur terrain... »

Il garda le silence quelques secondes avant d'émettre une remarque sentencieuse :

« Tu dois être consciente de tes forces, mais aussi de tes faiblesses. C'est en étant parfaitement honnête envers toi-même que tu progresseras. »

Quand à savoir si l'occasion se représenterait, il ne savait pas trop. Il n'était pas contre bien sur, mais il y avait tant de choses encore à faire... Il préféra ne pas lui donner de faux espoirs et se contenta d'un sourire mystérieux comme toute réponse. Mais son regard se fit intrigué lorsqu'elle s'approcha finalement de lui, puis l'enlaça. Très paradoxalement, ses gardes qui n'avaient pas bougés pendant tout le combat se raidirent devant cette preuve d'affection et l'un d'eux fit même un pas vif, il fut arrêté par un geste du roi qui, tout gêné qu'il était par cette effusion, ne voulait pas qu'on se montre inutilement dur envers la petite. Elle avait besoin de ces liens qu'ils partageaient, et lui aussi peut-être quelque part... Il lui rendit donc finalement son étreinte, rapidement toutefois. Et son caractère taquin ne pu rater l'occasion de lui faire remarquer d'un ton mutin :

« Tu n'as pas un cours au sujet de l'étiquette dans quelques minutes ? »

Il lui semblait bien que c'était le cas, et vu le câlin monumental qu'elle venait d'offrir à son suzerain elle en avait bien besoin. Bien sur il n'y avait que peu de chances qu'elle en retienne quoi que ce soit mais tant pis... Si elle n'avait pas été sa pupille il aurait pu aisément se demander si elle ne tenait pas finalement de lui au moins par certains points... A la place il sourit :

« Allez. Files. La ponctualité est la première des politesses me disait-on dans mon enfance... »

Une leçon qu'il n'aura pas retenu lui-même. Mais ce n'était pas une raison pour mettre les autres en retard évidemment...

Luna jeta un coup d’œil à sa lame et sourit à nouveau. Elle l’aimait déjà trop et savait qu’elle ne pourrait plus s’en passer. « Éclat », ce nom lui allait à ravir et l’empereur des rebelles, bien qu’il lui ait laissé le choix de la nommer comme elle le voulait, avait souligné que ça sonnait bien. Puisque c’était un cadeau de sa part, elle trouvait cela normal de la nommer d’une façon qu’il apprécierait, elle trouvait que c’était la moindre des choses. C’était important pour elle.

- D’accord. Ce sera Éclat dans ce cas. J’ai fait mon choix. Mentionna-t-elle.

Si elle avait pu, Luna aurait serré l’épée contre elle comme pouvait faire les gamines avec leur ours en peluche. Cette arme allait la suivre toute sa vie et elle comptait bien la garder près d’elle. C’était le meilleur cadeau que cette jeune fille téméraire pouvait rêver de recevoir et Korentin connaissait son caractère indomptable suffisamment bien pour savoir qu’elle n’aurait pas apprécié de la même façon de recevoir de jolis bijoux, des vêtements aux tissus des plus soyeux ou divers produits de beauté.

C’était Luna et cette enfant était le vilain petit canard de la cour du noble. Elle agissait souvent sans réfléchir et sans suivre les règles établies. Jamais personne n’aurait osé toucher à Korentin de la sorte, mais Luna n’y avait juste pas pensé et elle avait agi impulsivement sous l’émotion du moment. C’était juste une petite preuve d’affection, où était le mal? Heureusement, l’homme n’en fit pas tout un drame et lui rendit son étreinte, bien que rapidement.

- Oh! Lâcha-t-elle d’une voix surprise au sujet du cours.

Ah! C’est vrai! Elle avait un cours en fin d’après-midi où elle avait l’honneur de devoir assister. Avec tout cela, elle n’avait pas vu le temps passer et disons qu’elle n’était pas des plus motivées de s’y rendre non plus. Qu’y apprendrait-elle? À ne pas câliner les Empereurs, à ne pas les tutoyer et à ne pas les appeler par leur prénom? Peut-être bien… Mais qu’en retiendrait-elle? Pas grand-chose si ce n’est qu’elle devrait penser à tourner sept fois la langue dans sa bouche avant de parler et de réfléchir deux fois avant d’agir.

Finalement, elle fit une grande révérence à l’Empereur.

- Si sa Majesté veut bien m’excuser. Prononça-t-elle d’un ton trop solennel.

L’autorisation donnée, elle ramassa ses choses et s’éloigna. Aujourd’hui avait été une bonne journée. Elle avait déjà hâte de mettre en pratique ce qu’elle venait d’apprendre et espérant qu’une telle occasion se représente à nouveau. Ce n’est pas tous les jours que la Larme de Néant peut croiser la lame avec le Régicide.