--- 13 Mars ---

Etait-ce le fait d’avoir brisé la glace, un tant soit peu, avec le monarque humain qui aidait à supporter les réunions d’état-major ? Voilà qui était une hypothèse à creuser, mais ce qui était certain c’était qu’il trouvait l’humain très intéressant. Il se plaisait à l’observer, restant toujours en retrait et ne s’engageant dans une conversation que quand c’était absolument nécessaire et qu’il avait eu le temps de mûrir une réponse posée et raisonnée. Korentin Kohan était un individu curieux oui, intéressant sans nul doute. A croire que c’était de famille, entre lui et sa digne cousine. Ah la princesse, en voilà une qu’il apprécierait de revoir mais il lui semblait qu’elle avait décidé de quitter Aigue. Voilà qui n’allait pas plaire à tout le monde, principalement à ce rustre animal et limité qui lui servait d’ex-fiancé. Il se gardait bien de juger, pour sa part. D’abord parce qu’il se voyait mal le faire, il l’aurait plutôt encouragé à vrai dire, et ensuite tout simplement parce qu’il avait franchement d’autres chats à fouetter à l’heure actuelle. Comme essayer de calmer les esprits. Même si l’affolement premier s’était tari, il n’en restait pas moins que le climat actuel n’était franchement pas propice à la paix de l’esprit. Il n’osait pas encore utiliser la magie, contrairement à ses antécédents. Il était être de magie, mage depuis son plus jeune âge et dragonnier de surcroît… abandonner la magie lui était clairement impossible, tout comme abandonner l’idée de boire du sang. Cependant, dans un cas comme dans l’autre, il lui fallait se discipliner et c’était exactement ce qu’il faisait… Il remettait lentement le pied à l’étrier, usant de très petits sorts et s’exerçant à tester ses nouvelles réservées illimitées dans des lieux pauvres en population afin d’éviter les blessés en cas d’accident. Et pour le moment il semblait bien qu’il soit véritablement un danger public. Sa puissance semblait absolument incommensurable. Déjà énorme en temps normal, il avait presque l’impression de pouvoir absolument tout faire… comme au temps d’antan, lorsqu’il était un tout jeune vampire en pleine guerre. Et ce n’était foncièrement pas une bonne nouvelle car la tentation d’user de ses sortilèges sombres était plus grande que jamais. Et là il n’avait pas l’excuse de risquer compromettre la remise en état de la magie du continent…

Fort heureusement, il contrôlait son besoin de sang beaucoup mieux que sa magie. Celui-là était bien sous clef même face à la tentation vivante des humains qui vivaient à côté de lui, à un coup de crocs de la mort ou de la vampirisation. La plupart des jeunes avaient bien du mal à en faire autant. Déjà qu’en temps normal ce n’était pas évident pour eux alors avec cette faim décuplée ? Cela semblait fortement compromis. Il faisait également ce qu’il pouvait pour les aider… mais c’était hélas bien peu. C’était à cela qu’il réfléchissait justement en marchant vers la sortie de Fort-Espérance après une réunion des sommités de la rébellion. Le millénaire cherchait, avec soucis, comment aider les petits à se tirer de cette soif animale qui les rendrait inutiles au possible et dangereux. L’accumulation n’était vraiment pas agréable. Chaque catastrophe, prise séparément, était déjà un gros problème en soi… mais toutes ensembles, cela devenait tout simplement ingérable dans le plus simple sens de ce terme. Gérer la faim, le besoin naturel de reproduction pour certains, la magie, les totems, les catastrophes naturelles dont les tremblements de terre… ça faisait quand même beaucoup. Il avait pu confirmer un certain nombre de faits qu’il avait transmis à Korentin via ses mages, mais pouvoir certifier sans le moindre doute d’où venait quoi n’aidait en réalité pas vraiment à faire avancer tout ça. Trouver des solutions devenait urgent et il ne se voyant pas vraiment annoncer au souverain qu’il fallait interdire l’utilisation de la magie et des totems. C’était le principal atout de la rébellion et les elfes comme les vampires n’accepteraient jamais parce qu’ils étaient encore moins capables de s’en passer que les humains. Un bel embrouillamini donc, dont il ne parvenait franchement pas à trouver les bons côtés malgré ce qu’il avait pu certifier lors de sa première entrevue avec le monarque. Il en était donc là de ses dissertations internes lorsqu’un mouvement dans le couloir le tira de ses considérations.

Son clair regard d’eau se posa avec perplexité sur le jeune elfe qui ramassait son livre et sur lequel il avait failli marcher. L’un de ses fins sourcils couleur d’or se courba en le voyant adopter une position défensive et, ignorant superbement cette preuve de méfiance et plus, il se baissa à son tour en écartant un pan de sa longue tunique immaculée et ramassa le livre de ses longs doigts. Epoussetant la couverture, il le referma correctement puis le tandis à son propriétaire légitime en prenant la parole. « Et bien ‘vous’ » Il accentua sensiblement le mot, semblant légèrement s’en amuser « aimerait pouvoir poursuivre sa route jeune elfe. Aussi auriez-vous l’obligeance de récupérer ce pauvre ouvrage maltraité et de bien vouloir me céder le passage afin que je puisse quitter les lieux ? Merci » Il parlait d'une voix parfaitement calme, courtois, comme il l'aurait fait avec absolument n'importe qui en cette circonstance précise

Un sourcil délicat se releva en une expression doucement perplexe et son sourire s’élargit, les yeux d’eau fraiche du vampire pétillant un instant d’amusement devant l’impertinence de ce jeune sot. De ses prunelles plus vertes que bleues en l’instant, il caressa la silhouette de ce coquelet prétentieux sans sembler se gêner de le détailler. Pas plus gêné d’ailleurs par ses paroles ou sa colère. Il aurait pu tout aussi bien rugir que cela ne l’atteignait guère. Mais puisqu’on lui parlait il aurait la courtoisie de répondre. « Non je me souviens parfaitement. Les vampires ont tendance à ne rien oublier, vous ne le saviez pas jeune elfe ? » Un brin paternaliste, peut-être, mais il ne pouvait guère s’en empêcher.

« Cela dit je n’ai visé que vous, vous étiez ma cible. Votre dragon a décidé de vous venir en aide ce qui est parfaitement compréhensible et louable, dès cet instant il en a assumé les conséquences, exactement comme ma liée le ferait en me venant en aide face à vous » Il pencha légèrement la tête, le voile de ses cheveux de platine tombant sur son épaule. « Mais dois-je vous rappeler, jeune elfe, que vous vous trouviez alors sur un champ de bataille ? Prendre des coups est l’essence même d’une bataille, y compris pour un dragon et son dragonnier. Je n’ai rien fait de plus que me plier aux dures lois de la guerre, comme je me plie aujourd’hui aux lois de la courtoisie qui régissent les alliés en ce lieu. Ni plus ni moins »

Il ne se détachait absolument pas de son calme et de son attitude détendue. Non, il trouvait cela plutôt amusant en vérité… « Mais je veux bien admettre que j’ai l’habitude de voir des dragons souffrir effectivement. Il en va ainsi de tous les anciens. Nous venons de l’âge antique après tout. J’ai chevauché aux côtés de nombreux dragonniers et j’en ai vu beaucoup mourir. Cela rend, je suppose, ma perception de l’acte un peu biaisé. Si cela peut porter à vos yeux à une quelconque tribune à mon encontre grand bien vous en fasse, je ne l’empêcherais pas. Vous ne serez certainement ni le premier ni le dernier à me jeter la pierre » Ce jeune homme s’entendrait peut-être même bien avec Wallam. Quoique… Non pas tout à fait. Wallam était un monceau de stupidité, celui-là ne devait son aveuglement qu’à la jeunesse.

Son regard tomba finalement sur l’ouvrage qu’il tenait entre les mains. « Ainsi vous désirez devenir Baptistrel ? Je vous souhaite donc bon courage, il me semble que c’est une formation longue et ardue. Peu arrivent jusqu’au bout… » La suite se fit un brin moqueur, ou bien simplement taquin « Mais si vous êtes déterminé à ‘empêcher des inconscients dans mon genre’ de causer du tort aux dragons je suis certain que vous parviendrez au bout de votre apprentissage » Un rire léger, bas et grave le prit avant qu’il ne rajoute avec sincérité. « Si c’est là le chemin de votre cœur alors je vous souhaite de réussir. Le monde a bien plus besoin de baptistrels que de mages dans ‘mon genre’ comme vous dites. Avez-vous débuté votre apprentissage il y a longtemps ? Vous ne l’aviez pas commencé lors de notre dernière ‘rencontre’ il me semble. Vous vous en sortez ? Une idée de votre futur élément ? »

Il parlait sans paraître le moins du monde vexé ou outré du jugement porté par l’enfant face à lui. Cela ne l’inquiétait guère après tout. Plutôt saisir l’occasion de discuter avec un dragonnier, puisque l’autre ne semblait pas vouloir le laisser passer. « Et… qui est votre maître ? Un dragonnier comme vous, laissez-moi deviner. Le Gardien Shadowsong je suppose ? Pourtant je ne vous voit guère en affin du feu malgré votre témérité »

Ce qu’il voyait là, sous ses yeux, ne l’étonnait pas vraiment. Arrogance d’une jeunesse aveugle et sans expérience, volonté d’avoir raison, de prendre l’avantage sur un adversaire imaginaire… peut-être également de se rassurer, rapport à la différence de puissance entre eux, c’était probable, après tout il ne l’avait pas raté la dernière fois. Ça l’ennuyait quelque peu, à vrai dire. Jeunesse ou non, il attendait tout de même mieux d’un dragonnier… mais après tout, tous ne pouvaient pas simplement développer une forme de subtilité en quelques mois ou années. Cela prenait parfois du temps. Mais en attendant, c’était relativement amusant, quoi qu’effectivement ennuyant. Son sourcil se releva une fois de plus en voyant l’enfant faire le gros dos comme un chaton devant un gros matou. « Oh je me garderais de jauger des raisonnements d’autrui, si j’étais vous, jeune elfe » susurra-t-il de sa voix douce et réjouie. Eut-il essayé de s’en prendre à lui dans un débat officiel, l’ancien l’aurait croqué comme une vulgaire souris, mais puisqu’ils étaient seuls, il le laisser l’amuser. Après tout, il n’avait rien à faire de mieux, avec lui, non ? La suite le fit de nouveau pouffer et il rétorqua avec amusement, du tac au tac.

« Vous êtes bien mal placé pour traiter quiconque d’imbécile… et encore plus mal placé de vouloir savoir ce que je puis être ou non. Cela dit, je ne fais guère cas de ce genre de choses » Il croisa un instant les bras, posément. « Je suis Achroma Seithvelj et je suis la voix des anciens, l’un des pères vampiriques. Je suis celui que les membres de ma race appellent l’Aîné. J’ai vu le jour lors des guerres antiques, j’ai combattu avec les dragonniers d’antan et j’ai vu maintes choses, entendu maints avis, soutenu ou combattu, contre maints guerriers parcourant maints chemins différents. J’ai vécu nombres de choses, et quoi que je ne mets en doute votre… sens du raisonnement » Bon si un peu quand même mais il fallait le pardonner, l’autre lui tendait un baobab pour cela « Il me serait je pense particulièrement difficile de vous faire une réponse sur quel que sujet que ce soit sans y passer de très longues heures, sans certitude de résultat » Paternaliste ? Bon un peu oui. « Vous êtes jeune et encore extrême dans votre façon d’être et de penser, vous vous laissez aller à vos passions et à votre égo sans recule. Mais ce n’est pas définitif. Lorsque vous aurez vécu un peu plus, je suis certain que vous construirez parfaitement bien »

Pas de raison que ce ne soit pas le cas après tout. Si Ked parvenait à s’améliorer, pourquoi pas lui ou d’autres ? « Cela dit je ne vais pas davantage vous faire perdre votre temps avec mes… comment disiez-vous déjà ? Ah oui, mes raisonnements simplistes » Une chaleur au cœur de la voix, il poursuivit en s’avançant, imposant clairement cette fois sa volonté de passer et de quitter les lieux. « Bonne journée à vous » fit-il en inclinant légèrement la tête. Silarae l’attendait à l’extérieur et désirait voler, semblait-il. Il en avait envie également d’ailleurs, cela leur ferait une bonne sortie.

Un rire chaud résonna, caressant et fluide, riche de tonalités agréables, celles d’un orateur habitué au commandement. Un rire paisible cependant, sans la moindre trace de violence mais qui n’en restait pas moins un rire amusé et légèrement moqueur… Le rire du dragon, révélant les crocs meurtriers au travers des lèvres délicates. « Mon chemin est bien loin de toutes vos possibles compréhensions, jeune elfe. Un individu aussi peu clairvoyant que vous n’a que peu de chances d’entrapercevoir les possibilités qui sont miennes » Ce n’était pas dit avec une réelle méchanceté, mais ce n’était pas moins hautain pour autant, car si l’ancien qu’il était restait un être bienveillant entre tous et une figure éclairée, le vampire qu’il était ne dérogeait pas à certaines règles. Et cet idiot était venu des millénaires trop tôt pour espérer pouvoir se permettre ce genre de réflexions sans un retour bien senti. Et seule sa possible évolution future le préservait d’une réponse plus meurtrière. Il se tourna, prunelles exsudant d’un poison couleur d’absinthe, aussi enivrant que dangereusement moqueur. « Nous verrons si vous me donnez une raison de me souvenir de ce nom. Les vampires n’oublient rien mais cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas mettre de côtés certains souvenirs. Méritez votre statut et vos affirmations, avant de vouloir débattre avec moi, car j’ai mieux à faire que de soigner votre aveuglement » Il eut une nouvelle révérence, cette fois ouvertement moqueuse « Là-dessus, bonne journée à vous » Et il reprit son chemin jusqu’à la porte et s’y arrêta une dernière fois. « Ah et… » Son regard se fit plus vert encore « Veillez à ce que votre ingérence se dissipe vite, si possible avant de causer du tort à votre lié. J’aurais besoin de tous les dragonniers existant lorsque j’appellerais à la fondation de notre nouvel ordre » Et sur ce, il disparut sans lui laisser le temps de répliquer, toujours souriant. L’ancien était un individu posé et d’une courtoisie à toute épreuve, le dragon lui était bien moins patient avec son entourage et n’appréciait que peu que l’on s’ingénie à une crise d’adolescence depuis longtemps dépassée… Mais après tout, le dragon lui appréciait peu de choses, si ce n’était Silarae et Eliowir. Curieux que ce jeune blanc-bec appartienne au même peuple que son doux ami.