Le départ. Enfin ! Il avait bien cru ne jamais y parvenir, à celui-là, tant il s’était fait désiré. Eux qui auraient dû partir dès la fin de la bataille des bois sombres avaient été contraints et forcés d’attendre encore et encore que Lorenz se remette. Oui, il avait laissé certains membres de la délégation retourner auprès de l’armée, mais lui comptait parmi ceux qui restaient en arrière pour bien des raisons. Et autant le dire, il avait tendance à s’ennuyer depuis quelques jours… d’autant qu’avec le départ était advenu une nouvelle promesse : voler en compagnie de Silarae. Il était sans doute le seul dragonnier à n’avoir pas encore eu cette chance, à n’avoir pas partagé cet instant de grâce qu’était le premier vol et la communion avec le lié… Pas parce qu’il n’avait pas voulu au demeurant, mais bien parce qu’il n’avait pas eu le choix, affaiblit comme il l’était alors. Monter, à cheval ou à dragon, n’était déjà pas chose aisée en restant au sol, alors voler ! Il n’était pas le meilleur à ce jeu-là, oh que non ! Pourtant il allait bien falloir sauter le pas et l’instant était parfait, puisqu’il était d’autant plus motivé rien qu’à l’idée que voler soit sa seule option pour échapper à une chevauchée avec les conseillers de Lorenz, des imbéciles comme Althaïa ou Ethan, qui ne voyaient vraiment pas plus loin que leur bout de leurs nez. Il avait déjà dû faire l’effort titanesque de les supporter à l’allée et dans un état déplorable qui sans doute avait été leur salut mais cette fois, il était en pleine possession de ses moyens et si ils osaient ne serait-ce que le regarder de travers il les tuerait tous sans le moindre remord. Ah que ça avait du bon de retrouver les bonnes vieilles habitudes, comme ça lui avait manqué ! Il avait beau être parfaitement satisfait de la sagesse qu’il avait pu gagner et de sa dignité, rien ne valait tout de même le poison qui pulsait dans ses veines comme un chuchotis matois et sardonique…Sentir la légèreté de la liberté sur ses épaules et l’impression que rien en dehors de lui-même et de sa magnifique dragonne n’avait d’importance… Oui cela lui avait cruellement manqué ! Mais il était à présent pleinement lui-même et les vampirets apprendraient bientôt qu’on ne venait pas jouer sous ses crocs sans en payer le prix le plus élevé… Le conseil n’étant plus si utile à Lorenz, et la loi du plus fort primant sur tout, il ne se priverait nullement de s’arroger la part du lion. D’autant plus que ses pleines capacités lui étaient revenues. Il était à nouveau tout puissant, prévalant à son rang de mage d’exception… le second mage le plus puissant du continent et certainement le premier si Lorenz n’avait pas avalé du sang de dragon. Quelle joie il avait eu en découvrant cette nouvelle… sur l’instant il avait eu l’envie folle de se mesurer au prince et de décrocher la couronne. Mais non cela n’avait pas d’importance, la couronne n’était pas ce qu’il désirait, loin de là même ! Il était roi des cieux, et s’était vu remettre une tâche autrement plus importante que celle de mirer cette couronne de vent et d’ombres.

Plus le temps pour cela ! Sur l’heure, il n’avait qu’une chose en tête, à la fois une consécration et un effort de bonne volonté, car il devait à présent se dépêcher. Il le sentait, Silarae était impatiente de s’élancer vers les cieux et pour de bonnes raisons… lui l’était un peu moins, mais il ne l’aurait pas déçu pour autant. Ils attendaient cet instant après tout… il était à eux, un partage, un trésor sans prix qui terminerait de sceller le lien à l’incroyable puissance qu’ils partageaient depuis la naissance. Malgré les épreuves, malgré la distance parfois, ils n’avaient jamais été aussi forts et il était grand temps de se couronner enfin. De soleil serait leurs tiares, de ciel leurs suaires et de nuages leurs domaines, mais que jamais on ne vienne les défier ou les manants le regretteraient amèrement. *Me voilà, princesse, me voilà* Il était enfin prêt, ou aussi prêt qu’il pouvait l’être pour cela. Hissant la salle sur l’un de ses bras, il la transporta avec le reste de son équipement à l’extérieur. Proche de la dragonne, Merveille tenait les destriers par les rennes et attendait qu’il lui donna ses effets afin de les placer sur le cheval qu’elle ne monterait pas, veillant à ce que tout cela arrive à bon port sans que Silarae se doive de les porter. Un rictus sardonique entrecoupa son expression joyeuse un bref instant lorsqu’elle pointa en avant que la selle ne serait pas le ‘mieux’… Hélas, il était strictement hors de question, même pour ses beaux yeux, qu’il monte sans, c’était là toutes les chances pour lui de finir écrasé au sol des centaines de mètres en dessous à la première bourrasque un peu trop forte, ou bien dépecé comme un poisson sur les écailles coupantes. Vampire ou non, résistant à la douleur ou non, ce n’était pas envisageable. *Dépend pour qui. Je n’ai pas envie de salir tes écailles avec mon sang quand tu m’auras arraché la peau des jambes…. Et puis ce sera plus confortable, si je dois rester accroché comme un parasite à tes piques je ne profiterais guère du paysage ni de l’expérience* Il se connaissait, avec ses soucis d’agilité, il valait mieux être prudent. Et là-dessus, il lui fit enfiler la selle, l’attachant et nouant les boucles avec doigté, se souvenant parfaitement de la façon dont on le faisait même après tout ce temps. Une fois qu’il eut finit, il s’arrêta un bref instant et la contempla attentivement…

C’était le moment de vérité comme on disait, dans quelques instants, ils seraient en l’air, l’âme soudée et planant entre ciel et terre. Réussirait-il à aimer cela cette fois ? Il l’espérait, sinon ce serait affreusement vexant pour elle et compliqué pour lui. Alors, il grimpa lentement sur son dos, bénissant le fait que ses habits soient plus confortables et moins formels que d’habitudes. Il s’installa sur son dos, se pencha pour fermer les sangles qui le retiendraient à la selle…. Et manqua s’empaler le crâne sur l’un des piquants de la dame blanche quand celle-ci s’éleva sans prévenir, le propulsant vers l’avant. Par réflexe, il mit les mains en avant et s’érafla sur les écailles, se coupant profondément la paume d’une main avant de parvenir à s’accrocher de l’autre à un pique. Y mettant toute sa force immense, il serra les dents, effrayé et mal à l’aise, raide même sur sa selle, et de sa main blessée, se mit à essayer de nouer les sangles tout de même histoire de ne pas dire au revoir à la vie dans un looping. Il en ferma une, deux… n’alla pas plus loin en sentant son cœur mort manquer glisser dans sa gorge. Lorsqu’elle piqua vers le sol. Dracos tout puissant elle voulait l’achever c’était donc ça ! Il n’y avait pas d’autres explications à cela, elle avait vraiment décidé de le tuer ! Accroché comme une bernique à son rocher, il ferma même les yeux en attendant de la sentir se stabilisé, n’étant définitivement pas à l’aise dans les airs. * Tu veux me tuer… je le savais * persifla-t-il acerbe et ronchon, la peur se sentant bien à cette occasion. Lui qui n’était jamais la proie de tels sentiments… Il se força cependant par la suite à se redresser et à ouvrir de nouveau les yeux, afin de voir un peu où il se trouvait. La sentant enfin voler en douceur, il parvint, très lentement, à se détendre et à retrouver un peu de calme intérieur, quoi qu’encore fragile. Avec un soupire, il se laissa aller sur l’arrière de la selle, après s’être assuré que les sangles tenaient bon, et ouvrit de nouveau pleinement son esprit en caressant celui de la dragonne. Les sentiments provenant de la dragonne étaient pour beaucoup dans sa détente il fallait bien l’avouer… sa joie de vivre et son amour étaient des baumes pour son malaise et sa panique latente en vol.

Se laissant conduire, passager de ce vol fantastique quoi qu’effrayant, il se laissa plonger dans son âme et admira par ses yeux le paysage environnant. Silencieux, il se laissa porté par la vision saisissante de la forêt autant que les sensations du vol qui, une fois stabilisé, n’étaient pas si mal que cela… presque agréable en vérité. * C’est très beau… * Même sa voix intérieure semblait timide et douce, comme si il avait peur de briser l’enchantement de l’instant. Ils volaient au-dessus de la forêt, sans attaches, sans rien… Libres comme l’air. Ils étaient plus rapides que les vampires au sol et n’avaient donc pas besoin de les suivre immédiatement, leurs trajets dureraient des semaines, le leur seulement quelques jours. Ils pouvaient se permettre de découvrir ces lieux infinis sans aucuns soucis. Un sourire léger lui vint aux lèvres. Il comprenait maintenant ce qu’ils ressentaient, ces êtres ailés, à pouvoir évoluer dans les cieux sans attaches. Ce n’était pas du tout la même chose que de voler vers un but précis, en temps de guerre, simplement acheminé d’un point à un autre. Et il savait instinctivement que jamais Silarae ne le laisserait tomber. Il pouvait sentir les muscles sous lui, et la pression des ailes sur l’air… * Tu penses que nous pourrions aller jusqu’à la mer ? Elle est proche, au Royaume des elfes… *

L’instant semblait le hausser sur une étrange vague, comme si il flottait dans un univers qui n’avait plus réellement ni haut ni bas. Léger, l’air caressant son être, il détourna le regard de la sombre étendue verte sous eux pour observer le jeu de lumière sur les écailles resplendissantes de sa compagne. Les scintillements irisés chatoyaient, le peignant de minuscules éclats fugaces et moirés. Elle semblait littéralement briller de l’intérieur, illuminant les cieux comme une étoile sublime, rêve des esprits… Etrangement, il ne ressentait plus la vitesse à laquelle elle fendait les cieux tel un couperet de vif argent hurlant, la pression enfin stabilisée semblait lui permettre de faire corps avec elle, avec les mouvements de son corps et de ses ailes. La pirouette lui donna encore quelques sueurs froides, et il crut rouvrir sa main sur les écailles de son dos, mais parvint à tenir bon, fermant les yeux sur l’instant pour ne ressentir que l’inertie du corps en mouvement, lourd et puissant. Aussi mort soit-il, son corps serait très certainement raide et engourdis lorsqu’il redescendrait. Heureusement que la selle était adaptée, celles d’apparat auraient été un véritable supplice…

*Je pourrais m’y faire* se risqua-t-il à affirmer, ne désirant pas s’avancer plus que cela même si il risquait de vexer Silarae. Elle comprendrait très certainement la réticence qu’il entretenait pour l’instant à l’idée de pratiquer cela régulièrement. Néanmoins, la vue était très belle. Redevenu silencieux, il laissa le voyage se dérouler, apprivoisant lentement les sensations inhérentes à pareil miracle. Pourtant en voyant lentement apparaitre la mer à l’horizon, son esprit tout entier fut détourné de ses peurs ou de son malaise… elle était là, la mer, immense étendue d’eau salée, magnifique à voir en cet instant, avec son eau scintillant de mille feu. S’il avait été en vie, sans nul doute aurait-il retenu son souffle devant le spectacle qui se déroulait sous ses yeux. Sur la côte pierreuse, les vagues paresseuses venaient s’écraser avec un bruit profond, écume blanche et odeur iodée qui lui montait au nez et qu’il humait avec plaisir. Mais plus encore que cela, c’était véritablement un arrêt sur image qu’il vivait en cet instant. Figé sur le dos de sa dragonne, comme frappé par la foudre, il ne ressentit plus rien pendant quelques instants, les yeux rivés sur cette pointe dorée à l’horizon, là où la lumière, en arcs chauds, s’unissaient aux flots infinis. Il lui sembla, perdu dans cette contemplation révérencieuse, qu’il hoqueta un instant, avant de revenir à lui-même… Alors, une puissante montée de ressentis aussi intenses que des fers chauffés à blanc appliqués sur sa peau l’envahie, le noya, submergeant son âme et son esprit, remontant par le lien ouvert qui l’unissait à Silarae. La tristesse l’emportait, reine en cet instant, une tristesse poignante, immense, et tellement lourde… lacée de langueur et de regrets étranges, ils ourlaient le bord d’un vide dont il n’avait pas eu conscience jusqu’ici. Il se sentait solitaire et incomplet, même en la présence de sa dragonne. La vue de cette eau, la mer lui tendant les bras… Il aurait voulus pouvoir se perdre en elle, plonger là et ne faire plus qu’un avec l’océan.

*Silarae…* appela-t-il doucement dans l’intimité de leurs esprits, la voix délicate comme du cristal. En un instant, un millénaire venait de s’abattre sur ses épaules, et ce millénaire lui faisait infiniment mal. Pourtant, il était parfaitement heureux, dans un recoin de son esprit aussi petit et humble que l’intérieur d’une cosse de coriandre. La gorge serrée, il inspira longuement et fut surpris de sentir quelque chose d’humide sur sa joue. Portant une main au coin de son œil droit, il essuya vaguement la trace, et contempla ses doigts soudain parés d’un carmin noircit. Il pleurait. Chose si étrange pour un vampire. Il pleurait l’appel de cette indicible nature qui lui tendait les bras, et qu’il ne pouvait nullement satisfaire. Trop dépendait encore de lui, qu’il abandonna toute résistance envers la voix enchanteresse qui, voilà longtemps, l’avait emporté vers les terres inconnues et désertes. *J’aimerais tant que nous partions tout de suite… J’aimerais tellement céder à ce besoin, voir d’autres mondes au-delà de l’océan. Je ne me souvenais même plus de la beauté de l’océan… comment ai-je pu oublier pareille chose. J’ai l’impression que mon cœur a été poignardé et mit à nu par cette vision. O reine de mon âme… * Tous ses tourments semblaient soudain exsuder hors de lui, comme le pus d’une plaie, le soulageant tout en faisant grandir sa langueur. Il se déroba un instant à la vision pourtant saisissante et laissa la magie monter en lui, vive et fébrile, palpitante… *Silarae… * Elle grondait, crachait, rugissait soudain, cette magie qui était une part de lui. Sans la cangue de la malédiction, il se sentait soudain revivre complètement, l’agonie d’un instant conduisant à cette glorieuse renaissance. Il avait envie de s’élancer dans l’espace infinie sans plus de préoccuper du reste. Alors, levant une main, se confiant totalement à la blanche, il fit jaillir l’énergie et, un bref instant durant, convoqua l’éclipse… *M’accorderez-vous cette danse, très chère ? *

L’assurance portée par la délicieuse voix de Silarae était une promesse qui comblait son cœur en souffrance, comme de l’eau fraiche coulant dans la gorgée d’un assoiffé, comme un baume sur une plaie palpitante. Une promesse de dragon était plus forte et immuable que la terre et les cieux, et il n’avait nul doute qu’ils la réaliseraient un jour, aussi lointain soit-il. Cette idée le réconfortait quelque peu… faire sienne la terre au-delà de l’eau… oui, c’était un beau rêve et une belle promesse. C’était un peu de chaleur pour sa carcasse glacée et il ne pouvait que se sentir reconnaissant envers sa blanche compagne. D’être là, de partager tout cela avec lui, de lui permettre de voir cela également, et de lui promettre ainsi un avenir où il n’y aurait pas plus de souffrances que d’entraves à leurs libertés réciproques. Elle était véritablement lui… Et ce vol… ce vol était l’alliance scellant leur âme entrelacée.

*Merci* souffla-t-il dans son esprit avec une infinie douceur, comme si il avait peur qu’élever la voix rompt le charme autant que cette transe étrange qui l’engourdissait d’une douleur pourtant terrible et qui parait ses joues de traces sanglantes. Et cela, il ne le voulait pas. Plaisir comme douleur étaient des sensations qu’il accueillait pleinement et qui le tiraient de sa monotonie, de l’ennui propre aux créatures millénaires qui menaçait de le vaincre et qu’il repoussait avec philosophie, cherchant à exister pleinement dans cet univers étrange. L’acceptation de sa proposition le fit sourire avec douceur et il s’exécuta, s’accrochant de toutes ses puissantes forces pour ne pas être balloté. Il se plaqua davantage contre elle et resserra la prise de ses jambes alors qu’elle se redressait vers les cieux infinis et bondissait à la rencontre des nuages en une danse splendide et sublime.

Un instant, il ferma les yeux, coupant un sens ne lui servant pas dans les vrilles d’azures profondes et se laissa bercer par les mouvements et la sensation de pression de l’air, l’impulsion puissante des ailes de la dragonne les conduisant plus haut et plus loin encore… Quelle superbe danse que celle que Silarae lui offrait alors. Il avait beau ne pas être à l’aise en vol, il savait qu’en cet instant il ne désirait rien d’autre que cette valse merveilleuse et la sensation unique qui l’accompagnait, de même que l’unité qu’il formait avec sa compagnie. Ils étaient un, sans barrières aucunes. C’était si étrange, de voir combien elle lui était complémentaire, de savoir qu’elle était, seule âme au monde, celle dont il avait le plus besoin… Et pourtant, la sensation lui était comme une renaissance. Plus intense encore que l’instant où elle avait éclot. Un couronnement. Une oraison au monde limité qu’il laissait derrière lui, s’offrant à l’horizon. La puissance magique, l’énergie, le noyait et le baignait complètement… et il réouvrit les yeux à la question qu’elle glissait. Avec un sourire, il caressa son esprit du sien.

* Dès que nous le pourrons ô aimée, dès que nous le pourrons. Je t’ai trop longtemps négligée mais les récents évènements m’ont ouverts les yeux sur le monde… soit certaine que tu seras à jamais ma priorité Silarae, n’en doute pas. * Il observa les cieux, les lignes magiques du monde qui se dessinait pour lui avec aisance… Il avait finalement passé l’ultime cap, et s’en trouvait parfaitement satisfait. C’était magnifique que de voir ces trames ondoyer et onduler, impalpables et pourtant vitales au monde dans lequel ils vivaient… Oui c’était proprement magnifique, il n’y avait pas à dire. Et sous eux, elles s’étendaient, vers l’horizon, vers le soleil, sous la terre… une toile gigantesque et sans fin. Le monde s’offrait à eux comme eux s’offraient à lui…

*Dit moi Silarae… où voudrais-tu aller en premier, quand il sera l’heure de partir ? Vers la terre des dragons ? Pour voir les tiens ? Ou vers la terre des elfes ? Là-bas se trouvent des vampires plus vieux que moi… je me demande de quoi ils ont l’air. L’Alayia n’est pas une destination qui me tente je dois avouer… mais il y a certainement d’autres terres encore… des terres dont nous n’avons pas même conscience…. * Il avait la voix rêveuse et son esprit s’était calmé. L’éclipse s’achevait enfin, laissant le soleil reprendre ses doigts et les illuminer de ses rayons. Inspirant l’air marin, il tourna son esprit vers les flots immédiats. N’ayant jamais été proche de l’eau, cette soudaine attraction le surprenait et l’émerveillait. * Serait-ce folle entreprise que de penser plonger dans l’étreinte de cette mer scintillante avec toi ? * Après tout, ils étaient tous deux insensibles au froid et ils sècheraient sur la route si ils le pouvaient, mais les ailes de sa compagne étaient des choses délicates et il n’était pas certain que cela soit vraiment une bonne idée…

Et il les découvrirait avec plaisir, ces merveilles, quand bien même il était encore peu appréciateur, lui-même, du vol dans les airs. Tant qu’il pouvait accompagner sa blanche dame, et ressentir avec elle, il voulait bien faire cet effort. Celui-là et bien d’autres d’ailleurs. Ils avaient du temps pour eux et en aurait certainement davantage dans les semaines, voir les mois qui suivraient. Du temps dont ils pourraient user pour eux-mêmes, pour se rapprocher l’un de l’autre et finir d’effacer les erreurs qu’ils avaient pu commettre, l’éloignement qu’ils avaient pu instaurer. Oui, ils pourraient cultiver un rapprochement certain et plus que bénéfique, qui débutait dès à présent et qui se poursuivrait certainement sans fin. Leur lien était, naturellement, très fort, ils avaient déjà eu l’occasion de l’expérimenter. Avec le travail qu’ils feraient dessus, il serait encore plus fort, si c’était possible. Il regardait à présent l’avenir, non point simplement comme la jonction de plans et de stratégies, d’un destin purement terrestre, mais également comme l’étincelle d’une liberté qui leur tendait les bras, hors d’atteinte de tous. Là-haut, ils étaient rois et reines, sans limites et sans barrières… sans concurrence car qui oserait braver pareil duo ? Ils étaient faits pour cet espace infini entre ciel et terre où rien n’ombrait leurs esprits. En bas, il y avait l’inquiétude, le devoir. Il y avait les batailles, les complots et cette mesquinerie ambiante, sans parler de la stupidité et de l’ambition puante… Ici en revanche, il n’y avait qu’eux, le vide céleste, la vitesse, le vent et les embruns, et leurs esprits se mêlant intimement jusqu’à ne plus faire qu’un, unis par-delà tout ce que l’on pouvait imaginer. Oui, le ciel était un sanctuaire et pour cela au moins, en plus de la présence de Silarae, il pouvait l’apprécier. Ecoutant ses paroles avec un demi-sourire aux lèvres, il entreprit d’effacer les traces carmines souillant ses joues, effaçant par la-même une partie de ce que ses larmes avaient évacué et qui était pourtant si difficile à extraire de son enveloppe de glace. Un vampire ne vivait pas les émotions comme un humain ou un elfe et lorsqu’il s’agissait en plus d’un ancien, la chose était plus difficile encore… Les millénaires pesant sur ses épaules étaient autant de glace immobilisant son âme et son cœur, que la chaude présence de Silarae tendait à faire fondre, lentement mais sûrement. Pourtant il n’aurait pas montré ses sentiments à une autre. Pas de la façon dont il pouvait s’ouvrir totalement à la dragonne de neige. Elle était lui, sans limites, elle était lui sans conditions… leurs âmes liées pulsaient ensemble, vivaient ensembles. Ils ne se cachaient rien, étaient toujours honnêtes l’un envers l’autre, souffrait quand l’autre souffrait… Ils étaient dragons et dragonniers et rien ne pouvait jamais les séparer.

*Ce que je souhaite trouver ? Une réponse à mes rêves sans doute… Peut-être les esprits eux-mêmes, qui peut savoir ?* Il le disait pour plaisanter, mais le fond de sérieux ne se laissait pas flancher. Il y avait tant de mystères, au-delà des terres d’Armanda… qui pouvait bien savoir jusqu’où ces mystères portaient ? Il aurait voulu comprendre ses rêves, ceux représentant cette immense balance illuminée, penchant d’un côté, l’océan céleste et la vague enflammée qui s’ensuivait. Oui il aurait aimé comprendre d’où cela venait, ce que cela signifiait. Chercher dans les rêves des autres n’était pas l’unique solution et certainement bien moins efficace que de parcourir les étendues en compagnie de sa liée. Mais il ne s’attarda pas là-dessus. *Oui, allons-y !* Et ils plongèrent effectivement, pour son plus grand plaisir. Sentant un instant son hésitation, il lui caressa l’esprit, voulant la convaincre que rien ne l’attendait, de mauvais là en bas. Elle qui était maîtresse des cieux et de la terre ne craignait rien, et ce qu’elle ne pouvait combattre, lui avait son immense puissance magique pour le détruire définitivement. A eux deux, ils étaient invincibles. Il n’y avait rien à craindre. Lui caressant les écailles, il sourit en la voyant finalement plonger. L’étreinte subite de l’eau froide, glaciale même, le saisit et il se sentit trembler dans l’esprit plus que dans le corps, sa condition de vampire le protégeant des affres du froid. Il garda les yeux ouverts, également protégé de la morsure du sel et examina les profondeurs avec une immense curiosité, regardant les haubans de lumière être avalés, par l’obscurité grandissante des abysses. Un lieu mystérieux là encore et inexploré… Il laissa la caresse de l’eau, la pression, glisser sur lui avec plaisir, et attendit qu’elle revienne à la surface pour cracher un peu de l’eau salée qui lui avait empli le nez et la bouche. Secouant la tête, il chassa une mèche humide collant à son front et cligna des yeux, la chair délicate piquant un peu, en cet instant. Mais juste un instant ! *Très heureux même ! * Il eut un rire chaud, ponctuant l’affirmation. Ses vêtements lui collaient à la peau et il devrait probablement en changer et les brûler. Les étoffes délicates ne supportaient que très mal un bain salé. Il rit de nouveau à la question. *Un problème, peut-être ? Attend, je pense réussir à geler assez d’eau pour t’offrir un tremplin correct… donne moi un instant* Il rassembla son énergie avec attention, puisant dans la trame magique comme il ne l’avait jamais fait auparavant et appela la froideur en lui. Puis, il leva une main d’où pendait sa manche pleine d’eau et lança un sortilège pour geler une partie de l’eau océanique. Ne cherchant pas à le faire jusqu’en profondeur, il se contenta de créer un iceberg assez large et solide pour qu’elle puisse grimper dessus.

*Et voilà… il me semble que ce sera suffisant. Essaye pour voir ?* Il attendit qu’elle puisse monter sur la glace, lui conseillant d’y aller doucement, vu qu’elle risquait de glisser. Puis il s’accrocha à elle et la laissa redécoller du mieux qu’elle put, profondément amusé. *Je crois que les elfes vont être surpris de voir un bloc de glace si loin au sud… * Secouant la tête, il lâcha des mains la selle pour essorer ses cheveux et ses vêtements, pas particulièrement ému de son état physique. *Nous devrions penser à repartir dans l’autre sens tu ne crois pas ? Il serait dommage qu’on nous pense déserteur. Cela dit… n’aurais-tu pas envie de longer Aldaria ? Je suis curieux de ce qui s’y passe après tout ce que l’on a entendu*

Les rêves étaient-ils si doux en raison du mystère qu’ils portaient ? Ou tout simplement pour leur délicat maillage, remplit de tant de choses. Certainement un peu des deux, mais les rêves, à ses yeux, étaient avant tout des aspirations à remplir. Et lorsqu’il les aurait remplit, lorsqu’il les aurait atteint, alors il en trouverait de nouveau. Jusqu’à ce que ses années d’éternités s’étirent, s’allongent et qu’il n’aspire finalement plus qu’à la libération d’une véritable mort… au-delà de l’éternité, lorsque même le feu de l’âme de la blanche ne pourrait plus vaincre son terrible ennui et cette langoureuse lassitude qui s’installait. Mais sans doute les années étaient-elles encore nombreuses avant cet ultime répit. Les jeunes races, les enfants de ce monde étaient là pour l’amuser et le secouer un peu. Pour l’instant, le monde avait encore de l’intérêt et Silarae était là, il fallait profiter du présent avant toute autre chose. De cet instant de grâce qu’il savourait en compagnie de Silarae… malgré l’humidité. Il la laissa monter se la plaque glacée, maintenant le sortilège sans mal et la laissa sécher avant qu’elle ne reprenne son vol. La reconnaissance de l’écailleuse fut accompagnée d’une vague de douceur mentale. Silencieux un moment, il la laissa prendre son essor et couvrir la forêt de son ombre tandis qu’elle prenait la direction d’Aldaria la Superbe. Un nom qui le faisait toujours beaucoup rire. Correctement installé, il entreprit de retirer une partie de ses couches de vêtements, et essora le reste avant de nouer ses cheveux, lentement, pour qu’ils ne collent pas à son cou et ses épaules. La question de la dragonne, cependant, apporta un silence différent. Pensif, il resta de longues secondes à contempler la question, en savourant le goût doux amer. Envie de redevenir humain ? Voilà bien une question étrange… Mais il n’avait aucune raison de ne pas y répondre, surtout pour elle.

* Non * affirma-t-il simplement, d’un ton doux et posé quoi qu’un peu pensif. *Non, je n’ai jamais voulu redevenir humain. Toi et moi savons que c’est impossible. Il ne sert à rien de soupirer après des choses impossibles. Mais au-delà de ça… J’ai beaucoup gagné à devenir vampire. L’immortalité, et avec elle ses bienfaits. J’ai pu m’instruire au-delà de tout, contempler tous les paysages de ce continent. J’ai pu changer, apprendre de mes erreurs et pouvoir à mon tour transmettre l’expérience et la sagesse acquise. J’ai pu rencontrer bien des êtres, dont certains inestimables à mes yeux. Et puis, tu sais….* Il se fendit d’un rire léger *Dans la vie j’étais un paria et un exilé… rejeté par ma famille, envié par mes hôtes, un simple outil sans espoir ni avenir. Devant une liberté factice. J’ai gagné à la vampirisation. Les vampires vénèrent la puissance après tout, et ne suis-je pas l’un des plus grands mages vivant à l’heure actuelle ? Je peux être utile… et de mon propre chef. Et si demain je désirais tout quitter, je sais que je n’aurais qu’à sauter sur ton dos, nous serions alors loin de tout. Non, redevenir humain ne me plairait pas. Ils sont terrifiés par la mort, étriqués par la nature… et ils ne résistent à rien. J’aime la race des hommes c’est vrai, je lui trouve du potentiel. Mais je n’en ferais pas de nouveau parti. Pour rien au monde. Chercher à être autre chose que ce que l’on est n’est pas une bonne chose… Je suis. Je suis un vampire. Mais avant tout je suis Achroma. Et être vampire m’a permis de te retrouver, au-delà des années. Renier le présent que l’on m’a fait serait un acte d’ingratitude et de mauvaise foi de ma part *

Se taisant de nouveau, il attendit un moment, et, voyant enfin la sortie de la forêt, reprit. *Je sais que nous partageons notre âme et nos pensées, mais t-ai-je déjà raconté qui j’étais, lorsque j’étais encore un humain ? Peut-être devrais-je. J’étais un noble du nord lointain, d’une grande famille mais d’une ville où la magie était mal vue. Je suis né avec un potentiel énorme. Et bien que je fusse l’héritier de ma maison, j’étais également une honte. On m’a contraint à quitter la ville, sous prétexte de m’envoyer chez un précepteur adapter à mon…. Cas. Pupille à Gloria auprès d’un Kohan, j’y ai vécu, entretenu, protégé… une arme que l’on couvait en attendant de pouvoir l’utiliser à son plein potentiel. Mais quelque chose est allé de travers quand un vampire a attaqué ma caravane. La vampiresse a tué tous les autres mais pas moi. Moi elle m’a transformé. Cyrène. J’étais son fils. Elle m’a donné plus d’amour que celle qui m’avait porté en son sein pendant neuf mois. Que dire de cela, vraiment…. * Il secoua la tête *Les humains sont encore une race jeune… trop jeune… et ils n’apprennent pas bien *

Il pourrait avoir plus si le voulait oui. Il pourrait avoir beaucoup plus, s’il convoyait la volonté de prendre le pouvoir et tout ce qu’il représentait. Il pourrait encore tendre la main et la refermer sur le sceptre de puissance, se couronner d’un titre de prince. Il en avait le pouvoir oui, bien entendu. Lorenz était la proie de la malédiction, faible au-devant de sa compagne ailée, et de son propre pouvoir magique. S’il l’affrontait à l’heure actuelle il pouvait le tuer et devenir le nouveau chef de la race vampirique… mais encore une fois, il ne le désirait nullement. Devenir prince, même si l’idée le taraudait par devoir, ne lui plaisait toujours pas. Il n’aimait pas l’idée d’être sous la cangue d’un titre aussi lourd, de chaînes si denses que jamais il ne pourrait les retirer à moins de périr littéralement par et pour elles. Ce n’était pas ce qu’il désirait. Il se devait de servir son peuple certes mais pas comme ça… Bien étriqué et vain celui qui pensait jouir pleinement d’un trône. Quant au trône humain… non il ne pouvait pas être Empereur non plus. Les mortels, petites flammes de vie, dominés par un immortel à tout jamais immuable qui ne les voyaient que comme un souffle bref et éphémère ? Non ce ne serait pas une bonne idée. Il n’était pas encore assoiffé de pouvoir au point de désirer s’embourber dans de telles considérations. *Je le pourrais oui, si tel était mon désir* convint-il sans pour autant affirmer que cela l’était car, bien entendu, ce n’était pas le cas. Il était encore trop tôt pour le voir développer un véritable goût et désir de la puissance. Il n’était pas encore assez désespéré pour véritablement se lancer dans de telles pensées… mais en même temps, une part de lui caressait tout de même l’idée. Avec délicatesse, avec perplexité et prudence, comme si il tentait de dompter un animal particulièrement dangereux. Il resta un moment silencieux, alors que ses pensées déviaient… Il n’avait jamais pris goût aux regrets de ce genre particulier. Il en avait déjà bien assez comme cela. Bien d’autres, et bien plus terribles. Le passé était le passé et ce qu’il avait été dans ce passé l’avait forgé en son présent et en l’être qui était le dragonnier de Silarae. Il n’y avait guère plus à en dire, au final. Non, il n’avait pas envie de se venger d’eux… ça ne lui importait plus, désormais, ils étaient morts depuis longtemps. Non pas d’envie de vengeance. Il fronça les sourcils alors que la vision de la cité humaine se rapprochait… Ils avaient été beaucoup plus rapides, véloces, qu’il ne l’avait imaginé. La blanche allait très vite, sous le vent et à présent, Aldaria se dessinait devant eux, lui apportant une sensation confuse, ni véritablement bonne ni véritablement mauvaise. *Approchons-nous….* Et il la laissa faire.