Deux mois. Cela faisait deux mois depuis le rassemblement sur le domaine Baptistral, deux mois depuis la bataille des bois sombres… Et il ne s’était pas passé beaucoup de choses, en deux mois, pas pour elle tout du moins, après les évènements d’une seule fatidique journée. Non seulement la bataille des bois sombres avait vu, comme toute bataille d’ailleurs, son lot de morts inutiles mais elle avait également souillé un lieu auquel elle tenait énormément et qui avait beaucoup marqué ses jeunes années de dragonner avant qu’elle n’étende ses ailes pour s’envoler. Et comme si cela ne suffisait pas elle avait également trouvé et perdu son futur lié dans la même journée, avalé qu’il avait été, de son plein grès, par le vortex d’un serviteur du Néant, créature vile et meurtrière de magie par excellence… était-il en vie ? Elle voulait l’espérer et quelque chose en son for intérieur lui disait que c’était effectivement le cas. Mais il y avait un monde, entre ce qu’elle ressentait et pensait et la réalité où elle se devait de le retrouver… chercher un vampire sur Armanda, c’était, comme disait les mortels, comme chercher une aiguille dans une botte de foin. Des mortels et des bipèdes, il y en avait beaucoup trop et de sa hauteur, ils n’étaient, tous autant qu’ils étaient, que de petites fourmis s’agitant pour rien. Comment alors pouvait-elle retrouver celui qui lui appartenait désormais de droit ? Très bonne question que voilà. Pour y répondre, elle avait fait confiance à Roëric et Isyndar, mais eux non plus ne semblaient pas capables de retrouver Kylian… et pourtant, ils n’avaient pas ménagés leurs efforts, surtout puisque la petite dragonne de l’ombre était capable de porter son dragonnier en volant. Cela rendait la traversée de l’Empire bien plus pratique et plus rapide, et éliminait la majeure partie des dangers qui guettaient les deux petites choses… Mais même avec cet avantage, ils n’avaient pas retrouvé Kylian hélas, et à présent, elle avait préféré faire halte afin de se ressourcer. Les elfes chanteurs avaient fait des miracles pour ses blessures, leur art de la guérison étant vraiment sans égal, au moins une chose qui n’avait pas changé depuis tout ce temps passé au-delà des flots et ils avaient même été capables de soulager les douleurs de son poitrail, de sorte que son endurance renouvelée lui permettait à nouveau de voler plus librement et de parcourir de plus grandes distances sans risquer la mort… même ses manœuvres aériennes lui paraissaient moins pénibles ce qui n’était pas peu dire. Elle remerciait d’ailleurs toujours les Baptistrels de ce don inestimable car non seulement il représentait un gain d’énergie vitale mais également d’autonomie et d’indépendance. Cependant, cela n’impliquait pas qu’elle soit tout de même aussi énergique et vive qu’Isyndar, aussi avait-elle désirée rester un peu seule… d’autant qu’il s’agissait là, naturellement, de son instinct de dragonne sauvage. Il ne lui était pas naturel de rester longtemps auprès de dragons qui n’appartenaient pas à sa nuée ou de mortel… elle aimait sa solitude, surtout ici, alors que son compagnon attitré était resté au-delà des flots et que ses enfants étaient morts ou dispersés. Un peu de solitude ne pouvait que lui faire le plus grand bien, et le couple de liés comprenait parfaitement cela. N’étaient-ils pas semblables, à leur propre façon ?

A présent, elle goûtait à cette solitude pleinement, et de façon douce-amère. Ayant retrouvé l’océan, posée sur une plage de sable déserte, elle observait l’étendue d’eau salée en laissant son esprit dériver au grès des chuchotis de sa mémoire ancestrale, vers d’autres temps et d’autres lieux. Une forme de méditation, pour dragon. Baignant dans ce chœur immuable et ancestral, elle se laissait bercer et émerveillée de la nature environnante, de ce vent frais et vif qui appelait à l’envole et de l’eau magnifique mais dangereuse qu’elle avait traversée voilà de long mois… Jamais elle n’avait réellement pensé atteindre Armanda, mais été bien contente d’avoir réussi. A présent cependant, il y avait autre chose qu’elle craignait intérieurement de ne pas réussir et cela l’angoissait, à sa façon draconique. Il était étrange, de rechercher cette solitude tant aimée en étant incapable de la savourer pleinement. Elle voulait être seule et en même temps elle ne pouvait détacher une part d’elle-même de la recherche de son vampire de compagnie. C’était perturbant, comme sensation… le signe qu’elle ne s’était pas trompée sur le compte de ce petit bout de bipède sans doute, et qu’il était effectivement son dragonnier prédestiné… C’était amusant autant que perturbant en réalité, si elle y pensait bien, elle savait qu’un dragon pouvait attendre bien des années pour son élu, mais celui-ci s’était sacrément fait attendre on ne pouvait qu’en convenir ! Trois milles longues années selon les critères des mortels ! Et elle s’était montrée sans doute si impatiente qu’elle avait décidée d’éclore toute seule… Oui définitivement ce n’était pas commun. Mais au final quelle importance vraiment ? La vérité était ailleurs, de même que, sans doute, les soucis à venir. Comment devait-elle réagir ? Elle avait toujours détesté et méprisé les dragons liés aux bipèdes, les voyants comme des dragons apprivoisés. Et à présent elle voulait elle aussi un lié… et comment réagirait-elle, comment vivrait-elle de partager son esprit après tant d’années solitaires ? Parviendrait-elle à s’y faire ? le rendrait-elle fou ? Il y avait tellement d’inconnus… Mais cela viendrait, les réponses viendraient, lorsqu’elle le retrouverait, forcément. Il valait mieux attendre que de se perdre dans des contemplations qui ne menaient pas loin. Et si elle ne le retrouvait pas ? Jamais ? Bonne question également…. Elle n’avait pas de réponse, pas plus que pour le reste. Pour cela également il fallait attendre, les choix étaient minces après tout. Du moins le pensait-elle jusque-là… jusqu’à l’instant plein de coïncidence où elle sentit un moucheron venir s’écraser sur ses écailles et qu’un esprit peu ordonné venait lui vrombir aux sens affutés. De mauvaise humeur d’être ainsi dérangée, elle déploya son esprit en tournant la tête vers la source de cette soudaine irritation…

Pour découvrir Kylian qui lui décochait un grand sourire comme si de rien n’était. Pendant un bref instant elle crut s’être trompée, qu’elle ne voyait pas correctement… après tout, les bipèdes se ressemblaient tous un peu, à ses yeux. Mais non, l’odeur et le contact de son esprit étaient caractéristiques… c’était bien le vampire anguille qui lui avait faussé compagnie. Comment l’avait-il retrouvé exactement ? Aucune idée. Ce qu’il faisait ici ? a voir son air béat, il avait voulu la voir. Apprécierait-il l’accueil ? Elle en doutait fortement. Remuant, elle se déplaça de sorte à lui faire face, restant parfaitement silencieuse alors qu’il s’exprimait enfin, avançant son museau pour pouvoir lui plonger le regard dans le sien, le bord de la gueule toute proche de ce petit corps si minuscule. L’affirmation finale lui arracha un profond grondement de mécontentement. C’était tout ce qu’il trouvait à dire en pareil instant ? Sans doute l’elfe à la langue courtoisie aurait-il eut matière à lui apprendre là-dessus… < Non tu n’étais pas là > Les mots étaient simples, posés, alors qu’elle les faisait glisser vers son esprit. < Je n’aurais pas même sut où tu te trouvais si ton serviteur ne me l’avait pas appris… > ça aussi c’était vexant, pour plein de raisons différentes d’ailleurs. Elle qui n’était pas liée, comment aurait-elle-même put savoir qu’il avait sauté dans ce vortex alors qu’elle devait faire face seule aux Alayiens ? Évidement que cela ne lui plaisait pas… Elle avait dit qu’elle aurait l’œil sur lui et lui disparaissait… Elle ne se sentait pas même l’envie d’utiliser des mots de bipèdes pour lui conter ce qu’il avait pu rater. A la place ? Elle happa son esprit et lui transmit toutes les images et les sentiments de ces deux mois, de la fin de la bataille à cet instant-là. Elle savait pertinemment qu’il aurait du mal à l’encaisser et à le comprendre mais ça lui ferait les pieds. Quand elle en eut finit, elle retira son esprit puis cligna des yeux. < Tu sais tout à présent. Me diras-tu ce que tu as fait à présent ? Je t’ai promis une discussion la dernière fois que nous nous sommes parlé, autant que tu m’éclaires de tes péripéties avant >

Elle savait ce qu’elle faisait, autant lorsqu’elle appuyait sur son apparente culpabilité que lorsqu’elle décidait de refuser le langage des bipèdes pour s’exprimer. Il fallait qu’il comprenne bien, quitte pour cela à presser la plaie douloureuse, qu’elle ne tolérait que tout juste ce qu’il avait fait, et seulement parce qu’il s’agissait de lui. Il aurait été qui que ce soit d’autre, elle aurait réglé la question rapidement et sans coup férir. Pourtant elle avait choisi de ne pas le punir. Il se flagellait déjà tout seul après tout, à quoi cela aurait-il servit qu’elle exerce une quelconque vengeance. Quant à lui parler comme à un bipède… c’était un effort considérable, en temps normal, que de transformer ses pensées ancestrales en quelque chose approchant des mots des mortels, un effort qu’elle ne faisait pas tout le temps. Les mots étaient pauvres et ternes, ils ne transmettaient pas autant que ses pensées pures et sans limites où se mêlaient les sentiments et les idées tourbillonnantes. Alors en un instant où elle s’avérait être de mauvaise humeur, transformer son esprit en bouille de vermisseau n’était vraiment pas quelque chose qu’elle appréciait de faire pour de tels récits. Non, qu’il voit par lui-même, qu’il prenne conscience de ce qu’il avait manqué avec son départ. Ensuite seulement elle accepterait de lui parler sur son ton à lui. Pas avant. Si il résistait, alors il aurait gagné le droit à un petit effort de sa part, dans le cas contraire, elle dédaignerait la parole mortelle pour le reste de cet entretien. Il fallait qu’il voit et qu’il sente ce qu’elle avait vu et ressentit… il le devait, c’était ainsi. Aussi le laissa-t-il s’immerger, se noyer peut-être même, dans tout ce concert. Son frêle esquif d’esprit tremblait au milieu de la tourmente qu’elle lui infligeait, mais il résistait, aussi difficile que ce fut pour une vision de mortel de subir tout cela. Il comprenait, pas totalement, mais il comprenait, elle sentait et en était satisfaite, si tant est que telle sentiment lui fut connut à la façon dont les bipèdes le percevait. Elle le relâcha alors et consentit à faire ce qu’elle avait dit qu’elle ferait. Qu’allait-il lui dire ? Elle était curieuse et encore revêche. Elle voulait savoir oui, et elle saurait, mais avant de chercher les informations par elle-même, elle lui donnait l’opportunité de le lui conter de sa voix. Ce qui aurait bien plus de prix à ses yeux à elle.

Et il conta donc. La dragonne l’écoutait attentivement, s’accrochant à chaque mot, mais le déplaisir continuait de lui tenir compagnie. Elle n’aimait guère ce qu’elle entendait. Elle n’aimait pas du tout ce qu’elle entendait même… < Ta promesse n’est pas la cause de mon mécontentement > gronda-t-elle. Renâclant, elle détourna un instant le museau pour observer la mer infinie, les écailles de ses pattes bougeant lorsqu’elle tendait et détendait ses muscles puissants. Non, sa promesse était loin d’être en cause. C’était naïf de croire qu’un si frêle petit être pu la protéger de quoi que ce soit. Le problème était ailleurs et il le savait bien, pourquoi tourner dans le pot, alors ? La sincérité et la candeur avec laquelle il s’exprimait l’irritait presque encore plus que la faute elle-même. Elle gronda à nouveau après un instant de silence, lorsqu’il se décida enfin à aborder le véritable sujet et d’un mouvement de queue, elle fit s’envoler une longue gerbe de sable à plusieurs kilomètres de là. Cependant, ce qu’il disait ne lui plaisait pas. Encore une fois ! Avait-il donc décidé de voir jusqu’où il pourrait vive en la contrariant ? Était-il donc si pressé de mourir ? Car cette fois-ci, il testait réellement les limites particulièrement étriquées de sa patience. Elle eut finalement un rugissement sonore qui fit trembler l’air même autours d’eux et se releva de toute sa hauteur. < T’expliquer ? Que devrais-je t’expliquer vampire ! > Frappant méthodiquement le sol sablonneux de ses pattes énormes, elle secoua son museau, toujours grondante. < Penses-tu donc que je puis me livrer à quelques délires, même aux portes de la mort ? Je savais parfaitement ce que je disais et je le maintiens de toutes mes forces. Ne fait pas semblant de ne rien comprendre, tu m’insultes plus que tu ne peux l’imaginer ! > Vexée, elle se détourna de lui pour faire face à l’océan et étendit le museau de sorte à avoir les écailles dans l’eau, le liquide salé clapotant autours d’elle et apportant une forte odeur d’iode. Pour autant, elle n’en avait pas finie avec son vampire. Parce que oui, il était son vampire. Elle l’avait décidé et tant pis si ça ne lui allait pas… même si elle doutait qu’il s’en plaigne.

< Tu connais pourtant des dragonniers, tu devrais savoir… > daigna-t-elle enfin répondre, avec plus de calme même si celui-ci était teinté de lassitude. < Je n’aurais jamais pensé que ça m’arriverait. Je n’aime pas les dragons liés, ils sont… domestiqués. Et pourtant je ne peux pas aller contre ce que je ressens. Ce que j’ai dit durant la bataille était peut-être instinctif, mais ça reste la vérité. Si je dois me lier Kylian, c’est toi que je choisirais… les êtres fait pour se liés ne sont pas nombreux. Tu dois également ressentir cela. Tout simplement…. > Elle resta à nouveau silencieuse, et parfaitement immobile pendant un temps, avant d’admettre, presque pensivement. < Je n’aurais jamais pensé que cela m’arriverait. Et encore moins que mon lié destiné prendrait la poudre d’escampette en me laissant. Cette fois-ci tu ne bougeras plus de mon côté ou c’est moi qui te mangerait ! >

Sa queue s’éleva une fois de plus et retomba sèchement, faisant vibrer la terre sous le mécontentement qu’elle ressentait et qui augmentait à chaque mot prononcé par cette ridicule petite chose si fragile qu’un coup de croc la démembrerait. Si elle n’avait pas été si préoccupée par toute cette histoire, elle lui aurait rugit à la figure jusqu’à le faire tomber en morceau ou l’aurait immolé du feu de ses entrailles pour avoir l’audace de s’adresser à elle avec autant d’impudence. Dragonnier ou pas, on lui devait le respect ! Non seulement elle n’avait absolument pas l’intention de lui rendre la vie facile (et pourquoi le ferait-elle alors qu’il lui avait honteusement filé entre les pattes en la rendant folle d’angoisse pendant des semaines) mais en plus, pas de chance pour lui, il guérirait bien vite, vampire qu’il était. La perspective de le rendre aphone ne lui faisait ni chaud ni froid et au pire ? il apprendrait à parler dans son esprit plus tôt que prévu, ce qui ne serait certainement pas un mal puisqu’elle refusait à terme que le monde entier bénéficie des conversations qu’elle lui dédiait. Pourquoi donc aurait-elle laissé qui que ce soit épier les échanges qu’elle avait avec lui, hein ? Même si un indiscret n’aurait que la moitié de la conversation, c’était une moitié de trop et c’était SA moitié à elle. Possessive ? Ah il allait vite apprendre que oui, et qu’elle avait par-dessus tout les moyens de l’être ! Et par tous les esprits, elle devait tomber sur le seul Armandéen en ces terres qui ne s’imaginait pas dragonnier ! Comble de la malchance tout de même, tous les mortels rêvaient de se lier et lui… lui ne s’imaginait pas se liant. Allons bon ! Sans vraiment comprendre pourquoi, quoi que l’ahurissement ait été une explication parfaitement logique, elle se sentait vexée et terriblement en colère de tout cela. Ah ainsi il ne s’imaginait pas lié à elle ? Elle, la créature la plus magnifique de ce continent, dernière dragonne de l’orage ? Elle que tous se devaient de convoiter ? Il ne s’imaginait pas lié à elle ? Par son défunt frère Dracos, elle n’était que plus décidée à le faire son dragonnier ! Elle avait décidé et ce n’était pas discutable, et Monsieur Kylian serait bien forcé de se voir dans le rôle quand elle l’emporterait dans les cieux pour ne plus jamais redescendre ! Et pour la peine elle resterait résolument tournée vers l’océan jusqu’à ce qu’il se décide à venir patauger pour lui faire face et tant pis si elle avait l’air d’un dragonnet en train de faire du mauvais esprit !

Vexée… voilà bien longtemps qu’on ne l’avait pas vexée comme ça, par toutes les flammes de ce monde. D’abord en osant lui hurler dessus, lui donner un ordre, et en affirmant avec aplomb qu’on n’imaginait pas se lier à elle ! Et en plus, elle se vexait également d’apprendre qu’elle avait un lié, il fallait bien le dire. Bon certes, c’était forcément un être exceptionnel et digne d’elle puisqu’elle l’avait choisi, mais elle en dragon domestique ? Cela frisait la démence. Et tout cela ne ménageait pas son humeur, oh non ! Bien au contraire, elle était aussi orageuse que les cieux au-dessus de ses écailles… Ciel qui semblait par ailleurs refléter ses tourments intérieurs. Car tourments il y avait, enfoui sous la colère de l’instant. Il y avait, malgré toute sa bravade, la peur de cet inconnu immense. Car après tout, lier son âme à celle d’un mortel, se partager, elle et son esprit, sa magie et sa vie, totalement et sans limites, était effrayant pour une dragonne sauvage de son âge. Elle ne s’était jamais pensée destinée à pareille vie… Que se passerait-il, lorsqu’ils seraient liés ? Deviendrait-il fou ? Supporterait-il sa présence constante ? Elle n’en savait rien… et s’il venait à périr, elle périrait avec lui. Oh certes, les vampires étaient des créatures résistantes, à l’échelle mortelle, mais ce n’était tout de même pas grand-chose. Pouvait-elle accepter de s’éteindre s’il s’éteignait ? Seraient-ils liés avec assez de force pour qu’elle puisse même s’éteindre ainsi, ou devrait-elle subir la section d’une partie d’elle-même ? Pour avoir vu des dragonniers perdre leurs compagnons ou le contraire, elle s’effrayait beaucoup de cette perspective, plus que de mourir, au final. Elle avait assez vécu pour accepter la mort, surtout en compagnie de son lié. Son lié… voilà un concept qui lui demanderait du temps à apprécier. En observant tout cela, elle consentit enfin à bouger, bien qu’un peu à contre cœur, restant toujours vexée. De mauvaise grâce, elle étendit une aile, de sorte qu’il ne pleuve plus sur la tête du vampire quand bien même il ne risquait nulle maladie. Elle se souvenait vaguement que les petites créatures n’aimaient pas l’humidité, mais de toutes évidence, Kylian n’était pas de celles-là, à le voir s’avancer de nouveau sous l’eau sans paraître gêné.

Le contact lui fit cligner des yeux. Les compliments n’étaient pas un mal, elle appréciait… mais il n’en faisait pas assez pour soigner la vexation ! Cependant, c’était un bon début et lorsque la question fatidique arriva, elle cligna des yeux et laissa fuser une émotion indéchiffrable faite d’amusement, d’affection, et de cette frustration horripilée et colérique qu’elle ressentait encore. Pourquoi lui ? Bonne question, mais question qui n’avait pas lieu d’être. < Tu réfléchis en bipède, Kylian. Chez vous il faut être grand dans quelque chose pour avoir la moindre valeur. Les grands guerriers et les grands mages sont bouffis d’orgueil et d’autosuffisance. Les grands érudits se complaisent dans des considérations qui ne sont que poussière au vent, en comparaison de ce que nous dragons pouvons penser et percevoir. Je t’ai choisi parce que tu es ce que tu es. Parce que ce que j’ai vu en toi, de toi, ce que j’ai ressenti était ce que je voulais. Tu n’es pas un grand guerrier, ou un grand mage et certainement pas un érudit, qu’il soit grand ou petit ! Mais…> Elle souffla par le nez, l’entourant d’un air chaud < Mais tu es une bonne personne. Tu as du courage. Et tu as en ton cœur des choses bien plus fortes qu’un bras sûr à l’épée ou qu’une magie puissante > Elle lui caressa l’esprit, se calmant elle-même au travers du ‘geste’. < Un dragon et son dragonnier sont aussi différents que semblables. Ils se complètent. Même si je le voulais je ne pourrais échapper à cela. J’ai autant besoin de toi que toi de moi >

Elle resserra son aile autour de lui, fournissant un abri durable contre la pluie qui tombait drue autours d’eux et sur ses écailles. Quand elle touchait la membrane de ses ailes, d’une texture différente, elle produisait un son sourd, qui résonnait sous le dôme gigantesque en un tambourinement discret qui berçait et apaisait sa colère. La pluie et l’orage étaient autant son expression qu’un évènement naturel. Elle n’avait nul besoin de l’exposer davantage. D’autant qu’ils s’étaient exposés leurs émois. A présent, il était temps d’avancer. Amplement temps, à son avis. Restant silencieuse, elle attendit, sachant qu’il parlerait à nouveau. C’était vraiment curieux, comme elle pouvait parfois avoir des certitudes sur lui alors qu’il était un parfait inconnu peu de temps auparavant. Une preuve supplémentaire, si il en fallait encore une, qu’ils étaient destinés à se lier. Un jour, sans doute, seraient-ils plus proches encore. Mais pour le moment, ce n’était qu’une ébauche. Une esquisse. Ce n’était que des prémices. Ils étaient encore loin d’être un dragon et son dragonnier. C’était une promesse encore irréalisée. Mais une promesse importante pour eux. Très importante même. Elle le comprenait pleinement en cet instant… avec lui. Cette promesse était importante à son cœur. Mais une promesse qui n’était pas celle de ces dragons de compagnie. Et le lien qui se promettait à eux était également différent. Et de façon étrangement stupide, elle s’en sentie soulagée. Soulagée, car elle ne perdrait rien d’elle-même… du moins, c’était ce qu’elle pressentait, sans encore pouvoir l’affirmer. Mais dans cet état, où elle se sentait désemparée d’elle-même et de ce futur qu’elle n’avait pas prévu, c’était déjà beaucoup. Les mots du vampire amenèrent une vague de chaleur dans son esprit, comme un rire silencieux. Elle dirigea à nouveau ses pensées vers lui, pleinement calmée cette fois.

< Aucun dragonnier ne s’y connaît vraiment, à l’éclosion de leur lié. Et ceux qui pensent avoir assez de connaissances se trouvent souvent détrompés. Mais tu te trompes. Si je me fie à ce que je sais, tu aurais très bien su quoi faire d’un dragonnet Kylian, car lui aurait su. C’est difficile à expliquer, je pense que tu comprendras quand tu le vivras. Moi-même, je ne le comprends qu’en raison de ma mémoire ancestrale. Mon esprit est trop libre pour le concevoir par lui-même > Elle resta un instant silencieuse, avant de poursuivre < Je pense que je n’étais pas destinée à me lier. Pas avant mon retour en Armanda. C’est la même terre et pourtant… quelque chose a changé dans son cœur et sa magie. Les choses changent. Sans doute est-ce pour cela que nous pouvons nous lier même si j’aimerais croire que c’est avant tout nos âmes qui se reconnaissaient > Elle n’aimait pas l’idée qu’une quelconque puissance la prive de sa liberté de choix, car elle choisissait Kylian. Véritablement.

Car un choix, elle pouvait le défendre et l’assumer. Elle pouvait l’embrasser pleinement. Mais être guidée, par quoi que ce fut… < Lorsque je t’ai emporté vers la forêt des elfes, je t’ai conté certaines choses à mon propos. Mais tu ne sais pas tout. Ma vie a été longue et pleine de combat. Jamais je n’ai véritablement connu la paix Kylian, pas même au cœur du sanctuaire des chanteurs, qui à l’époque était encore jeune. Lorsque j’ai éclot, j’étais dans un sac de peau, emportée loin de ma mère par une vampiresse avide de gloire que j’ai marqué à tout jamais. Mon premier contact avec le monde a été celui de la terre dure alors que je tombais de sa monture et que je m’écrasais par terre en meurtrissant mes ailes. Ma première émotion a été la colère, la seconde la haine, lorsque j’ai compris que l’on attentait à ma liberté et à ma dignité. Je n’étais pas une créature sans intelligence que l’on élève comme un animal ! > Elle se secoua, les écailles ruisselantes. Malgré ses paroles, elle était encore très calme. Reflétant le passé.

< J’allais mourir, incapable de trouver mon chemin, de trouver de l’eau pour boire… et puis j’ai vu un autre bipède. Un bipède qui m’a aidé. Et j’ai vu des dragonniers. Je ne comprenais pas. Je refusais ce que je voyais. Cela me paraissait contre nature. Insupportable. Je n’étais nullement proche des bipèdes. J’aimais mon chanteur car il me laissait en paix et comprenait. Mais je n’étais pas réellement proche de lui. Je n’ai jamais été proche des bipèdes… par comme je me sens proche de toi. Ce n’est pas simple. Mais ça me paraît naturel. Et c’est tout ce dont j’ai besoin. Un jour nous seront vraiment liés. Complètement. Mais ça ne sera pas comme eux. Quand nous nous sentirons prêt > Il approcha de nouveau le museau de lui < Kylian… il y a quelque chose qui me taraude. Un souvenir qui doit devenir réalité. Et j’aimerais que tu m’aides à le réaliser. Est-ce que tu veux bien m’accompagner ? Je crois…. Que je ne pourrais pas y retourner seule >