CHAPITRE I : Le pouvoir ne se donne pas...
De l'eau... Tout autour de lui, de l'eau. Il luttait, se débattait mais elle l'entraînait, le submergeant, s’élançant vers sa gorge suffocante pour lui brûler les poumons. Il toussait et crachait, ses gestes étaient désordonnés : la panique le gagnait peu à peu. Chaque bouffée d'air qu'il parvenait à arracher à la surface lui faisait l'impression d'un sursis, peut-être était-ce la dernière mais il ne voulait pas mourir, alors il luttait.
Des rires. C'était la seule réponse qu'il recevait à ses appels à l'aide, à ses hurlements de terreur. Entre deux immersions, il parvint à apercevoir des silhouettes sur la berge du lac, tournées vers lui. Ce sont elles qui riaient mais il ne comprenait pas pourquoi. Pourquoi se moquaient-elles de lui ? Pourquoi ne venaient-elles pas l'aider ? L'eau l'étouffait, il avait de plus en plus de mal à respirer, ses forces l'abandonnaient et sa tête restait de plus en plus longtemps sous la surface. Bientôt, il ne put continuer à lutter, il mourrait.
Une étreinte soudaine. Fort et puissant, un bras se referma sur lui et le hissa à la surface, à peine eut-il ressenti le souffle du vent sur son visage qu'il ouvrit la bouche en grand, inspirant avidement une large goulée d'air. Il se sentit soulevé, porté par une poigne vigoureuse. On le sortait de l'eau, il ne mourrait plus. Les rires se turent tandis qu'il tombait à terre et s'écroulait, trop heureux de ressentir le contact ferme du sol sous lui, loin du liquide transparent, loin de la mort. Une voix tonnait, sévère, et le réprimandait. Pourquoi lui ? Il ne comprenait pas, il n'avait rien fait de mal, mais il était pourtant considéré comme coupable. Face contre terre, il rouvrit les yeux et recracha encore un peu d'eau, liquide maudit qui avait tenté de le tuer.
Peu à peu, il reprit conscience de son environnement, il se trouvait sur la berge du lac proche du domaine de son père, les silhouettes hilares autour de lui étaient des enfants, comme lui. Quel âge avaient-ils ? Six ans ? Huit peut-être ? Ce sont ses camarades, ou du moins ceux qui se faisaient passer pour tels, et cette grosse voix qui lui faisait la leçon, c'était celle du maître d'armes. Il protesta. Non, ce n'était pas lui qui avait sauté à l'eau, on l'avait bousculé, on l'y avait poussé. Mais les autres nièrent fermement et l'accusèrent, le maître d'armes continuait son sermon. Tout le monde était contre lui, alors il s'écrasait. Le petit rat se roula en boule, dans la boue. Il pleurait, les autres riaient.
Un jour, il se vengerait.
CHAPITRE II : ... il se prend !
Du sang... Ce liquide chaud et poisseux qui lui avait éclaboussé le visage, qui lui maculait les mains, qui s'écoulait lentement le long de la courbure de la lame de son arme pour imprégner la terre nourricière n'était autre que du sang. Lentement, Logan releva son poignard, un nouveau jet écarlate jaillissant de la plaie béante qu'avait taillé le métal dans la chair. Le jeune homme qu'il venait de frapper tomba à genoux devant lui tandis que ses mains s'agrippaient avec l'énergie du désespoir aux vêtements de son bourreau. Celui-ci se contenta de baisser son regard azuré sur la pitoyable carcasse qui se cramponnait à lui, tremblant de tous ses membres et cherchant à comprendre. Levant sa main libre pour se frotter le visage, il détourna les yeux pour les poser sur ses doigts rougis avant de reporter son attention sur sa victime. Il eut un ricanement sinistre lorsque cette dernière entrouvrit les lèvres sur des mots qui se refusaient à sortir, remplacés par une écume rougeâtre qui lui coulait misérablement sur le menton.
«
Tu voudrais comprendre, n'est-ce pas ? Oui, je le vois dans tes yeux... Je te croyais pourtant plus malin, tu n'as vraiment rien vu venir ? C'est affligeant. »
Lentement, Logan vint poser une main compatissante sur l'épaule de son jumeau, Cadon de son prénom, qui se vidait lentement de son sang à ses pieds. Comment en étaient-ils arrivés là ? Par quels tourments du destin un jeune garçon en venait-il à faire couler le sang de son propre frère par sa lame ? Pour le Rat, la réponse était d'une simplicité enfantine.
«
Seize ans, mon frère. Nous allons... Je vais avoir seize ans le mois prochain. Seize longues années que je n'existe que dans ton ombre. Seize ans de ma vie au cours desquels je n'ai cessé d'être meilleur que toi. Je suis plus fort, je suis plus rapide, je suis plus intelligent, je te surpasse en tout, Cadon. Et sous prétexte que tu t'es donné la peine de naître quelques minutes avant moi, sous prétexte qu'une fois au cours de notre vie tu m'as dépassé, je n'ai jamais été que l'éternel second, celui qu'on ignore, celui qu'on méprise. »
Laissant sa main sur l'épaule du condamné, Logan lui tourna autour pour venir se placer derrière lui. Approchant le visage de son oreille pour poursuivre son discours en murmurant :
«
Cela fait longtemps que je pense à ce moment, tu sais. J'en ai rêvé, pour tout te dire, des nuits entières. Te voir à genoux devant moi, avec ce regard incrédule, cherchant piteusement à implorer ma pitié. »
D'instinct, le rat se recula lorsqu'un hoquet sanguinolent fit sursauter son frère. La blessure qu'il avait infligée en frappant par surprise était déjà particulièrement grave mais il ne fallait pas pour autant sous-estimer les derniers soubresauts d'un animal agonisant. Pour peu que Cadon ait une dague dissimulée sous la ceinture, il aurait pu tenter de poignarder son assassin. Mais non, il ne s'agissait en l'occurrence que d'un spasme secouant le corps du jeune homme, à mesure que ses forces vitales l'abandonnaient au rythme de l'écoulement sanguinolent qui se déversait de la plaie qui s'ouvrait de son épaule à son abdomen.
Rassuré, Logan poursuivit son mouvement circulaire pour revenir se placer devant son jumeau. Une grimace de mécontentement déforma ses lèvres tandis que les pupilles bleutées dans lesquelles étaient plongé son regard se drapaient d'un voile opaque.
«
Ce que tu peux être mal élevé, tu pourrais attendre que j'aie terminé pour crever. Tu ne veux donc pas savoir comment je compte expliquer ta mort à notre père ? C'est une belle histoire pourtant, celle de deux jumeaux partis fêter les fiançailles de l'aîné avec la belle Morgane. La fille d'un duc, te rends-tu compte ? Et de haute lignée, c'est une Kohan, mon frère ! Tu sais ce que représente une baronnie par rapport à un duché ? Rien. Même un tas de fumier aurait plus de valeur aux yeux du duc que ce misérable domaine dont tu abreuves la terre de ton sang en ce moment même et que père souhaite me faire hériter. Tu imagines ? Toi, il te marie avec la fille du duc, une princesse, moi, il me confie la baronnie. Est-ce là un partage équitable ? Est-ce là me rendre justice ? »
Logan eut un soupir lorsque la tête de son frère bascula sur le côté, d'un geste vif, il lui administra une claque retentissante pour tenter de le ramener à la conscience et constata avec un sourire sadique qu'il était parvenu à ses fins. Quoiqu'il n'était plus vraiment convaincu que l'autre demeurait en état de l'écouter et de le comprendre, mais cela n'avait pas de réelle importance.
«
Écoute moi voyons, où en étais-je ? Ah oui, deux jumeaux donc, s'en étaient allés fêter les fiançailles de l'aîné. Les routes ne sont pas particulièrement sûres pourtant, mais le village n'est qu'à quelques minutes à cheval du château, les garçons sont bons cavaliers et seront même escorté de leur maître d'arme, qu'aurait-il pu arriver ? »
A ces mots, le regard du rat fit un rapide aller-retour vers la forme du corps étendu de leur maître d'armes, reposant immobile à quelques pas de l'endroit où ils se tenaient.
«
A propos, tu savais toi que notre maître d'arme, ce vieux bouc prétentieux qui se pensait un exemple pour nous, avait un problème avec le bon vin ? Non ? Moi non plus à vrai dire, mais c'est fou ce que l'on peut apprendre si l'on pose les bonnes questions aux bonnes personnes. Terrible faiblesse que celle de l'homme qui ne peut s'empêcher de porter à ses lèvres le premier pichet venu. Qui sait ce qu'on a pu y laisser tomber... »
Sur ces mots, sa voix s'était teintée d'une compassion parfaitement ironique. Il n'avait jamais beaucoup aimé le vieux maître d'arme, comme les autres, il favorisait ouvertement le premier né aux dépends de Logan. Pourtant, le jeune rat avait travaillé dur pour essayer de lui plaire, et sa maîtrise des armes dépassait de loin celle de son jumeau, mais cela ne devait pas trouver grâce aux yeux de l'entraîneur. Tant pis pour lui dira-t-on.
«
Nous voila donc chevauchant sur les routes, le soir tombe vite à cette époque de l'année et alors qu'apparaissent à l'horizon les lueurs des chaumières du village, le maître s'effondre, terrassé par une crise cardiaque. Nous nous portons immédiatement à son secours, bien entendu, mais nous sommes impuissants à l'aider. Alors, tandis que je reste à veiller sur le malade, mon frère n'écoutant que son courage décide d'aller chercher du secours dans la nuit noire. Un hurlement retentit, je me précipite pour te trouver baignant dans ton sang. Tu rendras ton dernier souffle dans mes bras avec pour seule intention de me mettre en garde : un vampire rôde, je dois fuir... »
Cette fois, il ne fallait plus tarder, la respiration du jeune Cadon se faisait de plus en plus difficile, l'esprit de la mort devait déjà rôder autour d'eux, n'attendant qu'un ultime battement de coeur pour remplir son office. Logan posa le genou à terre, offrant une dernière étreinte à son jumeau avant de conclure :
«
Je prendrais grand soin de Morgane, ne t'en fais pas. »
Un rayon de lune accrocha l'acier de sa lame tandis que celle-ci se dressait au-dessus de son porteur pour venir s'abattre avec violence sur le corps recroquevillé devant lui. Il y eut un choc mou, puis le bruit d'un corps s'effondrant sur le sol, et ce fut tout. Le rat nettoya son arme avec l'eau de la gourde qu'il avait emmenée avec lui, manipulant avec précaution le liquide honni, puis remonta en selle et s'éloigna au galop pour quérir de l'aide.
CHAPITRE 3 : Ils vécurent heureux....
Ces derniers temps, il était plus souriant qu'il ne l'avait jamais été, mais loin du beau sourire de jeune époux ivre d'amour et de bonheur, le Rat affichait ce perpétuel rictus outrageusement satisfait que n'eut renié l'araignée s'avançant vers la mouche prise dans sa toile. Son plan s'était déroulé sans le moindre accroc : son frère avait été rendu aux esprits avec les honneurs, triste victime de la sauvagerie vampirique, et pour respecter les accords de vassalité qui avaient été signés quelques semaines avant le drame, c'était son frère de quelques minutes son cadet qui avait reçu la main de la belle Morgane, fille du duc auquel la baronnie serait ainsi rattachée. Dommage qu'il lui ait été nécessaire de renoncer à son nom toutefois, car même s'il vouait autant de respect à sa misérable dynastie qu'à un fond de culotte, le mariage matrilinéaire était généralement considéré comme une faiblesse pour un homme. Mais qu'importe après tout, désormais il porterait le nom de l'empereur, le nom de l'empire : ceux qui autrefois le méprisaient du regard et crachaient sur son passage devraient plier le genou devant lui et le nommer seigneur, avant de le remercier lorsqu'il leur cracherait au visage. Le premier pas d'une existence nouvelle, un bond de géant dans ses ambitions et surtout le début d'un voyage qui l'amènerait à régner non pas sur une modeste baronnie dont l'on oubliait l'existence aussi vite que l'on en entendait le nom, mais sur l'une des plus solides villes de l'empire. Duc d'Elena, un titre qui avait de quoi faire rêver. Un rêve dont il n'était séparé que par un vieillard qui s'effondrerait au premier courant d'air et trois frères turbulents qui se pensaient des hommes parce qu'ils maniaient les armes.
Le jour des adieux, lorsqu'enfin Logan allait définitivement quitter le bourbier de sa baronnie familiale pour s'installer dans le luxe de ses nouveaux appartements au palais d'Elena, il n'eut pas même un mot pour son paternel. Il abandonnait sa famille derrière lui sans une once de remord, et il y avait fort à parier que beaucoup le regardaient partir sans davantage d'émotions hormis peut-être, et le Rat l'espérait, de la jalousie ou de la crainte. Car s'il ne les regretterait pas, il ne les oublierait pas pour autant : lorsqu'il poserait sur sa tête la couronne du duché, il aurait toute autorité pour faire appliquer les lois ducales et avait la ferme intention de réserver un traitement de faveur à ceux qu'il quittait aujourd'hui. A sa manière, bien entendu. Il en était d'ailleurs tellement impatient qu'il ne put retenir un sinistre ricanement lorsqu'il franchit les limites du petit domaine. La prochaine fois qu'il foulerait ce sol, s'il y remettait les pieds un jour, ce serait en tant que souverain.
CHAPITRE 4 : ... et eurent beaucoup d'enfants.
Une partie de chasse. Le vieux l'avait contraint à se lever aux aurores pour une partie de chasse. Et même s'il détestait cela, après tout le tir à l'arc n'était vraiment pas un domaine dans lequel il brillait autrement que par sa médiocrité, il avait accepté. Il avait donc serré les dents et s'était contenté d'un sourire, avant de s'incliner et de remercier l'intérêt que le duc portait aux divertissements de ses sujets. Vaste blague que cela, il soupçonnait plutôt Darius d'être parfaitement conscient que l'invitation déplaisait au rat et de s'en amuser. Qu'il rie donc, son heure viendrait bien assez tôt et ce serait alors lui, Logan Kohan, qui poserait son séant sur le siège du souverain. Ce serait alors lui qui donnerait les ordres. Ce serait lui qui règnerait sur Elena.
Invisible dans l'obscurité de sa chambre, un sourire se dessina sur ses lèvres fines à cette idée. Il lui fallait faire preuve de patience, tout simplement. Attendre le bon moment pour agir, attendre que la situation politique de l'empire se trouve déstabilisée. Pour l'instant, il était encore trop tôt pour précipiter les évènements : les appuis de la famille impériale étaient encore trop forts que pour risquer une prise de pouvoir et l'empereur Rodrick aurait eu vite fait de le destituer de son titre durement acquis, en s'appuyant sur une quelconque loi de son invention, avant de confier le duché à l'un de ses neveux. Le rat patientait donc, et creusait son trou dans la famille impériale.
Il se redressa pour s'asseoir sur le bord du lit, adressant à peine un regard à la silhouette au ventre arrondi étendue à ses côtés. La naissance ne tarderait plus maintenant, et Logan s'en réjouissait. Non pas qu'il était particulièrement heureux d'être père pour la seconde fois, pour lui ce deuxième enfant était surtout une manière de consolider encore un peu plus sa position dans l'ordre de succession d'autant avec un peu de chance, ce serait une fille qu'il pourrait un jour marier à sa guise pour nouer une alliance quelconque. Mais Morgane enceinte, il semblait que tout Elena se devait d'être aux petits soins pour elle, plus encore qu'en temps normal, et cela l'agaçait prodigieusement.
Il se leva et se dirigea dans les ténèbres en direction des lourdes tentures qui masquaient ses fenêtres, les ouvrant en grand. A cette heure matinale, le soleil n'avait pas encore paru à l'horizon, mais déjà l'on pouvait voir l'auréole lumineuse que l'astre du jour traçait sur la toile nocturne, bien au delà des frontières du duché, bien au delà des frontières même d'Armanda. A la faible lueur du jour naissant, il se vêtit avant de lancer un «
Je vais à la chasse. » à la femme engrossée encore assoupie qui venait de gémir timidement sous les couvertures. Il quitta la chambre et s'élança dans les couloirs d'un pas rapide, passant devant la chambre de son premier fils, située dans la pièce attenante à la sienne. Il eut un rictus mauvais et frappa plusieurs coups sur le bois de la porte, laissant échapper un ricanement lorsque les cris de l'enfant brutalement réveillé se firent entendre. Après tout, si lui ne pouvait dormir, pourquoi les nourrices le pourraient-elles ? Qu'elles gagnent donc leurs soldes, ces commères.
Précédant de peu le duc, il retrouva sa monture aux écuries, ignorant superbement les salutations que lui adressèrent les hommes d'escorte qui les accompagneraient aujourd'hui et attendaient leur seigneur. Lorsque le vieux vint à son tour prendre place sur son cheval, Logan lui adressa un sourire de circonstance avant de le complimenter sur sa ponctualité et sa tenue, refoulant les mesquineries qui lui traversaient l'esprit au même instant. Accompagnée du bruit des sabots sur le pavé, la petite troupe quitta l'enceinte protectrice du château pour se diriger vers la forêt.
Quelques heures plus tard, cette même troupe franchissait le portique dans l'autre sens. Le duc avait eu l'honneur d'abattre un grand cerf, le rat pour sa part n'avait pas même été capable de ramener un lapin et subissait depuis de longues minutes le discours plat et ennuyeux de son suzerain, lequel semblait se complaire à vanter sa prise et s'être mis en tête de le conseiller sur l'art de la chasse. Ils n'étaient pas encore arrivés aux écuries qu'un jeune écuyer se jeta précipitamment vers eux en criant :
«
Monseigneur ! Monseigneur ! Le travail a commencé ! Dame Morgane va donner naissance ! »
Et bien, il était temps. La grosse outre allait finalement retrouver des formes convenables et il pourrait... Interrompant brutalement le flux de ses pensées, une vigoureuse tape dans le dos vint cueillir Logan et manqua de peu le désarçonner, tandis que la voix du vieux retentissait avec joie.
«
Bravo mon gendre, la famille s'agrandit ! Il me tarde de voir la frimousse de ce bambin, gageons qu'il fera un digne Kohan. »
Sous-entendu, souhaitons qu'il héritera davantage de sa mère que de son père, sans doute. Dracos, Logan lui aurait volontiers arraché la langue pour la clouer au dessus de la cheminée, juste à côté du trophée de cerf qui bientôt l'ornerait. En lieu et place pourtant, il sourit et s'inclina humblement vers l'heureux grand-père en réprimant une grimace.
«
Certainement, messire, certainement. »
Le soir venu, le rat retrouvait son épouse alitée. L'accouchement s'était prolongé une bonne partie de la journée, la fatigue et l'épuisement marquaient les traits du visage souriant de la jeune femme et la lueur vacillante des chandeliers qui éclairaient la pièce n'arrangeait rien. Dans ses bras, chaudement emmitouflé dans les couvertures de son couffin, un petit être à la peau rosée dormait paisiblement. Le visage crispé en une attitude sévère, Logan s'approcha, adressant un regard plein de reproches à son épouse avant de lui jeter :
«
Tu as une mine horrible, est-ce là une façon de te présenter devant ton mari ? »
D'un geste, il lui intima le silence, rejetant implicitement toute tentative de justification ou d'excuse, et posa brièvement ses yeux bleutés sur le visage poupin à peine visible entre les riches étoffes. Elle lui avait donné un deuxième fils. Dommage, mais le rat ne désespérait pas pour autant d'en retirer avantage un jour. Qui savait ce que l'avenir lui réservait après tout ? Reportant son attention sur le visage épuisé de la jeune maman, il reprit :
«
Le duc a organisé un banquet pour fêter la naissance, je vais manger. »
Sans lui accorder plus d'attention, il tourna les talons et s'éloigna mais vint s'arrêter sur le pas de la porte pour se retourner vers elle et lui demander sans le moindre intérêt :
«
Au fait, il me demandera certainement le prénom de son nouveau petit-fils, que dois-je répondre ? »
Elle hésita un instant, baissant les yeux sur la petite chose qu'elle serrait dans ses bras, avant de répondre doucement :
«
Valen. »
Haussant les épaules, il marmonna avant de quitter la pièce :
«
Ça vaut bien autre chose. »
CHAPITRE 5 : Je serais duc à la place du duc !
Quatorze ans qu'il attendait ça ! Quatorze années pendant lesquelles il avait soigneusement élaboré le tissu de ses appuis pour obtenir la confiance de seigneurs plus ou moins influents, de conseillers occupant des positions de choix dans l'entourage de l'empereur ou encore de magistrats à l'aise dans l'interprétation des lois mais peu scrupuleux de leur respect, de riches marchands en bonne place pour manier les leviers de l'économie. Il ne lui manquait plus qu'un grain de sable, le petit quelque chose en plus qui viendrait faire trembler l'édifice du pouvoir en place et signerait le moment pour le Rat de faire usage de ces appuis pour sortir de l'ombre et prendre ce qui lui revenait de droit. Ou du moins, ce qui aurait dû lui revenir de droit si le monde avait été bien fait.
Logan avait sagement patienté quatorze ans que se présente enfin ce grain de sable, et son attente fut finalement récompensée à sa juste mesure : il avait souhaité un grain, il reçut une avalanche. D'abord, la mort de l'empereur en place, Rodrick, qui vit la couronne impériale passer d'un politicien aguerri à un minable adolescent aussi convaincant qu'un agneau commandant à des loups et vint ouvrir la voie royale aux intrigues de la cours. Les cendres du défunt empereur n'étaient pas encore froides que déjà les luttes de pouvoir avaient vu leur intensité ravivée sous le regard pitoyablement timide de Grégorist. Beaucoup à la cours se plaisaient à rire sous cape du manque de poigne du jeune homme, n'hésitant pas à laisser entendre à mots couverts que sa propre soeur possédait plus d'attributs que lui. Ah, Esmelda. Une sale gamine et même une véritable petite peste, mais un joli minois et surtout, une place de choix dans la hiérarchie impériale, en bref, une jeune fille contre laquelle le Rat eut volontiers troqué Morgane, quitte à arranger un quelconque accident malheureux. Après tout, pourquoi se contenter d'un duché s'il pouvait avoir l'empire entier ? Hélas, Rodrick avait en son temps fait barrage et affirmé son refus de marier sa fille sans le consentement de la principale intéressée. Idée parfaitement saugrenue en vérité, mais qui avait rapidement fait comprendre à Logan qu'il ne pourrait jamais prétendre épouser la princesse, quand bien même son épouse légitime venait à disparaître prématurément. Il se contenterait donc de son duché, certes moins vaste mais finalement plus facile à administrer et à défendre.
La seule mort de Rodrick aurait ainsi pu suffire, Grégorist n'aurait jamais le cran de retirer le titre du duché à Logan une fois «le vieux» et les triplés sortis du jeu de la succession, pas au risque de s'attirer le mécontentement des quelques seigneurs dont le Rat s'était attiré les faveurs à grands renforts de belles paroles, de promesses élogieuses voire même parfois de cadeaux généreux. Mais les esprits semblaient eux aussi reconnaître les mérites du prétendant au titre de duc, puisqu'à peine deux ans après cette tragédie éclata la guerre contre les vampires. Monopolisant les besoins en hommes et renforçant un peu plus la position d'Elena en tant que cité réputée pour la qualité de ses troupes militaires, cette guerre d'un genre nouveau venait servir ses intérêts à tous les niveaux : enrôlés dans l'armée, les frères de Morgane étaient partis risquer leurs vies à défendre les terres de l'empire et chaque nouveau messager se présentant à leur porte était un nouvel espoir pour le Rat. Espoirs déçus jusqu'à présent, mais il était dit que les fils du destin oeuvraient en sa faveur pour lui tisser un avenir radieux : un nouvel ennemi à qui l'on prêtait le nom d'Alayiens vint malmener la puissante armée impériale. Les défaites se multipliaient, la guerre devenait plus sanglante encore et les pertes étaient particulièrement lourdes ces dernières semaines. Ce n'était donc qu'une simple question de temps avant qu'une lame ne vint trouver le chemin de la gorge des triplés. Lorsque le nouvelle du siège d'Elena lui parvint, Logan se trouvait encore à Gloria en compagnie de Morgane et de leurs rejetons. L'annonce de l'état de siège de son futur duché le contraria quelque peu, mais bien vite l'avantage de la situation lui rendit le sourire : Elena résistait encore, mais le siège épuisait forcément Darius. Que l'issue soit heureuse ou pas, le vieux ne verrait certainement pas la fin de l'année alors qu'importe que la ville tombe ou non : lorsque la guerre sera finie, Logan sera enfin duc !