L'exil. L'ultime espoir d'un vampire aux idées si différentes de celles qui guidaient jusqu'à présent ceux que l'on pouvait qualifier comme étant ses semblables, son peuple. Ceux là même qui, a de trop rares exceptions près, le considéraient comme une honte pour leur espèce. Alors que les êtres de la nuit étaient en tout point supérieurs aux humains qu'ils traquaient, voila que l'un d'eux parlait de dialogue, de paix et de tolérance. Alors même que les vampires avaient cultivés soigneusement leur supériorité en éliminant les faibles afin de ne laisser subsister que les plus forts, voila que l'un d'eux parlait d'équité, de justice et de tempérance. Et surtout, alors que le venin vampirique leur octroyait force, résistance, vitesse, puissance et immortalité, voila que l'un d'eux parlait de malédiction et de guérison, d'antidote et de solution. Pour le faire taire, on l'avait défié, on l'avait écrasé et on l'avait piétiné. Mais on avait échoué. Chaque insulte qui lui avait été destinée, chaque coup qu'il avait reçu, chaque défaite qu'il avait connue n'avaient fait que renforcer un peu plus sa détermination à poursuivre dans la voie qu'il avait fait sienne.

Mais lorsqu'un vampire plus fort et plus violent que les autres s'était dressé au dessus de la masse pour se proclamer leur prince, les choses avaient brutalement changés. Wintel avait pris le contrôle du conseil et quiconque refusait de s'agenouiller devant lui était froidement exécuté. En quelques heures, les quelques vampires que Kylian était parvenu à rallier à sa cause avaient été éliminés et le jeune idéaliste avait rapidement compris que son tour ne tarderait pas. Ses prises de position avaient toujours été fermement opposées à celles de Lorenz et celui-ci ne pourrait tolérer que ce genre de pensée dissidente puisse se répandre au sein d'un peuple qu'il voulait dominer et diriger par la peur. Alors, celui qui serait désormais considéré comme traître et renégat par les siens avait pris la fuite avec l'espoir que peut-être un jour, il pourrait de nouveau se faire entendre.


Quelques mois plus tard, une silhouette sombre se glissait hors de la salle d'audience pour se faufiler dans les couloirs du palais impérial Kohan, en direction des jardins. A la faveur de la nuit, l'ombre mouvante n'eut aucune peine à tromper la vigilance des gardes et en quelques instants, le vampire se retrouva à proximité du mur d'enceinte des jardins extérieurs, à l'endroit exact où un jeune cerisier offrait une aide précieuse pour quiconque désirait franchir aisément la haute paroi de pierres taillées. Quel instinct mystérieux était venu lui souffler de se figer au pied de l'arbre avant de gravir son tronc ? Kylian n'avait pas la réponse à cette question, il en ignorait la nature exacte et se contentait de l’appeler l'instinct du fugitif. Tout ce qu'il savait, c'est que depuis qu'il avait débuté sa croisade solitaire, cette petite voix qui se faisait parfois entendre dans son esprit et qui lui murmurait de faire preuve de prudence lui avait souvent évité bien des ennuis, alors il avait rapidement appris à lui obéir. Cette fois encore, le vampire se laissa docilement convaincre et s'immobilisa silencieusement, les sens en éveil. Et cette fois encore, il avait eu raison d'écouter cet instinct protecteur. Car il n'était pas seul à évoluer en pleine nuit, sous le clair de lune, à travers les jardins. Ses talents naturels de prédateur le lui hurlaient maintenant à pleins poumons : à quelques mètres à peine du cerisier qu'il avait eu l'intention de gravir, une autre silhouette se tenait discrètement tapie à l'abri des regards. Il ne s'agissait pas d'un autre vampire, Kylian en avait la certitude puisque même à cette distance, il pouvait ressentir les battements réguliers d'un coeur plein de vie. Dans l'esprit du fugitif, la petite voix qui lui avait si souvent sauvé la mise se fit entendre de nouveau. Fuis ! Machinalement, comme un animal bien dressé obéissant à son maître, le vampire esquissa un mouvement de recul mais s'interrompit. Il ne voulait pas fuir. Cette présence inattendue l'intriguait, et le renégat se retrouva bientôt submergé par le besoin impérieux d'en apprendre plus sur elle. Etrange sensation que celle d'être ainsi déchiré entre deux sentiments parfaitement contradictoires, le premier l'exhortant à reculer et fuir sans se retourner, l'autre le poussant irrémédiablement à avancer. Ce fut ce dernier qui remporta la lutte, et l'archer se mit à avancer.

Chacun de ses gestes lui donnait l'impression qu'il se trahissait lui même en se refusant ainsi à écouter son instinct mais c'était plus fort que lui, comme si le Dracos en personne se tenait derrière lui et le poussait vers l'avant, vers ce coeur palpitant devant lui. Un dernier pas, et le vampire fut en mesure d'apercevoir entre les massifs de fleurs l'inconnu qui l'intriguait tant. Ou plus exactement l'inconnue, car c'était bel et bien une jeune femme qui se tenait assise dans l'herbe, ses yeux étincelants semblant se perdre dans la contemplation du ciel étoilé. La princesse Kohan en personne ! Kylian l'avait reconnue au premier regard, il avait déjà aperçu le visage de la demoiselle sur un portrait de la famille impériale suspendu dans la salle d'audience, un peu plus tôt dans la soirée, tandis qu'il s'entretenait secrètement avec l'empereur. Sur l'instant, il se souvenait d'avoir admiré le talent du peintre qui avait su figer sur la toile un visage d'une grande beauté, mais maintenant qu'il avait le modèle sous les yeux, il comprenait et devait bien reconnaître qu'en dépit de son habileté, l'artiste n'avait pu saisir qu'une fraction du charme véritable de la princesse. Il y avait dans le regard de la jeune femme quelque chose qui le fascinait : à la façon dont elle admirait la voûte céleste, on devinait sans peine une insatiable soif de liberté. Elle était la plus importante femme de l'empire, elle possédait des richesses innombrables, s'habillait des vêtements les plus raffinés, mangeait chaque jour à sa faim, était probablement courtisée par les plus beaux partis du continent et bénéficiait de la protection de milliers de soldats qui se feraient tuer pour elle. Et en dépit de tout cela, elle semblait presque ... malheureuse.

Kylian demeura ainsi pendant un moment qu'il n'aurait pu évaluer, quelques minutes probablement, avant de détourner le regard. Il allait repartir, laissant la jeune femme à ses rêveries pendant que lui même regagnerait la solitude de son existence lorsque par une maladresse de sa part, mais était-ce vraiment une maladresse, son pied écrasa quelques brindilles toutes proches qui ne manquèrent pas de se briser en craquant. Dans le silence de la nuit, le léger craquement eut l'effet d'un roulement de tonnerre aux oreilles du vampire qui se figea en une immobilité parfaite. Elle ne pouvait pas ne pas avoir entendu, mais le renégat gardait l'espoir que non. Du moins, il supposait espérer être passé inaperçu, mais il ne parvenait pas vraiment à s'en convaincre lui-même.

Il était de notoriété publique que la princesse n'en faisait qu'à sa tête. Pour beaucoup, elle n'était qu'une enfant pourrie gâtée, par sa mère, puis son frère.
Elle avait le bon rôle. Aucun pouvoir politique, donc aucun soucis concernant la gérance du royaume, et tous les bienfaits de disposer des joyaux de l'empire. Et en prime tout une plaiyade de personnes à sa disposition. La princesse voulait, elle l'avait. Et Esmelda en jouait. Mais pas pour les raisons qu'on lui incriminait. Simplement pour avoir la paix. Demander à une de ses dames un gâteaux aux myrtilles alors que ce n'est pas la saison lui promettait au moins une heure ou deux, à avoir personne sur son dos et se changer pour rejoindre son amie Ninna aux écuries. Une ballade en pleine air rien de mieux pour sortir du carcan qu'on lui imposait.

Oui, hélas, la contre partie c'est qu'on faisait d'elle ce qu'elle n'était pas. Mais la jeune femme en devenir s'en préoccupait-elle ?? Pas encore, pas vraiment, du moment qu'on la laissait en paix et libre de ses gestes, de sa pensée. Comme on lui faisait souvent remarqué, elle n'était bonne qu'à attendre un bon parti, un joli mariage où elle donnerait de beaux enfants à l'empire. On en reparlerait. Mais pour le moment, sa vie se composait à éviter les nobles et autres conseillers royaux, à se cacher dans les cuisines, bibliothèques ou dans Gloria. On y apprenait bien plus sur la vie qu'à suivre la rigidité d'un protocole royal désuet et dénué de sens. Esmelda aimait les gens de son peuple. Ils avaient toujours de riches histoires à lui enseigner, de nouvelles gourmandises à faire découvrir, des tranche de vie réelle, une richesse toujours grouillante et vivante. Ce qui tranchait avec l'ambiance glaciale, sérieuse et silencieuse du palais. Ils avançaient, malgré la dureté de la vie, alors que la princesse semblait se figer dans l'éternité d'un nom. Dans les rues de Gloria, elle vivait. Au palais, elle sombrait.

Sauf quand le balais de ses prétendants pointait son nez. Là, il y avait de quoi rire. Esmelda avait rendu chèvre plus d'un des beaux partis, comme on les appelait du royaume. Se pavanant devant elle, en étalant leur argent, richesses, pierreries, et autres luxe. Qu'est-ce qu'elle aimait leur dire qu'à côté d'elle ce n'était rien. Se pavaner était bien loin de sa façon d'être, mais là, la tentation était bien trop grande. Et quand il s'agissait de culture. La princesse bien plus curieuse qu'eux en exposait trop pour ces guerriers en devenir. Une femme qui pense est trop dangereuse pour eux, même quand il s'agit de la princesse.
Il y avait un seul jeune homme qui eut son attention, un fils issu d'une grande lignée de conseillers royaux, établit dans le nord. Il parlait bien, de sa ville, de son importance. Il ne cherchait pas à l'impressionner. Et pour cause, il lui faisait la cour, car son père le voulait. Son cœur était promis à une cousine. Esmelda s'en fit un confident, un ami. Lui la considérait pas comme un joyau à obtenir, un trophée de plus, le bouquet final. Juste une personne.

Un soir où la mélancolie se fit ressentir, Esmelda sortit. Elle n'aimait pas se soumettre à la tristesse de sa petite personne, alors que tant lui enviait sa position, la jalousait même. Mais savait-il ce que c'était réellement de ne faire partie que d'un joli ensemble, sans vous demander de vous exprimer ? Sûrement pas.

Alors au lieu de se laisser morfondre dans sa vaste chambre, la jeune femme sortit contempler le ciel, rêvant en regardant les étoiles, à une autre vie. Une vie où sa voix compterait, où son cœur battrait pour une cause dont son esprit serait lié. Voir sa vie changer du tout au tout, ne suivant pas cette routine, brisant les carcans et les chaînes qui la liaient de plus en plus chaque jour. Pendant un instant, elle aimerait ne plus avoir de sentiments, être libre, juste un esprit. La jeune femme contrôlait depuis trop longtemps ce sentiment, la forçant à dévoiler une partie sombre de son âme, pour un simple sentiment de liberté, la faisant se sentir coupable.

La princesse fut pourtant sortit de sa douce rêverie par un craquement non loin d'elle. Ses yeux dans le vague se détournèrent vers le bruit. Son cœur se mit à battre un peu plus. Mais qui que soit la personne, elle allait la ramener sur terre et sûrement dans sa chambre. Une princesse seule dehors, dans la nuit. Brrrr !!

Elle aurait le droit à quelle version. Version, soldat, plus polie, cherchant presque à se confondre en excuse de lui dire de rentrer ? La version conseiller ?? au lit comme une gamine de quatre ans. La version dame de compagnie ? Moralisatrice au possible ?? Ou celle de son frère, s'asseyant près d'elle.

Quoiqu'il en soit, Esmelda ne rentrerait pas de suite. Et elle le fit savoir.

« - Vous avez le choix : je vous laisse venir contempler cette merveille qu'est le ciel que le Dracos nous offre ou de partir en ne disant à personne que vous m'avez vu en dehors de ma chambre à cette heure tardive. »

Lorsque la voix douce et envoutante de la jeune princesse s'éleva dans l'air frais de la nuit, le mince espoir qu'avait formulé le vampire de demeurer inaperçu s'estompa. Rien d'étonnant à vrai dire, l'erreur qu'il avait commise était plus que grossière, même un amateur aurait pu éviter le branchage qu'il avait écrasé par mégarde et néanmoins, il n'arrivait pas à se le reprocher. Mais après tout, était-ce vraiment un accident ? Il n'arrivait pas à s'en convaincre, il ne pouvait pas dire avoir agi volontairement et pourtant, il y avait cette part de son esprit qui lui disait que cela ne pouvait être totalement involontaire. Maintenant qu'il était repéré, les choses risquaient de vite se compliquer pour mais alors qu'il s'était attendu à l'entendre hurler à la garde à pleins poumons, la demoiselle n'en fit rien, que du contraire, elle l'invita à se joindre à elle... ou à partir en gardant le secret ? Ainsi donc, la princesse elle-même n'avait pas le droit de se promener à sa guise au sein de son propre palais ? Voila qui expliquait qu'elle n'ai pas appelé la garde, si elle se trouvait là sans y être autorisée, elle préfèrerait certainement s'abstenir de se faire remarquer ce qui en un sens était une très bonne chose pour le vampire qui lui aussi se serait volontiers passé d'avoir à fournir des explications.

Kylian se redressa, s'efforçant de dissimuler les traces de son corps de prédateur nocturne sous sa cape. La princesse n'avait peut-être pas envie d'attirer l'attention, mais mieux valait éviter de l'effrayer en exhibant des atours vampiriques, les humains avaient cette fâcheuse tendance à tuer d'abord, s'interroger ensuite. Mais pouvait-on leur en vouloir lorsque Wintel et ses troupes semaient la mort et la destruction dans leur sillage ? Par chance, la lumière blafarde de la lune ne soulignait pas trop la teinte plus pâle de sa peau et aiderait le renégat à ne pas se faire remarquer.
Pourquoi n'avait-il pas simplement pris poliment congé pour retourner à son anonymat ? Il l'ignorait et aujourd'hui encore, lorsqu'il repense à cette soirée, cette question se rappelle à son esprit. Que serait-il advenu s'il avait fait le choix de partir ? Le destin les aurait-il amené à se recroiser ou l'idylle que le couple vivait depuis ce soir n'aurait-elle simplement jamais existé ? Qu'importe après tout, l'essentiel était qu'à cet instant précis, Kylian avait décidé de s'offrir un luxe trop rare pour lui : un moment de calme et de paix saupoudrés d'un zeste d'insouciance. Il leva brièvement les yeux vers la voûte céleste, il n'y avait pas un nuage en vue, le ciel sombre arborait son panache d'étoiles et de constellation, véritable œuvre d'art comme seule la Nature pouvait en dessiner.

Le vampire quitta lentement sa cachette pour se dévoiler aux yeux de la princesse avant de poser le genou à terre, regard baissé, selon les us et coutumes de la hiérarchie humaine. Un sourire narquois se glissa sur son visage tandis qu'il saluait, son esprit venait de se laisser divaguer à imaginer la tête qu'aurait faite Lorenz devant le spectacle d'un vampire, fut-il déchu et considéré comme moins que rien par ses pairs, s'inclinant devant une humaine. Le soi-disant prince s'en serait plus que probablement étranglé et cette seule idée amusait beaucoup son opposant. Lorsque ce dernier releva la tête, son regard bleuté croisa celui plus sombre de la jeune femme. C'est à cet instant précis qu'il sut que quoiqu'il advienne, il ne regretterait jamais son choix de ne pas avoir tourné les talons pour prendre la fuite. Les yeux sont le reflet de l'âme paraît-il, et bien quiconque aurait croisé tel regard n'aurait pu douter que la princesse n'avait rien de commun avec les autres femmes de son peuple ou d'un autre. Conservant le genou à terre, Kylian s'adressa à elle avec tout le respect dû à une personne d'un rang si élevé.

« Votre altesse, pardonnez mon intrusion, je ne pensais pas vous trouver ici à cette heure. Permettez moi de me présenter, je me nomme Kylian Wallam et je suis... au service de sa majesté impériale votre frère.
Votre invitation m'honore mais je ne sais si je suis digne de votre présence. »

L'homme s'avança, sortant de sa cachette sombre. Vêtu d'une capuche camouflant son visage, Esmelda ne vit que peu à quoi il pouvait ressembler. En même temps, sans aurait-elle vu quelque chose au clair de la lune. Aurait-elle vu directement ce qu'il était, et dans un instinct primaire aurait-elle crier à la garde de peur de mourir sous ses dents ou bien de peur de voir encore des membres de son peuple souffrir et là au sein de son palais.

Mais il s'avança caché, prit sur le fait, hésitant un instant, puis s'agenouillant devant elle. Comme tous, enfin presque. D'un signe de tête, elle lui permit de de se relever, croisant son regard, qui malgré la noirceur ambiante, était d'un bleu perçant. Elle s'y perdit un instant, bloquant dessus, avant de reprendre sa position initiale, la tête en l'air regardant le ciel étoilé.

« -Quoi de mieux que d'avoir un peu de compagnie en cette magnifique soirée... et pourquoi seriez-vous donc de si mauvaise compagnie. Vous en êtes digne si vous le désirez et si la beauté du ciel vous fait comme moi palpiter le cœur et divaguer votre esprit au delà de ces billes brillantes. »

La princesse le laissa prendre place auprès d'elle et contempler la beauté des lieux. Le parc, sous le ciel, son atmosphère sereine et apaisante, voilà la seule chose dont avait besoin la princesse, après les mauvaise nouvelles de la journée. Encore une attaque. Encore des morts.

Un peu songeuse, la princesse préféra penser à autre chose. Pour ne pas laisser sa peine l'envahir.

« - N'avez-vous jamais pensé qu'au delà du ciel, par delà les étoiles et le soleil, d'autres sont comme nous à contempler le spectacle que nous offre la nature ? »

Une idée comme une autre. Après tout pourquoi pas. Le ciel semblait si immense, sans fin.

« -Parfois j'aimerai à penser que oui, d'autre fois, je me dis que je ne sais pas si le spectacle que nous leur offrons actuellement serait de bonne augure en guise de bienvenue. »

Chassez le naturel, il revient au galop. Tout comme les tracasseries ou la souffrance. Sa voix la trahirait peut être, mais ce soir semblait hors du temps. Un moment où elle ne pouvait plus être seulement princesse, juste une femme avec ses doutes et ses chagrins. Ou son cri de révolte. Elle n'avait personne envers qui se tourner pour cela. Ninna étant absente, elle se retrouvait seule au palais. Sans alliés.

« - Peut être que je changerai d'avis lorsque nous aurons compris l'importance de chaque présence sur Armanda. »

Sourit-elle les yeux dans le vague du ciel, ramenant derrière une mèche de cheveux derrière son oreille.

« -Excusez-moi, je joue les douces rêveuse ce soir. » dit-elle en tournant la tête vers son invité et posant son regard sur l'homme, un conseiller de son frère. Sûrement un homme de principes, qui allait lui dire que non, le Dracos ne pouvait être ailleurs qu'auprès d'eux, ou une chose du genre. Même si un petit quelque chose lui faisait penser le contraire.

Kylian avait l'impression de la tromper, de lui mentir par omission en lui cachant ce qu'il était réellement et cela ne lui plaisait pas. Quelque chose en son âme lui soufflait qu'il ne voulait pas lui mentir, qu'il ne devait pas lui cacher la vérité mais, pour l'instant du moins, il ne pouvait faire autrement. Le risque était trop grand et pour une fois que quelqu'un lui tendait la main, même si ce quelqu'un agissait en ignorant ce qu'il était, il n'avait pas l'intention de tout gâcher. Aussi préféra-t-il garder le silence devant la réponse de la jeune femme, encaissant discrètement l'ironie de la situation. Dracos, elle avait le don de choisir ses mots. Pourquoi serait-il de si mauvaise compagnie ? Peut-être parce qu'aux yeux des Hommes, il n'était qu'un dangereux prédateur, un monstre assoiffé de sang qu'il fallait éradiquer sans autre forme de procès. Le ciel étoilé lui faisait-il palpiter le coeur ? Plus depuis longtemps, malheureusement. Pas plus le ciel qu'autre chose d'ailleurs, son coeur ayant cessé de battre depuis environ deux siècles.

Néanmoins, le jeune renégat s'installa aux côtés de la princesse, s'efforçant de refouler loin de ses pensées cette petite voix qui se faisait jour dans son esprit pour lui murmurer des mots de mort et de violence. La proximité de la demoiselle exacerbait plus encore cet instinct bestial qui le taraudait, les battements de son coeur parfaitement audible à l'oreille du vampire, et les senteurs parfumées de son odeur lui effleurant les narines ne faisaient rien pour l'aider à lutter. Mais il ne cèderait pas ce soir, et certainement pas tant qu'il serait en présence d'une princesse. Levant les yeux sur la voûte étoilée, Kylian isola ces pulsions meurtrières dans un recoin de son esprit et se concentra sur la beauté du spectacle qui s'offrait à lui. Depuis combien de temps ne s'était-il pas accordé quelques minutes pour admirer le ciel ? Il n'aurait pu le dire et en y réfléchissant, c'était quand même un comble pour un être de la nuit.

La question qui s'échappa des lèvres de sa compagne du moment l'intrigua. Il n'y avait jamais véritablement pensé et ne savait trop quoi répondre. En revanche, il nota sans peine la tristesse qui teintait la voix de la jeune femme lorsqu'elle évoqua "le spectacle que nous offrons actuellement". Elle faisait référence à la guerre, bien entendu, qui ravageait le continent depuis trop longtemps déjà. Non, décidément, s'il existait réellement d'autres êtres capables de les observer depuis les étoiles, mieux valait sans doute qu'ils ne regardent pas par ici pour l'instant. Et pourtant, il y avait encore de l'espoir...

Kylian sentit nettement le regard de la princesse se poser sur lui tandis qu'elle tournait la tête vers lui pour s'excuser. Il lui rendit un regard en coin avant de détourner le visage vers le ciel, semblant se perdre à son tour dans ces étendues infinies. En vérité, il ne voulait surtout pas courir le risque de lui faire voir les crocs acérés qui garnissaient sa dentition en lui répondant face à face.

« Ne vous excusez pas, il n'y a aucun mal à se laisser aller à la rêverie. C'est même plutôt une bonne chose que de laisser son esprit s'évader de temps en temps, surtout en ces temps sombres. Si l'on ne se ménageait pas de tels moment, la folie qui s'est emparée des Armandéens aurait vite fait de nous contaminer. »

Semblant subitement reprendre conscience du statut de la personne à laquelle il s'adressait, le vampire tourna franchement le visage vers elle pour la gratifier d'un regard plus soutenu, avant de baisser la tête vers le sol, imitant l'enfant pris en faute. Dracos, maudites canines.

« Pardonnez moi, je ne voulais évidemment pas laisser supposer que vous puissiez être folle ou quoi que ce soit de comparable. »

Redressant la tête, mais évitant toujours soigneusement de lui parler en face, Kylian poursuivit en désignant le ciel, préférant éluder rapidement la possible gaffe qu'il venait de commettre en parlant de folie à une princesse de haut rang.

« N'ayez crainte, la guerre ne durera pas éternellement. Je sais de source sûre que les vampires sont divisés et qu'il existe des dissidents, des vampires moins mauvais que les autres qui désirent la paix tout autant que nous. Et si on nous regarde de là-haut, on le verra certainement. »

C'était gros, il y avait toutes les chances pour qu'elle éclate de rire devant pareille ineptie et le proclame définitivement fou lui même. Rares en effet étaient les humains prêts à croire la paix avec les vampires possible, c'était d'ailleurs la raison même pour laquelle Kylian s'efforçait de gagner la confiance de Gregorist, il devait l'en persuader avant de pouvoir espérer être en mesure d'accomplir quoi que soit. Mais à défaut de convaincre l'empereur, il pouvait toujours essayer de faire valoir ses arguments auprès de la soeur de ce dernier.

Folle. L'était-elle, au moins un peu ? Déjà de vouloir croire en un rêve d'ailleurs alors que tout s’effritait peu à peu autour d'elle. La mort de son père, son frère aimé sur le trône, elle devenant un parti, un statut. Le frère et la sœur n'étant plus des personnes, mais des rôles. Un empereur et une princesse. Rien de plus. Et pourtant, Esmelda se sentait bien plus que cela. Une colère sourde grondait en elle depuis toute petite, une liberté folle et tenace de bousculer les faux semblant du palais pour voir avec des yeux vrais et sincère.

« - Vous pouvez me prendre pour folle. Vous ne serez pas le premier en ces lieux à ne voir que les douces rêveries d'une enfant prendre le pas sur la réalité qui nous entoure. Même si je pense que l'un et l'autre ne sont pas indissociables. Ce sont nos rêves qui nous font. Sans eux, autant s'éteindre. »

Et surtout sans eux, elle serait morte depuis longtemps, sans eux, elle ne tiendrait pas une journée dans cette cage aux lions. La jeune femme serait déjà mariée à un duc ou comte, peut être aurait-elle déjà un enfant d'un homme non désiré. Car aucun n'avait su voir en elle cette flamme qui brûlait.

« - Et rassurez-vous, je n'avais pas pris vos mots en ce sens. Puis ne sommes nous pas ici à regarder le ciel noir parsemé de milliers de rêves pour se laisser aller à une certaine folie douce ? »

Puis en cette soirée, la jeune femme ne voulait pas qu'on lui parle comme à une princesse. On ne lui parlait que comme ça. Avec des faux semblant, dans son sens, pour lui faire plaisir, ou avec des pincettes. A part Ninna, dans son entourage, il n'y avait que du mademoiselle, votre altesse...et que je te passe de la pommade par devant.

Alors que les choses réellement importantes, la vie du peuple, leurs doutes, leurs craintes, la sécurité de tous passaient après cet apparat de belles parures et autres vêtements montrant l'importance soit disant d'un homme.

« -La guerre n'en ait qu'à son crépuscule. Car les idéaux des différents peuples de notre belle terre sont fermés aux oreilles de tous. Les vampires ne sont pas la seule cause de la souffrance de mon peuple, la fermeté et l'autarcie des Hommes auront aussi raison de leur perte. Comme autrefois. »

Une bien triste ritournelle, mais hélas, sans cesse rechanter. Et si cette fois-ci encore les vampires retournaient se terrer dans les souterrains, après. Dans un siècle, dans cent ???

« - Des vampires moins mauvais... le problème hélas chez les vampires, même les plus pacifistes, chez ceux qui veulent une harmonie, une paix entre tous, sont quand même obligés de commettre un crime en ôtant la vie d'un de mes citoyens. Et même à la plus horrible des personnes, je n'arrive pas à concevoir de lui enlever la vie, juste pour le simple fait de me nourrir. »

Car la souffrance d'un Homme n'avait pas de prix, même si ce dernier était abject. La mort n'était pas l'apanage d'un être suprême, mais d'un choix recherché et justifié en conséquence.
Quittant enfin les étoiles, Esmelda tourna sa tête vers le jeune homme, le cherchant du regard, n'ayant qu'à peine entrecroiser celui-ci, dans l'obscurité et dans le secret de sa capuche. Un regard franc et déterminé. Il était rare qu'elle se laisse autant aller à la confidence avec un inconnu, mais cet homme ne lui donnait pas l'impression d'être comme ceux au service de son frère. Embourbés dans leurs bienséance royale. Peut être avait-elle tort. Elle le saurait au petit matin, si Gregorist viendrait la sermonner. Encore.

« - La vie d'un être compte, même si cet être est une ignominie. Il doit être jugé par les siens et payer en conséquence de ses actes. Mais en tant de guerre la justice portée si souvent en bandoulière s'effrite pour laisser place aux sentiments. Une autre chose qu'on ne peut juger tant qu'on ne la connaît pas. »

Et elle parlait en connaissance de cause. Au milieu de sa jeunesse et des écrits de ses ancêtres.

« Et j'espérais ne pas avoir à la connaître. »

Triste constat. Mais ne voulant pas rester dessus et sa curiosité naturelle revenant au galop, elle demanda, en se tournant plus franchement vers lui.

« -Mais vous, qui sembler connaître ces créatures de la nuit, du moins assez pour me faire venir ces informations, qu'en pensez-vous ? Sur leur petit problème de non compatibilité gustative avec nos semblables. »

Le vampire laissa filtrer un soupir de soulagement entre ses lèvres lorsqu'il comprit que la princesse ne s'était pas sentie insultée par ses propos. A l'exception du jeune empereur auprès duquel il cherchait à plaider sa cause, Kylian fréquentait peu la noblesse humaine et même pas du tout en vérité. Mais des quelques souvenirs flous qu'il avait pu récupérer de sa vie passée, il conservait une image assez peu flatteuse de ces hommes et femmes nés dans la soie, dont l'arrogance et la suffisance envers les couches inférieures de la société n'avaient d'égales que les courbettes dont ils affublaient les puissants afin de s'en faire bien voir. Mais la jeune femme qui l'accompagnait ce soir n'avait rien de comparable à ce qu'il avait pensé trouver chez une princesse de si haut rang. Humble, elle l'avait d'emblée considéré d'égal à égal alors même que ses vêtements ne pouvaient laisser transparaître aucun doute sur le fait qu'il n'était pas, ou plus exactement qu'il n'était plus, membre de ce cercle fermé qu'on appelait la noblesse. Rêveuse, un peu poète même, elle savait apprécier la simplicité d'un soir d'été plus encore que lui-même puisque si elle n'avait attiré son attention dessus, probablement n'aurait-il même pas remarqué le spectacle que lui offraient les cieux, trop occupé qu'il était à se cacher et fuir perpétuellement les réalités bien terrestres. Et surtout, sincèrement inquiète et compatissante pour le bien de son propre peuple, là où beaucoup de nobles ne faisaient que fabuler un vague intérêt pour les conditions de vie des couches inférieures de la société, simulant de donner d'une main ce qu'ils reprenaient en double de l'autre. Alors qu'il était si facile pour les humains d'accuser les vampires de tous les maux, la princesse demeurait lucide sur les propres faiblesses de son peuple. Une qualité rare et précieuse.

Néanmoins, Kylian se crispa tandis que la princesse évoquait le régime alimentaire des vampires... son régime alimentaire... Oui, ils étaient condamnés à tuer pour vivre, le renégat ne pouvait manquer d'y penser. Il avait déjà essayé de lutter, de repousser la Bête au delà du raisonnable, mais il avait échoué et alors que la jeune femme déplorait cette nécessité alimentaire propre à ceux de son espèce, le souvenir de cette terrible nuit lui revenait. A l'époque, il était parvenu à tenir près de trente jours sans tuer, il y avait mis toute sa volonté, il avait passé des heures à se combattre lui-même, mais il avait été vaincu par sa propre malédiction et les conséquences furent terribles. Le souvenir avait mis plusieurs années à se reconstruire dans son esprit, mais aujourd'hui il pouvait revoir la scène en détails. Il revoyait son corps, comme si son âme s'était tenue à l'extérieur de ce dernier, en simple spectatrice impuissante devant l'horreur des actes qu'il avait alors commis. Une famille complète. Il avait décimé toute une famille : homme, femme et enfants. Un foyer innocent, simples paysans vivants de leur terre. Il ne leur avait laissé aucune chance. S'il n'avait été victime d'une amnésie partielle temporaire, si son esprit n'avait pas enfoui cet épisode dans les tréfonds de son inconscient pendant des années pour ne le lui remémorer que pièce par pièce, le vampire se serait probablement ôté la vie. Mais il n'en avait finalement rien fait, qui était-il pour se prétendre capable de décider de mourir alors que l'esprit de la Mort ne se présentait pas devant lui ? Acceptant ainsi peu à peu la réalité de sa malédiction, il avait alors décidé de racheter ses fautes en portant des idées nouvelles parmi les siens. Des idées de paix et d'harmonie. Et surtout, surtout, il s'était promis de ne plus jamais se risquer à de telles extrémités. Alors oui, il tuait. Pour garder le contrôle de lui même, pour dominer la Bête, il devait se résoudre à lui accorder un sacrifice régulier. Et parce qu'il ne pouvait faire autrement, au moins préférait-il avoir le choix de ceux dont il prendrait la vie.

Le renégat tourna lentement son visage vers la princesse tandis qu'elle se risquait à lui demander son avis. Elle ne se doutait probablement pas qu'elle posait la question à l'une de ces créatures de la nuit dont elle venait de décrire le mode alimentaire avec tristesse.

« C'est une triste vérité que vous énoncez là mais il est normal que vous ne puissiez concevoir de tuer quelqu'un pour vous en nourrir, vous êtes humaine et aucun humain ne peut vraiment comprendre ce qu'est le vampirisme et les implications qui en découlent avant d'y être confronté lui-même. Avec de la volonté, le vampire peut refuser de tuer pendant un temps plus ou moins long, mais sa nature profonde finit toujours par le rattraper et les conséquences peuvent alors être... terribles.
Les vampires doivent boire le sang d'autres êtres vivants pour survivre, c'est horrible mais ne croyez pas qu'il s'agit de leur fait : le vampirisme est une malédiction qui les empêche de mourir, les enchaîne, les ronge et les détruit peu à peu. Les faibles se soumettent à elle et finissent par en devenir totalement dépendants au point même de prendre du plaisir à tuer. Les autres, ceux qui sont assez forts pour lutter contre ces instincts sanguinaires, s'efforcent de ne tuer que le strict nécessaire pour garder le contrôle sur eux-même et éviter ainsi d'autres victimes innocentes.»

D'une main, Kylian fit basculer la capuche qui lui couvrait la tête avant de planter son regard clair dans celui plus sombre de la jeune femme pour poursuivre :

« Si je connais si bien ces créatures de la nuit, altesse, c'est parce que je suis moi-même l'un d'entre eux. Je ne suis pas fier de cela et si j'avais pu choisir, j'aurais préféré mourir que de me voir ainsi transformé. Mais je n'ai pas eu le choix, et aujourd'hui, je mène une rébellion contre l'autorité d'un prince autoproclamé dont le coeur si tant est qu'il en ait jamais possédé un est empli de haine et de violence, et j'aspire plus que tout à rétablir la paix entre les peuples d'Armanda. Je sais que tout nous sépare, je sais que la tâche que je me suis fixée ne sera pas facile à atteindre, mais je ne peux pas croire que les Esprits aient permis la naissance des vampires sans nous laisser une solution qui nous permettent de vivre en paix...

Mais si en dépit de cela, je reste un monstre à vos yeux parce que je dois régulièrement me nourrir de sang pour continuer d'exister, alors appelez à la garde et faites moi pourchasser par vos soldats. Je ne vous ferais aucun mal pour autant et je n'essaierais même pas de résister, je prendrais simplement la fuite. »

Malgré le vent frais qui commençait à chatouiller ses cheveux, Esmelda n'avait pas froid. La beauté du ciel étoilé et la discussion qui changeait de savoir quelle robe est devait porter apportaient une note agréable. La princesse n'avait pas l'impression d'être jugé à chaque mot, que pour une fois ceux-ci comptaient, car le jeune homme lui répondait en ne la prenant pas pour une simple femme bonne à enfanter, jouant que de la musique et ne s'intéressant qu'aux arts. Non Esmelda était bien plus que cela. Elle aimait la politique, quand celle-ci était juste, comprendre les relations entre les peuples, comprendre l'histoire, l'art de la guerre, même sans y participer activement.

Et c'est d'ailleurs grâce à cela que la jeune femme répondit avec calme et sang froid face à une telle annonce. Car la jeune princesse s'était attendue à tout mais pas à ça. Se retrouver face à un vampire, discutant au clair de lune, ne faisait pas parti du plan qui émergeait dans son esprit.

Son cœur se mit à battre bien plus fort, après avoir raté quelques battements et la nuit devint d'un coup plus chaude. Son regard ambré ne détacha pas celui du vampire. Son cerveau réfléchissait vite à tant de choses en même temps, les pires comme les meilleures. La déglutition se fit avec difficulté et elle inspira à pleins poumons avant de répondre.

« - A quoi bon appelez la garde. Vous auriez voulu me tuer, nous n'aurions pas conversé sur les étoiles, la garde serait dérangée pour rien, car de nuit votre fuite sera bien rapide. Puis ce serait faire affront à mon frère que de révéler qu'il prend ses informations auprès d'un vampire, cela causerait un incident diplomatique, entre nos pays, car dissident ou pas, votre prince se saisirait de l’occasion pour faire de vous un martyr. Une insulte pour votre deuxième mort. Puis, je devrai crier, passer pour une victime, la surveillance autour de moi serait accrue. Bref, une perte de temps. »

Ironique. Si peu. Il valait mieux le prendre ainsi. Au vue de la situation.

« -Puis, ce serait à moi de m'excuser. Je vous ai insulté quelque part. Et surtout, je n'ai pas eu de considération pour votre race. Il est vrai qu'il est une malédiction de devoir vivre ainsi. Autant pour les vampires que pour mon peuple. Mais vous devez comprendre qu'en tant qu'humaine, princesse de surcroît, j'ai à cœur l'avenir de mon peuple. Et que de les savoir faiblesses me rend malade. Surtout au vue de la politique de purge de votre prince. Je sais qu'il existe comme dans toutes races, des vampires qui se soucient des leurs, des autres, mais reste ce gouffre entre nos deux peuples. »

La princesse se remit à observer le ciel, perdant son regard dans l'immensité de la nuit.

« - Mais vous avez raison. Chaque race sur terre à sa raison d'être et les esprits nous mettent au défi. Mais hélas trop peu de personnes sont capables de regarder au delà des apparences et des différences de chacun. »

La princesse se redressa et se leva pour faire face aux vampires.

« - Et qu'est ce que mon frère vous a dit quand à votre rêve ? »

L'espace d'un instant, Kylian craignit d'avoir surestimé la force de caractère de la jeune femme, peut-être aurait-il dû attendre encore un peu avant de lui faire part de ce qu'il était. Mais il n'avait pas vraiment pris le temps de réflexion, les mots s'étaient échappés de ses lèvres sans qu'il ait pu faire autrement, sa confession lui était venue de quelque chose de plus fort que la simple raison et maintenant, il craignait d'avoir commis une erreur. Le changement abrupte du rythme des battements de son coeur, cette lueur qui s'alluma dans son regard et l'imperceptible recul qui avaient accompagnés les mots du vampire étaient explicites. Elle avait peur. Réaction parfaitement normale en vérité puisqu'elle ne connaissait des vampires que ce qu'on avait pu lui raconter, autrement dit pas une image très flatteuse, et l'idée d'avoir elle-même proposé à l'un de ces prédateurs assoiffés de sang à s'asseoir à ses côtés avait de quoi la mettre mal à l'aise. Restait à voir si elle serait capable de dominer cette peur. Et elle en était capable, Kylian n'en doutait pas ou plus exactement préférait ne pas en douter. Elle avait l'intelligence de voir au-delà des apparences, elle avait le rêve d'un monde en paix, plus encore que Gregorist, elle était capable de comprendre. Cette force transpirait dans son discours depuis qu'elle l'avait invité à se joindre à elle et c'était probablement en partie pour cela qu'il s'était risqué à lui avouer la vérité.

Lorsqu'il comprit qu'elle avait réussi l'épreuve, qu'elle n'allait pas se mettre à hurler, un sourire qui se voulait réconfortant se dessina sur les lèvres du vampire. Il se garda bien néanmoins de montrer les dents, mieux valait pour l'instant ne pas trop afficher ses atours de prédateur : c'était une chose de faire accepter à la princesse le mot qui désignait ce qu'il était, c'en était une autre de le lui faire voir.

« N'appelez plus Lorenz mon prince, car je n'ai pas de prince. Les vampires n'ont pas de prince. Aucune constitution ne régit notre peuple,  il n'y a pas de royauté et donc pas de prince. Notre société est barbare et ne repose que sur la loi du plus fort, c'est l'une des choses que je m'efforce de faire changer, mais le peu que j'avais réussi à construire s'est rapidement effondré lorsque Lorenz a pris le pouvoir et m'a contraint à l'exil. Prince est un titre qu'il s'est lui même octroyé pour justifier ses actes, mais il n'est qu'un vampire qui s'est hissé au sommet par la violence et la peur. Il ne règne pas, il tyrannise.

Ne faites pas l'erreur de penser qu'il a besoin de faire de moi un martyr, si je suis tué par vos gardes, il dansera sur ma tombe avec pour seul regret de n'avoir pu me torturer et me tuer lui même. »

Le renégat s'interrompit quelques instants avant de reprendre :

« Et vous n'avez pas à vous excuser, vous n'avez fait que dépeindre une réalité. Il est normal de craindre ce que l'on ne connait pas, surtout si l'on considère tout le mal que beaucoup de mes semblables ont pu faire à votre peuple. Mais ce gouffre qui nous sépare n'est pas infranchissable, sachez le. Il existe des humains immunisés au poison vampirique, j'en ai rencontré dans les geôles de Lorenz. Je n'ai pas les compétences nécessaires pour l'affirmer, mais peut-être sera-t-il possible de concevoir une alternative au vampirisme grâce à eux. Peut-être même un remède qui pourrait nous guérir. Des solutions existent, altesse, j'en suis persuadé et si les peuples d'Armanda essayaient d'unir leurs efforts plutôt que de se faire la guerre, nous pourrions les trouver.  Si chacun acceptait de faire un pas vers l'autre... »

Lorsque la princesse se releva pour se tourner vers lui, Kylian l'imita avant de se passer une main embêtée sur la nuque au moment d'évoquer l'empereur Grégorist. Le jeune homme n'avait pas du tout la même force de caractère ou la même vision du monde que sa soeur et le renégat n'avait jusqu'à présent pas pu se permettre de se montrer aussi direct envers lui qu'il l'avait été avec la jeune femme.

« Votre frère ? Et bien... Je n'ai pas encore vraiment abordé le sujet avec lui, pour l'instant, j'essaie encore de gagner sa confiance. Il ne me semble pas aussi ouvert d'esprit que vous avez pu l'être, c'est pourquoi il ignore toujours ce que je suis, et sans vouloir lui manquer de respect, je pense qu'il n'est pas encore capable de m'accepter pour ce que je suis...

Mais vous êtes certainement mieux placée que moi pour en juger. Pensez vous que je devrais le lui dire ? Le croyez vous prêt à entendre ce que vous avez entendu ce soir ? »

La princesse s'avança vers une terrasse de pierre qui se trouvait non loin du petit parc de la princesse. Elle s'arrêta contre le rempart clôturant la terrasse. Celle-ci surplombait très légèrement un autre petit jardin en contre bas. En son centre, il y avait une fontaine, et seul son murmure se faisait entendre.
Là la princesse réfléchissait. Que répondre, que faire. Les yeux dans le vague, il fallait répondre avec justesse, de nombreuses choses allaient en découdre. Et cela seulement suite à sa réponse. L'avenir de l'empire, des siens, de son peuple et peut être même d'Armanda.

Esmelda aimait plus que tout son frère, mais là où elle avait eu une éducation culturelle, basée sur de nombreuses lectures, l'ouverture à la musique, la peinture, son frère, lui, avait vécu une enfance basée sur les armes, la guerre, comment défendre un peuple. Même s'il maîtrisait la politique mieux qu'elle, s'était une politique militaire.

La jeune femme se retourna vers le vampire.

« - Non. Ne lui dites rien. Pas encore. Pas comme ça. Votre jugement est juste. Mon frère tient en ses mains tout mon amour et mon respect. Mais il n'en reste pas moins un homme d'épée, à qui les vampires ont causé de lourdes pertes pour son peuple. Continuer à lui parler de vampires cherchant la perte de celui qui se fait appeler Prince. Donner lui des preuves de cette bonne foi, peu à peu dans son esprit, émergera l'idée d'une coalition avec votre volonté de vivre en paix avec les hommes. »

La princesse s'assit sur un banc de pierre près d'elle.

« - Mais dites vous que cette malédiction, comme vous la nommer, cette terreur pour mon peuple, restera à jamais graver dans la mémoire des humains. Même si ce sang dont vous parlez existe. Comment le transmettre à tout un peuple ? Et si cela arrive, n'est-ce pas quelque part la fin du votre. Où sera l'harmonie dans ce cas ? Car si elle doit vivre, il faut une égalité de nos peuples. Pas une faiblesse ni chez l'un ni les autres. »

Esmelda lui proposa de venir s’asseoir près d'elle dans un geste élégant.

« - J'avais entendu ce murmure concernant ce sang. Mais je croyais que c'était une légende. Une façon de donner de l'espoir à mon peuple en cas d'attaque face à un vampire. Mais suis-je rassurée pour autant ? La preuve, ce Lorenz garde en ses souterrains des Hommes de mon peuple emprisonnés comme des bêtes d'abreuvement. »

La princesse aimerait y croire. Mais restait toujours une adéquation que l'un comme l'autre peuple ne pouvait se défaire. Hélas. Deux peuples maudits au final. Et pas seulement les vampires.

« -Vous croyez donc en la force des mots bien plus que celles du physique, mais comment changer la façon de penser millénaire des vampires ? Avez-vous déjà convaincu certains partisans à votre cause ? »

Car oui, elle voulait bien l'aider, lui apporter une oreille attentive, mais il lui fallait des gages. Avant de se lancer dans une quête philosophique, de mettre en jeu sa personne, son peuple, Esmelda avait besoin d'une assurance.

« - Et comment comptez-vous lutter par la suite contre celui qui se fait appeler Prince ?? »

Kylian suivit des yeux la silhouette de la princesse qui s'éloignait à pas lents vers une autre partie des jardins, cherchant visiblement un peu d'isolement pour réfléchir à ce qui venait de lui tomber dessus et à ce qu'il convenait de répondre. Silencieux, le vampire la laissa faire sans pour autant la quitter des yeux. Elle avançait d'une démarche simple, dénuée du port altier qu'affichaient généralement les membres de si haut rang. Son attitude avait de quoi laisser perplexe tant le contraste était fort entre ce qu'elle paraissait être, ce qu'on voulait qu'elle soit, une princesse impériale à la riche toilette et au maintien irréprochable, parfaite petite potiche, et ce qu'elle était réellement : une jeune femme terriblement consciente et soucieuse du bien-être de son peuple, pleine de compassion et éprise de liberté. Le moineau prisonnier d'une cage dorée.

Il la regardait toujours lorsqu'elle se retourna vers lui, visiblement prête à lui livrer sa réponse. Le renégat rectifia sa tenue, dissimulant la majeure partie de son visage sous sa capuche avant de la rejoindre sans cesser de lancer des regards suspicieux sur les alentours. Non pas qu'il craignit que la princesse ait pu tenter de l'entraîner dans un traquenard, mais même si les jardins n'étaient pas l'endroit le mieux surveillé de la propriété impériale, croiser une patrouille de gardes en maraude demeurait une éventualité à ne pas négliger.

Il acquiesça silencieusement devant sa réponse, elle venait de confirmer ce qu'il pensait au sujet de l'empereur, il faudrait du temps avant que celui-ci ne soit prêt à entendre tout ce que Kylian avait à dire. Soit, garder le secret ne serait pas simple, il lui faudrait éviter de rencontrer le jeune homme trop régulièrement sous peine de le voir mettre à jour sa couverture, mais le vampire prendrait soin de ne pas brusquer les évènements. S'il devait voir s'effondrer ce qu'il tentait de construire pour un mot lâché trop tôt, les conséquences seraient désastreuses.
La suite du discours de la demoiselle interpella bien plus encore le renégat et lui arracha l'esquisse d'un nouveau sourire. Elle s'était prétendue rêveuse ce soir, mais elle n'en demeurait pas moins parfaitement lucide en cet instant grave.

« Hélas, je n'ai malheureusement pas toutes les réponses en ma possession. Il faudra du temps pour accomplir ce que je désire, j'espère que ce temps me permettra de mieux appréhender les problèmes que vous soulevez. »

Kylian répondit ensuite à l'invitation de la princesse, prenant place à ses côtés sur le banc mais sans s'approcher plus que nécessaire, pour ne pas l'inquiéter. Posant les mains à plats sur la pierre polie, il pouvait en ressentir la douce fraîcheur sous ses doigts. L'espace d'un instant, il fut tenté de se saisir de la main de la jeune femme avec chaleur pour essayer de la réconforter mais s'en abstint. La peine qui teintait les paroles d'une princesse inquiète pour son peuple avait de quoi l'affecter, mais sa peau aussi froide que la pierre dont était composé le banc qui les soutenait n'aurait probablement rien de chaleureux pour l'humaine.

« Je sais que c'est bien peu, mais sachez que lors de mon exil, j'ai libéré autant de prisonniers qu'il m'était possible d'en sauver. Beaucoup trop d'entre eux étaient malheureusement trop faibles pour me suivre mais ceux qui n'étaient pas déjà à demi-morts ont pu s'échapper et je prie le Dracos qu'ils n'aient pas été repris. J'aurais voulu faire plus... »

Tournant son visage vers celui de sa voisine, il accrocha son regard pour répondre à ses nouvelles questions d'une voix déterminée.

« Oui, j'ai déjà réussi à me faire comprendre et à faire valoir mes idées auprès de certains de mes semblables. Avec les mots adéquats, il est possible de leur faire entendre raison, de leur faire retrouver une certaine forme d'humanité et de contrôle. Hélas bien peu osent afficher leur soutien, et je ne peux pas vraiment le leur reprocher : beaucoup de ceux qui s'y sont risqués sont morts ou ont été contraints de s'enfuir pour se terrer dans l'ombre, traqués des elfes et des hommes qui les craignent pour ce qu'ils sont, poursuivis par les vampires fidèles à Lorenz qui les craignent pour ce qu'ils pensent. »

Enfin, il répondit à sa dernière question mais cette fois, le vampire se risqua à lui prendre la main, laissant peser sur elle tout l'intensité de son regard clair pour reprendre.

« Je ne vous mentirais pas, princesse, ce combat peut pour bien des raisons sembler perdu d'avance. Beaucoup ne rejettent pas totalement mes idéaux mais n'y voient qu'une utopie par définition inaccessible et il m'arrive parfois de me laisser aller à penser comme eux. Peut-être ont-ils raison de me qualifier de fou, mais il me suffit de me rappeler qu'il existe des personnes comme vous pour que je relève la tête et reprenne foi en ce que je défends.

Il est facile de se laisser abattre par le désespoir car cette guerre sera longue, difficile et la victoire ne pourra être arrachée qu'au prix d'un très lourd tribut, il est inutile de se bercer d'illusions sur ce sujet. Mais il ne s'agit pas d'une banale guerre pour le coeur d'une femme, pour un lopin de terre ou pour quelque richesse que ce soit. Il s'agit d'empêcher le génocide d'un peuple et l'esclavage d'un autre. Il s'agit d'empêcher Armanda de sombrer totalement dans les ténèbres. Lorenz est ivre de rage et de violence, il règne par la terreur car indépendamment, bien peu de vampires sont capables de lui tenir tête et nos moeurs solitaires ne plaident pas en faveur d'une rébellion organisée, mais s'il était possible de le faire comprendre que leur soi-disant prince ne peut rien s'ils s'unissent, nous aurions une chance de le vaincre. »

Quand il lui prit la main, la princesse ressentit un violent coup au cœur. Était-ce parce qu'elle était froide comme la neige ? Qu'elle touchait un vampire pour la première fois ? En tout cas, c'était la première fois qu'Esmelda ressentait une chose pareille. Un sentiment étrange. Mais elle le laissa faire, car curieusement, elle n'avait ni peur ni l'envie de retirer sa main pour le moment.

Elle mit un temps à reprendre un peu contenance et lui répondit de sa douce voix, légèrement brisée par l'émotion que lui suscitait ce sujet.

« - Peu est déjà bien plus que rien. Je vous remercie d'avoir essayé. Même si cela a échoué pour certains... mon cœur saignera moins à savoir que certains pères reverront leurs fils et que des femmes cesseront de pleurer un mari. »

Un peu plus fataliste.

« - Et faire plus... peut être que vous seriez mort et pas là à me donner des informations sur ces prisonniers, à m'apprendre l'existence d'un groupe de vampires luttant contre la folie de ce soit disant prince. »

Reprenant son questionnement, Esmelda cherchait à en savoir plus, à comprendre le cheminement de ce vampire rebelle. Elle avait besoin de savoir pour avancer et surtout l'aider par la suite. Elle était du genre à avancer dans le brouillard, mais elle ne le ferait pas si son peuple et son avenir étaient en jeu.

« - Allez-vous rechercher ces courageux qui ont bravé l'autorité violente de Wintel et qui ont fuit? Croyez-vous que ceux-ci seront plus à même de vous suivre, ayant vécu une vie d’errance sans la dominance sur leur personne ? »

Parlant plus pour elle même, cherchant à comprendre un fonctionnement bien loin du sien.

« - Ils ont peur, et nous savons qu'il est bien difficile de convaincre dans ce cas, la peur devenant dominante et brimant le meilleur des esprits. Mais la folie de croire en une chose si belle que la liberté des siens, de son peuple, est-elle vraiment de la folie ?? Ou de l'espoir de croire au lendemain ? De croire que la violence n'est pas la seule solution ? Et ce fait n'est pas seul tributaire de votre race. Je pense que les humains ont aussi à apprendre. Mais vous avez hélas raison sur un point, votre histoire, vos mœurs politiques ne sont pas à l'alliance pour suivre une autorité désignée. Mais il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis. Et il faut toujours une première personne pour suggérer un changement pour qu'émerge une nouvelle façon de penser. Oh je sais que c'est paradoxale venant d'une princesse, née avec ce statut... Mais j'aime à croire que mon frère écoute aussi son peuple, et pas que ses conseillers. »

Elle se retint de lui dire, qu'elle essayait de lui souffler des mots en ce sens et que la princesse avait du peuple lui même les informations, les réclamations qu'elle proposait à son frère. Parfois, la jeune princesse passait pour utopiste, même auprès de son frère. Mais parfois, il l'écoutait et remerciait le Dracos d'avoir une sœur érudit et pas futile.

« - Mais comment unifier un peuple qui ne l'a jamais été ? Face à un prince violent ? Les voir un à un prendra du temps. Et comprendre qu'on est plus fort à deux alors qu'on a fuit l'autorité d'un groupe...beaucoup y verront des contradictions. Mais, je vous aiderai... je ne sais pas comment en tant qu'humaine prisonnière d'un carcan de règles sociales auxquelles je suis restreinte. Mais je parlerai peu à peu de votre cause à l'empereur. De votre côté, apporter lui des preuves de cette envie... en vous faisant passer pour un fin connaisseur des vampires. Il se méfie de votre peuple, mais mon frère est un homme juste et avide de paix. Si cette union permet que son peuple vive en harmonie alors il vous donnera raison. »

Son geste n'avait rien eu de prémédité, en fait, il n'avait même pas été conscient qu'il venait de saisir entre ses doigts la main de la femme la plus importante de l'Empire, sans même lui avoir demandé la permission de ce contact et alors même qu'il lui avait avoué quelques instants plus tôt être une créature de la nuit s'abreuvant de sang pour continuer d'exister. Ce n'est qu'en parlant qu'il avait peu à peu réalisé le contraste entre la délicatesse, la douce chaleur de la main qu'il tenait et la froide rigueur de la sienne. Lorsque cette évidence s'était finalement imposée à son esprit conscient, il avait instinctivement desserré l'étreinte qu'il faisait peser sur elle, mais alors qu'il avait pensé la voir retirer précipitamment la main en levant sur lui un regard apeuré, elle n'en fit rien. Elle n'esquissa pas même le moindre mouvement de recul, laissant reposer sa main entre les doigts du vampire. Paralysée par la peur ? Non, tant par son attitude, par le regard qu'elle posait sur lui ou le timbre de sa voix, que par les rythmes de sa respiration ou de ses battements de coeur, Kylian pouvait affirmer qu'elle n'avait pas peur. Ou en tout cas, qu'elle n'était certainement pas terrorisée par lui au point de ne plus oser bouger le petit doigt.

« Oui, je les recherche. Je n'en ai pas encore retrouvé cependant, ils sont peu nombreux, Armanda est vaste et rencontrer un vampire qui ne veut pas être découvert n'est pas chose aisée. Certains m'ont bien accompagné lorsque j'ai pris la fuite mais nous avons été contraints de nous séparer pour brouiller nos pistes et semer nos poursuivants... »

Il n'aurait sans doute pas été judicieux de sa part de lui préciser qu'il craignait en fait sincèrement de pouvoir jamais retrouver ces compagnons, et pour cause, ils étaient probablement morts à l'heure qu'il était.

« La peur n'est pas qu'une barrière. S'il est vrai que celui qui se laisse dévorer par elle en sera l'esclave, celui qui parvient à dominer ses peurs ne peut être vaincu. Après tout, il n'est d'adversaire plus terrible qu'un parent craignant pour son enfant ou qu'un amant protégeant son aimée. »

Laissant son pouce effleurer le dos de la main qu'il tenait encore entre ses doigts, il poursuivit :

« Je vais vous avouer une chose, même le plus pacifiste des vampires n'est pas du genre à tendre la joue droite après s'être pris une claque sur la gauche. Ces vampires en fuite ont été chassés, écrasés, humiliés par Lorenz. Ils ont peur, oui, mais pas de ce que ce soit-disant prince pourrait leur faire subir. Ils ont peur parce qu'ils se croient seuls et désarmés devant un monde qui les rejette, et pourtant, il suffirait de leur montrer qu'il n'en est rien pour gagner de précieux alliés. Si Lorenz est parvenu à unifier les vampires par la violence et la peur, il n'y a aucune raison de croire qu'il soit impossible d'en faire autant par la paix et le respect de l'autre. Aussi loin que je puisse m'en souvenir, les vampires n'ont jamais connu ce genre de sentiments à l'échelle de tout un peuple, il faut simplement que quelqu'un leur montre ce chemin. Et puisqu'il semble que ce soit le destin que m'ait tracé le Dracos, je serais ce quelqu'un. »

Ou en tout cas, il essaierait de l'être... Kylian releva la tête vers les cieux, cherchant du regard la lune qui avait lentement poursuivi sa course à travers la voûte céleste. Combien de temps avait-il passé dans ces jardins en compagnie de la jeune femme ? Difficile à dire, mais bientôt, il lui faudrait repartir. Son regard revint caresser les traits du visage du de la princesse pour reprendre :

« Je vous remercie, je n'ai aucun doute sur le fait que votre aide, aussi modeste puisse-t-elle vous sembler, me sera précieuse. »

L'avenir devait lui prouver qu'il était alors bien en deçà de la vérité, et les mots qui filtrèrent entre ses lèvres alors furent assurément les plus importants qu'il ait jamais prononcé.

« Comment pourrais-je vous recontacter ? »

En effet, chercher un vampire devait revenir à chercher une aiguille dans une meule de foin. En peut être plus encore quand ceux-ci sont spécialistes du camouflage et de la vie en clandestinité. Qui plus est, préfère la nuit et s'y sent comme un humain en pleine journée : à son avantage, avec la nuit comme amie les dissimulant sous son manteau sombre. Mais la princesse avait confiance en lui. Elle ne savait pas trop pourquoi, la jeune femme était méfiante d'habitude mais là. Le vampire avait un quelque chose qui la guidait en ce sens. Peut être sa main, froide, mais d'une douceur ferme et attendrissante. Sa voix enjôleuse ou bien ses yeux d'un vert éclatant criant de cette volonté de mener son peuple vers la fin d'un obscurantisme violent. Même si les vampires étaient réputés pour cela, savoir parler, arriver à leurs fins, là, la princesse avait là une sorte de conviction.

Elle perdit ses yeux sur cette main blanche contrastant avec la sienne, moins pâle. Esmelda perdit un instant contenance en sentant son cœur se serrer puis elle la retira à contre cœur en douceur, espérant ne pas le vexer, qu'il ne se pose pas de question sur ce geste. Il n'y avait là que la gêne d'une jeune fille, rien de plus.

« -Alors apprenez leur à ne plus avoir peur de leur conviction. A s'en servir comme une arme et pas comme une faiblesse. Je sais que vous pouvez le faire, vous avez bien réussi à me prouver qu'un vampire n'est pas qu'une bête assoiffée de sang. Et cela en une nuit. Alors pour vos semblables ayant les mêmes opinions que vous... Il faut juste les trouver. Si je peux vous aider en quoique se soit pour cela... »

Oui certes, elle ne pourrait pas faire grand chose. A part servir d’appât. Mais qu'importe, si elle pouvait, Esmelda le ferait.

« -Et je suis sûre que vous parviendrez à leur montrer ce chemin de paix et de respect de son être. Vous y êtes parvenu avec vous-même, n'est-ce pas là le premier pas ? Et vous en avez le désire profond. Et n'êtes pas seul, vos amis sont quelque part cachés. Vous avez pu montrer cette facette de votre personnalité et eux la leur, sans violence et sans menace. La preuve que cela est possible. Rattachez vous à eux. Même sans avoir de leur nouvelle, ils sont là. Présents, quelque part. Il faut juste diffuser votre parole aux plus grands nombres. Et vous savez parler, car vous y croyez avec votre cœur. »

La princesse lui sourit tendrement. Elle était persuadée que la générosité du vampire pour son peuple, pour le rendre libre serait entendu par le Dracos. Elle ferait tout ce qu'elle peut pour cela. C'était la seule solution possible pour une vie équitable entre les peuples sur Armanda.

Et il pensait la même chose, car il désirait la revoir. Un désir partagé. Mais ils se devaient d'être prudent. La palais n'apprécierait pas cet échange. Pas encore, la princesse travaillerait en ce sens, mais il faudrait du temps. Et elle le prendrait pour assurer la pérennité de la paix des peuples.

« - Il y a en dehors de la ville, vers le nord, une petite foret. Entre une voie de terre et une voie d'eau. Elle surplombe la colline du Réal. En son centre vers l'est, il y a un vieux chêne. A sa droite, un amas de pierres, œuvre du temps, j'y ferai mettre par une personne de confiance mes lettres et de quoi y répondre. Ninna, ma confidente, ira les rechercher par la suite. Faites lui confiance, comme vous avez confiance en moi. Elle ne juge pas en terme de naissance, mais en terme de valeur à respecter l'autre. »

Esmelda se leva du banc, invitant le vampire à le suivre. Il lui fallait permettre de retourner en dehors du palais en toute sécurité, et qui mieux que la princesse pour connaître les chemins détournés.

« -Bonne quête et prenez soin de vous. Je vous écrirai après avoir commencé à parler à l'empereur. »