Kylian avait quitté Gloria depuis plusieurs jours maintenant. Cela n'avait pas été facile, mais aussi dangereux soient-ils, les Alayiens n'en demeuraient pas moins des hommes, avec toutes les faiblesses que cela pouvait supposer surtout après le coucher du soleil, et l'aide des quelques Lames Rouges qu'il était parvenu à s'allier au moment de quitter la grande cité avait été ce petit quelque chose qui avait fait la différence entre la vie et la mort. La petite troupe de fuyards s'était cependant rapidement séparée après avoir franchi les lignes ennemies et chacun s'en était allé suivre sa propre voie. Les opposants du régime Kohan étaient partis vers le sud, le vampire avait dirigé ses pas vers l'ouest, vers le Royaume Elfique. Il marchait sans relâche, de jour comme de nuit, guidé par cette petite lueur qui éclairait la boussole que lui avait offerte Esmelda. Sa lumière.
Il avançait sans détour, traversant indifféremment plaines et forêts, franchissant à la nage les plus larges rivières comme s'il ne s'était agi que de simples ruisseaux à enjamber, il avançait. Seule l'apparition d'un village au loin ou la vue d'une route l'amenait à dévier de sa trajectoire, pour limiter tout risque de confrontation avec les nombreuses patrouilles qui sillonnaient l'empire, mais sitôt le danger écarté, il reprenait sa direction initiale. Voler un cheval ? Bien sûr qu'il y avait pensé, mais pour cela encore fallait-il en trouver un qui ne soit pas déjà tombé aux mains des Alayiens. Retrouver Roëric ? Cela aussi, il y avait pensé, et il avait bien tenté d'en retrouver la trace, mais cernée par leurs ennemis, la région de Gloria s'était révélée plus hostile qu'elle ne l'avait jamais été et Kylian en était rapidement arrivé à la conclusion que l'épéiste avait préféré emmener Isyndar en sûreté. Le renégat avait donc dû se contenter de laisser un message expliquant ses intentions prochaines là où son ami ne manquerait pas de regarder s'il décidait de revenir.

Une semaine, déjà. Une semaine complète, huit jours très précisément, s'était écoulée depuis qu'il avait entendu les rumeurs faisant état d'un royaume elfique en flammes se répandre dans les rues de Gloria. Deux jours pour trouver le moyen de quitter les remparts de la Magnifique, un jour passé à rechercher son allié de dragonnier, cinq jours et cinq nuits de marche pour en arriver là où il se tenait à présent. Mais que trouverait-il en arrivant ? Il l'ignorait et préférait en vérité ne pas se laisser divaguer à l'imaginer, il ne pouvait pas se permettre de se laisser distraire. Pas maintenant. Kylian baissa les yeux vers sa main droite, au creux de laquelle il tenait la boussole. La lumière. Elle seule devait compter.

La prudence la plus élémentaire aurait voulu que l'archer renégat ne voyagea qu'une fois la nuit tombée, pour tirer au mieux parti de ses capacités vampiriques et réduire d'autant le risque de rencontre indésirable. Cependant, il s'y était refusé car une telle attitude aurait doublé un temps de voyage déjà beaucoup trop long à ses yeux. Il avait eu tort.
Ce jour là, le soleil approchait de son zenith lorsque la silhouette du vampire apparut à l'orée d'un bois. Il avait passé la matinée et une partie de la nuit précédente à traverser une vaste forêt, profitant de l'occasion pour s'abreuver du sang d'un vieux sanglier dont il avait croisé la route. Indubitablement le pire repas qu'il ait jamais fais, d'autant qu'il s'aperçut bien qu'un peu tard que l'animal devait probablement être malade, mais un repas néanmoins : s'attaquer aux Alayiens représentait un risque trop important, les pillards ou les assassins se faisaient rares à la campagne et situation de crise ou pas, Kylian se refuserait toujours à tuer des innocents. Bien mal lui en pris cependant, conjuguée aux effets du soleil sur son organisme, la mauvaise qualité de son dernier repas semblait avoir entraîné des conséquences décuplées. Le vampire était malade, littéralement : sa vue était floue, son crâne et son estomac le faisaient souffrir, son pas était hésitant. Plissant les yeux pour lutter contre l'éblouissement du soleil, l'archer porta la main au-dessus du regard pour tenter d'amoindrir encore la morsure de cette vive lumière qui lui brûlait les rétines. Devant lui, une plaine s'étendant à perte de vue, telle une mer dont l'eau aurait été faite d'herbes hautes lui arrivant jusqu'à la taille. Nouveau rapide coup d'oeil sur la boussole pour confirmer que c'était bien dans cette direction qu'il devait aller, et le vampire renégat s'avança au travers de la végétation. Sa cape le protégeait des rayons directs de l'astre du jour, mais plus le soleil montait dans le ciel, plus son intensité pesait lourd sur les épaules de l'être de ténèbres.

Soudain, une tâche sombre sembla se détacher sur le bord de son champs visuel. Kylian tourna la tête dans la direction adéquate mais ne vit rien, tout était trop flou. Dracos, s'il commençait à être victime d'hallucinations... Non ! Il y avait bien du mouvement là-bas, à quelques centaines de mètres devant lui. Instinctivement, le vampire s'efforça de se baisser un peu plus pour dissimuler sa silhouette derrière les hautes herbes, mais le sifflement de plusieurs flèches fendant l'air pour venir se planter aléatoirement autour de lui l'informa rapidement qu'il était trop tard pour se cacher. Redressant prudemment la tête, il aperçut la fameuse tâche sombre qui avait attiré son attention se scinder en deux : quelques silhouettes restèrent sur place tandis que d'autres, plus hautes, s'avançaient rapidement vers lui. Le vampire écarquilla les yeux lorsque son cerveau mal en point et ralenti imprima dans son esprit l'image de la situation. Ceux qui étaient restés en arrière devaient être les archers qui le prenaient pour cible, les autres n'étaient ni plus ni moins qu'un groupe d'une dizaine de cavaliers qui chargeaient maintenant droit vers lui.

Une nouvelle nuée de flèches s'abattant près de lui fut le déclencheur dont il avait besoin pour se décider à réagir : refoulant cette nausée constante qui lui secouait les tripes, Kylian se redressa brutalement et se mit à courir aussi vite que ses jambes purent le porter dans la direction opposée. Son regard effrayé chercha l'orée de la forêt qu'il avait quitté un peu plus tôt, à découvert, il n'avait simplement aucune chance de battre un cheval à la course et faisait une cible de choix, sa seule chance de survie serait de regagner le couvert des bois au plus vite. Cinq-cents mètres, ou peut-être huit-cents car il n'était pas facile d'estimer les distances au milieu de cette mer herbeuse agitée par le vent, le séparaient des arbres qu'il avait quitté un peu plus tôt. Tandis que derrière lui, le grondement des chevaux au galop s'intensifiait de seconde en seconde, l'archer devait lutter contre cette irrépressible envie de regarder en arrière qui ne manque jamais d'étreindre celui qui court pour sauver sa vie, il avait trop peur de se retourner sur l'image d'une lance plongeant vers lui pour le transpercer.

Le bruit des sabots martelant le sol redoubla d'intensité et Kylian pouvait maintenant entendre distinctement les voix de ses poursuivants exhortant leurs montures pour la charge. Il n'y arriverait pas. Il ne parviendrait pas à atteindre les arbres avant d'être rattrapé. Tandis que cette évidence se faisait jour à son esprit, l'instinct commanda : réagit ! Et les jambes obéirent sans plus attendre. La course du vampire se courba vers la droite tandis qu'il jetait un coup d'oeil furtif par dessus l'épaule sur ses poursuivants. Même ébloui par le soleil et affaibli par le sang indigeste qu'il avait ingurgité, il pouvait maintenant nettement apercevoir les cavaliers en armures sombres dont les bras étaient prolongés de lances aux pointes de verre noir. Des Alayiens. Moins de vingt mètres les séparaient maintenant, quinze, dix... et le premier cavalier était sur lui. L'archer esquiva l’extrémité effilée de la lance d'un brusque bond vers la gauche, mais si son geste l'avait éloigné de la dangereuse pointe de verre noir, il le plaça très précisément sur la trajectoire du destrier du second cavalier, lequel ne manqua évidemment pas de le percuter de plein fouet, propulsant brutalement le corps du vampire au sol avant de le piétiner. Une vive douleur fulgura au travers de la cuisse du vampire lorsqu'un sabot de l'animal vint l'écraser. Complètement perdu dans cet enchevêtrement d'herbes et de jambes animales, sonné par l'impact et la douleur, ébloui par le soleil et encerclé par les claquements des sabots et les voix humaines appelant à la mort, Kylian sentit monter en lui une panique certaine. S'abandonnant totalement à ses réflexes de prédateur et son instinct de survie, le vampire laissa sa main glisser vers la garde de son épée et referma ses doigts sur le pommeau de l'arme. Avec un crissement métallique, la lame jaillit de son fourreau pour tailler dans la masse, tranchant indifféremment l'herbe et la chair de la monture Alayienne. Blessé aux jambes, le cheval qui le piétinait s'effondra avec un hennissement douloureux, désarçonnant son cavalier qui vint achever sa chute à moins de trois pas du vampire.

Kylian n'avait pas voulu de ce combat, il avait tenté de fuir mais ils ne l'avaient pas laissé faire et s'étaient lancé à sa poursuite. Ils l'avaient rattrapés et encerclés, dans quelques instants, ils s'abattraient sur lui pour le faire périr sous leurs lances. Ces hommes n'avaient pas l'intention de faire de prisonnier comme le prouvait sans l'ombre d'un doute le regard furieux et empli de haine que levait sur lui le guerrier étendu devant lui. Déjà, le type refermait les doigts sur le pommeau de sa propre épée. Réflexe imbécile de l'homme qui désire tuer plus que d'assurer sa propre survie. Le visage dur, le renégat leva sa lame, implacable, avant de l'abattre d'un geste brusque sur celui dont elle prit la vie. Dans un duel à mort à un contre dix, il ne pouvait pas se permettre de se montrer clément, ce seraient eux ou lui, et Dracos le pardonne, il n'avait pas l'intention de mourir sans lutter.

Immobile au milieu du cercle des cavaliers Alayiens, Kylian s'efforçait de garder un minimum de contenance devant ces promesses de mort imminente qui se tenaient tout autour de lui. Son regard alternait d'une silhouette à une autre, cherchant à deviner quel serait le premier à s'élancer sur lui. Quelques longues secondes s'écoulèrent jusqu'à ce que l'un d'eux se décide finalement à talonner sa monture, rapidement imité par ses congénères, et brutalement, tout bascula.
Il y eut d'abord un choc sourd et brutal, similaire à un roulement de tonnerre déferlant sur la vallée, accompagné d'une vibration du sol que le vampire put nettement ressentir à travers ses jambes vacillantes. Puis, ce fut une masse colossale qui apparut dans son champs de vision tandis que les cavaliers qui se tenaient jusqu'alors devant lui s'élançaient pour... prendre la fuite, ou plus exactement, essayer de prendre la fuite. Les moins rapides furent rattrapés par une impressionnante gueule garnie de crocs, dont les plus petits atteignaient sans peine la taille d'un homme, qui se referma sur eux pour les engloutir. Au travers l'éblouissement et ce flou omniprésent qui troublait sa vision, Kylian put apercevoir l'un des chevaux se relever et poursuivre sa route, mais sur la selle qui le ceinturait ne demeurait plus que la moitié d'un corps sectionné au niveau de la taille. Enfin, il y eut les flammes dont la chaleur ne manqua pas de venir caresser la peau froide du renégat. Un véritable torrent de feu qui se déversa sur les derniers lanciers Alayiens en déroute, ne laissant derrière lui que cendres fumantes.

Plusieurs secondes s'écoulèrent avant que Kylian, alors figé dans la contemplation béate de ce qui venait de se dérouler sous ses yeux ne réagisse. Lentement, il baissa son épée avant de simplement la laisser tomber au sol tout en redressant le visage vers l'immense dragonne qui venait de purement et simplement lui sauver la vie. Sa bouche s'ouvrit et se referma plusieurs fois sans qu'il émette le moindre son avant qu'il ne se risque à se passer une main tremblante sur le visage pour se frotter les yeux. Il délirait. Evidemment. Tout ceci n'était qu'une hallucination, il s'était risqué à découvert aux heures les plus chaudes de la journée, au plus fort de l'été Armandéen, et sa cape n'avait suffi à le préserver des effets du soleil. Il avait alors été victime d'une sévère insolation et s'était écroulé face contre terre, son cerveau bouillonnant se chargeant de lui faire vivre une sorte de délire éveillé des plus oniriques. Maintenant, il allait rouvrir les yeux et tout ceci ne serait plus qu'un souvenir...

Espoir vain parmi tant d'autre, car "Elle" était toujours là, de même que l'odeur de chair brûlée terriblement réelle que le vent portait maintenant jusqu'aux narines du renégat. Non, il ne délirait pas, même s'il en doutait toujours en vérité. Lorsque la dragonne approcha doucement la tête de la silhouette du vampire, la seule idée qui lui traversa l'esprit fut de prendre la fuite au plus vite mais ses jambes se refusaient à lui obéir. Cependant, à peine le museau de la dragonne l'eut-il effleuré qu'il se laissa tomber en arrière, ses fesses heurtant durement le sol. Instinctivement, Kylian se mit à ramper sur le dos sur quelques mètres, comme si le fait de mettre une distance aussi ridicule entre lui et la créature ancestrale qui se tenait devant lui pouvait représenter une quelconque sécurité. De si près, elle était tellement grande que le vampire devait tourner la tête pour parcourir du regard le visage écailleux penché sur lui. C'était irréaliste, un dragon ne pouvait pas être si grand. Shaynar était grand. Elle, elle était véritablement immense, le dragon noir n'était qu'un nain à côté d'une telle masse. Quant à Isyndar, Dracos lui pardonne pareille comparaison mais la petite dragonne faisait ni plus ni moins figure de moucheron.

Une aile qui aurait put accueillir une armée se déploya ensuite au dessus de lui, masquant le soleil et lui procurant une ombre bienfaitrice avant qu'une voix ne se fasse entendre dans son esprit. Incroyable. Cela n'avait rien de comparable avec cette sensation de choc que lui avaient assénées les paroles de Shaynar quelques semaines plus tôt. La dragonne s'adressait à lui avec un calme, presque une certaine forme de douceur, qui contrastait terriblement avec la violence de son entrée et la puissance que dégageait son corps massif.

« Je... Je crois que... »

Oui, il croyait bien. Il était arrivé à saturation de ce qu'il pouvait encaisser dans les conditions dans lesquelles il se trouvait alors. La nausée qui le hantait depuis un moment se raffermit rapidement et le vampire eut à peine le temps de pivoter le buste pour se retourner avant que ne s'échappe de sa bouche un flot de sang à demi digéré, maculant la terre d'une teinte rouge sombre. Lorsqu'il eut terminé de régurgiter ce qu'il avait sur l'estomac, Kylian se retourna vers la dragonne en se frottant la bouche, piteux.

« Désolé, mon... mon repas de la nuit dernière passe mal. »

A cet instant, il aurait payé à prix d'or un peu d'eau pour se rincer la bouche et se défaire de l'horrible goût qui s'était emparé de sa langue. Le sang animal de première fraîcheur était déjà abject, mais il n'existait pas en langage des Hommes ou en elfique de mot assez fort pour qualifier le goût du sang animal de second usage.
Peu à peu, le vampire renégat reprenait ses esprits, l'ombre que lui procurait la dragonne lui faisait le plus grand bien et le fait d'avoir finalement évacué ce qui lui pesait sur les entrailles l'avait quelque peu soulagé. Il commençait lentement à assimiler le fait que l'écailleuse n'avait pas l'intention de le tuer car si tel avait été le cas, elle n'aurait pas pris la peine de lui adresser la parole. Il en avait suffisamment vu pour comprendre qu'elle n'était pas du genre à faire dans la dentelle avec ceux qu'elle considérait comme ses ennemis. Toujours assis les fesses à même le sol, il leva sur elle un regard impressionné mais fatigué avant de lui répondre un peu plus posément.

« Je... Je m'appelle Kylian et si je me risque à découvert en plein jour, c'est que je veux rejoindre le royaume elfique dans les plus brefs délais. La rumeur prétend que les Alayiens ont réduis les forêts elfiques en cendre, et je... Quelqu'un de très important pour moi séjournait chez les elfes, quoiqu'il ait pu arriver, je dois la retrouver. »

Le vampire reprenait des couleurs, si tant est qu'une telle expression put s'adapter aux êtres de la nuit, et se risqua même à prudemment se relever. Ses jambes titubaient encore mais ses appuis se révélèrent tout de même suffisamment sûrs que pour lui permettre de maintenir la station debout avec un équilibre décent. Le renégat se passa une main dans les cheveux, sa capuche s'était rabattue en arrière lorsqu'il était tombé, avant de reporter son attention sur la dragonne. Inutile d'essayer d'englober son corps du regard, pour ce faire, il aurait dû s'éloigner de plusieurs dizaines de mètres, si ce n'est plus.

« Merci pour votre... aide... Je serais probablement mort à l'heure qu'il est si vous n'étiez pas intervenue. »

Sa main glissa sur sa nuque, soulignant la gêne qui teintait maintenant son esprit. Ce n'était pas la première fois qu'il devait d'avoir la vie sauve à un dragon, mais on pouvait difficilement comparer l'intervention d'Isyndar venue l'arracher des griffes de Lorenz à celle dont il venait d'être témoin.

« Me permettrez vous de demander le nom de celle à qui je dois la vie et la raison qui a amené sa route à croiser la mienne en ces lieux ? »

Skade, mère des tempêtes. Un nom fait de tonnerre et de vent. Voila effectivement une appellation des plus appropriées pour une créature aussi gigantesque, Kylian n'avait aucune peine à l'imaginer déclencher les plus terribles ouragans d'un simple battement d'aile ou encore faire gronder le ciel et trembler la terre d'un seul coup de patte. Isyndar, Shaynar et maintenant Skade. Les dragons qu'il rencontrait le menaient de surprise en surprise, on avait beau entendre parler de mythes et légendes sur ces créatures prodigieuses, on pouvait croire avoir tout vu après avoir rencontré l'un de leurs représentants, ils ne cessaient de vous surprendre. Et c'était bien peu dire si l'on considérait l'impact des mots que venait de lui faire partager la dragonne d'orage. Venait-elle vraiment de lui parler d'une délégation humaine envoyée négocier une trêve ? Entre les trois races ? Le renégat peinait sérieusement à concevoir que Lorenz ait pu consentir à envisager pareille possibilité. Le prince noir aurait éventuellement pu accepter la paix avec les hommes pour consacrer ses forces à combattre les Alayiens, mais sa haine des elfes était telle qu'il semblait inconcevable de le voir traiter avec eux autrement qu'en les écrasant sous sa semelle. Instinctivement, Kylian porta la main contre une poche de sa tunique, serrant au travers du tissu cette petite pierre que lui avait remis l'elfe chanteur rencontré quelques semaines auparavant. Le chant-nom de Wintel. Il avait passé de longues heures à observer le diamant en silence pour méditer sur l'usage qu'il devait en faire, mais il ne s'était pas encore risqué à en écouter plus de quelques notes. Quelqu'un devait pourtant arrêter la folie destructrice de Lorenz, et ce diamant était peut-être l'atout qui lui avait manqué jusqu'à présent pour y parvenir. Mais même s'il le détestait, même s'il savait qu'il devrait tuer le prince vampirique pour ramener la paix, il n'était pas pour autant convaincu d'être prêt à utiliser le pouvoir que lui avait confié le baptistrel.

A moins que... A moins que Lorenz n'ait déjà été vaincu. Si le tyran était tombé sous les coups de ces Alayiens que l'on disait si terribles et impitoyables envers les êtres de magie qu'étaient les elfes et les vampires, cette possibilité de paix que venait de lui évoquer l'immense dragonne devenait subitement beaucoup plus crédible. Fol espoir, certes, mais espoir tout de même. D'autant plus s'il tenait compte de la disparition de Roëric. Fort de l'appui de sa dragonne, le Maître-Lame était-il parti retrouver les vampires pour plaider en faveur de la trêve ? Peut-être. Peut-être pas. La meilleure façon de s'en assurer serait encore de voir de ses propres yeux ce fameux sommet pour la paix. D'une manière ou d'une autre, les réponses à ses questions se trouveraient chez les elfes, Esmelda se trouvait chez les elfes, c'était donc chez les elfes qu'il irait. En espérant qu'il ne soit pas déjà trop tard.
Et il ne l'était pas, du moins à en croire la dragonne qui venait de balayer avec une assurance appuyée les craintes qu'avait formulé le vampire renégat de trouver un royaume elfique en cendres. Dracos le pardonne de se réjouir du malheur des villes humaines assiégées par les envahisseurs Alayiens, mais savoir Esmelda en sûreté était pour lui un réconfort qui n'avait aucun égal. Cruelle ironie d'ailleurs : lui qui avait tant souffert de la voir partir pour le royaume elfique, lui qui avait tant maudit la décision de Grégorist, devait aujourd'hui se réjouir de savoir la princesse loin des terres de l'Empire.

Un bruit de terre labourée ramena subitement le renégat à des considérations plus immédiates, Skade n'avait en effet pas à beaucoup forcer pour attirer l'attention sur elle. Kylian redressa la tête pour trouver le regard de la vénérable et lui répondre :

« Non, elle n'est pas une elfe, elle est humaine... »

Et apparemment, il s'agissait plutôt d'une bonne chose si l'on considérait le portrait peu flatteur que l'immense dragonne d'orage venait de dresser du Beau Peuple. Très étrange d'ailleurs, Kylian ne connaissait que peu les elfes mais il avait toujours entendu dire qu'ils se montraient d'ordinaire plutôt gentils. Certes parfois un peu arrogant, mais pas vraiment mauvais, et sa rencontre avec Merithyn n'avait pas donné tort à ce qu'il avait pu entendre d'eux. Les elfes, ou du moins certains d'entre eux, se montraient peut-être même trop gentils en vérité. Quant à l'archère qui accompagnait le petit chanteur, si elle s'était montrée plus agressive envers lui, le renégat ne pouvait pas vraiment le lui reprocher, les vampires traînaient pour leur part une bien triste réputation, trop souvent méritée malheureusement, et la méfiance des elfes à leur égard était tout à fait justifiée. Pas toujours fondée, fort heureusement, mais justifiée. D'un autre côté, difficile de juger de tout un peuple après n'avoir rencontré que deux de ses représentants, aussi ne se risquerait-il pas à contredire la créature ancestrale sur ce point.

« Je ne pense pas qu'elle ait à craindre des elfes, il s'agit de la princesse Esmelda, soeur de l'empereur Gregorist, et si elle séjourne au royaume elfique, c'est parce qu'elle y a été conduite pour être mariée à l'un de leurs représentants. Quant à ce qui me pousse à risquer ma vie pour la retrouver... »

Le vampire hésita un instant, devait-il vraiment tout lui dire ? Il était redevable envers la dragonne, elle lui avait sauvé la vie et méritait qu'il réponde à ses questions honnêtement. De plus, il en avait sans doute déjà trop dit, Skade ne serait de toute façon pas la première créature d'écailles dans la confidence, et il ne pensait pas qu'une dragonne aurait vraiment un quelconque intérêt pour une simple histoire d'amour entre deux bipèdes, aussi différents soient-ils. Cela lui paraîtrait probablement des plus futiles.

« ... je l'aime et cet amour est réciproque. »

D'ailleurs, maintenant qu'il se sentait un peu mieux, l'impatience qui lui avait étreint le coeur ces derniers jours revenait au grand galop. Certes, il ne craignait plus de trouver un royaume en flammes à son arrivée chez les elfes, mais cette menace de mariage planait toujours dans l'air et si vraiment une trêve devait être signée... le mariage pourrait fort bien être considéré comme un gage de cette alliance, ce qui risquait de précipiter les évènements. Non, il ne pouvait pas le tolérer, il ne savait toujours pas comment il pourrait bien réussir à empêcher cette union, mais il interviendrait avant que les mots fatidiques ne soient prononcés, même s'il devait pour cela enlever la princesse des mains des elfes. Et qu'importe si cela menaçait les fragiles accords qui seraient décidés prochainement, le prix à payer était trop grand.

Cependant, l'immense dragonne ne semblait pas disposée à le laisser reprendre sa route et Kylian doutait d'avoir les connaissances nécessaires pour prendre ainsi congé d'une dragonne qui lui avait gracieusement sauvé la vie sans la froisser. Qui plus est, il devait tout de même bien reconnaître qu'elle n'avait pas tout à fait tort non plus, un brin de toilette et un peu de répit ne serait pas un luxe après la journée qu'il avait passée.

« Je... suppose que je peux me permettre quelques heures de repos mais je ne voudrais pas vous obliger à me servir de parasol toute la journée. Vous qui voyagez à travers les cieux, vous devez avoir un point de vue inégalable sur le paysage, auriez vous aperçu un endroit susceptible de m'abriter quelques heures ? Et peut-être... une rivière qui me permettrait de me débarrasser de mon... fumet ? »

Pourquoi ? La réponse était aussi facile à donner que vide de sens et c'est d'une voix lasse que le vampire répondit à l'écailleuse.

« La politique... Des gens influents, trop influents malheureusement, pensent que ce mariage permettrait de sceller une alliance entre les elfes et les hommes. Mais je ne les laisserais pas faire, je trouverais un moyen d'empêcher cette union forcée, même si j'ignore encore lequel... »

Sa voix s'était progressivement éteinte sur ses derniers mots, comme pour mieux souligner l'abattement que provoquait chez lui cet épineux problème. Car s'il envisageait encore sérieusement la possibilité de l'enlèvement, il savait que ce ne serait pas une véritable solution et qu'il ne devait s'agir là que de son ultime recourt. Il ne voulait pas enchaîner Esmelda à une vie d'exil et de fuite perpétuelle à ses côtés, mais la laisser épouser cet elfe, c'était la priver d'absolument tout ce qu'elle aimait : sa famille, son peuple, son amour. Et au nom de quoi ? De la volonté d'un empereur imbécile et aveugle qui condamnait sa propre soeur sur l'autel de son règne. Un lâche. S'il tenait tant que cela à sceller une alliance durable, pourquoi n'épousait-il pas lui-même une elfe ? Le vampire serra le poing de rage mais se calma rapidement en sentant la présence de la dragonne auprès de lui. Étrange comme elle pouvait avoir sur lui un effet apaisant qu'il n'avait jusqu'alors jamais ressenti auprès d'Isyndar, et encore moins devant Shaynar. L'énorme museau écailleux s'approcha de lui avec douceur pour l'effleurer dans ce qui devait pouvoir être comparable à l'étreinte d'un ami compatissant. Machinalement, le vampire lui répondit d'une caresse. Le contact de l'écaille sous ses doigts était chaud et doux, pas vraiment ce à quoi il s'était attendu chez une dragonne aussi ancienne. Il avait imaginé trouver une surface rugueuse, burinée par le temps, mais l'écaille était parfaitement lisse.

Kylian n'en crut pas ses oreilles, ou plutôt son esprit, lorsque la dragonne d'orage lui offrit de l'emmener avec elle. Jamais il n'aurait osé demander une telle faveur, cette possibilité ne l'avait tout simplement même pas effleuré. L'espace d'un instant, il redouta même d'avoir mal compris mais déjà la dragonne avançait vers lui sa patte en l'invitant clairement à y prendre place. Il hésita à protester, la dragonne l'avait déjà aidé plus qu'il n'aurait pu l'espérer et la voir ainsi lui offrir davantage encore le mettait presque mal à l'aise. Cependant, il n'en fit rien et accepta avec reconnaissance l'offre qui lui était faite. Les choses auraient probablement été différentes s'il s'était trouvé devant un elfe, un humain ou même un vampire, mais cela aurait été indécent de sa part de refuser même poliment la proposition d'un être aussi exceptionnel que celui qui se tenait devant lui.

« Je... Je ne sais que dire, votre offre est très généreuse et je... J'en suis honoré.»

Sans plus la faire attendre, il grimpa sur la patte de la dragonne, prenant appui sur les écailles pour se hisser jusqu'à la hauteur de ce que l'on pouvait comparer au poignet. L'ascension, car il s'agissait véritablement de cela, lui prit plusieurs minutes car l'exercice n'avait rien de comparable à ce qu'il avait déjà connu : aussi douces qu'elles pouvaient l'être, le bord des écailles n'en demeurait pas moins plus tranchant que le fil d'une épée et le vampire aurait vite fait de s'entailler les doigts s'il commettait l'erreur de vouloir se précipiter. Peut-être aurait-il été moins dangereux de continuer à pieds, mais il était un peu tard pour reculer et finalement, au prix d'un ultime effort, l'archer trouva une place accueillante, entre deux grandes écailles qui lui offraient de parfait points d'appui tandis qu'une troisième légèrement en contrebas lui permettait de caler solidement ses bottes.

« Je pense que je suis prêt. Enfin... Je l'espère. »

Il aurait voulu ajouter de ne pas y aller trop fort, mais il s'en abstint lorsqu'il sentit l'énorme masse grondante trembler sous lui et se mettre en mouvement. Nerveux, il s'appuya de toutes ses forces contre les écailles en fermant les yeux tandis que la sensation d'une boule à l'estomac lui faisait comprendre qu'il s'élevait dans les airs assez rapidement. Il était de moins en moins convaincu d'avoir fait le bon choix, mais au bout de quelques secondes seulement, tout sembla s'apaiser et bientôt, il ne restait plus que le vent lui caressant le visage dans un silence presque absolu, à peine perturbé par le lent battement des immenses ailes qui les portaient dans les airs. Ouvrant timidement un oeil, puis l'autre, Kylian se risqua à regarder ce qu'il en était. Au début, il ne vit que le bleu du ciel parsemé de quelques flocons ouateux d'un blanc à la pureté sans égale. Puis, à mesure qu'il s'habituait au souffle du vent, il tendit le cou pour essayer d'apercevoir la terre ferme. Peine perdue, la patte de la dragonne était tellement large qu'il aurait été contraint de se déplacer vers le bord pour avoir une chance de contempler quoi que ce fut, et il n'était pas vraiment assez confiant que pour se risquer à pareille tentative à cet instant. Soigneusement coincé entre les deux écailles, il ravala sa curiosité et patienta en silence.

Puis, vint le moment de l'annonce de la descente et de l'atterrissage. Suivant scrupuleusement le conseil de la dragonne, l'archer vampire se cramponna de plus belle pour se préparer au retour au sol. Devant lui, le ciel bleu et les nuages laissèrent la place aux teintes de vert et de marron des plaines herbeuses parsemées d'arbres et de bosquets défilant rapidement à mesure qu'ils perdaient de l'altitude. Plus, il y eut une secousse qui manqua de peu déséquilibrer le passager, et ce fut tout. Kylian demeura immobile encore quelques instants, comme pour s'assurer que la dragonne n'avait pas l'intention de repartir, puis se leva fébrilement et entama sa descente avec les mêmes précautions que pour son ascension.
Après s'être éloigné de quelque pas titubant, le vampire jeta un regard sur les alentours pour essayer de se repérer, mais il n'avait pas la moindre idée de l'endroit où il se trouvait. Il se passa une main dans les cheveux pour se gratter la tête tandis que la dragonne lui précisait qu'il ne leur faudrait pas plus de temps pour atteindre le royaume elfique. Combien de kilomètres avaient-ils parcourus exactement ? Il aurait été bien incapable de l'estimer mais il venait assurément de voyager plus vite qu'il ne l'avait jamais fait jusqu'à présent.

« Merci. Je... C'est vraiment très impressionnant. Je vous dois beaucoup. »

Il peinait encore à réaliser ce qui lui arrivait. Quelques heures plus tôt, il avançait seul, malade, en plein soleil avant de se faire charger par un groupe de cavaliers désireux de lui faire goûter de leurs lames. Et maintenant, il se tenait devant un lac aux eaux cristallines, en compagnie d'une dragonne titanesque qui lui avait sauvé la vie et semblait avoir à coeur de veiller sur lui, de lui venir en aide. Dracos lui même le lui aurait prédit la veille qu'il n'en aurait pas cru un mot et pourtant, les faits étaient bien là aujourd'hui.

Pivotant sur lui même, il observa la dragonne se coucher sur le flanc pour se détendre et prendre un peu de repos, avant de se décider à s'approcher à son tour de la rive, sous l'ombre bienfaitrice que lui procurait l'ancestrale écailleuse. Après un dernier regard circulaire sur les abords du lac pour s'assurer qu'il n'y avait rien à craindre, il déposa ses armes et son armure au sol avant d'ôter ses bottes puis de se débarrasser de sa cape et du haut de sa tunique. Ne conservant sur lui que son pantalon, il s’avança dans l'eau jusqu'à mi-cuisse et plongea les mains dans le liquide transparent pour s'asperger le visage et se rincer la bouche. Enfin, il pouvait se débarrasser de cet arrière goût putride qui avait malmené sa langue desséchée ces dernières heures. Il se sentait véritablement revivre, comme si la fraîcheur de l'eau sur sa peau avait nettoyé les épreuves de ces derniers jours.

< Comment as-tu rencontré ta princesse ? >

Lorsque la question résonna dans son esprit, Kylian se redressa pour se retourner vers la dragonne qui, de son poste d'observation sur le bord du lac, le couvait de ses grands yeux au regard d'orage. Il lui adressa un sourire, honoré qu'elle put présenter un quelconque intérêt pour son passé, et lui répondit tout en revenant vers la terre ferme.

« Par la grâce du Dracos, je pense. Je venais de rencontrer son frère, l'empereur, dont je cherchais à gagner la confiance dans l'espoir qu'il puisse m'appuyer dans ma lutte. C'est en quittant les lieux que mon chemin a croisé celui de la princesse, il ne m'a pas fallu longtemps pour voir les qualités qui sont les siennes. Après ce soir, nous sommes restés en contact par l'intermédiaire de l'une de ses amies, et de fil en aiguille, nous sommes passés outre nos différences. »

Tout en parlant, le vampire venait de vider les poches de sa tunique, rangeant soigneusement la boussole et le diamant de pureté qui étaient rangés au fond d'une de ses bottes, avant d'aller tremper le vêtement dans l'eau fraîche du lac pour le défaire du parfum qui l'imbibait. Quelques instants plus tard, satisfait du résultat, Kylian s'éloigna brièvement pour aller étendre le vêtement au soleil avant de regagner précipitamment le couvert de l'ombre. Il posa de nouveau les yeux sur la silhouette massive de la dragonne étendue devant lui et s'approcha un peu plus pour venir s'asseoir sur la rive, non loin de la tête de l'écailleuse, les pieds au bord de l'eau.
D'une voix hésitante, il profita de cet instant de paix pour lui poser les questions qui avaient attiré son attention et qu'il n'avait pas encore osé poser. Mais maintenant qu'il commençait à mieux appréhender la présence de la dragonne à ses côtés, il voulait en savoir un peu plus sur elle si tant est qu'elle accepte de lui répondre.

« Je ne voudrais pas paraître indiscret, mais tout à l'heure... Vous avez parlé des elfes comme des... briseurs d'oeuf ? Vous ont-ils pris l'un de vos enfants ? »

Cela pourrait en effet expliquer le peu d'estime qu'avait manifesté la dragonne des tempêtes pour le Beau Peuple, mais là n'était pas la seule chose qui avait intrigué la curiosité du vampire et il reprit rapidement.

« Et je... Je n'ai pas pu m'empêcher de remarquer... à vos mouvements, vous semblez... souffrir. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous soulager ? »

Il était sincèrement inquiet à l'idée que Skade ait pu être blessée pour lui venir en aide, tout s'était passé si vite qu'il n'avait pas vraiment eu le temps de tout assimiler mais si tel était le cas, il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour l'aider à son tour.

En fait de présenter de l'intérêt pour lui, la dragonne débordait de curiosité et semblait avide de tout savoir de lui. Mais ce qui intriguait le vampire n'était pas tant l'intérêt que l'ancestrale lui vouait, mais bien le fait qu'il ne ressentait aucune gêne à se confier à elle. Lui d'habitude si secret et méfiant s'ouvrait naturellement à elle, tel un livre, comme s'il ne craignait nullement de lui confier son histoire. En vérité, il ressentait même un certain bien-être à pouvoir ainsi lui parler librement, après tout, rares étaient les occasions qu'il avait de se livrer ainsi à une créature auréolée d'une sagesse millénaire. Tout occupé qu'il était à nettoyer sa tunique, il leva les yeux vers la dragonne pour répondre à ses questions.

« Elle est ... prodigieuse. Je sais que cela doit vous sembler un temps ridicule, mais en deux cents ans d'existence, je n'ai jamais rencontré quiconque qui lui arrive à la cheville. Elle ne ressemble pas à l'idée que l'on se fait habituellement d'une princesse impériale, elle est sincère, intelligente, généreuse et pleine de compassion. Le bien-être des Armandéens est ce qu'il y a de plus précieux pour elle, c'est d'ailleurs pour cela qu'elle est prête à s'enfermer dans ce mariage qu'elle ne désire pas : pour éviter un incident et préserver son frère. Elle fait passer son propre bonheur au second plan, au profit de ceux qu'elles aiment. Parfois, il m'arrive de penser qu'ils ne la méritent pas. »

Et c'était peu dire, comment Grégorist avait-il pu s'entêter dans pareille folie ? Les gestes du vampire se firent plus brusques alors qu'il repensait à la décision de l'empereur de sacrifier sa propre soeur. Cela avait toujours eu le don de le mettre hors de lui, mais heureusement, la présence de la dragonne à ses côtés l'apaisa rapidement et il put poursuivre d'une voix détendue.

« Je... Enfin, si cela vous convient bien entendu... Ce serait un grand honneur pour moi que de vous la présenter. »

Il eut un sourire à cette idée, il se souvenait parfaitement de la lueur qui avait animé le regard de la princesse la première fois qu'elle lui avait parlé des jeunes dragons qu'elle avait pu rencontrer au palais et du bonheur qu'il avait pu lire sur son visage lorsqu'elle s'était trouvée en présence d'Isyndar. Assurément, une rencontre avec Skade lui laisserait un souvenir aussi marquant que cela avait été le cas pour Kylian.

« Et oui, notre contact est au courant de ma nature, c'est une amie digne de confiance, très proche d'Esmelda et aussi ouverte d'esprit que la princesse. Elle a su nous comprendre, nous lui devons beaucoup. »



Pendant quelques instants, la dragonne demeura silencieuse, laissant son souffle glisser à la surface de l'eau et y dessiner des vaguelettes dont certaines vinrent caresser les pieds du vampire. Le cadre était vraiment paradisiaque, il aurait été facile pour Kylian de se coucher là, dans l'herbe, à l'ombre de la dragonne, les pieds dans l'eau et le regard perdu dans le vide, pour oublier la guerre. Il ne manquait qu'Esmelda étendue à ses côtés pour qu'il puisse vraiment se sentir heureux. Puis, l'esprit de la dragonne revint vers lui, et il chassa rapidement ses rêves idylliques pour se concentrer sur ce qu'elle disait.

Subitement, à mesure que les mots de l'ancestrale se succédaient dans son esprit, la beauté du paysage sembla se ternir. Evidemment, l'animosité de la dragonne à l'égard du peuple elfique prenait maintenant tout son sens. De même que la réputation du Beau Peuple aux yeux du vampire se ternissait rapidement, car Skade ne lui mentait pas, il en avait la conviction. D'abord parce qu'elle n'avait aucune raison vraisemblable de lui mentir, mais aussi parce que les émotions qui teintaient ses pensées étaient bien trop vives que pour pouvoir être feintes.

« Je... suis désolé. »

Il ne savait pas trop pourquoi il lui présentait ses excuses, après tout, les évènements dont elle venait de lui faire le récit s'étaient déroulés bien avant sa venue au monde, bien avant même la venue au monde de nombre de générations de son arbre généalogique. Mais en tant que seul être bipède présent, il éprouvait une certaine honte de ce qui avait été infligé à la dragonne et avait ressenti le besoin de s'excuser de la folie des siens.

Etrange pourtant comme sa façon de voir la dragonne avait pu évoluer drastiquement en quelques heures, la vision de la créature titanesque dotée d'une puissance colossale qui l'avait secouru avait laissé place à celle d'un être... presque fragile. Kylian ressentait beaucoup de compassion pour les peines que l'ancestrale avait traversées et, aussi ridicule que cette idée pouvait sembler, il se mit à espérer être en mesure de la protéger à son tour, comme elle l'avait fait pour lui. Il aurait été bien incapable de dire comment, misérable moustique qu'il était comparé à elle, mais s'il avait appris une chose pendant ses années d'exil, c'était que la force d'un être ne se résumait pas à la puissance de ses muscles, à l'étendue de ses pouvoirs magiques ou à son talent à l'épée.

Il se releva et s'approcha davantage encore, posant la main sur le flanc du large cou de la mère des tempêtes, caressant ses écailles. Ce simple geste se substitua aux mots. Qu'aurait-il pu dire de toute façon ? Tous les discours du monde n'auraient pu atténuer la peine ou la douleur de la dragonne, et s'il voulait sincèrement faire quelque chose pour elle, il n'en avait pas le pouvoir. Il n'était pas un guérisseur, loin de là. Esmelda pourrait-elle lui apporter son aide, comme elle l'avait fait pour Mélusine ? Difficile à dire, prendre soin d'une humaine ne pouvait pas vraiment se comparer avec la guérison d'une dragonne millénaire.

Le vampire se crispa tandis que l'ancestrale évoquait sa propre mort. Même si elle ne semblait pas la craindre, Kylian, lui, se sentait mal à l'aise à l'idée de voir disparaître une créature si fabuleuse. Il se força à afficher un sourire avant de laisser échapper quelques mots dans un souffle presque inaudible.

« Ne parlez pas comme ça, vous pourriez me donner envie de protéger votre ennemi. Je vous dois la vie, Skade, alors n'espérez pas que je vous laisse mourir sans réagir. »

Il fallait bien l'avouer, les révélations de la grande dragonne d'orage à propos de son passé, de la façon dont les elfes l'avaient traitée et de sa manière de considérer les vampires avaient de quoi ébranler bien des certitudes que Kylian pensait naïvement pouvoir considérer comme acquises. Oui, les elfes et les humains considéraient son peuple comme des monstres, mais lui le premier se considérait comme tel, frappé qu'il était d'une malédiction l'obligeant à lutter constamment contre une créature sanguinaire qui faisait partie de lui depuis plus de deux siècles, l'empêchait de mourir et le contraignait à tuer pour continuer d'exister. Mais une question subsistait dans son esprit : pourquoi ? Il avait toujours pensé des elfes qu'ils étaient des êtres de paix et de sagesse, alors pourquoi s'étaient-ils aventurés à tant de cruauté envers une dragonne, source même de la magie qui les maintenait en vie ? Pourquoi lui avaient-ils pris son petit ? Et subitement, le doute l'étreignit. S'insinuant subtilement dans son esprit, l'incertitude s'était emparée de lui et avait commencé son travail de sape, faisant trembler les édifices de ses convictions. Avait-il vraiment fais le bon choix ? Lui qui proclamait lutter pour la paix, ne s'était-il pas simplement aveuglé en poursuivant ce qui ne serait jamais qu'une utopie ? S'il parvenait à renverser Lorenz et à unifier les vampires derrière ses idéaux, pourrait-il vraiment rétablir cette  paix qu'il désirait tant ? Il avait toujours pensé que le climat de peur et de violence propre à son peuple était son plus grand adversaire, qu'une fois celui-ci hors d'état de nuire, les elfes et les humains ne pourraient qu'accepter la main tendue des vampires. Et s'il se trompait ? Esmelda lui racontait souvent comment bien des hommes pouvaient se montrer plus cruels que certains vampires, et voila qu'il apprenait qu'il en était de même chez les elfes. Comment pourrait-il jamais réussir à faire régner la paix dans ces conditions ? Car si souvent, il lui arrivait de douter de ses chances de réussite, jusqu'à présent, il avait toujours relevé le gant, convaincu qu'il était du bien fondé de ses ambitions. Et aujourd'hui, ces rêves de paix sur lesquels il avait bâti ses idéaux et son existence semblaient s'effriter devant les révélations d'un passé qu'il n'avait pas soupçonné, sur lequel il ne s'était pas interrogé.  

Un espoir subsistait cependant, une terrible menace planant sur Armanda, qui semblait avoir fais naître dans les consciences des trois peuples le besoin, sinon l'envie, d'envisager la paix, ne serait-ce que pour un temps limité. Alors, avec l'aide du Dracos, peut-être qu'une fois les Alayiens vaincus, les Armandéens sortiraient grandis de cette épreuve et comprendraient que la guerre n'était pas une nécessité. Peut-être que cette nouvelle bataille serait un mal pour un bien. C'était un fort maigre espoir, et nul doute que ce chemin serait pavé de morts, mais c'était mieux que rien et cela méritait que l'on tente de s'y accrocher.

Tandis que Kylian émergeait peu à peu de ses tourments, l'ancestrale dragonne pivota doucement sa large tête vers lui, ramenant l'attention du vampire sur elle. Elle s'approcha ensuite presque à le toucher et le remercia, laissant échapper de larges volutes de fumées rapidement emportées par le vent. Il aurait voulu lui dire que les remerciements n'étaient pas de mise, qu'il n'avait rien fait qui put justifier un tel honneur, mais sa bouche s'ouvrit sur des mots qui refusèrent d'en sortir. Il ne savait plus que dire,  les mots que venait de prononcer la dragonne avaient eu raison de lui. D'une certaine manière, elle venait de lui annoncer qu'elle était prête à continuer d'exister si telle était sa volonté, que lui, petit vampire âgé d'à peine plus de deux siècles, incarnait la volonté de vivre d'une dragonne plusieurs fois millénaire.
Son museau vint ensuite tendrement effleurer le torse du renégat avec une douceur dans le geste à laquelle il n'aurait pu s'attendre de la part d'une créature si colossale. Une déferlante d'émotions traversa son esprit tandis qu'il répondait à la caresse de la dragonne, esquissant le geste d'une étreinte. Elle était bien trop massive que pour qu'il puisse espérer enlacer même l'un de ses doigts, mais l'intention était bien là. Le vampire ressentait la fierté, bien sûr, de se voir ainsi considéré par un tel être, un privilège dont bien peu sur Armanda pouvaient se réjouir, mais aussi le soulagement et la joie de savoir qu'elle ne se laisserait pas mourir une fois sa vengeance accomplie, et enfin, une certaine forme d'amour. Car même s'il ne la connaissait que depuis quelques heures, la mère des tempêtes comptait déjà beaucoup pour lui : sans rien attendre en retour, elle lui avait sauvé la vie et avait pris soin de lui, l'avait porté jusqu'ici pour lui permettre de se reposer et allait le conduire jusqu'aux forêts du royaume elfique en dépit de ce que le Beau Peuple lui avait infligé, elle s'était intéressée à ce qu'il ressentait et avait même accepté de se confier à son tour sur son passé douloureux. Pour un vampire exilé capable de compter ses alliés sur les doigts d'une main, ce genre d'attention revêtait facilement une valeur inestimable.

Sans rompre le contact physique qu'ils échangeaient, Kylian lui répondit avec ce ton mi-amusé, mi-fataliste qu'elle avait elle-même employé :

« Je suis heureux de l'entendre car j'en ai vu assez que pour ne pas avoir envie de me dresser entre vous et vos ennemis. »

Relâchant finalement l'énorme museau qui se tenait devant lui, il recula de quelques pas pour trouver le regard lumineux de l'écailleuse et la gratifier d'un sourire confiant. Puis, il tourna les talons et se dirigea vers ses vêtements, les rayons du soleil avaient eu le temps d'accomplir leur œuvre et le vampire put finalement se revêtir. Replaçant soigneusement le diamant de Merithyn et la boussole d'Esmelda dans les poches de sa tunique, il enfila ses bottes avant de récupérer sa cape et ses armes.

Désormais propre et frais, Kylian se sentait revigoré et impatient de reprendre la route. Il ne subsistait nulle trace des épreuves du début de journée, que ce soit dans son attitude ou dans son apparence, et c'est d'un pas assuré qu'il revint vers la dragonne, rectifiant les derniers détails de sa tenue. S'immobilisant devant elle, il se gratta la joue d'une main, comme s'il hésitait à parler, avant de finalement prendre son courage à deux mains et se jeter à l'eau :

« Je suis prêt à repartir quand vous le jugerez bon, mais... Avant de vous laisser approcher le royaume des elfes pour moi, je... Un détail m'intrigue... Et je ne veux pas risquer de vous voir vous mettre en danger pour me venir en aide. Je voudrais savoir... Pourquoi les elfes vous ont-il pris votre oeuf ? Quelle folie a bien pu les pousser à pareille extrémité, alors même que sans vous, sans les dragons, ils n'existeraient pas ? »

La guerre, évidemment. La soif de conquête, la fièvre du pouvoir, le désir de puissance se nouant en une folie commune et partagée par hélas bien trop d'individus belliqueux. Les dragons étaient alors considérés comme des armes, de simples objets dont la maîtrise pouvait assurer victoire des uns et destructions des autres. Hélas, Kylian lui-même n'avait pas pu faire autrement que d'y penser lorsqu'il avait rencontré la dragonne Isyndar : liée à son ami et allié Roëric, elle devenait du même coup l'alliée du vampire dans sa rébellion contre Lorenz. Elle devenait une arme à son service. Subitement, il se rendit compte qu'il ne s'était jamais interrogé sur les origines de la dragonne des ombres, il ne savait d'elle que ce que Roëric en avait dit, un oeuf qui s'était ouvert à lui. Mais sans doute avait-elle elle aussi des parents ayant fuis les Armandéens et leur folie par delà les mers ? Peut-être la recherchaient-ils ? Si tel était le cas, peut-être valait-il mieux libérer le dragonnier épéiste et l'encourager à rechercher les parents de sa liée plutôt que de le laisser poursuivre une guerre à laquelle Isyndar n'aurait finalement jamais dû être mêlée. Tant de choses qui auraient dû lui paraître évidentes et auxquelles il n'avait pourtant même pas songé avant qu'une dragonne ancestrale n'en vienne à lui compter l'histoire de son passé troublé par la guerre. L'archer vampire n'était finalement pas si différent de ceux que la mère des tempêtes lui décrivait, comme eux il n'avait jamais pris le temps de penser que les dragons n'étaient pas seulement des créatures d'une formidable puissance et d'une sagesse infinie, qu'ils avaient des parents, des frères, des soeurs, des fils et des filles. Bref, qu'ils avaient des familles, séparées par l'espace et le temps certes, mais des familles néanmoins.

Il plongea son regard dans celui de l'immense dragonne et acquiesça silencieusement d'un signe de tête, puis s'avança vers la patte qu'elle lui présentait. L'ascension ne fut pas plus aisée que la première fois et seule la taille démesurée des écailles sur lesquelles il pouvait prendre appui lui évitait de s'écharper sur les multiples rebords tranchants qui parsemaient sa progression. Il retrouva sans peine le creux qui lui avait servi d'abris lors de son premier vol et s'y cala avec précaution. Baissant les yeux vers les paumes de ses mains, il y aperçut plusieurs sombres sillons tandis que quelques gouttes de sang noir s'écoulaient sur sa peau pâle. Dracos, les écailles étaient encore plus tranchantes qu'il ne l'avait imaginé, les coupures étaient si nettes, si délicates qu'il n'avait pas même ressenti la douleur de ses chairs malmenées. Heureusement, les plaies cicatriseraient vite, le venin vampirique ayant à coeur de prendre soin de ceux qu'il maudissait, la régénération des cellules de son corps était infiniment plus rapide que chez les humain.

Lorsqu'il fut bien installé, il écouta la suite du récit de l'immense dragonne et de la terrible vengeance qu'elle avait exercé. Il était bien incapable d'émettre un jugement de valeur sur ce qu'elle avait fait en condamnant ainsi le dragonnier Evanaelle, n'ayant jamais été dans pareille situation et espérant n'avoir jamais à éprouver un tel désir de se venger. Mais il redoutait ce que l'escalade des représailles pouvait engendrer, ne sachant que trop bien à quel point le pardon était une chose précieuse, aussi difficile à obtenir qu'à donner. Skade s'était dite prête à si non oublier, au moins mettre de côté ces évènements malheureux, mais qu'en serait-il pour les elfes ?

Ils redécollèrent sitôt qu'il l'informa être prêt à la manœuvre, et alors qu'elle se tournait vers leur prochaine destination, Skade reprit son histoire. A mesure qu'il en apprenait davantage encore sur le passé de la dragonne et sa relation avec les elfes, Kylian doutait de plus en plus d'avoir fait le bon choix en acceptant qu'elle le mène jusqu'aux portes du royaume elfique. Il craignait sincèrement de raviver dans le coeur de l'ancestrale d'anciennes blessures qu'il eut été préférable d'oublier, sans parler de la réaction qu'auraient les elfes en voyant apparaître à l'horizon la masse colossale de leur ancienne ennemie... S'ils avaient conservés dans leurs livres les récits de ces temps anciens, le vampire avait de sérieuses raisons de craindre n'avoir fait qu'entraîner la dragonne vers une bataille rangée, ce qu'il ne se pardonnerait sans doute jamais.
Aussi, lorsqu'il aperçut finalement au loin les sommets majestueux des arbres de la forêt elfique, un frisson lui parcourut l'échine. L'instant de vérité approchait.