D'aussi loin datent les chroniques de Silarae, jamais pareille chose ne s'était produite. Même les goules les plus anciennes ne pouvaient gratifier, ou accabler, leurs semblables de récits similaires, tant le concept du « Double Royal » était objet de scissions au sein de la nation Morte Vivante. Bénédiction ou malédiction, les deux partis ne venaient pourtant jamais à s'opposer autour de victuailles, tant le sujet était tabou. Les derniers jours paraissaient s'étirer dans la flèche du temps, tant les jours étaient pesants, marqués au fer rouge de cette antique malédiction à laquelle Achroma s'était livré. Le campement des Sans-Vies n'était qu'une forme incongrue, même pour Silarae qui, sans cesse se tenant sur le piédestal que lui procurait sa condition de dragon, ne permettait à ses serres de toucher le sol qu'à de rares occasions et même ne pouvait s'en approcher. Même les jours précédant le coup de théâtre signé par son dragonnier, Silarae ne pouvait se tarer d'avoir entretenu les meilleurs rapports possibles entre les liés, et ce, en aucun cas la faute d'Achroma.

La créature volante aurait pu se justifier avant le scandale que son lié avait provoqué. Mais il était dorénavant ardu de corroborer une prise de distance devant un acte liant poing, pieds, volonté et acte d'un vampire réputé. Exiger des raisons à une bête aussi fière équivoquait à questionner un mur sur le pourquoi de son emplacement. Mais à présent le mur pouvait parler, et malgré les multiples ruptures qu'Achroma provoquait, la dragonne ne cachait pas son avis sur ce qui s'était déroulé. Lorsqu'elle se posait près de lui, elle le faisait avec le fracas du à son poids et à sa taille encore modeste, et non avec la grâce qu'on pourrait attribuer à ces volatiles, monarques des cieux. Le raisonnement d'Achroma pouvait être louable et vu comme courageux par d'autres, mais sa monture s'estimait prise de pitié, et considérait qu'un mal qui touchait son dragonnier était un fardeau qu'elle aussi, se devait de porter à ses côtés et d'en partager la difficulté.

Toutefois, Silarae n'était pas aveugle. Elle savait faire preuve de maturité, et ne pas décharger toute sa colère sur son dragonnier, mais également sur celui dont il était devenu l'obligé : le Prince Lorenz. Ce dernier n'était pas l'objet d'un plébiscite au sein du Peuple Souterrain, bien qu'il lui ait apporté son lot de gloire et de victoires, mais également de défaites. Silarae ne disposait pas d'un avis tranché sur cet Être, mais advint ce qui était advenu, et la dragonne, fière de son espèce et défensive de ses semblables, avait été très affecté de la presque indifférence témoignée par le Prince lorsque, dans sa colère et son désir d'écourter les jours d'un dragonnier, il fut informé par Achroma que la mort du dragonnier entraînait la mort de la créature qui lui était lié, ce qui n'avait pas provoqué grand émoi chez le Noble. Les maîtres des cieux étaient un bien excessivement précieux pour que des erreurs de l'un pâtissent la puissance d'une nation. De plus, Silarae jouissait de bien peu de contact avec ses pairs, et aurait difficilement supporté la mort d'un autre des siens par caprice du prince Lorenz.

En effet, la dragonne peinait à contenir son désir d'écourter les jours du prince, et même de s'approcher du campement, car le nectar qu'était le sang de dragon attisait en Lorenz une épouvantable douleur dès qu'un maître céleste était à proximité. Toutefois, Silarae, malgré les coupures que son lié provoquait volontairement, n'était pas sotte. Dans l'esprit de son aimé, elle y lisait de nombreuses choses, dont le projet d'une rencontre entre les peuples de l'Empire pour lutter d'un commun effort contre l'envahisseur venu du Nord. La dragonne comparait cette entrevue à une salle remplie de jarres de liquide inflammable, et, suspendu à la légèreté d'une ficelle, une allumette ne s'éteignant jamais, menaçant de vaciller et d'embraser la pièce. Le moindre travers déclenchera l'affrontement entre les monarques. Chaque carte devait se jouer, et la présence des dragonniers était de mise. Mais quel monteur ne chevaucherait pas sa monture ?

C'est dans cette optique, que faisant fi de la douleur que pouvait ressentir Lorenz, et peinée au plus profond d'elle même de celle qu'allait ressentir son maître, elle amorça après plusieurs cercles aériens au dessus du campement, sa descente vers la tente princière, celle qui se dégageait du reste par ses couleurs et sa haute taille. Elle se posa à plusieurs mètres devant son entrée, causant la crainte, l'admiration et l'interrogation parmi tous les soldats présents qui ne pouvaient s'empêcher de la dévisager. Un grognement dissuasif mit fin à ces regards sceptiques, tandis que la dragonne impétueuse attendait que Lorenz sorte, espérant en son for intérieur qu'elle réussirait à contenir son envie de le déchiqueter. Comme l'exigeait la tradition des dialogues entre un dragon et un être autre que son lié, Silarae cerna l'esprit du vampire royal, et lui adressa ces mots :

« Qui se fait appeler prince vient accueillir lui même ses invités de marques. »

Le Prince des vampires ne tarda pas à écarter les pans de sa tente. Sa silhouette ainsi que ses cheveux noirs de jais, certes perçus de teintes différentes par la dragonne, se dessinèrent devant elle, alors que la nature de leur entrevue, et même la présence de Silarae provoquait l'interrogation voir le malaise des soldats. Alors que Lorenz faisait quelques pas, foulant la terre de ses bottes, il s'adressa à l'Immaculée, sur un ton sec, avec des termes distants, alliant une once de défi à un lit de méfiance. La Blanche prit le parti de faire fi de cette attitude. Lorenz paierait le prix de son insolence tôt ou tard, mais la paume d'Achroma demeurant tatouée, et ce dernier conservant son allégeance au prince, elle ne pouvait se permettre quoique ce soit. Les babines écailleuses furent parcourues d'un léger rictus, dévoilant les crocs acérés l'espace d'un instant, tandis que les yeux reptiliens du volatile cillèrent sur le même ton de défi que le Prince. Toutefois, les dires de ce dernier s'avéraient exact : le temps était un luxe que Silarae ne pouvait se permettre dans cette entrevue.

« Le doute semble monarque des plaines que vous foulez...il s'est tant imprégné du sol, que des ennemis de toujours iraient jusqu'à s'allier pour contrer un ennemi commun. Je me déplace afin de te mettre en garde contre un autre danger. Ta fierté a eu beau être flattée après le sang d'un des miens sur tes mains, mais n'oublie pas qui nous sommes. Mes pairs, dont les monteurs ont juré allégeance à tes ennemis, seront à cette entrevue. Et il n'existe que peu de barrières à la colère d'un dragon, Vampire, hormis la présence d'un des siens et de son monteur. Laisse à Achroma le loisir de me monter car ce ne seront pas vos règles de bienséance de sommet de crise qui arrêteraient la furie vengeresse d'un dragon, si cela devait survenir, mais bien l'égide qu'un des miens aurait à t'offrir. »

Achroma ne l'avait jamais montée, car elle n'aurait supporté son poids, sa taille et son âge étant trop peu avancés. Toutefois, la dragonne se sentait prête, discernant en elle la force et la capacité d'être chevauchée par son dragonnier, et qu'ensemble ils puissent se proclamer monarques des étoiles et maîtres incontestés des cieux. Mais Achroma était aveugle, et son allégeance à Lorenz, rajoutée aux liens particuliers qui unissaient le Prince au dragonnier, rendaient les liens entre le dragon et son lié compliqués. Voilà qu'à présent, ils se trouvaient réduits à presque demander l'autorisation pour qu'il la monte. Silarae ne pouvait que très difficilement supporter cette situation. La dragonne attendit la réponse du Prince, l'or fondu de ses pupilles rivé sur le prince.

Silarae rehaussa sa nuque, ses babines frémirent de colère devant le stoïcisme du prince. Un souffle rauque s'échappait de son museau tandis que la voix de Lorenz résonnait dans son esprit. L’immaculée ouït les propos du monarque, provoquant en elle des vagues de colère, l'envie irrésistible de soulager son corps de sa tête lui rongeant les pattes. Mais comme l'on aurait pu s'en douter, elle n'en fit rien. Lorsque le vampire eut achevé sa tirade, la gueule de la dragonne s'approcha dangereusement de la face du vampire. L'insolence dont il faisait preuve n'était que l'avant-garde de son impudence, réelle imprudence face à une loyauté inexistante de la part de Silarae. Était-ce du courage ou de la folie que de s'adresser à une créature aussi majestueuse sur ce ton ? Plus le temps passait, et la dragonne éprouvait d'hostiles sentiments croissants à l'encontre de cet être abject dont elle aurait volontiers soulagé au monde sa présence. Mais elle avait obtenue ce qu'elle désirait, aussi ne s'attarda-t-elle pas plus que nécessaire au milieu des insectes.

« Même l’œuvre du meilleur forgeron s’effrite. Le temps viendra où tu craindras l'ire des miens. Et quand tes jours seront comptés, notre conversation te reviendra en mémoire, et tu pleureras d'avoir ri des remparts qui essuient les assauts les plus vaillants. Le sang des miens, tout comme vos breuvages, vous montent à la tête, Bipède. Prends garde à ce qu'il n'obscurcisse pas ton jugement, et que perché sur ton chimérique piédestal, on en cause la chute par faute de ta verve trop pendue. »

L'avertissement, bien que glissé sous de belles paroles, était prononcé. Mais en aucun cas cela était une menace, car la Blanche ne s'était pas portée en tant qu'investigatrice de la mise en garde, seulement une prophète. Mais il était certain, qu'à l'heure où ils parlaient, Silarae aurait sacrifié père et mère pour être adulée en tant que celle qui aurait décroché cet arrogant visage. Cependant, ses ailes s'animèrent, sans qu'elle ne prenne garde à renverser sur son passage quelques niaiseries, et elles la portèrent jusqu'au dans les cieux, là où la fraîcheur se faisait insupportable pour les mortels, afin de soulager son aimé de sa présence.