Savoir renouveler ses planques, telle est l'une des règles de survie élémentaire pour tout fugitif, d'autant plus lorsqu'un continent entier a de bonnes raisons de vouloir votre peau. Aux yeux des elfes et des humains, il n'était qu'un monstre assoiffé de sang qu'il fallait passer au fil de l'épée sans autre forme de procès. Aux yeux des vampires, il était un traître dont la mise à mort se devait d'être aussi longue et douloureuse que possible. Dracos merci, il ne fallait pas généraliser et il existait des exceptions à ces règles. Esmelda et Mélusine par exemple, s'étaient révélée capable de voir par-delà la réputation sanguinaire que Wintel et ses sbires avaient taillés aux vampires tout au long des siècles de meurtre et de souffrance. Côté vampire, Roëric ou encore Hyrriena, la voleuse, avaient eu la force de caractère de ne pas se laisser misérablement piétiner par le prince vampirique.

Hélas, ces exceptions demeuraient encore trop rares, beaucoup trop rares que pour que Kylian ait pu se permettre de manquer de prudence. La moindre erreur entraînait systématiquement des conséquences démesurées et seule la chance pour ne pas simplement parler d'une véritable protection divine lui avait permis de se sortir de situations souvent particulièrement périlleuses et très certainement mortelles. Alors, le vampire se cachait. Il devait survivre, menant dans l'ombre sa rébellion, s'efforçant de préparer soigneusement le jour tant attendu où il serait en mesure de renverser Lorenz. Et pour survivre, il avait besoin d'endroits sûrs.

A l'entrée de la petite bourgade forestière, un simple panneau de bois sur lequel on pouvait lire les lettres Maupavel. Population : une poignée de forgerons, quelques chasseurs, une grande majorité de bûcherons ou charpentiers et leurs familles bien entendu. On y accédait par un étroit chemin de terre serpentant à travers les bois, tout juste assez large pour laisser passer un chariot. Un endroit paisible et reculé, l'auberge du coin servait de point de transit et accueillait essentiellement les voyageurs en quête d'un lieu où s'abriter pour l'espace d'une nuit. Le soleil couchant auréolait la forêt d'une lueur orangée du plus bel effet. Machinalement, le vampire nota qu'Esmelda apprécierait certainement cet endroit et qu'il s'agissait là du lieu idéal pour un rendez-vous discret, quand bien même les récents évènements avaient quelque peu amoindris l'enthousiasme avec lequel Kylian appréciait de retrouver sa belle loin des regards indiscrets. Chacune de leurs rencontres étaient malheureusement aussi dangereuses qu'elles étaient désirées.

L'archer vampire inclina la tête et vérifia que sa capuche lui dissimulait efficacement le visage avant de s'avancer entre les maisonnettes, se dirigeant vers l'auberge. Comme il l'avait prévu, l'endroit était calme et tranquille, il n'y avait qu'une dizaine de personnes occupant les lieux, attablées autour de quelques chopes et d'une partie de cartes, le tout agrémenté de blagues salaces. Des gens simples et sans histoire, menant une petite vie tranquille, presque enviable pour le fugitif qu'il était. Le vampire retint un sourire, ceux là ne devaient probablement pas entendre parler de guerre très souvent. L'archer s'approcha du comptoir, commanda un verre pour ne pas éveiller les soupçons et entreprit de faire la conversation à l'aubergiste. Il se fit passer pour un commerçant susceptible de visiter régulièrement le village, ce qui lui permit de se renseigner sur le prix des chambres, les allées et venues des caravanes marchandes ou encore des escortes militaires. Bref, il collectait tout un tas d'informations sur la vie du village et ce qu'il apprenait lui plaisait. Comme il l'avait espéré, Maupavel était un coin tranquille. Du moins l'avait-il été jusqu'à ce soir...

Brusquement, on eut l'impression qu'une tempête déferlait sur le village. Au dehors, on entendait des cris terrorisés par-dessus un lourd martèlement de sabots, comme si la paisible bourgade forestière s'était soudain transformée en champs de bataille. Dans l'auberge, les hommes abandonnèrent leur jeu de cartes pour se précipiter vers les fenêtres et la porte. Une voix hurla qu'il s'agissait de vampires tandis que l'homme qui venait de sortir du bâtiment disparu soudainement de l'encadrement de la porte, laissant la place à un être qui effectivement ne pouvait être qu'un vampire. Sa gueule maculée de sang et son regard de bête féroce ne laissait planer aucun doute. Le monstre tenait à la main une épée elle aussi souillée d'un sang rouge vif. De toute évidence, le vampire était ici en conquérant et ne s'inquiétait nullement de la possibilité de rencontrer une quelconque opposition, il venait pour le plaisir de tuer gratuitement des proies qu'il savait sans défense. Paniqués, les occupants des lieux cherchaient à quitter l'auberge aussi vite que possible, les uns se jetèrent par les fenêtres, d'autres se précipitèrent à l'étage dans l'espoir de s'y cacher et les derniers se ruaient vers la porte de l'arrière boutique. Inconscient de la présence de l'un de ses semblables dans la pièce, l'intrus vampirique attrapa l'humain le plus proche par le bras et dévoila ses crocs sanguinolents avec la ferme intention de les planter dans la chair fraîche.

Une flèche glacée fendit l'air juste à temps pour venir frapper le suceur de sang avant qu'il ne puisse refermer les mâchoires sur son infortunée victime. Sous l'impact du projectile, le vampire lâcha prise et l'humain ainsi libéré s'éclipsa sans attendre tandis qu'une deuxième flèche allait se planter dans la chair froide de son agresseur. Sitôt après avoir décoché, Kylian bondit de la place qu'il occupait pour se jeter sur le vampire et parachever son intervention d'un coup de poing au visage, propulsant son adversaire dans les airs jusqu'à s'effondrer dans un recoin de la pièce et y demeurer immobile. Grièvement blessé ou mort, cela n'avait plus d'importance, il était incapable de nuire désormais et cela seul importait.

L'archer quitta l'auberge pour tomber sur une scène qui lui aurait glacé le sang s'il ne l'avait déjà froid. Tout autour de lui, le charmant petit village forestier avait laissé place à une vision de cauchemar : les vampires saccageaient tout, incendiant les maisons et massacrant la population sans distinction. Impossible d'intervenir, les attaquants étaient beaucoup trop nombreux pour lui, il ne pouvait que fuir et espérer qu'un maximum de la population parviendrait à en faire autant. Sans perdre de temps, Kylian se précipita dans une ruelle et s'éloigna de l'auberge, agrippant au passage un enfant en larmes qui avait espérer se dissimuler dans un tonneau laissé ouvert. Avec le bruit de ses pleurs, le laisser dans sa cachette équivalait à le livrer en pâture aux vampires et si l'archer n'était pas de taille à sauver le village, il ne pouvait se résoudre à laisser un humain derrière lui, d'autant plus s'il s'agissait d'un enfant. Le pauvre ne devait pas avoir dix ans.

Son paquet sous le bras, le vampire quitta le village et ce n'est qu'après s'être éloigné d'environ deux kilomètres à travers bois qu'il s'immobilisa pour déposer l'enfant au pied d'un arbre. Le môme pleurait toujours, reniflant et hoquetant bruyamment. Il était terrorisé évidemment, et aussi réconfortantes qu'elles voulaient l'être, les paroles de Kylian ne parvenaient pas vraiment à calmer l'enfant. Tant pis, il attendrait avec lui que les vampires aient quittés les lieux avant de le raccompagner au village. Du moins, c'est ce qu'il aurait fait s'il n'avait pas remarqué l'ombre se glissant à travers bois et s'approchant de leur position. Dracos, il avait été suivi ! Et à en juger par la vitesse et la discrétion de son poursuivant, il ne s'agissait pas d'un humain. Les ailes que donnent la trouille n'auraient pas suffit à expliquer la célérité des mouvements de la silhouette se faufilant entre les arbres.

Le regard de l'archer se posa sur le petit bout d'homme qui se tenait recroquevillé à ses pieds. S'il avait été seul, Kylian aurait préféré la fuite à la confrontation mais il ne pouvait décemment pas abandonner l'enfant derrière lui, et aussi doué qu'il fut dans l'art de se défiler, il ne sèmerait pas un vampire accroché à ses talons s'il devait s'encombrer d'un humain aussi jeune. Le vampire soupira puis s'éloigna de l'enfant et se fondit dans les ombres afin de contourner la trajectoire que suivait son poursuivant et se positionner derrière lui. Alors qu'il s'en approchait silencieusement, la silhouette de sa proie se précisait. C'était un vampire, aucun doute là-dessus, mais il était très jeune, cela se voyait à ses gestes imprécis, parfois même un peu maladroits. De là où il était, l'archer aurait facilement pu planter une flèche entre les omoplates du monstre. C'aurait probablement été la meilleure chose à faire en vérité, mais vampire ou pas, s'il s'abaissait à tuer gratuitement lui aussi, il ne vaudrait pas mieux que ceux qu'il combattait. Laissant libre cours à son instinct naturel de prédateur, Kylian se glissa silencieusement entre les arbres, réduisant un peu plus la distance qui le séparait de sa cible à chaque pas. Finalement, lorsqu'il fut assez près, il bondit tel un fauve sur le petit vampire, l'empoignant fermement alors même que celui-ci se retournait et levait vers lui un regard surpris. Encore un qui n'avait pas envisagé l'hypothèse que le chasseur pouvait devenir la proie, cette arrogance était bien l'une des plus grandes faiblesses du peuple vampirique.
Le vampire renégat décolla son captif de terre et le plaqua violemment contre le tronc d'un gros chêne, armant un direct du gauche qui ne manquerait pas de secouer la biscotte qui se débattait piteusement entre ses doigts. Mais l'image du petit enragé se démenant contre l'arbre toucha la fibre d'humanité qui demeurait ancrée dans le coeur de Kylian et celui-ci retint son coup. Depuis quand Lorenz s'encombrait-il de vampires si faibles dans son armée ? S'agissait-il d'un cas isolé ou l'armée vampirique en était-elle vraiment réduite à racler les fonds de tiroir pour assurer ses effectifs ? Dans la première hypothèse, quelle importance pouvait bien avoir cet avorton aux yeux du puissant prince ancestral ?

Le flot de questions qui déferlait dans l'esprit du vampire pendant cette seconde d'hésitation fut interrompu lorsqu'une vive sensation de douleur lui vrilla soudain la main, lui arrachant un cri de surprise et l'obligeant à lâcher prise. D'un geste brusque, Kylian propulsa son petit adversaire au sol avant de dégainer son épée et d'en pointer la lame vers la silhouette à terre.

N'essaie même pas de te relever. Je ne souhaite pas ta mort alors épargne moi d'avoir à te tuer.

Sa voix avait ce timbre mortellement froid, typiquement vampirique, qui laissait planer dans l'air cette constante menace de mort qui accompagnait les parfaits prédateurs qu'étaient les êtres de la nuit. Son regard d'acier se plongea dans celui de son adversaire, visiblement encore secoué de voir les rôles subitement inversés et de se retrouver dans la position très inconfortable de la victime.

Qui es tu ? Pourquoi essayais-tu de me suivre ?

Un vampire si jeune ne connaissait probablement pas l'apparence du vampire le plus recherché du royaume, il y avait donc fort à parier qu'il ignorait totalement l'identité de la personne devant laquelle il se trouvait. En manœuvrant habilement, le renégat pourrait peut-être éviter de se faire démasquer et pourquoi pas en profiter pour glaner quelques renseignements utiles.
Désignant du bout de sa lame l'uniforme de l'armée vampirique que revêtait son prisonnier, il poursuivit avec une moue dégoûtée et un regard dédaigneux :

Depuis quand l'armée vampirique s'encombre-t-elle d'avortons dans ton genre ?

Il était jeune. Vraiment jeune. Plus encore que Kylian ne l'avait pensé au premier abord. Le simple fait qu'il lui ait avoué avoir réagi instinctivement devant l'ombre fuyante démontrait clairement qu'il était encore plus que dépendant de la Bête qui serpentait dans ses veines. Il ne devait pas avoir été transformé depuis plus d'un an et à en juger par ses traits, humainement parlant, il devait avoir été tué approximativement au même âge que l'archer.

Le vampire renégat s'efforça de dissimuler le désappointement qui étreignait son esprit. Combattre des vampires adultes, conscients des atrocités auxquelles ils se livraient, de la monstruosité de leurs actes et qui pour la plupart allaient jusqu'à se réjouir de la souffrance d'autrui était une chose, tenir au bout de son épée un pauvre gosse effrayé et perturbé par la malédiction qui serait désormais la sienne en était une autre. Celui qui s'était présenté sous le nom de Zaphirel n'était pas vraiment maître de ses actes et ne pouvait donc pas en être tenu directement responsable, à son âge, Kylian n'était pas si différent de lui et n'avait réussi à dompter sa Bête, à retrouver une part de son humanité qu'après bien des années d'un combat intérieur acharné. Les coupables, les véritables coupables, c'étaient les vampires qui s'étaient octroyé le droit de prendre la vie de ce jeune homme et d'en faire un monstre de la nuit, de le réduire à l'état d'esclave du terrible venin vampirique.

« Je ne sais pas pour les avortons… monsieur. »

Monsieur. Un rictus amusé s'afficha au coin des lèvres du renégat. Pour autant qu'il s'en souvienne, c'était bien la première fois depuis son exil qu'un vampire s'adressait à lui de manière aussi courtoise, pour ne pas dire respectueuse. Zaphirel ne l'avait donc pas reconnu et ne connaissait peut-être même pas le nom du fugitif le plus recherché du royaume vampirique. Kylian commençait à entrevoir la place que pouvait bien occuper le petit vampire qui se tenait encore misérablement étendu sur le sol au sein de son peuple : un simple pion sans importance. Peut-être même avait-il été transformé par erreur, car il était bien rare que des personnes si faibles se voient attribuer ce que les vampires considéraient comme un honneur suprême accordé aux humains jugés dignes de rejoindre leurs rangs.

Pour Kylian, cette constatation, si elle s'avérait exacte, était un véritable soulagement. Il pourrait relâcher son captif sans crainte que Lorenz ne soit informé de sa présence en ces lieux ce soir. C'était à la fois la garantie de ne pas voir les traqueurs du seigneur vampirique retrouver sa piste et celle que Zaphirel n'aurait pas à subir la rage du prince, car il ne faisait aucun doute que si Wintel avait la moindre raison de croire que l'un de ses hommes avait croisé la route du fugitif sans essayer de le tuer, le coupable serait durement châtié.

« Je pourrais me relever... s'il vous plait. »

Pitoyable. Même s'il savait, même s'il connaissait les manières brutales et le plaisir malsain que prenaient les vampires à écraser et martyriser les plus faibles y compris parmi leur propre peuple, Kylian ne pouvait s'empêcher d'être écœuré à chaque fois que cette réalité se rappelait à lui. Zaphirel rampait littéralement comme une larve, terrorisé à l'idée de ce que celui qu'il pensait être un des siens pouvait lui infliger par simple cruauté gratuite. Les yeux de son prisonnier n'exprimaient que la crainte et la plus totale soumission, à cet instant, Kylian aurait pu exiger de lui qu'il lui lèche les bottes et le petit vampire se serait exécuté vraisemblablement en déversant un lot de remerciements pour l'honneur que l'archer lui aurait ainsi accordé.
C'en était trop, même s'il risquait de se dévoiler en agissant de la sorte, il y avait des limites à ce que le vampire rebelle était prêt à se permettre pour atteindre ses objectifs et celles-ci étaient atteintes. Il avait déjà l'impression de n'avoir que trop torturé son captif.

Lorsqu'il s'adressa de nouveau à Zaphirel, il lui parla comme s'il s'était adressé à son égal, sa voix se fit moins morbide, plus chaleureuse, si tant est qu'un corps froid dans lequel ne résonnait aucun battement de coeur pouvait faire preuve de chaleur.

Tu peux te relever.

Il baissa son épée mais ne la rengaina pas pour autant, se contentant de diriger la pointe de sa lame vers le sol. Aussi faible que soit son adversaire, mieux valait ne pas se fier aux apparences, les vampires si jeunes avaient tendance à réagir avec une certaine bestialité et l'on pouvait facilement se laisser surprendre si l'on abaissait sa garde. La trace de morsure sur sa main, de laquelle s'écoulait encore un mince filet sanguinolent, était là pour le lui rappeler et il ne devait pas oublier qu'à quelques dizaines de mètres tout au plus, niché au pied d'un arbre se tenait un petit corps tremblant dont la vie ne dépendait que de sa capacité à le protéger.

Le regard d'acier de l'archer renégat fit un rapide aller-retour entre la blessure et le vampire qui se redressait lentement devant lui.

Tu ne manques pas de mordant pour un avorton. Qui est ton maître ? Je veux dire, quel est le nom de celui qui t'a transformé et quel poste occupe-t-il dans l'armée ?

Une lueur de surprise traversa brièvement le regard de Wallam. Avait-il dit dragonnier ? Voila qui bouleversait considérablement la donne. Jusqu'à présent, Kylian ignorait que Lorenz pouvait compter sur l'appui de dragonniers dans ses rangs. Certes, il savait que tout comme les humains ou les elfes, les vampires étaient à même d'être élus par les êtres divins qu'étaient les dragons, après tout, Roëric était là pour le lui prouver. Mais connaissant le passé de Lorenz, comment un dragonnier pouvait-il ne serait-ce qu'envisager la possibilité de se mettre au service du prince vampirique autoproclamé ? Et plus inquiétant encore, à quels terribles desseins Lorenz exploiterait-il la puissance des dragons ?
La lutte que menait le jeune renégat était déjà disproportionnée, il n'était pas nécessaire d'ajouter des dragons dans l'équation, d'autant plus du mauvais côté de la barrière. Kylian soupira. Il répugnait à l'idée de souiller Isyndar en l'obligeant à prendre part au conflit, mais s'ils avaient des dragons pour adversaires... Puisse le Dracos les préserver d'en arriver à de telles extrémités.

Reportant son attention sur le petit vampire rectifiant sa tenue devant lui, l'archer renégat le considéra d'un regard nouveau. S'il avait été transformé par un dragonnier c'est qu'il n'était pas qu'un simple pion. Il y avait forcément autre chose, pour qu'un être aussi faible ait pu susciter l'intérêt d'un dragonnier vampirique, c'est qu'il devait posséder une quelconque qualité insoupçonnée, quand bien même Kylian ne parvenait pas encore à déterminer de quoi il s'agissait.

Subitement, le petit bout d'homme qui avait contraint Kylian à affronter son poursuivant se fit remarquer. L'ouïe fine du vampire capta les légers sanglots qui émanaient du sous-bois, son instinct de prédateur situa précisément l'origine des pleurs à l'endroit exact où il avait laissé son petit protégé. Dracos, pourvu que ...

« Un humain, il y a un humain ! »

Evidemment, c’eût été trop demander que le petit vampire n'y prêta pas attention. Jeune ou pas, lui aussi possédait les qualités vampiriques nécessaires à en faire une parfaite machine de prédation. La main du rebelle se resserra davantage sur la garde de son épée. Tant pis, il n'avait plus le choix. La vie d'un vampire au service de Lorenz, fût-il si jeune, ne valait pas l'existence d'un enfant. Un espoir demeurait cependant, vu la carrure de son adversaire, peut-être parviendrait-il à le maîtriser sans avoir à faire couler le sang. En tout cas, il s'efforcerait de faire de son mieux en ce sens, quitte à prendre plus de risques.
Alors même que l'archer envisageait de bondir pour empêcher son captif de se lancer dans une chasse en bonne et due forme, ce dernier se retourna vers lui pour lui demander abruptement :

« C’est à vous ? »

La question prit Wallam au dépourvu, il ne s'était pas attendu à une telle réaction. Ainsi donc, il demeurait encore capable de ne pas succomber à l'appel du sang. Aux yeux de l'archer vampire, ce comportement prit la forme d'une lueur d'espoir. Et si... Non, il n'avait pas le temps pour ça. Il bafouilla un instant avant de répondre.

Oui, c'est à moi. C'est mon repas. Je n'aime pas manger au milieu des cris et de la panique, j'avais l'intention de le vider de son sang un peu à l'écart mais ton arrivée m'en a empêchée. Je ...

Le vampire s'interrompit brutalement, redressant la tête comme pour mieux tendre l'oreille. Son regard croisa celui de Zaphirel. Lui aussi avait entendu. Il ne s'agissait plus de pleurs d'enfant cette fois, la menace était toute autre. Des cavaliers ! Un groupe de chevaux se dirigeait vers eux. Dracos ! Si les membres du raid avaient remarqué la disparition de leur congénère, la situation risquait de sérieusement se compliquer pour le renégat. Abuser un vampire juvénile n'était pas difficile, mais il y avait fort peu de chances qu'il soit capable d'en faire autant avec toute une troupe de raiders. Et même s'il y parvenait, il s'en trouverait forcément parmi eux pour s'interroger sur la présence de ce vampire inconnu en ce lieu précis...

Les silhouettes des cavaliers en approche commencèrent à se laisser deviner entre les arbres, la nuit était sombre et l'on pouvait facilement repérer les lueurs de torches brandies à bout de bras. Des torches ! Les cavaliers avaient besoin de s'éclairer dans la pénombre, ils n'étaient donc pas des vampires !
En effet, lorsque les yeux du vampire renégat se posèrent sur le meneur, il n'eut aucune peine à reconnaître les uniformes de l'armée impériale. Il s'agissait d'un détachement de cavaliers en armes, vraisemblablement envoyés à la recherche de ceux de leurs congénères qui s'étaient enfouis dans les bois dans une ultime tentative d'échapper au raid vampirique.

Bien, si les cavaliers humains continuaient à avancer ainsi, ils ne pourraient manquer de retrouver le gamin et celui-ci retrouverait donc bientôt la sécurité des siens. Un soucis de moins pour le rebelle, mais parallèlement, il se retrouvait avec un jeune vampire imprévisible sur les bras et une troupe en armes qui serait assurément ravie de passer deux créatures de la nuit au fil de leurs épées.
Kylian plongea son regard d'acier dans celui de son allié du moment.

Des humains... Ils sont trop nombreux, nous devrions filer tant qu'il est encore temps.

Kylian avançait d'un pas rapide, se faufilant entre les arbres telle une ombre immatérielle, insaisissable. Chacun de ses pas aurait fait pâlir de jalousie les plus grands champions de saut en longueur humains tandis que son instinct lui dictait précisément où poser le pied pour ne laisser entendre aucun bruit, pas même le bruissement de l'herbe s'écrasant sous ses bottes.

Ici ! Un enfant !

Dans le silence de la nuit, le cri du cavalier n'avait pas été difficile à entendre et lui confirma que l'enfant était désormais sain et sauf. C'était beaucoup, car la vie d'un enfant n'avait aucun prix, et peu à la fois, car les victimes du raid n'avaient été que trop nombreuses. Malheureusement, il avait été bien incapable de faire mieux. Du moins, c'était ce que Kylian se répétait inlassablement tandis qu'il quittait les sous-bois, entraînant Zaphirel à sa suite. En vérité, il aurait pu faire mieux, il avait eu le choix de combattre ou de fuir et il avait volontairement choisi la fuite, personne ne l'y avait contraint. Cette idée le torturerait de longs mois mais s'il avait opté pour le combat, il aurait très certainement été tué ou capturé, ce qui revenait au même dans sa situation. Quelques humains auraient peut-être eu la vie sauve aujourd'hui, mais que serait-il advenu demain ? Kylian ne pouvait pas se permettre de sacrifier sa vie pour quelques âmes, il avait un combat trop important à mener. Sa lutte ne concernait pas quelques vies, mais bien celles de peuples entiers, humains et vampires. Des gens comptaient sur lui. Esmelda comptait sur lui. Il n'avait pas le droit de les décevoir en se laissant mourir.

L'archer s'efforça de chasser ses idées noires, d'un bref coup d'oeil derrière lui, il s'assura que le petit vampire suivait toujours le rythme. Il peinait, cela se voyait comme le nez au milieu de la figure, mais il s'accrochait. Il était peut-être taillé comme une biscotte, mais il avait de la volonté et du courage, était-ce cela qui avait motivé le dragonnier vampirique à le transformer ? Peut-être. Une tension soudaine dans sa manche l'informa que Zaphirel était arrivé au bout de ses possibilités, il s'accrochait maintenant péniblement aux vêtements du rebelle.

Combien de kilomètres avaient-ils parcourus ? Probablement beaucoup dans les critères humains, mais pas assez aux yeux de Kylian. Il ne craignait plus d'être poursuivis par les cavaliers humains depuis longtemps, en revanche, il redoutait encore les raiders vampiriques. Quand ils s'apercevraient que le protégé d'un dragonnier manquait à l'appel, ils ne manqueraient pas de se mettre à sa recherche. Plus ou moins volontairement, le vampire renégat venait de capturer un soldat l'armée vampirique. Certes, il ne s'agissait pas d'un haut-gradé ou d'un vampire influent dans l'entourage de Wintel, mais il demeurait bel et bien un prisonnier ennemi.
Cela étant dit, rien ne l'empêchait non plus de simplement relâcher le petit vampire qui reprenait des forces à ses côtés, mais qu'adviendrait-il de lui ? Les images du Zaphirel implorant, terrorisé et se vautrant telle une larve devant lui revinrent hanter son esprit. S'il le relâchait, nul doute qu'il regagnerait le campement de Lorenz, il était trop jeune pour comprendre qu'il n'était pas obligé de subir de tels traitements. Avec le temps, comme tant d'autres vampires, il serait étouffé par les ambitions de Lorenz et finirait par se délecter de la violence et la mort. N'y avait-il rien que Kylian pouvait faire pour éviter cela ? Si, évidemment, il pouvait enlever de force le petit vampire mais il ne doutait pas que celui-ci ne se laisserait pas faire. Dans quelle mesure avait-on le droit d'aider quelqu'un contre la volonté de l'individu en question ? Devait-il effacer ses scrupules afin d'agir au mieux pour son petit captif, même si ce dernier ne le comprendrait que bien plus tard ?

« Je dois retourner au campement. Ils vont finir par me chercher. Ils ne nous ont pas vus, et pas suivis. »

Le regard d'acier de l'archer scruta le vampire qui se tenait face à lui des pieds à la tête. Il soupira et se passa une main sur le menton, visiblement en pleine réflexion. Au bout de quelques instants, sa décision était prise.

Nous ne rentrerons pas au camps, Zaphirel.

Sa phrase était tombée telle la lame d'une guillotine sur le condamné. Alors même que le petit vampire posait sur lui un regard incrédule, l'archer vampire leva les mains vers lui pour invoquer le sort de malédiction de chaînes, entravant les mouvements de sa victime qui s'effondra au sol et s'efforça vainement de se défaire des liens magiques. Peine perdue. Kylian n'était qu'un modeste magicien, mais Zaphirel n'avait ni la force physique, ni la force magique de s'opposer à lui.

Je suis désolé, sincèrement.

L'archer s'approcha de son prisonnier et le souleva d'une main, prenant grand soin de se tenir à distance des crocs de la petite boule furieuse vociférante.

Tu es encore trop jeune pour le comprendre, mais j'agis dans ton propre intérêt.

Son captif sous le bras, le renégat reprit la route. La nuit s'achèverait dans quelques heures, il devait se hâter de retrouver les siens. Il avait quitté Roëric en lui annonçant partir à la recherche d'une planque, il lui revenait avec un prisonnier, comment l'épéiste accueillerait-il cette nouvelle plutôt inattendue ?