Cornélia n’est pas de ces femmes qui ont grandi dans un cocon et qui n’ont jamais connu d'épreuves. Orpheline de mère, morte en couche sur la route qui mène d’Elena à Caladon, c’est avec son père, toujours sur les routes, que la jeune femme a été élevée. Les douze premières années de sa vie, qui étaient encore des années de paix, elle a sillonné Armanda à dos de cheval, suivant son père dans ses expéditions commerciales. Elle poussa un peu comme une herbe folle s’éduquant à travers tout ce qu’elle découvrait lors de ses voyages mais remplaçant également sa mère, prenant soin de son père. Il en résultat un tempérament curieux et une grande force de caractère mais aussi un certain sens des responsabilités.
Néanmoins, son éducation n’avait pas été négligée. Son père lui avait transmis tout ce qu’il savait et il embauchait des précepteurs dès qu’ils s’arrêtaient suffisamment longtemps quelque part. Par ailleurs, Cornélia lit énormément et se nourrit d’autant de savoirs que possible. Erudite pour une fille de son âge, en partie autodidacte, elle est fascinée par tous les êtres qui peuplent le monde. Plus ceux-ci sont différents d’elle sur le plan culturel ou biologique, plus elle est attirée par eux.

Alors que sa treizième année touchait à sa fin, les dragons réapparurent et des conflits sanglants éclatèrent entre les hommes et les vampires. La terreur régnait menée à dos de dragon le dragonnier vampirique Eliow Wriendel. Son père, inquiet, décida que voyager était devenu beaucoup trop dangereux pour une enfant. Il l’envoya alors dans une pension pour jeune fille à Gloria. La ville fortifiée était plus sûre que les routes malgré les difficultés liées à l’afflux de réfugiés qui tentaient de se protéger derrière ses remparts. Par ailleurs, Cornélia devenant une jeune femme, elle avait besoin d’une éducation plus féminine, n’ayant pas eu de mère pour la guider. En effet, malgré toutes ses connaissances et ses voyages, elle ne savait pas comment se comporter convenablement en société. Toujours trop directe, elle avait tendance à les mettre dans des situations embarrassantes lors des réceptions mondaines auxquels ils étaient de plus en plus fréquemment invités en raison du succès croissant du commerce familial.
Elle fut donc envoyée dans une pension pour demoiselles de bonnes familles jusqu’à sa majorité, afin d’apprendre les rudiments que tout fille bonne à marier devrait connaître. Ce fut une période rude pour la jeune femme. Entourée d’étrangers et dans une époque pleine de sang et de désespoir, elle faisait de son mieux pour garder courage bien qu’elle était malade d’inquiétude pour son père qui était loin d’elle.
Ce dernier avait décidé de poursuivre ses activités à l’extérieur, prenant tous les risques pour éviter que son affaire, dans laquelle il avait tant investit, ne périclite. Cornélia avait eu beau le supplier de se mettre à l’abri ou de l’emmener avec elle, rien n’y avait fait. Inquiétude, peur et morosité ont donc ponctué les années qu’elle passa à Gloria, mais elle y apprit toutefois la patience, la maîtrise de soi et l’art de se montrer charmante. En parallèle, l’éclosion des six dragons de la seconde génération avait fait de nouveau s’épanouir la magie et permit la renaissances des esprits totem disparus. Elle acquit donc des rudiments magiques qu’elle pu améliorer lors de sa formation dans la cité humaine.

Plus le temps passait, plus les conditions de vie se dégradaient, même à Gloria qui avait pourtant su résister à de nombreux conflits. Les vampires à la déroute laissèrent espérer une trêve dans les incessants combats, mais une nouvelle menace émergea alors, les Alayiens. Cornélia malgré son jeune âge ne les considéraient qu’avec dégoût. Des fanatiques sans le moindre libre-arbitre, reniant une magie intrinsèquement liée à chaque être. Quelle absurdité !
C’est alors que les peuples d’Armanda ont fait preuve de sagesse mettant leurs propres conflits de côté. La jeune femme reprit alors espoir, un fol espoir, dépassant son imagination. Les Armandééns unis dans leurs différences pour faire front à un ennemi commun.
Hélas ce ne fut que la continuité d’une grande période d’instabilité. Quand l’alliance progressait, elle était à nouveau dépassée par les adorateurs du Néant. Et lorsque ceux-ci cédaient du terrain, laissant croire à une possible victoire, une menace encore plus grande fit son apparition : Vraorg le Blanc.
Le protectorat s’organisa mais Cornélia, prisonnière de sa pension ne put quitter Gloria. Dans les rares missives qu’elle parvenait à échanger avec son père, celui-ci l’exhortait à faire profil bas et à garder pour elle ses croyances et son opinion. « Il faut être proche de ses amis, mais encore plus de ses ennemis », lui avait-il écrit un jour. Comprenant les positions de son père, elle fit tout pour se faire oublier malgré la peur et une précarité croissante. Opposée à la Theocratie, elle n’avait aucun moyen de lutter contre elle. Elle s’appliqua donc à rester en vie. L’avenir lui paraissait bien sombre, elle qui rêvait de liberté et d’ailleurs.

A la chute de Vraorg, c’est donc avec une joie sans bornes et un profond soulagement qu’elle retourna auprès de son père adoré. Du fait de la paix retrouvée en Armanda et d'une vilaine blessure à la jambe suite à une embuscade, celui-ci avait ouvert sa propre boutique à Caladon et commençait à y connaître un certain succès. Elle reprit alors son rôle de second auprès de son père, tenant la boutique en son absence ou partant en expéditions à sa place, son père ne pouvant hélas plus faire de longs voyages. Les fantômes des temps de guerre s’estompant et la routine reprenant ses droits, le talent de Cornélia pour le commerce s’affina et sa réputation grandit. Elle commença à tisser son propre réseau de fournisseurs et de clients, faisant prospérer l’affaire familiale après des années difficiles.
Néanmoins, le sujet du mariage revenait régulièrement sur le tapis. Il y avait de cela quelques jours, Cornélia était en train d’établir les comptes du jour quand son père l’appela depuis l’arrière-boutique.

« Lia, ma chérie, et si nous discutions un peu ?
- Qu’y a-t-il papa ? Dit-elle en s’asseyant sur ses genoux et lui passant les bras autour du cou.
- Tu sais…. Tu as déjà fêté tes vingt-trois ans et je ne suis pas éternel… »

Cornélia bondit sur ses pieds, furieuse, et l’interrompit :

« Ah non ! Tu ne vas pas encore me parler de trouver un mari j’espère ! »

Elle se radoucit, lui prenant les mains, et poursuivit :

« Ecoute papa, nous en avons déjà parlé des dizaines de fois… Je ne souhaite pas me marier, du moins pas tout de suite, et encore moins pour qu’un homme me prenne ce pour quoi j’ai travaillé si dur depuis que je suis enfant.
- Mais il y a des tas de jeunes hommes très bien qui te trouvent tout à fait charmante…
- C’est ma dot qu’ils trouvent très charmante surtout ! Je ne les ai jamais vus, ni ne leur ai jamais parlé mais ils m’aiment au point de m’épouser ? Laisse-moi rire…
- L’amour vient avec le temps ma chérie, en attendant être mariée est synonyme de protection et prévient du « qu’en dira-t-on »… Le monde dans lequel nous vivons n’est pas des plus faciles pour les femmes, tu le sais bien…
- Et bien justement ! Il est temps que cela change ! Etre une femme n’empêche pas d’être pourvue d’intelligence et de compétences. Je ne me marierai que lorsque je l’aurai décidé et avec qui je l’aurai décidé.
- Mais…
- Papa, si tu m’aimes, je t’en prie, ne me force pas à une union malheureuse… Tu sais que je ne le supporterai pas… Laisse-moi simplement te succéder et prendre soin de toi, je suis sûre que maman aurait été d’accord avec moi. Après tout n’a-t-elle pas fuit sa famille pour t’épouser ? N’as-tu pas supplié ta propre famille de l’accepter ? Tu sais ce que veut dire vouloir quelque chose au point d’être prêt à tout pour l’obtenir. Alors s’il te plait… Laisse-moi faire comme je l’entends… »

Tournant les talons, elle retourna aux comptes, laissant son père méditer sur ses mots. Son père n’était pas de ces hommes qui estimaient que les femmes n’étaient bonnes qu’à tenir un foyer, mais il connaissait le monde et sa dureté. Sa femme, elle aussi, avait été forte et indépendante comme sa fille. Elle était un véritable pilier pour lui et ses affaires, ainsi que Cornélia l’était aujourd’hui. Les vrais chefs de cette famille ont toujours été les femmes après tout.

« Telle mère, telle fille… », soupira-t-il en se levant de sa chaise.

Cette remarque le fit sourire. Mais c'est en espérant que tout se passe bien qu'il se dirigea vers sa chambre, lançant un dernier regard vers sa fille plongée dans son travail.