Lorsqu'il avait accepté de plier le genou devant Vraorg, trois ans plus tôt, il avait été intimement convaincu que sa décision avait été sinon la bonne, au moins la plus raisonnable. Il avait cédé, persuadé qu'il n'appartenait pas aux bipèdes ni même aux dragons de lutter contre cet ennemi hors du commun. Lui pourtant si fier de n'avoir jamais renié ses convictions devant quelque adversaire que ce fut avait courbé l'échine et fermé les yeux sur l'utopie à laquelle il avait cru de si longues années. Par son geste, il avait espéré amoindrir la colère du Dragon Blanc et les conséquences que celle-ci pourrait avoir sur Armanda, il avait espéré que la guerre ne marquerait pas le continent trop durement, enfin et surtout, il avait espéré préserver Esmelda d'un sort qu'il n'aurait pu lui éviter autrement. D'une certaine manière, il y était parvenu : la jeune femme et son amant vampirique vivaient désormais ensemble, en sécurité derrière les hauts remparts de la forteresse du voleur de coeur, loin de la violence, de la souffrance et de la misère qui faisaient le quotidien des plus bas échelons de la société théocrate. Grâce à lui, la princesse pouvait manger à sa faim, bénéficier du confort et de la chaleur d'un lit douillet, bien à l'abri de l'âpre dureté des éléments climatiques, pour y dormir l'esprit léger. L'esprit léger, certes, mais le coeur lourd, très lourd, trop lourd. Alors était-ce vraiment grâce à lui, comme il aurait voulu le croire, et non plutôt par sa faute comme il en venait à le redouter ? Quand bien même elle s'efforçait de ne pas le montrer et de rester digne en toutes circonstances, comme son éducation princière le lui avait inculqué, la belle ne pouvait espérer cacher indéfiniment la douleur qui lui perçait le coeur face à ce que Vraorg avait infligé à son peuple. Ainsi, lorsque le soir venu, le vampire venait s'étendre aux côtés de la jeune femme pour l'enlacer et partager sa nuit, il pouvait parfois entendre un discret sanglot ou deviner l'éclat brillant d'une larme éphémère s'écoulant sur la peau rosée de sa joue. Il ne s'était jamais risqué à lui demander pourquoi, la réponse à cette question étant plus qu'évidente. Jadis pourtant, il était parvenu à lui faire partager son rêve de liberté au point d'en conquérir le coeur, aujourd'hui, il n'avait en fin de compte réussi qu'à lui briser les ailes et l'enfermer dans une cage dont les barreaux semblaient devoir se faire chaque jour plus nombreux.

En ce début de l'an 5, la vie – si tant est qu'on put encore la dénommer ainsi – suivait son cours, tout comme la guerre suivait le sien. Kylian venait d'achever son inspection quotidienne des différents corps de garde qui ceinturaient les quartiers riches et tenaient à l'écart la vermine humaine grouillante dans les quartiers pauvres de la capitale théocrate. Avec le temps, les incidents se faisaient de plus en plus rares, les répressions sanglantes ordonnées par Vraorg semblant peu à peu convaincre les esprits même les plus désespérés que le soulèvement contre le nouveau maître des lieux n'était pas un avenir envisageable. Satisfait de n'avoir aucune complication à déplorer aujourd'hui, le vampire remonta en direction de la forteresse proprement dite et, comme il en avait pris l'habitude, s'accorda un détour vers les terrains d'exercice sur lesquels s'entraînaient les soldats de la sombre garde. Son regard parcourut les différents groupes armés sans véritablement s'y attarder, mais le vampire ralentit brusquement le rythme de ses pas lorsqu'il reconnut la silhouette fine et délicate de celle qui resterait toujours sa princesse, quand bien même aucun empire ne portait plus désormais son nom. Un instant étonné de la trouver ici, il s'approcha sans bruit, profitant de ce qu'elle lui tournait le dos pour se glisser derrière elle sans se faire remarquer. Ce n'est que lorsqu'il se fut suffisamment rapproché d'elle qu'il consentit à lui faire connaître sa présence, glissant les bras autour de sa taille pour l'enlacer par surprise tandis qu'il approchait son visage du sien pour venir lui murmurer :

« Cette aile de la forteresse est réservée à la sombre garde, mademoiselle, vous pourriez avoir de gros ennuis si leur commandant vous surprenait. »

Le timbre de sa voix se voulait léger et un peu taquin, un peu trop peut-être, mais lorsqu'il était avec son aimée, l'ancien renégat s'efforçait d'établir un climat qui se voulait aussi relaxant et insouciant que possible, dans l'espoir de chasser les sombres pensées qu'il devinait sans mal dans le regard de la belle.

« Mais je ne m'attendais pas vraiment à te trouver ici, que me vaut le plaisir de cette visite ? »

Fut un temps, il aurait facilement pu l'imaginer répondre que sa présence lui manquait et qu'elle était venue pour le voir, mais ce genre de considérations semblaient devoir se faire de plus en plus lointaines.

Trois ans. Déjà. Seulement. Mais trois années s'étaient écoulée depuis que Vraorg avait prit le pouvoir et réduit tout un pan de la population armandéenne à l'esclavage. Oh certes pas directement, mais c'était tout comme, voir similaire. Ou bien pire.
Pire pour la jeune femme, qui non sans servir de faire valoir ou bien plus d'amusement lors des dîners de ce nouveau maître absolu, voyait l'empire de ses ancêtres réduit à néant, mais surtout son peuple sombrer dans la pauvreté, la violence et le désarroi le plus total sans qu'elle ne puisse rien faire. Au delà de l'échec de ne pas avoir pu le vaincre et ce malgré la confiance des Esprits, la souffrance de son peuple et son incapacité a avoir pu le sauver, l'aider, lui épargner de nombreuses peines étaient le pire des crève cœur pour la jeune femme. Même si elle était fière de lui. Car il luttait malgré tout. Et il avait lutté dans un premier temps se révoltant bien plus que la tête dirigeante qui comprit bien vite les profits à tirer d'un tel nouveau parti. Même si les révoltes furent étouffées dans l’œuf et surtout dans la violence, la princesse ne pouvait que se sentir fière d'eux. Mais pas d'elle. Qu'avait-elle fait hormis regarder Kylian partir mater à contre cœur une rébellion qu'il soutenait, laissant se répandre sur ses mains le sang d'innocents qu'hier il protégeait, et le lui reprocher dans un regard silencieux.

Mais il fallait l'avouer le nouveau seigneur de ses terres savait aussi bien manier la force de sa position en imposant le culte de sa personne, imposant ses règles et ses lois, refusant toute forme de contestation que d'apporter gloire, fortune, et aisance à ceux qui savaient le suivre dans sa folie. Pour preuve, même sous la contrainte, Kylian avait été mis en avant de la scène comme chef de sa garde personnelle. Était-ce son nouveau passe temps envers la force vampirique, la présence de la dragonne de l'ombre, le simple plaisir de les voir souffrir tous les deux. Ou elle ? L'éternité pour se voir sombrer dans la folie. Éternité qu'Esmelda refusait. Elle n'avait pas peur de la Mort et encore moins depuis qu'elle l'avait vu. Et si Cynoë n'était pas apparut dans sa vie, l'ancienne princesse impériale n'aurait guère donné plus de satisfaction au voleur de cœur de la voir sombrer un peu plus chaque nouveau lever de soleil. Et de lui donner le loisir de lui mettre sous le nez la déchéance des Kohan et de railler toutes les entreprises vaines de la princesse d'apporter du réconfort à son peuple. Car le seigneur blanc n'était pas sans savoir que la jeune femme se rendait bien souvent dans les quartiers bas de la ville dépravée, afin de soigner les plus démunis. L'ancien orphelinat lui servait de refuge pour apporter la seule force qui lui restait. Une force bien étrange qui ne cessa de se développer depuis ces trois ans. La seule façon qu'elle trouvait de se trouver utile. Malgré le danger que cela pouvait représenter. Qu'importe, parfois le jeu en valait la chandelle et de revoir un enfant sourire ne pouvait que lui donner le courage d'avancer dans les ténèbres.

Mais quand elle s'enfermait dans le château à jouer les faire valoir de Vraorg ou bien à attendre Kylian en imaginant le pire, son cœur ne cessait de saigner. Heureusement, les rares moments avec son lié, quand celui-ci l'amenait dans les airs, si haut, si loin, étaient là pour lui rappeler qu'elle était encore en vie. Un jour, ils iraient si haut qu'ils serait au delà de ce monde, bien loin de tout. La présence de leur jeune valet elfique était aussi pour l'ancienne princesse des moments d'évasion. Esmelda avait demandé à Kylian de la prendre sous leurs ailes après que celle-ci fut malmenée devant leurs yeux. Une elfe. Tout était dit. Au moins auprès du commandant des sombres lames, elle avait un espace où elle pouvait être elle, sans que rien ne lui arrive. Esmelda aimait son piquant, son franc parler et son audace. La jeune elfe lui rapportait ce qui se passait dans les couloirs. De là, elles pouvaient parfois se rire des grands de ce monde, se pavanant comme des paons devant le voleur de vies. Et parfois leur jouer des tours. Mais toutes deux relevaient surtout des informations qui parfois inutiles pourraient l'être plus tard.

Mais pour le moment, l'ancienne princesse chercha à fuir le présent en allant retrouver son aimé. Depuis trois ans, leur vie avait bien changé, entre non dits, regards fuyant et parfois portes qui claquaient. Esmelda lui en voulait autant qu'à elle. D'avoir été lâche de se plier à Vraorg. Il aurait dû soutenir la force de ses convictions, même si cela devait dire la tuer. La mort aurait été bien plus douce que cette lente agonie. Mais cette colère contre lui ne reflétait que celle qu'elle avait contre elle même.
Se rendant dans la forteresse dédiée aux activités de son amant, Esmelda d'un pas lourd et lent avait espoir d'un moment rempli d'un peu plus de d'entrain que le début de sa journée. Rester assisse à contempler la déchéance du monde n'avait jamais été son fort ni celle de tenir une maison et encore moins de jouer les apparats. Mais elle avait tant échappatoire autrefois, qui n'étaient plus. Il lui en fallait une et une idée avait germé dans son esprit malade.
Ce fut lui qui la trouva l'entourant de sa douceur. Il essayait de tous les moyens de la faire sourire, rire, vivre. Mais seul des sourires forcés venaient accompagner souvent de larmes cachées.

«-Ne me tente pas. » lui répondit-elle un peu amèrement.

La jeune femme éclaircit un instant son visage d'un sourire forcé avant de reprendre.

« -Es-tu libre ? Je n'ai rien à faire et Cynoë n'est pas là. Je ne peux aller voler. Et encore moins bouger. Je me disais que nous pourrions, je ne sais pas, faire de l'exercice, nous entraîner. Je ne peux manier les armes qu'avec toi, et jouer les soldats qu'en ta présence. »

Etait-il libre ? Au premier abord, c'était une question bien innocente que celle que venait d'ainsi formuler la jeune femme blottie entre ses bras, mais les sentiments qui s'éveillèrent dans le coeur du vampire auquel elle avait été destinée se révélèrent pourtant bien plus amers. Officiellement, il était libre en effet, plus libre même qu'il ne l'avait jamais été puisqu'il n'avait plus désormais à se cacher constamment, que ce fut des humains craintifs, des vampires dont il avait jadis défié le prince, ou des alayiens fanatisés par une religion qui le qualifiait d'hérésie. Libre, oui. Libre d'exécuter sans les discuter les volontés d'un souverain cruel et brutal, libre de bafouer les convictions qu'il avait si ardemment défendues, libre de semer la mort et la désolation, libre de voir celle qu'il aimait regretter chaque nouveau jour comme si la vie n'était plus pour elle qu'une lente agonie. Mais il était libre. Et quand bien même la question de la princesse visait à savoir s'il pouvait lui accorder un peu de son temps et non à remettre en question sa liberté en tant que telle, il n'avait pu s'empêcher ce cruel parallèle, comme si le moindre mot, la plus simple question ne pouvaient plus aujourd'hui s'affranchir de ces sinistres pensées.

« Je le suis, oui. »

Quatre mots qu'il avait eu du mal à prononcer, l'intonation de sa voix s'assombrissant sensiblement en dépit des efforts qu'il déployait pour ne pas laisser transparaître sa propre tristesse. En plus de dissimuler sa peine, le vampire musela également sa curiosité et s'abstint de demander ce qui avait pu conduire le dragon d'améthyste à s'éloigner de sa liée, conscient que la réponse serait probablement une douloureuse pointe au coeur de la jeune femme. Dragonnier lui-même, Kylian était particulièrement bien placé pour savoir que Vraorg aimait user des dragons comme de vulgaires armes pour ses basses besognes, mieux valait donc s'abstenir de raviver de tels souvenirs. Éludant donc prudemment l'absence du jeune dragon, il se construisit un timbre de voix plus enjoué pour accepter la proposition qui venait de lui être faite :

« Je vois, ma foi, pourquoi pas ? Cela me semble une bonne opportunité de vérifier à quel point j'ai pu avoir tort de m'inquiéter lors de tes escapades dans les quartiers pauvres. »

Il savait, bien sûr qu'il savait, il avait su bien avant même d'en avoir obtenu la confirmation par la garde que devait régulièrement contourner la Kohan pour s'aventurer parmi les populations les plus faibles, donc les plus persécutées et les plus appauvries. Il connaissait suffisamment bien son aimée pour savoir qu'elle ne resterait jamais inactive face à l'injustice, et si sa fonction aurait voulu qu'il mette un terme à de tels agissements, il n'en avait rien fait jusqu'à présent. D'une part, parce que Vraorg ne lui avait donné aucun ordre direct sur le sujet et qu'il n'enfreignait donc aucune loi en laissant faire, d'autre part parce que pour rien au monde il n'aurait voulu être celui qui priverait la jeune femme de la seule consolation qu'elle parvenait encore à trouver. Alors, en dépit des réticences qu'il pouvait avoir à laisser sa princesse prendre le risque d'une mauvaise rencontre au milieu d'une population trop désespérée que pour mériter sa confiance, il avait passé aux gardes la consigne de ne pas l'interpeller s'ils devaient la reconnaître. Une façon comme une autre de lui manifester son soutien, finalement.

« Mais aussi ravissante soit-elle, je ne crois pas que cette robe soit la tenue la plus adaptée qui soit pour une séance d'entraînement. On se retrouve dans vingt minutes, le temps pour toi de te changer ? »

Vingt minutes plus tard, la belle était de retour sur le terrain d'exercice, parée d'une tunique plus appropriée au maniement des armes mais non moins auréolée de la beauté délicate qui était la sienne. Un instant absorbé dans la muette contemplation du spectacle qu'offrait celle qu'il aimait à son regard, le vampire cligna des yeux et retrouva l'usage de sa langue pour interroger :

« Alors, quelle arme te ferait plaisir ? Epée, dague, arc, lance, l'armurerie de la garde est l'une des mieux garnies qui soient, il suffit de faire son choix. »

La jeune femme balaya du regard la pièce, aussi sombre que les armes qui s'y trouvaient. Si elle pouvait un jour toutes les briser de ses mains, elle le ferait. Qu'elles cessent de brimer son peuple, sa ville, son amant et son cœur, mais pour le moment, elle en avait besoin. Pour autre chose.

« -Pourquoi t'inquiètes-tu ? Je suis sous la bonne garde de tes hommes. De plus, une bonne partie de la population sait pourquoi je viens, leur intérêt n'est pas dans me faire du mal. Même pour atteindre le dirigeant des sombres lames. »

Une chance, une aubaine ou bien au contraire un piège sourd, Esmelda s'en moquait bien. Du moment qu'elle pouvait apporter de l'aide à son peuple, que se soit de son plein gré ou bien sous la contrainte ensuite d'un enlèvement, seul comptait le résultat.

« -Il fallait mieux que je vienne d'abord en éclaireuse, je ne voulais pas paraître te forcer la main et encore moins faire douter de mes intentions premières. Sait-on jamais ! Mais à dans vingt minutes, environ...»

Dans un révérence, l'ancienne princesse du royaume des Humains se retira dans ses appartements, afin de se changer. Il n'était pas des plus aisés de se changer sans l'aide d'une horde de dames de compagnie, mais la jeune femme avait appris avec le temps. De toute façon, se parer n'avait pour elle plus intérêt. Et elle était même plutôt heureuse de se revêtir d'une tenue bien plus simple. Une tunique verte et un pantalon brun feront l'affaire, en y ajoutant un gilet de cuir, elle passerait presque pour une des soldates de son amant vampirique.
Elle revint ensuite sur ses pas, avec la discrétion qui la caractérisait, se fondre dans la masse, sans se faire remarquer, même si cela était bien difficile. Même si son statut de princesse n'était plus, les yeux étaient toujours sur elle. Entre ceux qui se plaisait à la voir railler par Vraorg à la place de courtisane et s'en amusait à ses dépends, ceux qui se méfiaient plus de son amant et ceux qui muet comme elle, attendait un jour meilleur.

Revenant près de Kylian, Esmelda lui répondit :

« -Et pourquoi pas à l'arc ? Tu n'es pas loin d'être le meilleur archer du continent, si ce n'est le meilleur. Tu pourrais me faire partager tes compétences en ce domaine. Car pour tout avouer, je suis une catastrophe quand au maniement de l'arc. A la différence de la dague où aisément je dominerai toute forme d’entraînement. Il faut avouer que mon dernier entraîneur était assez pointilleux dans ce domaine.»

Une expérience qu'elle irait réitérer dès qu'elle le pourrait. Après tout, autant apprendre des meilleurs quand cela était possible, même si ce meilleur était la personne la plus abjecte à ses yeux, après Vraorg. Et il fallait reconnaître le mérite et la qualité quand elle y était et Wintel avait été un excellent professeur. Jamais elle n'irait lui dire de peur qu'il se vexe d'un tel compliment venant de sa part et qu'il se refuse à retenter l'expérience. Puis elle s'en était sortie toute de même, tant bien que mal et debout. Qui vous pouvait se targuer de cela, même sous le sceau de la protection d'une bague ? Peu de personne.

« -Et j'ai envie de tenter quelque chose de nouveaux. Il n'y a rien de pire que la routine, et je vis dedans depuis trop de temps. »

La princesse se dirigea vers l'un des murs de l'armurerie où se trouvaient accrocher de nombreux arcs de tout bois, toute composition et tout genre. La princesse se saisit d'un simple, en bois fort mais léger, avec en son centre l'accroche de la main en argent, finement et simplement travailler. Elle se saisit d'une flèche rangée un peu plus loin dans une large corbeille en osier.

« -Je suis prête cher maître archer. »

La flèche dans une main, l'arc dans l'autre, il y avait tout à faire maintenant. La seule fois où elle avait tenté de faire de l'arc avec un des archers de son père, un arc fut brisé ainsi qu'un nez. Et aucune flèche ne fut tirée.

Il aurait vraiment apprécié partager la confiance que la princesse était parvenue à garder vis à vis de son peuple, mais ce qu'il avait vu ces trois dernières années ne lui autorisait pas vraiment ce luxe. Alors oui, quand bien même il savait que les sombres gardes veillaient, quand bien même il comprenait à quel point l'aide qu'apportait la jeune femme aux plus défavorisés leur était précieuse, il ne pouvait faire autrement que de s'inquiéter pour elle lorsqu'elle s'éclipsait hors de la protection des murs de la forteresse.

« Ce n'est pas d'un attentat visant à me nuire dont j'ai peur... »

Et pour cause, parmi la population opprimée, rares étaient désormais ceux qui seraient prêts à s'attaquer directement à lui, la faute aux multiples exactions qu'il avait perpétrées sous le commandement de Vraorg. Avec le temps - et le sang qu'il avait fait couler - le renégat vampirique s'était taillé une réputation aussi solide que sordide, ruinant au passage définitivement le peu de légitimité qu'il s'était efforcé de conserver vis à vis de ses défunts espoirs de co-existence pacifique. Wallam-le-Sombre, ainsi était-il parfois surnommé, du moins de la part de ceux qui osaient encore prononcer son nom.

« ... mais du désespoir et de la folie que j'ai pu voir chez certains. Les temps ont changé, Esmelda, les plus désespérés n'hésiteraient pas à mordre même la main qui les nourrit. »

Et le Dragon Blanc ne se privait certainement pas d'encourager à de tels comportements, la garde ayant pour consigne stricte de n'intervenir que pour maintenir à l'écart les plus misérables et non pour protéger les faibles, lesquels se trouvaient dès lors rapidement écrasés par les plus déterminés... ou les plus fous. Mais le sujet restait délicat à aborder, le vampire ne pouvant totalement s'absoudre d'une certaine forme de culpabilité vis-à-vis de ce qu'était devenue la survie des couches inférieures de la société théocrate, celles-là même qu'essayait pourtant d'aider son aimée. Aussi préféra-t-il écarter ces sinistres pensées et laisser la jeune femme partir se changer sans plus insister.

Lorsqu'elle revint et lui confia le choix de l'arme qu'elle souhaitait apprendre à manier, le vampire lui accorda un sourire avant de répondre avec ce qui pouvait aisément se comparer à de l'embarras, voire même de la timidité :

« Le meilleur archer du continent, rien de moins ? Tu vas me faire rougir, je suis sûr que tu me surestimes. J'ai simplement eu la chance d'avoir une professeur talentueuse et remarquablement patiente, le reste n'est qu'une question de... perfectionnement. »

Sa voix s'était lentement éteinte tandis qu'il prononçait les derniers mots, subitement particulièrement mal à l'aise face au souvenir de ce qu'avaient été les perfectionnements en question. La défunte dragonnière Lyroë avait été la première à l'aider à progresser dans son maniement de l'arc, et s'il pouvait tirer une certaine fierté de ce qu'elle avait pu lui enseigner, tel n'était pas le cas de la période qui avait vu l'élève dépasser le maître. A l'époque, l'archer vampirique assoiffé de sang et de vengeance avait tourné le dos à tout ce qui lui avait été essentiel, et plus particulièrement encore à celle qui se tenait en ce moment même devant lui, et s'était plongé dans son entraînement avec pour seule motivation celle d'abattre Wintel. Certes, les résultats dépassaient tout ce qu'il aurait pu espérer et aujourd'hui, il ne se connaissait aucun rival dans le maniement de l'arc, mais le prix qu'il avait eu à payer n'en restait pas moins trop élevé à son goût.

Il fallut l'intervention de la jeune femme pour ramener le vampire à de plus présentes préoccupations, et notamment à la lutte qui l'opposait régulièrement à son instinct de propriété naturel.

« Ton dernier entraîneur ? Parce que Falkire n'est pas le seul à t'avoir faite suer ? Peut-être devrais-je te demander de m'en faire une liste, cela m'éviterait des surprises. »

Il n'attendait pas vraiment de réponse, moins encore la liste en question et pour cause : au travers ce genre de taquineries, Kylian s'efforçait surtout de désarmer sa propre jalousie et son besoin instinctif de contrôler l'entourage de la princesse. De sa princesse. Celle-là même qui revenait justement vers lui arc et flèche à la main, attendant patiemment les consignes de son dernier entraîneur en date. Celui-ci vint poser un doigt sur la pointe de la flèche que la belle tenait à la main et fit remarquer avec légèreté :

« Prête ? C'est vous qui le dites, ma jeune apprentie. Avec une seule flèche, tu vas passer plus de temps à marcher pour la récupérer qu'à t'entraîner, c'est d'un carquois dont tu as besoin. Comme par exemple celui-ci... »

Aussitôt dit, aussitôt fait. D'un geste vif et précis, le vampire détacha les boucles de cuir de son propre carquois et s'en sépara pour venir le glisser autour de la taille de son élève. Il ajusta rapidement le ceinturon pour s'assurer qu'il fut correctement fixé et commenta :

« Pour débuter, il vaut mieux porter le carquois à la ceinture, il te sera plus facile de te saisir des flèches. Il faut que tu sois à l'aise, le mouvement qui te permet de sortir une flèche pour l'encocher doit être rapide, fluide et naturel : un bon tir commence dès que tes doigts effleurent l'empennage de la flèche encore au carquois. »

Il lui laissa quelques instants pour achever de régler la disposition de son équipement puis s'exercer à sortir une flèche et venir la poser avec élégance et précision contre la corde de son arc, puis reprit avec un brin de malice dans le timbre de sa voix :

« A présent, nous entamons la deuxième leçon : connais-tu ton oeil de visée ? »

Kylian pouvait s’inquiéter cela ne changerait pas. Et il le savait. Sa bornée de princesse ne resterait pas moins sagement à l'attendre dans leur luxueux appartenant pour le seul plaisir qu'il ne la sache pas dehors. Même s'il ne le lui demandait pas ou bien à demi mot couvert de recommandations, Esmelda ne fera pas marche arrière. C'était là la seule chose qui la faisait tenir debout. Du moins, tentait.

« -Que veux-tu qu'ils me fassent ? Je leur suis bien plus utile en vie que morte. Et au moins, je pourrai aider bien plus concrètement mon peuple. »

Au lieu de rester planter là à devoir faire des courbettes ou écouter les machinations de la cour ou pire les paroles acerbes de Vraorg.

« -Même désespéré. Justement, si je peux apporter une pointe d'espoir à certains, alors je ne me priverai pas de le faire. Même si je dois en payer par la suite les conséquences. Même si je dois me faire mordre. Cela ne m'importe peu. Le bien être de ceux que je soigne par contre si. C'est bien là la seule chose qui me motive à m'extirper du lit le matin. »

Alors rien ni personne, pas même la peur viendrait lui ôter l'envie d'aller apporter le peu d'aide qu'elle pouvait prodiguer. C'était le minimum qu'elle pouvait faire et pas seulement en ancienne princesse de l'empire, mais en tant que personne se refusant à laisser Vraorg gagner.

« -Si nous pouvions éviter de parler du perfectionnement... »

Et au vue du regard de son aimé, il ne semblait pas plus prompt à se lancer dans le bourbier que serait ce chemin de discussion. Une chance. Ou bien un véritable malheur. Esmelda préféra vite reprendre sur le nombreux maître d'armes qui lui aidèrent sinon à devenir un prodige en la matière, du moins à prendre confiance en elle et à parfaire sa technique.

« -En effet, Matis Falkire ne fut pas le seul à m'entraîner. Outre les maîtres d'arme du palais ou de mon frère quand j'étais petite, Ninna m'a enseigné l'épée aussi. J'ai eu la chance aussi d'avoir Havard Svenn qui me fit comprendre l'importance de mon placement et à le gérer en fonction de ma taille et mon poids qui n'a rien de celui d'un soldat entraîné. Ainsi que ton ennemi d'hier qui a su m'en dire beaucoup plus sur le maniement des dagues et sa façon de lutter efficacement contre ses ennemis. Mais autant, j'ai bien du mal à trouver un appui et le mouvement avec la première arme, autant la seconde, je me sens bien plus en confiance. Mais un arc... »

La jeune femme fit une grimace. Elle ne put que se souvenir lorsqu'elle eut la dernière fois un arc entre les mains et la flèche plantée dans le pied d'un apprenti qui se trouvait non loin d'elle à lui apporter flèches en tenant le carquois. Maintenant avec le recul, elle en souriait presque. Mais qu'avait pu devenir ce petit garçon plein d'avenir, avec l'espoir de servir l'armée impériale, aujourd'hui morte tout comme l'empire. Elle expliqua un peu le pourquoi du comment de cette grimace. En tant que princesse, Esmelda avait eu la chance de pouvoir tenir dans ses mains de nombreuses armes. Certes pas vraiment dans un but de combat ou même d'apprentissage, mais dans celui de montrer l'implication de la famille Kohan auprès de l'armée, dans l’intérêt de son utilité, même quand le temps n'était pas à la survie. Dans chaque ville qu'elle avait visité, la princesse Kohan avait rendu visité aux soldats qui avec fierté lui montrait ce qui faisait la spécialité et honneur de leur garnison. Au moins, le maniement de l'arc ne fut guère pire que celui de la lance.

« -Je ne suis pas la spécialiste de ce domaine. J'ai tiré à l'arc une fois ou deux, car en visite dans une caserne on m'a permis de voir le fleuron des archers de l'empire et d'avoir une initiation, et un gentil soldat allait me chercher les flèches. »

Elle évita de rajouter un « lui » un brin moqueur et s'occupa de savoir ce qu'était un œil de visé. Elle ferma le droit, puis le gauche et de nouveau le gauche puis le droit avant de déclarer pas très sûre.

« -Le droit je suppose ? Ou le gauche... Le gauche oui. Enfin si c'est bien celui qui doit être fermé ? »

Après tout, on ne savait jamais.

Si apprendre que Ninna avait enseigné les rudiments du maniement de l'épée à la princesse n'avait ni de quoi surprendre ni de quoi agacer l'ancien renégat, tel n'était pas le cas des autres maîtres auprès desquels la demoiselle s'était exercée. Mais si l'épisode Falkire avait eu les conséquences que l'on connaissait, à savoir une énième crise de jalousie vampirique, que dire des révélations qui vinrent ensuite parsemer la conversation ? Peut-être simplement qu'à la mention du nom de Svenn, le vampire put nettement sentir la crispation qui s'empara de ses mâchoires au souvenir de ce qu'avait été sa dernière entrevue avec le ''fils'' de Roëric. L'épée du nordique était en effet passée bien près de mettre un terme définitif à l'existence du vampire, sans oublier bien entendu le petit traitement de faveur dont avait pu bénéficier le renégat tandis que le colosse du nord était venu apposer sa damnée chevalière sur son front. A croire que la belle se plaisait à s'exercer auprès des ennemis de son amant, lequel était alors bien loin d'imaginer à quel point cette pensée était proche de la vérité. Son ennemi d'hier ? C'était bien ce qu'elle venait de dire ? Kylian ne se connaissait qu'un seul ennemi suffisamment adroit dans le maniement des dagues pour enseigner, et imaginer Wintel entraîner la princesse était loin de lui plaire.

« Finalement, je pense que j'aurais préféré continuer à ignorer l'identité de tes entraîneurs. Tu as vraiment le don de les choisir... »

Sa voix se voulait plus triste et amère que réellement critique, car il ne pouvait pas vraiment reprocher à la jeune femme de vouloir apprendre auprès des meilleurs, quand bien même ces meilleurs n'étaient pas vraiment les plus amicaux qui soient à son égard. Entre sa volonté de s'entraîner au maniement des armes et sa détermination à fréquenter les bas-fonds de la société théocrate pour venir en aide à la population, la belle n'avait décidément pas fini d'inquiéter son amant. En fait, il serait probablement dit qu'il serait le premier vampire à se faire des cheveux blanc au sens le plus littéral du terme, heureusement qu'il pouvait désormais compter sur un dragon pour accompagner la princesse dans ses péripéties.

Tout à ses pensées, Kylian réprima un soupir las pour se fendre d'un sourire discret tandis que la jeune femme lui détaillait ses antécédents dans l'art de l'archerie, notant au passage l'anodine mention faite au sujet du ramasseur de flèches. Sa réplique ne fut qu'un murmure presque inaudible, aussi sinistre que la réputation dont jouissait celui qui le formula :

« Il n'y a plus de gentils soldats désormais... »

Une lueur perplexe traversa son regard sitôt qu'il eut prononcé le dernier mot, avait-il seulement pensé cette phrase comme il en avait eu l'intention, ou sa détresse avait-elle poussé les mots à franchir ses lèvres envers et contre sa propre conscience ? Il en venait à douter lui-même et préféra donc éluder rapidement cette maladresse de sa part pour se concentrer sur l'entraînement de la jeune femme. Après tout, elle était venue le trouver pour cela, non pour remuer une énième fois le couteau qui lui blessait le coeur depuis trois longues années déjà.

« Tu avais une chance sur deux, dommage : l'oeil de visée est celui qui reste ouvert. Si tu fermes le gauche, alors tu vises avec le droit. C'est important pour savoir de quel main tenir ton arc. A présent, en place ! Ces flèches n'iront pas jusqu'à la cible si tu ne les y aides pas ! »

Et surtout, changer de sujet, détourner l'attention de la sombre époque qu'ils traversaient, ou plus simplement encore, la distraire, ne serait-ce que quelques minutes. Avec douceur, le vampire accompagna son apprentie sur le champs de tir, face à la cible la plus proche, puis vint se placer derrière elle et laissa ses mains glisser sur les hanches de la jeune femme pour en rectifier la position tandis qu'il approchait son visage au dessus de son épaule pour lui susurrer ses conseils :

« Tiens toi légèrement en biais par rapport à ton objectif, le mouvement sera plus naturel. La cible se situe à environ quinze pas, à cette distance, tu n'as pas besoin de te soucier du vent. Le bras qui tient l'arc bien tendu, tire lentement sur la corde jusqu'à ce que l'empennage de la flèche vienne effleurer ta joue, vise, et lorsque tu es satisfaite, décoche. »

Elle ne pourrait guère faire pire que lui après tout, les ours se faisaient plutôt rares sur les terrains d'exercice de la garde de Gloria.

Oui, Kylian ne devait pas avoir apprécié quelques noms. Entre sa jalousie ou bien la présence de son ennemi à ses côtés à gentiment lui expliquer comment il égorgeait ses victimes. Mais n'était-ce pas aussi une façon de connaître son ennemi ? Ainsi Esmelda pouvait juger et voir sa façon de faire. Oh oui, certes une infime partie de ses années de pratiques, mais tout de même Lorenz lui avait permis de voir une part. Et il n'y avait rien de plus importants pour un bon combattant que de bien maîtriser son art. Il ne serait pas allé lui mentir.

« -Je ne choisis que les meilleurs. Et n'est-ce pas ce qu'il faut faire si tu veux devenir le meilleur ? L'apprentissage n'a pas de camp, seule la guerre en a un. »

C'était bien là la meilleure façon d'apprendre, non ? Qu'importe qui. Lorenz était bien ce qu'il était et Esmelda ne changerait pas son jugement sur lui, mais il savait manier les dagues et avait appris beaucoup sur leur maniement. C'était la seule chose qui comptait. Et si demain, elle pouvait recommencer eh bien elle le fera sans hésiter. Et plutôt deux fois qu'une. Que Kylian apprécie ou pas. Il n'avait pas à s'inquiéter. Ni hier et encore moins aujourd'hui. Même si la haine était toujours là et que rien n'effacerait le passé, il était dans le même camp qu'eux, avec sûrement les mêmes désirs inavoués.

«-Non, je préfère fermer le droit et voir avec le gauche. Je dois le tenir du gauche et tirer du droit, ma main forte est la droite, ne faut-il pas force pour bander la corde ? »

Car en tirant un peu sur la corde, Esmelda sentit la résistance de celle-ci, il lui faudrait bien plus de force que pour tirer ses dagues de sa ceinture, ou le poignard sous ses jupons.

« -Ah bon ? Les flèches ne vont pas toutes seules à la cible ? Pourtant je le croyais. »

La jeune femme le regarda en jouant la fille sans cervelle et un brin idiote. Elle était novice mais l'ancienne princesse impériale avait déjà vu de près comme de loin un lancer de flèches. Elle continua de minauder en parfaite cruche et simple d'esprit.

« -Là, je suis bien positionnée cher Maître d'armes ? »

La princesse s'était mise légèrement de biais, comme lui avait demandé l'archer, s'empêchant de frisonner en sentant les mains de son aimé sur ses hanches. Et encore plus quand il vint lui murmurer à l'oreille les instructions à suivre. Un léger haussement d'épaule pour chasser les chatouillis que provoquait le souffle de paroles de Kylian dans son oreille et son cou. Pour chasser ces petits troubles, la dragonnière lui demanda, curieuse. Kylian n'avait jamais été très prolixe sur sa vie. Et cela n'allait pas s'arranger avec le temps.

« -Et toi ? As-tu eu d'autres apprentis ? Je ne dois pas être la seule ? »

S'il était un des meilleurs archers du pays, les apprentis devaient se presser, même si Esmelda n'arrivait pas à voir Kylian suffisamment en confiance envers lui même pour enseigner auprès de parfaits inconnus ou bien des personnes qui seraient de vagues connaissances. Et puis son aimé était bien trop modeste pour se mettre en avant dans un quelconque domaine et encore moins celui des armes. Il était aussi discret que sa dragonne ne pouvait l'être.

La jeune femme ferma bien son œil droit et chercha à viser la cible en pointant la flèche , bandant la corde de l'arc et en la lâchant dans un geste souple et gracieux. Le noble arc laissa la flèche partir dans un bruit vibrant. La flèche prit directement la direction de la cib... du sol. Esmelda abaissa son arc et regarda avec dépit la flèche.

« -Ça aurait pu être pire, ton pied aurait pu servir de cible. »

La jeune femme lui dit un petit sourire amusé et une moue boudeuse. Mais oui le premier essai n'était pas concluant. L'ancienne princesse aurait sûrement besoin de bien plus d'un cour. Au moins en attendant, Kylian était avec elle et pas à voler vers les dissidents à Vraorg. Et à faire ce travail qu'il arbore autant que la vie qu'il menait aujourd'hui. Cela se lisait autant dans son regard que ses silences.

Apprendre auprès des meilleurs pour devenir meilleur. Oui, cela semblait logique, mais était-ce une raison suffisante pour faire taire les angoisses du jeune commandant ? Peut-être devait-elle l'être, Esmelda avait toujours eu la volonté de se battre, depuis bien avant même l'avènement de Vraorg, alors à présent que la survie était principalement devenue une question de force et de domination de l'autre, peut-être valait-il mieux fermer les yeux sur certaines craintes. Après tout, si Esmelda devait faire une mauvaise rencontre au cours de l'une de ses échappées dans les bas quartiers, sans doute le vampire se féliciterait-il d'apprendre qu'elle était parvenue à mettre en fuite son agresseur d'un solide coup de dague dans les côtes. Aussi difficile cela pouvait-il encore lui sembler, il lui faudrait se faire une raison et la jeune femme ne se priva d'ailleurs pas de le lui faire comprendre, imitant avec force conviction les cruches un peu bêtasses que l'on pouvait rencontrer gravitant dans les hautes sphères à la recherche d'un bon parti auprès duquel faire valoir les atouts dont Mère Nature avait gratifié leurs corps. Un sourire narquois vint étirer les lèvres du maître archer, piqué au vif par les taquines railleries de son apprentie :

« Le sarcasme vous sied mal, mademoiselle, si vous ressembliez ne serait-ce qu'un peu à l'image que vous vous donnez en ce moment, pas même vos beaux yeux ne suffiraient à me convaincre de vous courtiser. »

D'accord, il se montrait trop protecteur, mais pour rien au monde il ne voudrait échanger sa fougueuse et combative princesse contre une potiche incapable de différencier une dague d'un coupe-papier. Douce ironie en vérité, il lui reprochait de prendre trop de risques mais ne voulait pas pour autant la changer, peut-être avait-il simplement besoin de trouver le juste équilibre entre protection et laisser-faire. Peut-être, mais pour l'instant, il avait bien l'intention de ne pas se laisser faire justement, affermissant sa prise sur les hanches de son apprentie, il corrigea aussi méticuleusement que fermement sa position, jouant de son regard pour simuler une autorité qui n'eut pas convaincu le plus niais des paysans :

« Comme ceci conviendrait mieux, jeune impertinente. »

Après tout, si elle voulait apprendre auprès des meilleurs, il ne voudrait certainement pas risquer la décevoir en ne lui accordant pas le meilleur justement : fut-elle son amante, il ne lui épargnerait aucun détail. Peut-être même se montrerait-il plus sévère encore avec elle, ne serait-ce que pour lui montrer le sérieux avec lequel il prenait son désir de s'exercer au maniement des armes. Toutefois, la question suivante le troubla brièvement et il laissa un silence de quelques secondes s'installer avant de finalement formuler sa réponse, non sans profiter de l'occasion pour jouer de malice :

« Euuuh, pas beaucoup, je ne dois pas être facile à aborder je suppose. Mais puisque tu poses la question, j'ai effectivement entraîné la petite Orétoile, à Aigue-Royale. Une élève charmante en plus d'être attentive... »

Il s'interrompit tandis que la première flèche de son amante filait dans l'air avant de venir piteusement se planter dans le sol du terrain d'exercice, bien loin de la cible. Laissant de côté la taquinerie, le vampire esquissa un nouveau sourire et se fit plus réconfortant que moqueur tandis qu'il assurait :

« C'est gentil à toi d'avoir épargné mes orteils mais crois le ou non, c'est loin d'être la plus mauvaise première flèche qu'il m'ait été donné de voir. Ambre, par exemple, était passée bien près de me tuer accidentellement lors de sa première leçon, et je connais même un certain archer vampirique qui après des années de pratique est pourtant parvenu à atteindre le derrière d'un ours de bien mauvaise humeur en lieu et place de sa cible initiale. Donc tu vois, tu ne te débrouilles pas si mal que ça, il faut simplement mettre un peu plus de force dans la tension de ta corde, regarde. »

Joignant le geste à la parole, il enroba de ses bras la silhouette de son apprentie et glissa ses mains dans les siennes pour en guider les mouvements. Ils encochèrent une nouvelle flèche et bandèrent l'arc, Kylian poursuivant sa leçon avec application :

« N'utilise que trois doigts pour tirer la corde, tu auras une meilleure sensation de la force que tu y exerces. L'autre bras bien tendu, il ne faut pas qu'il tremble. Voila. Attention à présent, je vais lâcher la corde en douceur, essaie de maintenir la tension quelques secondes pour corriger la visée avant de décocher. Un peu plus haut, juste un peu plus haut. »

Rien n'est jamais acquis pour une femme, sauf le sarcasme si elle trébuche. Et là ce n'était pas le cas, par contre Kylian lui allait à deux pieds joints tomber dans les travers de la jalousie de sa compagne. Une chance que celle-ci passait aussi vite que les nuages dans un ciel venteux. Mais Esmelda ne se priva pas pour le lui faire remarquer.

« -Eh bien merci, vous connaissez l'art des compliments envers les femmes. Je ne sais pas si je dois m'en réjouir ou pas. Ou encore me rassurer que la beauté des yeux ne suffit pas. Les miens ou celui de tes charmantes élèves. »

Une mine boudeuse s'afficha sur son visage et Esmelda continua en ajoutant un peu sèchement.

« -Peut être dois-je être bien plus attentive et pertinent afin de recevoir toute l'attention de mon maître archer et en faire sa satisfaction ? »

Jalouse ? Non. Enfin un peu. Surtout que la période où il avait été à Aigue ne fut pas la meilleure et la plus sereine dans ce qui mena à la fin de leur couple. Alors de savoir que voyant Esmelda comme une traîtresse, refusant de lui offrir la bague, ruminant cette pensée, cherchant à la lui faire donner, Kylian allait donner conseil à une autre, il y avait de quoi se renfrogner un peu. Mais elle au moins n'allait pas crier sur tous les toits ce détail du passé.

« -Eh bien, je suis ravie de savoir que j'ai fait bien mieux que ta première élève... ou que toi. Oui, les elfes parlent et se moquer d'un vampire se faisant courser par un ours est parvenu jusqu'à ma demeure. »

Un petit sourire en coin qu'elle tenta de cacher bien vite en reprenant son sérieux, l’apprenti archère ne voulait pas vexer son maître.

« -Je n'ai pas la force d'un vampire ou d'un homme pour tirer ainsi une corde. Et j'ai peur que tu ne sois pas toujours derrière moi pour m'aider. Même si je le désire. »

Kylian laissa ses doigts s'échapper de la corde et Esmelda eut le contrôle total de l'arc et de la direction de la flèche qui fila plus loin et de façon plus fluide que la première fois.

« -Bon ce n'est pas si mal, la flèche a volé un peu plus. Mais cela fait mal au bras de porter et tirer ainsi l'arc. Tout en tension. Comment fais-tu pour ne pas avoir de douleur dans tes muscles ? »

Certes il avait bien plus de pratique et de force qu'elle, mais tout de même. Enfin entre le faire avec un temps illimité, celui de se placer correctement, de mettre sa flèche avec minutie et de le faire avec le stresse d'un combat et un adversaire tout aussi rapide en face, il y avait une sacrée différence. Mais l'ancienne princesse des Hommes n'était pas du genre à baisser les bras et encore moins à abandonner.

« -Je vais essayer seule cette fois. »

Esmelda se positionna de côté, ses pieds bien parallèles. Elle encocha la flèche sur la corde de l'arc et le banda avec force. Trois doigts agrippés, un œil fermé afin de trouver le meilleur angle pour parvenir à la cible. L'arc un peu plus haut que afin de permettre à la flèche de faire une sorte de trajet en cloche. Mais la flèche ne parvint qu'à tomber quelques mètres plus loin, bien loin d'avoir la vitesse et la force nécessaire pour se jucher sur la cible de paille. La dragonnière baissa l'arc, un brin déçue.

« -Il y a encore du travail. »

En même temps, deviendrait-elle une archère digne de ce nom. Elle en était loin. Loin d'être une guerrière, ou bien la première à se faire tuer bien avant de mettre en place une flèche ou de sortir une dague. Elle n'avait rien de la force militaire. Mais connaître le fonctionnement, le mécanisme, la façon de faire pourrait au moins l'aider à ne pas servir de cible. Du moins éviter.

« -Et toi qui t'as appris à tirer à l'arc ? On ne devient pas si doué en une séance. Et je peux le témoigner. Des traces d'un passé lointain ? »

Kylian parlait peu de lui et encore plus de son passé. Mais cela ne rendait pas moins Esmelda curieuse, parfois, tentant de savoir en bousculant un peu cette réserve naturelle.

Aussi surprenant cela pouvait-il sembler, Kylian se félicita intérieurement lorsqu'il constata être parvenu à chatouiller la jalousie de sa belle. A cet instant, il appréciait en effet la voir un peu plus possessive que d'ordinaire à son égard, ce pour la bonne et simple raison que de telles occasions s'étaient faites de plus en plus rares ces dernières années. Non pas qu'elle le rejetait ou lui donnait la moindre raison de douter de son amour, certainement pas, mais depuis que l'ancien renégat s'était incliné face au dragon blanc, il eut été difficile de nier qu'une certaine distance s'était installée entre les deux amants. Aussi, loin de se froisser devant les répliques de son apprentie du moment, le vampire savoura plutôt pleinement cette discrète mais non moins importante démonstration d'affection. Son sourire se fit d'ailleurs plus enjôleur, voire même un peu complice tandis qu'il répondait :

« Essaierais-tu de me faire croire que tu te satisferais d'un courtisan qui ne verrait chez toi qu'une paire d'yeux aussi jolis soient-ils ? Tu as pourtant bien plus à offrir, autant pour capter son attention que pour satisfaire à ses attentes. »

Ou pour souligner les défauts de la crédibilité de son vampire en lui révélant qu'elle était déjà informée des quelques déboires ursidés qui avaient émaillé le propre apprentissage de celui-ci. Apparemment, le sérieux et la rigueur légendaires des elfes avaient également leurs limites, on ne les imaginait pourtant pas colporter les commérages comme pouvaient le faire les demoiselles humaines. Soit, un point partout donc, flèche au centre. A propos de flèche justement, il était plus que temps de laisser de côté les taquineries pour reprendre la leçon, les opportunités qu'ils avaient de s'entraîner ensemble étaient trop rares que pour ne pas en profiter.

« Je n'ai pas mal car je suis un vampire, j'ai naturellement bien plus de force qu'il n'en faut pour tirer à l'arc. C'est un gros avantage mais ne t'inquiète pas, tes bras sont bien assez forts pour tendre la corde d'un arc, fais toi confiance. Pour l'instant, tu as mal parce que tu es encore trop crispée, la douleur s'estompera d'elle-même lorsque tu auras un peu plus d'expérience et que tes mouvements se feront plus fluides. »

Il ne se faisait aucune inquiétude sur le sujet et pour cause, la détermination proche de l'entêtement avec laquelle sa princesse abordait son entraînement martial lui avait déjà valu bien plus de cheveux blancs qu'un vampire de son âge n'eut été supposé en compter. D'un autre côté, c'était également à ce trait de caractère qu'il devait d'avoir pu l'aimer et d'être encore là pour le faire, aussi préférait-il largement s'efforcer de s'en accommoder. Et puis, il était toujours agréable pour un maître de constater que son élève ne se laissait pas décourager par les difficultés, fussent-elles physiques ou mentales. Observateur attentif et silencieux, Kylian approuva d'un hochement de tête l'initiative de sa belle et se recula pour lui laisser l'espace nécessaire à son exercice. Il suivit du regard la trajectoire de cette nouvelle flèche, trop faible cette fois encore pour atteindre la cible, avant de reporter son attention sur l'apprentie archère. Il y avait encore du travail, oui, mais Gloria n'avait pas non plus été bâtie en un jour, l'essentiel était de persévérer et le vampire ne se priva pas d'encourager la jeune femme :

« Mais il y a progrès. Pour quelqu'un qui n'a que rarement eu l'occasion de tenir un arc, tu te débrouilles mieux que tu ne sembles le penser. Et je ne dis pas cela pour te faire plaisir alors avant la fin de cette séance d'exercice, je veux te voir atteindre la cible ! »

Et comme il ne tenait qu'à lui de montrer l'exemple, le vampire prépara son propre arc et décocha plusieurs flèches, décomposant ses mouvements tandis qu'il délivrait l'une ou l'autre astuce à celle qu'il s'était engagé à former. Les dernières questions de la princesse coïncidèrent avec l'impact de la dernière flèche du vampire, frappant le plein centre de la cible dont elle disputa l'occupation avec celles qui étaient venues l'y précéder. Un sans faute. Satisfait, le dragonnier vampire laissa s'écouler quelques secondes pour prendre le temps d'ordonner les souvenirs que la belle avait éveillé dans sa mémoire, puis baissa son arc et se tourna vers elle pour lui répondre :

« Je ne sais plus... »

La note délicate et légère d'une triste nostalgie était venue s'immiscer entre ces quelques mots, sensation qu'il balaya rapidement en poursuivant ses explications :

« Je pense que cela doit me venir de ma vie d'humain, oui, mais je serais bien incapable d'en jurer. Je n'en garde que de vagues souvenirs, un peu comme un rêve dont je n'aurais conservé que quelques bribes incertaines. Pour un mieux sans doute, mais je revois quand même un bel arc en bois noble et pour une raison que j'ignore, je ne peux pas faire autrement que de penser à des pommes quand j'essaie de réfléchir à mes premières tentatives d'archerie. Plutôt décevant, n'est-ce pas ? »

Avant de rencontrer la princesse, il n'avait jamais vraiment fait l'effort de retrouver ses souvenirs, trop préoccupé qu'il avait été par sa propre survie dans les premiers temps de son existence vampirique, puis par sa rébellion et son envie de faire changer les choses. Lorsqu'il avait finalement croisé le regard de son aimée et les premières questions s'étaient invitées dans leurs conversations, il avait essayé de démêler la brume qui dissimulait sa mémoire à sa conscience, mais le peu qu'il y avait découvert alors avait suffit à le convaincre qu'il valait mieux laisser certaines choses au passé pour mieux se concentrer sur le présent autant que sur l'avenir.

La mine toujours un brin boudeuse, Esmelda regardait de ses yeux ambrés devenus noirs le vampire. Comme s'il ne savait pas que pour la courtiser, il en fallait bien plus que lui dire qu'elle avait de jolis yeux, ou que ceux du dit courtisan soient d'une beauté éclatante. Mais il retournait la question contre elle et éludait la partie jeune et charmante élève. Esmelda ne dit mot de plus, mais elle n'oublierait pas. Et si par malheur une flèche se perdait dans son pied ce ne serait que justice. Non mais. Au lieu de cela, elle répondit un peu sèchement.

« -Non, je n'en serai nullement satisfaite. Sauf si ce courtisan est toi. Et que toi aussi une jolie paire d'yeux ne te suffisent pas. Et à savoir qu'est-ce qui capterait ton attention ?»

Une élève qui passerait par là, par exemple. Charmante, elle t'en ficherait du charmant ? Mais Esmelda ne resta guère plus longtemps avec sa mine renfrognée et déjà l'apprenti archère retentait de décocher une flèche qui atteint mollement le sol sans s'y planter. La dragonnière fit une légère moue de la bouche mais le contraire l'aurait bien étonnée.

« -Tu es optimiste. Je n'aurai jamais la force dans les bras, si ce n'est d'un vampire, au moins d'un archer ou une archère digne de ce nom. Cela restera un essai et un amusement. Mais surtout l'envie de mieux connaître cet art que tu côtoies chaque jour. »

Après tout, elle ne se destinait pas à devenir archère, même si elle le désirait, elle n'avait ni le temps ni la force de la faire. Puis c'était lourd, et douloureux, pas du tout adapté à une ancienne princesse, même pas du tout une princesse de cours.

« -Oui je suis crispée, car ce n'est pas évident de tenir à bout de bras un tel arc et de tendre en plus la corde, de tenir la visée, tout en trouvant une position correcte. »

Lui avait apprit durant des années, elle durant quelques minutes.

« -Je suis observatrice et perfectionniste. En même temps quand tu es souvent regardé par de nombreux paires d'yeux, tu tentes toujours de faire du mieux. Tu n'as pas le droit à l'erreur. Parfois une bonne façon de t'enseigner les choses, dans le lot de soucis que cela peut aussi causer. »

Avoir toujours été observée depuis sa naissance, de rire de ses malheurs, de ses chutes et erreurs avaient donné l'envie à la princesse Kohan de toujours faire de son mieux et le mieux. Pour cela, elle avait été bien plus sérieuse et assidue que son frère. Mais lui était le futur roi, on lui pardonnait plus facilement que la petite dernière. Et quand Kylian lui lança un défi, elle ne put que le relever avec envie et sérieux.

« -Bien mon cher maître. Je toucherai la cible, ou sinon ??? Je dois cirer tous les arcs de la salle des armes ? »

Mais son ton se fit bien moins léger quand Kylian aborda son passé non sans une pointe d'amertume. Esmelda abaissa son arc et de sa main libre vint poser sa main sur l'avant bras de son aimé.

« -Je ne voulais pas remuer d'anciennes plaies. Oubliées ou non. Je suis désolée. Et je ne trouve pas cela décevant. C'était de cette façon que tu devais t’entraîner. Et ce devait être très pointus comme exercice. Je n'arrive pas à atteindre cette grosse cible, alors des pommes...  Tu devais déjà être assez doué dans cet art quand tu étais humain.»

Un sourire, et peut-être un regard rêveur levé vers les myriades étincelantes d'une nuit d'été étoilée, voila tout ce dont la jeune femme avait besoin pour s'accaparer la pleine et entière attention de son amant vampirique. Quelques années plus tôt, ces deux ingrédients avaient suffit à l'interpeller et à le convaincre de ne pas fuir lorsqu'ils s'étaient rencontrés pour la première fois, dans des jardins jadis situés non loin de l'endroit où ils se trouvaient en ce moment. Et en dépit de ce qu'il pouvait essayer de lui faire croire, elle n'aurait jamais besoin de plus pour le faire succomber à ses charmes. Ce privilège pourtant, si tant est qu'on put ainsi le dénommer, resterait le propre de sa princesse et aucune autre femme, pas même une élève aussi charmante fut-elle, ne pourrait jamais plus le lui ravir. Mais cela, ce n'était pas le moment de le lui avouer, ou plutôt de le lui rappeler puisqu'il espérait sincèrement qu'elle en était consciente, ce même lorsqu'il se risquait à venir en chatouiller la jalousie. Peut-être reprendrait-il cette conversation plus tard, lorsque l'obscurité de la nuit tomberait sur la forteresse du Seigneur Blanc et que le couple regagnerait ses appartements privés pour s'y reposer.

Pour l'instant, ils avaient une leçon d'archerie à reprendre et même si son élève le qualifiait d'optimiste, il n'en avait pas pour autant été moins sincère. Certes, l'éducation d'une princesse ne la prédisposait pas vraiment au maniement des armes, mais connaissant la force de caractère de sa belle, il ne doutait pas qu'elle ferait une excellente archère si elle en éprouvait l'envie. D'ailleurs, maniant lui-même un arc, le vampire avait toutes les raisons de préférer la voir apprendre cet art délicat plutôt que s'exercer à manier l'épée ou même la dague, son arme fétiche. Non seulement parce qu'il en serait ainsi le professeur principal et qu'il n'aurait donc plus à s'inquiéter de modérer sa jalousie instinctive lorsqu'il surprenait la belle s'exerçant avec d'autres que lui, mais aussi et surtout parce que l'arc avait ce grand avantage de placer son utilisateur hors de portée des armes de mêlées. Aussi doué soit-il, un épéiste se devait d'approcher de son adversaire pour porter son attaque, courant ainsi le risque d'être lui même frappé dans la manoeuvre. Un archer, ou dans le cas présent une archère, pouvait abattre son ennemi d'une flèche bien placée sans laisser à celui-ci l'opportunité d'attaquer le premier.

« Bien sûr que ce n'est pas évident, c'est bien pour cela que je serais un maître intransigeant avec vous, ma jeune apprentie. »

A ce sujet, l'idée de ponctuer d'un gage le défi qu'il venait de lui lancer lui tira un sourire amusé. Une princesse cirant avec ferveur les arcs de la salle d'armes des Sombres Gardes, voila une image qui ne manquerait pas faire parler dans les couloirs du palais et ce quand bien même son rang n'était-il plus officiellement reconnu sous le règne de Vraorg. Pensif, Kylian vint se passer une main sur le menton, paraissant évaluer très sérieusement l'offre qui était soumise à son jugement avant de consentir à lui répondre :

« Il est vrai que le cirage des arcs est une corvée dont je me sers pour sanctionner les gardes qui manquent à leur devoir, mais tu ne fais pas partie de la troupe. Cela dit, je pense que nous pouvons trouver une source de motivation au moins équivalente pour te convaincre d'atteindre cette cible. Alors voyons... Si tu touches au but, je veillerais personnellement à soulager tes douleurs dans les bras avec un massage à durée indéterminée. Si tu échoues... tu te réveilleras avec de sérieuses crampes demain matin. »

Et comme pour mieux appuyer sur son offre, Kylian leva les mains devant lui et agita les doigts qu'il se proposait de mettre en jeu. Il prenait un risque en la défiant de cette manière, certes, mais un risque qu'il estimait somme toute réduit à sa plus simple expression et pour cause, il avait une totale confiance en l'habileté de sa belle. Il en aurait presque oublié l'embarras qui s'était glissé dans les derniers mots de la jeune femme, alors même qu'il n'avait pourtant pas eu l'intention de la mettre mal à l'aise.

« Ne t'en fais pas, tu n'as vraiment pas de quoi être désolée. Ta démarche n'avait finalement rien de blessant : mon passé appartient au passé, j'ai fais le choix de ne pas essayer de le retrouver parce que je n'étais pas sûr d'apprécier ce que j'y découvrirais... et je ne suis pas convaincu que tu apprécierais d'en apprendre plus. »

Peut-être lui parlerait-il un jour du peu qu'il était parvenu à réunir quant à ce qu'il était du temps de sa vie humaine, lorsqu'il serait parvenu à faire taire sa peur de la faire souffrir à ce sujet. Certains souvenirs ne méritaient tout simplement pas d'être ravivés.

« Hum... Bon et bien... Si nous nous occupions d'atteindre cette fichue cible ? A moins que l'enjeu ne soit pas à la hauteur de tes attentes ? »

Chassant le malaise qu'il sentait menacer s'installer entre eux, le vampire se fendit d'un sourire un peu contrit tandis qu'il invitait son apprentie à se saisir d'une nouvelle flèche pour poursuivre son entraînement.

Esmelda haussa un sourcil interrogateur. Elle aimerait un jour être une petite souris pour voir Kylian agir avec ses hommes. Elle avait bien du mal à le voir leur menaçant de cirer des arcs, alors qu'avec elle il n'était que douceur.

« -Maître intransigeant ? Je vois ça. Tu es pareil avec tes sombres lames ? Aussi intransigeant et pointilleux ? Mais tu ne me laisseras pas souffrir... Même si je n'y parviens pas. Me voir grimacer à chaque geste, retenant une larme. Mais soit, je relève le défi. Pour montrer que je suis une apprentie digne de tes conseils. Et surtout que l’échec n'est pas envisageable pour moi. »

Le carcan de la princesse impériale qu'elle avait été, le nom des Kohans qui résonnait encore dans son esprit ne lui laissaient pas de doute quand à une réussite presque obligatoire. Elle avait toujours été très pointilleuse et méticuleuse dans ce qu'elle faisait. Même ses travaux d'aiguilles, dont elle se moquait éperdument. Elle les faisait de travers, mais un travers étudié. Quoiqu'en dise ses nurse et autres dames de compagnie de l'époque.

« -Peut être ou peut être pas. Mais si le passé appartient au passé, je ne vois pas pourquoi. Nous changeons tous. Ce qui compte ce sont nos choix aujourd'hui. Du moins quand nous pouvions encore choisir. »

Elle en soupira de désespoir avant de reprendre sur une note bien plus joyeuse, du moins qui voulait se passer pour.

« -Je ne sais pas. Atteindre la cible contre l'assurance de ne plus avoir mal à mes bras ensuite. J'opte pour en plus la préparation d'un bon bain pour les détendre avant. »

Autant faire les choses complètement non ?
Ceci dit avant d'y parvenir, il fallait encore pouvoir planter une de ces infernales flèches. A un moment, l'ancienne princesse regarda en coin son amant pour voir si d'un sort il ne déjouait pas la trajectoire de celles-ci. Après tout. Mais non, il regardait avec attention ses moindres gestes.

« -Maudites flèches ! »

Mais l'ancienne princesse ne se découragea pas. Elle en reprit et continua à bander la corde de son arc, encore et encore. Les bras se faisaient plus lourds et tendus mais qu'importe la douleur. Au delà de voir une flèche se planter dans une cible, la récompense de son aimé, il y avait la détermination de parvenir enfin à quelque chose. De le finir, le réussir et sentir enfin une utilité, même futile, à parvenir à ses fins.
Alors la dragonnière recommença, de nouveau, malgré les échecs successifs. Kylian la corrigeant de temps à autre sur la tenue de l'arc, la position à avoir et prendre pour avoir un meilleur angle de tir et de vue. Et ces longues minutes lui permirent enfin de réussir à en planter une. Esmelda se demanda comment. La chance sûrement, une aide des esprits peut être ou bien le fait de ne pas lâcher et de s’accrocher à cet espoir de la voir fièrement parallèle au sol. Esmelda se tourna vers son maître le sourire aux lèvres.

« -Hey !! Ce n'est pas le centre, mais elle est dedans. Ça compte aussi, non ? J'y suis parvenue. »

Esmelda était fière d'elle. Droite, le regard perdu sur la flèche qui trônait sur le bas de la cible, plantée et tout aussi droite que l'apprentie archère. A force de persévérance on pouvait y parvenir. Cette petite maxime lui fit un écho poignant. Si seulement. Peut être que... il ne fallait pas tuer la persévérance de suite. Lui laisser encore une chance de prouver qu'elle avait sa place en ce monde.