An 1551 de l'âge d'argent
«
- Serre ! Mais serre donc, Alma ! - Je fais ce que je peux Rünya ! Et ce serait plus facile si tu arrêtais de t'agiter ainsi !- Et je ne m'agiterais pas si tu savais y faire… »
Alma s'apprêtait à répliquer vertement à l'accusation de sa sœur, quand une tête familière passée par la porte entrebâillée vint interrompre les chamailleries.
«
- Bon, ça suffit vous deux ! Rünya, personne ici ne doute de ta vertu et de ta fidélité, d'accord ? Alors inutile de t'obstiner à te briser les côtes avec ces ceintures, elles sont très bien comme ça. - Bien ça ne suffit pas, cette journée doit être parfaite ! »
Après tout, le mariage n'était-il pas sensé être le plus beau jour dans la vie d'une femme ? Surtout quand on avait la chance de s'unir par amour… Alors il était hors de question que quelques fichus bouts de tissus colorés viennent altérer la perfection de ce moment, quand bien même leur étreinte sur cette fine taille était un symbole de fidélité pour les nombreuses années de vie commune à venir.
«
Et elle ne le sera pas si tu fais attendre ton futur époux une heure de plus. Tout le monde t'attend et tu es resplendissante comme ça. Tourne, pour voir. »
Et les plis de la robe s'envolaient en un maelstrom d'étoffes immaculées.
«
Parfaite, je te dis ! Jehan, va être comblé, tu peux me croire ! Allez maintenant en piste, tu t'es suffisamment fait désirer. »
Rassurée par cette main réconfortante dans la sienne, Rünya se laissait entraîner vers son destin.
***
Les vœux avaient été échangés et les esprits appelés. L'atmosphère ne résonnait plus à présent que des chants, des rires et des danses des convives, célébrant comme il se devait ce jour de liesse. Assise sur un banc aux côtés de celui qui était à présent son époux, Rünya l'écoutait parler d'avenir, ses yeux glissant distraitement sur les liens qui uniraient leur poignet jusqu'au crépuscule.
«
… Nous pourrions aussi rénover le porche et agrandir un peu la grange, qu'en dis-tu ? Et j'ai également entendu dire que le vieux Lugrert voulait vendre une partie de sa terre, je pensais peut-être lui faire une offre pour voir combien il en voudrait, dès que nous aurions vendu les dernières récoltes... »
Et Rünya hochait la tête, comme elle l'aurait fait à n'importe lesquelles de ses paroles. Peu en importait le sens, si c'était là ce qu'il souhaitait, alors elle le désirerait aussi de toute son âme.
***
An 1553 de l'âge d'argent
«
Je suis désolé Rünya. Tellement désolé... »
Mais ses paroles n'était qu'un écho lointain qui se perdait dans les affres de la souffrance qui la déchirait toute entière. La sensation de brûlure s'était étendue, ne se cantonnant plus à la morsure ornant son cou pour se répandre insidieusement dans tout son être, la sueur suintant de sa peau fiévreuse.
«
Désolé... »
A tort pourtant. Il n'avait commis d'autre crime que de rentrer du travail un peu plus tard ce soir là, pour la découvrir ainsi. Qu'aurait-il donc bien pu faire pour changer cela ? Il n'y pouvait rien, ni avant, ni maintenant, quand bien même il prétendait le contraire.
«
Je vais aller chez l'apothicaire. Je ramènerai le remède. »
Il prononçait ses mots avec la folle détermination propre aux causes d'avance perdues sans que l'esprit ne puisse se résoudre à l'admettre.
«
Trop… tard... »
La voix était altérée, comme transcendée par les ondes de douleur qui la traversait. Mais cette vérité qu'elle prononçait, il ne voulait l'entendre. Alors il partait, se hâtant jusqu'à la ville voisine à en tuer sa monture, mais quand il revenait enfin avec l'objet de sa convoitise, il n'avait que trop tardé. Les cris d'agonie s'étaient taris, plongeant la maison dans un silence que seul le son de ses pas gravissant les marches grinçantes venait troubler. Et lorsque qu'il parvenait enfin à l'étage, ce n'était que pour découvrir un spectre blafard et tremblant l'attendant dans l'encadrement de la porte.
«
Moi aussi, je suis désolée. »
Et le remède répandu au sol à côté de son corps exsangue demeurerait l'unique preuve de ce qui s'était déroulé ici pour le reste du monde.
***
An 1615 de l'âge d'argent
Rünya pouvait entendre les rires montant de l'intérieur de la maisonnette, tandis que la lumière spectrale projetée par les fenêtres était parfois obscurcie par le passage de l'un de ses occupants. Une famille à en croire la variété des timbres, allant des gazouillements flûtés de la jeunesse aux relents graves d'un homme dans la force de l'âge, que son ouïe aiguisée pouvait percevoir. Mais jeune comme vieux ne semblaient en tout cas pas conscient du danger qui les guettait dans l'ombre.
«
Maintenant. »
Qu'elle soufflait donc en se tournant vers les deux autres âmes égarées qui lui servait momentanément de compagnons de voyages. Deux autres vampires égarés dans ce monde qui les traitait comme des parias. Et lentement, au rythme de leurs pas félins et dans un ordre parfait, le piège maintes fois rôdé se refermait.
***
De 1652 à 1750 de l'âge d'argent
Peu à peu sa soif s'était tarie, ne devenant plus aussi pressante qu'à ses débuts et elle avait retrouvé un semblant de contrôle sur elle-même. Alors l'horizon de carnage qu'elle avait laissé derrière durant ses années placées sous le signe de la folie l'avait frappé plus durement encore. Combien de cadavre ou pire, d'âme errant sans but pareille à elle-même, avait-elle crée dans la démence de sa soif ? Et c'est ce constat, ainsi que la rigueur implacable avec laquelle ses semblables étaient traqués par les elfes et les humains, qui l'avait poussé à renoncer pour un temps à l'errance pour prendre le chemin des souterrains ou vivait ses semblables en l'an 1652 de l'ère d'argent.
Elle y avait trouvé la violence de la société vampire, mais pas uniquement. Au-delà des règlements de comptes, des affrontements déchirant souvent les vampires entre eux, elle y avait vu quelque chose de plus grand. Un peuple. Certes différents des elfes ou des humains, mais dont la valeur n'en était pas pour autant amoindrie. Un peuple auquel elle appartenait et qui valait la peine d'être défendu. Et la vie pavée de sang et de meurtre qu'elle avait mené jusqu'à ce jour avait occulté cette vérité, comme c'était probablement le cas de nombreux autres vampires abandonnés par leur géniteur.
La solitude faisaient d'eux des bêtes sauvages à peine capable de se contrôler, alors qu'ils auraient pu être autant de soldats se battant pour la cause plus grande de la survie de l'espèce si quelqu'un prenait la peine de les mettre sur cette voie. Elle même n'avait guère de capacités martiales, mais elle profita de ces décennies dans l'ombre pour se perfectionner dans les arts du combat, ceux-ci lui étant enseigné par un vieux vampire avec lequel elle s'était alors lié d'amitié. Si elle rencontra quelques difficultés pour apprivoiser la cimeterre avec laquelle elle avait choisi de se battre, l'arbalète, elle, lui opposa nettement moins de résistance, ces carreaux se révélant assez rapidement mortellement précis. Et il le fallait, car de soldats, il y en avait plus que jamais besoin en cet an 1750 de l'ère d'argent, alors que les dragons ressurgissaient de méandres du passé, que la magie renaissait et surtout que les siens quittaient enfin les souterrains dans lesquels la haine des autres races les avaient jusque là exilé.
C'est à partir de ce jour où elle quitta enfin l'obscurité pour renaître à la Lumière qu'elle décida de ne plus jamais laisser aucune de ses créations inachevée. Ceux qui valaient la peine de rejoindre leur rang, elle le guiderait dans leurs premiers pas. Elle serait la main qui anticiperait leurs inévitables chutes.
***
An 1752 de l'âge d'argent
Les cris d'agonie du jeune homme déchirait la quiétude de la nuit, mais personne ne les entendrait, Rünya y avait soigneusement veillé. Qu'il hurle donc tout son soûl, cela n'arrêterait en rien les transformations que le venin était déjà en train d'opérer, pas plus qu'il ne pourrait se libérer des liens qui l'entravait. Pas avant que sa mutation ne s'achève.
Assise sur le rebord du lit, comme une mère contant une histoire à son enfant, Rünya observait avec fascination le spectacle de son martyr. Même après en avoir été maintes fois témoin, voir un corps se tordre ainsi au-delà des limites du possible, la chair et les os semblant se réagencer sous l'égide de la souffrance, était toujours aussi captivant.
«
Shhht. Tout sera bientôt terminé. »
Qu'elle soufflait doucement en effleurant la peau brûlante de fièvre de sa main glacée. Et le sang qui suintait à la commissure des lèvres de l'humain lui donnait raison, attestant que le venin s'était déjà attaqué à ses poumons.
«
Tu dois me haïr en ce moment et sans doute cherches-tu à savoir quelles erreurs tu as commise pour mériter un tel sort. La réponse est : aucune. »
Sans quoi elle ne l'aurais pas choisi. Seuls ceux qui parvenaient à attiser suffisamment son intérêt se voyaient accorder la chance de compter parmi sa descendance. Ceux qui ne m'en semblaient pas digne, elle ne leur accordait pas autant de temps et de patience, n'en usant que pour étancher sa soif avant d'abandonner leurs corps exsangues.
«
Bientôt tu comprendras le privilège que je t'ai fais en te laissant renaître dans la mort. »
Renaître en une chose plus grande et plus belle que sa condition d'humain ne le lui aurait jamais permis. Elle savait pourtant que le temps de la compréhension et de l'acceptation de sa nouvelle condition n'était pas encore arrivé pour lui. Mais il viendrait. Il venait toujours.
***
De l'an 1753 de l'âge d'argent à l'an 7 de l'âge d'obsidienne
Vint également un autre temps moins faste : celui de l'invasion des alayiens en Armanda. A l’aube de cette agression funeste, Rünya faisait partie des soldats qui occupaient les terres humaines et elle assista donc en direct à l’œuvre de mort dispensé par les serviteurs du Néant, qui exterminaient les vampires avec une rigueur aussi méthodique qu'implacable. Face à cette volonté absolue d'éradiquer son espèce, Rünya n'eut d'autre choix que de répondre à l'appel de Baptistrel en se rendant aux négociations orchestrées par ces derniers, afin de trouver un accord à même d'unir les peuples face à un ennemi commun.
La Vampire ne voyait cet accord que comme une entente provisoire, dictée par la nécessité, et dont la pérennisation n'était ni probable ni souhaitable. Mais tout ce qui importait alors était que cette alliance parvienne à mettre un terme à l'invasion alayienne, ce qu'elle fit par l'entremise des dragons et de leurs liés, qui parvinrent à mettre en déroute l'esprit du Néant, permettant ainsi la victoire dans les bois sombre. La déroute des alayiens ne signifiait toutefois pas le retour à une paix relative, pour Armanda comme pour Rünya. Le Prince Noir ayant finalement décidé d'apporter son soutien à la cause de la rébellion, la vampire fut contrainte d'en faire de même, n'hésitant toutefois pas une seconde à déserter cette même rébellion lors de la bataille de l'aube rouge, après la capture d'Aldakin du Néant.
Mais cette victoire n'était que le prélude à l’avènement d'un mal plus grand : Vraorg le Blanc dont la domination sans conteste meurtri le continent pendant plus de trois années. Face à cette nouvelle menace, Rünya choisit de répondre à l'appel des frères esprits, rejoignant le clan des protégés afin de lutter contre la menace théocratique. Le tyran défait, elle assista à l’accession de Kylian Wallam sur le trône vampirique, ainsi qu'à la perpétuation de l'alliance qui avait unis les peuples ennemis. L'intention était sans aucun doute louable, mais la vampire doutait toutefois qu'un tel accord allant à l'encontre de la nature de prédateur des siens puisse réellement perdurer. D'autant plus que la rumeur persistante faisant état de la mort du nouveau prince en l'an 7 de l'âge d'obsidienne pourrait bien être de nature à ramener les siens vers leurs instincts les plus primaires… Le trône vampirique devait trouver son nouveau souverain et cet avènement ne pouvait survenir que dans le sang, comme le voulait la tradition vampire. La Vampire n'avait aucune intention de se mêler personnellement à ces luttes de pouvoir intestine et son seul désir demeurait donc que le sort désigne un prince suffisamment capable pour rendre au peuple vampirique la place qui lui revenait de droit.