CHAPITRE 1 - ETRE UN KOHAN
Nous nous disons souvent que chacun nait de la même façon, mais nous avons tort. Alrick, lui, est né comme nait un Kohan. Ces parents s’aimaient sincèrement, tout comme ils l’aimaient de tout leur cœur. Rencontre un peu hasardeuse, quelques échanges timides et Julian et Ellane Kohan étaient devenus époux puis parents d’un petit qu’ils nommèrent Alrick et d’une petite qu’ils appelèrent Violette.
Dès son premier souffle, il incombait au petit garçon tout un tas de responsabilités dont il ne saisissait pas le dixième. Lui profitait autant qu’il le pouvait de son insouciance et de son innocence entre deux leçons sur l’histoire d’Armanda, les manières de la Cour ou encore des matières diverses comme les sciences ou la politique mais aussi les arts. Et il excellait lorsqu’il s’agissait d’apprendre à lire une partition, bien plus que pour brandir une épée. Mais son père s’obstina à lui enseigner le maniement des armes là où Alrick, s’il rêvait de combats épiques et de dragons chevauchés par leur Liés irremplaçables, ne voulait pas essayer de tuer quelqu’un. Alors, pour que cesse les remarques de Julian, il se saisit d’un arc et décida que ce serait son arme à lui. Et il travailla dur, réalisant chaque jour un parcours à travers les bois qui longeaient Chantebrume semé de cibles plus ou moins visibles.
Alrick n’était pas un grand amoureux de toutes ces obligations qui allaient avec le nom qu’il portait. Il était amoureux de ses rêves mais aussi de ces livres qui lui permettaient de découvrir le monde à travers les yeux de leurs auteurs à défaut des siens. Chaque soir jusqu’à ses dix ans, son père venait s’asseoir dans sa chambre et lui contait les contes et légendes d’Armanda, enrichissant encore un peu plus l’imaginaire de son unique fils.
Par un matin de mai, la petite vie d’Alrick bascula lorsqu’un minuscule être vint au monde. Violette. Ce soir-là, sa mère lui remit entre les bras sa petite sœur et ce fut à cet instant précis qu’il tomba amoureux d’elle. Les années passèrent et le lien qui unissait Alrick à sa cadette devenait de plus en plus fort. De simples frère et sœur, ils devinrent inséparables. Dans les aventures qu’ils s’imaginaient vivre tous les deux, elle était la princesse prisonnière des Vampires et lui le chevalier qui venait la délivrer au péril de sa vie. Ils étaient tout l’un pour l’autre et, s’ils n’en avaient pas conscience, ce n’était pas le cas de ceux qui les entouraient. Comment ne pas voir le regard empli de tendresse qu’ils posaient l’un sur l’autre ou bien ce sourire qui illuminait leur visage lorsqu’ils étaient ensemble.
Le jour du huitième anniversaire de sa petite sœur, Alrick lui dit tout ce qu’il ressentait pour elle et il lui fit la promesse de toujours veiller sur elle. Et elle lui promit, elle aussi, de le protéger aussi bien qu’elle le pourrait. Les deux enfants Kohan ignoraient que leur vie ne serait plus jamais la même quelques mois plus tard. Ce fut lors d’une chasse non loin de Chantebrume que cela arriva.
C’était la première fois qu’Alrick quittait Chantebrume sans Violette et il avait un mauvais pressentiment. Sa mère eut beau essayé de le rassurer et son père lui dire qu’il n’avait d’autre choix que de l’accompagner, il n’était pas serein. Ce fut le premier soir de la chasse, alors que le campement avait été dressé à la lisière de la forêt en fin de journée, qu’il donna l’alerte. Il se passait quelque chose dans leur ville. Tout le reste se passa comme dans un rêve. Les corps sans vie de ses parents, ses recherches désespérées dans les ruines de ce qui avait été Chantebrume, son soulagement lorsqu’il comprit que Violette n’était pas parmi les trop nombreux morts, sa tristesse et sa solitude et puis, finalement, son galop effréné jusqu’à Gloria.
Après cette nuit-là, Alrick se renferma sur lui-même, ne parvenant pas à faire le deuil de ses parents et encore moins celui de sa sœur. Personne ne voulait croire autant que lui à la possibilité qu’elle soit en vie, prisonnière des Vampires comme ils l’avaient imaginé tant de fois dans leurs jeux. Mais prisonnier de la capitale, il dut s’enfermer dans ses lectures pour cesser d’y penser trop souvent. Il vit Gregorist s’affaiblir puis mourir et il assista au conflit entre Korentin et Fabius, impuissant dans ce monde qu’il ne connaissait presque pas et dans lequel il avait été forcé de plonger par la force des choses. Mais dès l’instant où Fabius fut couronné, le jeune Kohan chercha le moyen de s’échapper loin de cette prison dorée. Son plan fut menacé par une rencontre accidentelle avec le Trésorier impérial Ostiz lors de l’une de ses sorties en douce en dehors du palais.
CHAPITRE 2 - DEVENIR ALRICK
La fuite d’Alrick ne se déroula pas exactement comme il l’avait prévue. Comme tout membre de l’entourage du futur souverain, il fut forcé d’assister au couronnement de celui. Ce qui se passa ensuite lui échappa et les détails ne sont pas vraiment utiles. Ce qu’il faut savoir c’est que, quel que fut l’accord que signa Fabius avec les Alayiens, le jeune homme savait que cela causerait leur perte. Et le chaos qui suivit l’annonce de l’attaque des Nordiques contre les troupes ennemies lui permit de s’éclipser jusqu’au dehors de Gloria la Magnifique qui venait de tomber définitivement au main d’un tyran.
Sa chevauchée jusque chez les rebelles du Protectorat fut longue et éreintante, si bien qu’il arriva même après ses cousins éloignés Esmelda et Korentin à Aigue-Royale. Mais tout n’était pas encore gagné, loin de là même. Il fallait à présent mettre de côté ses préjugés pour se concentrer sur le but commun. Mais comment oublier tout à coup toute une enfance passée à s’imaginer tuant héroïquement les méchants vampires ? Du temps et de la patience. Parce que tous les porteurs de l’anneau de rébellion n’étaient pas aussi tolérants que lui l’était. Plusieurs fois, dans la pénombre des souterrains du Protectorat, il avait eu peur de finir en repas pour vampires mais pas une fois il n’avait tiré sa dague de sa ceinture ou saisit son arc passé autour de son torse fin. Bien sûr, la peur l’avait poussé à en avoir envie mais c’aurait été risquer de mettre à mal une alliance déjà fragile.
Parmi le Protectorat, Alrick avait commencé par aider de ci de là suivant les besoins de la rébellion. Et puis, il avait fini par devenir une sentinelle, sa furtivité n’y étant pas complètement étrangère. Il passait parfois des jours proche des lignes ennemis pour s’assurer qu’aucun mouvement n’était fait vers Aigue-Royale. L’hiver fut rude cette année-là et la rébellion en profita pour tenter de reprendre du terrain sur Fabius. Le jeune homme évita autant qu’il le put les affrontements qui pouvaient avoir lieu, préférant aider autrement à défendre la cause en laquelle il avait foi.
Le petit Kohan était loin de se douter de tout ce qui se passait en Armanda mais il était certain d’une chose lorsqu’il alla prendre son tour, les Alayiens avaient pris le dessus sur le pouvoir de Fabius. S’il se faisait attraper, l’arc enchanté qui pendait dans son dos lui voudrait d’être enfermé ou pire. Enfin, il n’était pas vraiment sûr de préférer les prisons de Gloria à la mort même si cela se discutait. Ce fut pourtant ce qui arriva quelques jours plus tard. Les deux Alayiens qui se saisir de lui après une course effrénée dans les bois puis sur la plaine aussi loin que possible du repaire le plus proche de la rébellion qu’il connaissait. A quoi bon risquer de démasquer d’autres rebelles alors qu’il savait qu’il n’y arriverait jamais avant d’être rattrapé. Bien décidé à vendre chèrement sa peau, à bout de souffle, ses jambes le portant à peine, il fit volte-face et brandit son poignard. Il ne pouvait utiliser son arc et montrait ainsi qu’il était enchanté. C’était un cadeau de son père et si jamais il ne lui avait servi à tuer encore, il ne voulait pas le voir détruit. Il réussit à blesser l’un de ses poursuivants avant de sentir l’étreinte du deuxième se resserrer autour de lui. Incapable de se dégager, il se débattit jusqu’à l’épuisement. Ou bien l’un des Alayiens l’assomma avant, c’est difficile à dire.
Qu’il se soit simplement endormi de fatigue ou qu’on l’y est aidé un peu, Alrick se réveilla dans une sombre cellule. Son premier réflexe fut de s’assurer qu’il ne pouvait rien contre les épais barreaux de fer. Evidemment, ce fut un échec plus que cuisant. Autour de lui, il devinait les silhouettes des autres captifs. Des rebelles mais aussi des réfractaires au sein même des rangs alliés aux Alayiens pris entrain de faire de la magie et qui attendait de mourir pour cela. Le jeune homme à peine sorti de l’adolescence pouvait sentir la peur, le chagrin et la colère qui vivaient entre ces murs. A côté de lui, une jeune fille qui ne devait pas être plus âgée que Violette le jour de sa disparition à Chantebrume et de l’autre côté un homme qui avait vécu bien assez de choses pour avoir peur de la mort. Les premiers jours, il les passa à sympathiser avec l’une et l’autre. Mais, le matin du huitième jour, un homme se présenta devant sa cellule. Alrick se leva. Il ignorait que c’était le début des plus longs jours de son existence. Comment avait-il su qui il était ? Et pourquoi continuer de le frapper, de percer sa peau de milliers de lames alors qu’il leur hurlait qu’il ne savait rien, qu’il ne pouvait pas leur dire ce qu’il ne savait pas ? Dès qu’ils avaient su qu’il portait le nom des Kohan, ils avaient dû penser que c’était un proche de Korentin. Et c’était là que toute cette souffrance avait commencé, que la résignation avait laissé place au désespoir et à la douleur. Un jour, alors qu’il avait perdu le compte des jours au fil des semaines, il perdit connaissance alors que la lame d’une épée transperçait pour la millième fois sa peau, déchirant veines et nerfs sans pitié, faisant irradier une douleur plus insoutenable encore que les précédentes.
Le jeune homme se réveilla deux jours plus tard. La jeune fille et le vieux monsieur étaient partis. Mais ce n’était pas grave, il ne se souvenait plus d’eux, tout comme il avait oublié chaque instant jusqu’à celui-ci. Ce matin-là, lorsqu’on vint le chercher pour poursuivre l’interrogatoire et qu’il demanda qui était ce Alrick, les gardes firent demi-tour. Et plus jamais on ne vint le voir. A quoi bon torturer quelqu’un qui a oublié qui il était ? Alors on le laissa simplement tranquille, lui donnant juste de quoi ne pas mourir de faim au cas où un Kohan pourrait redevenir utile. Il ignorait tout de l’avènement de Vraorg, de l’écrasement de la rébellion ou encore de la bataille de l’Aube rouge.
Au dehors, l'histoire suivit son cours et, prenant la succession de la tyrannie de Fabius et des Alayiens, Vraorg écrasait tous ceux qui osaient s'opposer à lui sans pitié. Des bribes de ces événements lui parvenaient par ses voisins de cellule. Lui ne devait d'être encore prisonnier qu'à son idée la plus intelligente, celle de tenter une évasion quelques mois après l'avènement de Vraorg et d'avoir échoué. De quoi prolonger encore son séjour dans sa cellule dont chaque recoin lui était bien plus familier que son propre visage. Evidemment, pour assurer sa survie dans ses geôles sans pitié, il lui arrivait de répéter ce qu'il avait entendu d'autres prisonniers. Juste de quoi ne pas être tué ou même pire, oublié.
Combien de temps passa-t-il enfermer ? Des mois qui devinrent bientôt des années. Et puis un jour, la porte de sa cellule fut ouverte et une main tendue l’aida à sortir de cet enfer. Alrick n’était plus.
CHAPITRE 3 - TROUVER WILLIAN
Il lui fallait se reconstruire et à l’homme qui l’avait aidé à se relever, il demanda où un homme blessé peut être guéri. L’inconnu lui répondit que les Baptistrels pourraient sans doute lui apporter leur soutien, qu’il n’avait qu’à marcher vers les montagnes du nord. Alors celui qui n’avait pas de nom récupéra les affaires qui lui restaient, soit un arc et une besace si élimée qu'il ne prit pas la peine de l'emporter et prit le chemin de sa nouvelle vie, dormant sous les étoiles ou les arbres lorsque la pluie cachait les diamants du ciel.
Après plusieurs mois de marche au milieu de royaumes qui se reconstruisaient avec peine, le jeune homme finit par arriver à l’entrée de ce lieu dont il avait tant entendu parler. On lui demanda de poser ses armes sous une sorte de kiosque, lui assurant qu’elles seraient toujours là quand il viendrait les chercher. Entrangement, le jeune homme avait confiance en l’Elfe qui lui fit l’honneur de lui présenter les lieux. Tout ici respirait la paix et l’harmonie. Suivant pas à pas Findwë Hylion, un Enwr aux oreilles pointues, il découvrit avec émerveillement le Domaine baptistral, bravant la pluie pour admirer aussi les jardins malgré les grognements de son guide. Et puis, il s’arrêta à l’entrée d’une pièce d’où s’élevait une douce mélodie. Curieux, il y entra et s’assit pour écouter le Baptistrel dont les doigts fins semblaient danser sur les cordes de son instrument tandis qu’il les frottait avec douceur de l’autre main avec un archer. Il apprendrait plus tard que c’était une vièle. Subjugué, il resta là un long moment, perdant la notion du temps, ne faisant pas attention au sourire sur le visage de celui qui l’avait accueilli au nouveau domaine de la Rhapsodie.
Alors qu’il allait se séparer pour la nuit devant la chambre qui lui était prêtée, Findwë lui posa une question à laquelle il mit de longues minutes à trouver la bonne réponse.
-Qui es-tu ?
-Je ne sais pas, avoua-t-il.
-Qui es-tu ? Que te dit ton cœur ? insista l’Elfe.
-Si tu veux un nom, tu n’as qu’à m’appeler Willian.
-Que te dit ton cœur quand tu entends ce Baptistrel jouer de son instrument ?
-Que c’est la plus belle chose qui puisse être après la vie. Que c’est un cadeau qu’il nous fait que de nous montrer que cette beauté existe mais que rien ne vaut la vie.
-Et toi, qu’attends-tu de la vie ?
-D’apprendre d’elle pour pouvoir montrer aux autres ses merveilles. Qu’y a-t-il ? demanda Willian devant le sourire un brin espiègle de l’Elfe.
Les jours qui suivirent, le jeune homme continua de découvrir le domaine baptistral. Et puis, un jour, Findwë vint vers lui en sautillant de joie. Il lui tendit un objet entouré d’un épais tissu. Il le prit avec tout plein de précautions et en sortit une petite flûte d’alouette. Il ne comprit pas tout de suite où son nouvel ami voulait en venir. Celui-ci lui dit qu’ils devaient aller voir quelqu’un et il entraina l’ancien rebelle dans les couloirs du Domaine. Lorsque Findwë ouvrit la porte devant laquelle il venait de s’arrêter après y avoir frappé à deux reprises avec la légèreté et l’impatience qui était la sienne, Willian reconnut presque aussitôt celle qui se tenait devant lui. La chevelure blonde des Elfes, La douceur des gestes, le regard bienveillant. Il lui adressa un signe de tête respectueux, ne sachant toujours pas où son compagnon voulait en venir. Et puis, il se souvint du fin instrument qu’il tenait dans la main et il comprit. Un immense sourire illuminait son visage lorsqu’il se redressa face à Aramis Thredë. Il voulait devenir Enwr, il voulait apprendre la paix. Il ne s’en était pas aperçu avant, mais c’était ce qu’il était déjà au plus profond de lui. Alors, avec une certaine appréhension d’un refus, il le lui demanda. Willian ignorait si elle connaissait son histoire, si elle savait qui il avait pu être avant et il avait peur que cela lui fasse dire non. Mais sa réponse positive ne se fit pas attendre et la joie explosa dans le cœur du jeune homme sans qu’il n’en laisse rien paraitre d’autre que son sourire.
Ce fut avec émotion qu’il assista au mariage d’Aegnor Evanealle et Aramis Thredë en ce début de l’an 7 d’Obsidienne, quelques mois après avoir eu le privilège de devenir Enwr. Il y avait eu les naissances des dragonnets bien que l’un d’eux resta toujours bien au chaud dans le sanctuaire protégé qui leur avait été destiné. La paix semblait vouloir durer en Armanda et il espérait que la tentative d’assassinat commanditée par Lorenz Wintel ne la mettrait pas en péril. Mais rien n’était sûr avec ce Fabius à la tête du royaume glorien. Et pendant ce temps, celui qui s’était un jour appelé Alrick continuait d’apprendre à écouter et de découvrir l’harmonie qui se dégageait de chaque chose.