L'apprenti d'Eawyn était de retour au protectorat depuis une demi-nuit. Il avait été envoyé… Enfin, il avait choisi d'être envoyé auprès d'un groupe de soldats qui avait demandé des soins urgents. Sa mission avait été menée à bien avec une efficacité qu'il tenait tant de ses années d'apprentissage que des derniers événements qui avaient ébranlé Armanda, et qui l'avaient vu confiné à son rôle de soigneur principalement. À travers cette mission, il avait également vu une opportunité beaucoup plus personnelle. D'autres que lui auraient sans doute eu honte de profiter d'une situation aussi sinistre. Lui, il voyait plutôt cela comme un rayon de lumière transperçant les ombres. Une idée qui l'amusait, quand ledit rayon portait le nom de Chantelombre, et quand les ombres étaient plutôt faites de la lumière aveuglante du désert. Au final, son voyage portait également avec lui une bonne nouvelle, inattendue et inespérée, sa plus agréable surprise depuis… Eh bien… Il l'ignorait. Comment aurait-il pu prévoir que ses pas croiseraient ceux d'un théocrate dans le corps d'un serval ? Comment aurait-il pu concevoir que son appel à Mort amènerait Vie au-devant de lui ? Il portait en son coeur un souvenir aussi beau qu'un rêve. La voix de Vie… Oh, Dracos ! Que n'aurait-il pas donné pour l'entendre à nouveau ! Le plus beau son qui lui ait été donné d'entendre jusqu'alors…

Grâces soient rendues à cet Esprit, il avait permis à Dawan de chevaucher un animal qui avait été hors de sa portée jusqu'alors. Le petit Enwr avait pu ainsi revenir avant d'avoir le moindre retard qui aurait pu, disons… Pousser ceux pour qui sa présence importait à questionner ses activités. Ce qu'il ne voulait pas… Oh non, il ne voulait pas. C'était un secret.
Épuisé tout de même par son voyage et ses émotions, il avait profité de la demi-nuit restante pour dormir. La tiédeur des cavernes protégées lui paraissait un confort sans nom, qu'il savourait avec grand plaisir. La fatigue lui avait offert un sommeil sans rêves. L'habitude l'avait réveillé avec les premières agitations alentours. Il avait la désagréable sensation, sans savoir l'heure, d'être en retard. Quand bien même la matinée était à peine entamée…
Sans plus attendre, malgré le sommeil qui l'appelait à le rejoindre à nouveau, il s'était apprêté. À petits pas que la hâte rendait comme bondissants, il avait traversé les cavernes des protégés, vers celle où il pensait trouver celui qui l'intéressait. Aujourd'hui, il le savait, Fabius ne devait pas avoir besoin de lui. Pas le matin, en tout cas. Il irait le voir plus tard. Non non, il voulait voir son maitre, il voulait voir Eawyn… Lui, mieux que personne, saurait lui dire s'il avait manqué quoi que ce soit durant cette absence. Il saurait occuper ses mains et son esprit, pour qu'il ne passe pas ses journées à ronger son frein dans l'attente du retour de son allié au poil doux, le serval. Eawyn en avait-il entendu parler ? Il n'en était pas sûr. Il fallait que le moins de monde possible sache… Mais Eawyn, les Sept pouvaient lui faire confiance, non ?

Le trajet l'avait fait passer au milieu du petit marché qu'abritait le protectorat, il avait dû marquer une halte pour tapoter sur des pots en terre cuite. De toutes évidences, c'était ce qui l'avait fait sortir pour de bon de la brume des songes. Vièle sur le dos et tambourin au pied, le jeune elfe se porta au-devant de son maître, au sein des cultures dont ce dernier s'occupait, après avoir veiller à n'en point écraser. Il était désormais vif, le regard pétillant, un fin sourire sur les lèvres. Heureux de le voir, comme toujours. Avant même d'avoir dit quoi que ce soit, Dawan fouillait la pomme de senteur à son cou, pour en sortir une petite pierre sur laquelle un cercle d'encre avait été tracé, et quelques graines, trouvées au sein des plaines. Il les mit au creux de sa main, qu'il tendit ensuite vers Eawyn. Il n'avait pu s'empêcher de penser à lui en les voyant ! Il espérait que cela lui plairait ! Puis, il avait mis une part de son petit coeur sur le cercle d'encre !

Cultiver la terre du désert présentait un défi aussi complexe que passionnant, tant la diversité des conditions rencontrées était importante. Chacun des Esprits semblait en effet devoir intervenir à sa façon dans l'équilibre délicat qui s'était formé dans cette région du protectorat, et l'harmonie ainsi créée avait quelque chose de fascinant. A commencer par Végétal bien sûr, lequel représentait les cultures qui poussaient ici pour ensuite alimenter une part importante de l'armée des Protégés. Au fond des cavernes qui l'abritaient de l'étouffante chaleur dont Feu baignait le désert, Terre offrait un peu de sol fertile pour nourrir les fruits et légumes de son frère tandis qu'Océan et son eau bienfaitrice s'alliait à l'air frais de Vent pour protéger cette Vie végétale du regard de Mort. Quant au Néant... Sans doute l'aînée des sept frères venait-elle contrebalancer tout cet apport de magie fait au monde, même s'il restait difficile pour une part importante de la population armandéenne de totalement accepter l'idée que le Néant puisse réellement être une nécessité. Cette vision particulièrement pieuse de ce qui au demeurant n'étaient finalement que quelques champs souterrains plaisait particulièrement à Eawyn, ce d'autant plus depuis le début de cette guerre d'un genre nouveau.

Que ce fut par les pouvoirs de son totem ou ceux liés à son affinité élémentaire avec la terre nourricière, l'elfe balafré participait donc activement au développement des cultures protégées et passait de longues heures au milieu des jeunes pousses qu'il encourageait et renforçait grâce à sa magie. A propos de jeunes pousses justement, le chanteterre perçut l'arrivée de son plus jeune apprenti bien avant même que son regard ambré ne se posa sur la frêle silhouette du blondinet. A travers les discrètes vibrations qui avaient secoué son élément fétiche, juste sous ses pieds, le baptistrel avait pu reconnaître le pas sautillant du petit Dawan et s'était retourné dans sa direction pour l'accueillir comme il se devait. Silencieux, il observa l'approche de son élève et répondit à l'offrande que lui fit ce dernier avec un hochement de tête souligné d'un sourire paternel :

« Bonjour Dawan, et merci pour ces présents. »

D'un geste, Eawyn tendit la main et prit possession du caillou et des graines qui lui avaient été offerts. Il observa quelques instants la pierre, sourire aux lèvres, s'amusant toujours autant de cet étrange rituel que semblait particulièrement valoriser son apprenti. Depuis qu'il avait pris le petit blondinet sous son aile, le chanteterre avait en effet pu débuter une collection de pierres diverses et variées que lui rapportait le jeune elfe chaque fois que l'occasion lui était donnée de le faire. Si cette habitude lui avait certes paru pour le moins étrange les premiers temps, il s'était peu à peu habitué à cette manie et ne s'en étonnait plus vraiment.

« Elle est très jolie. »

Il rangea ensuite soigneusement le caillou dans l'une des petites sacoches qui ceignaient la taille de son pantalon avant de s'intéresser aux graines toujours nichées au creux de la paume de sa main. D'un signe de tête, il invita Dawan à le suivre et fit quelques pas pour s'approcher d'un carré de terre encore libre. Il s'accroupit avec douceur et, toujours sans prononcer le moindre mot, enfonça le doigt dans le sol meuble pour y planter chaque graine, une à une. Ceci fait, il murmura quelques notes d'un chant elfique, laissant sa voix grave s'imprégner de la magie de son totem pour faire germer les graines et voir naître les premiers bourgeons feuillus dont s'ornaient les tiges qui, lentement, se levaient de terre. Satisfait, il ramena son attention sur son élève :

« Ils seront très bien ici. A présent, dis moi, as-tu fais bon voyage ? As-tu eu l'opportunité de pratiquer les exercices que je t'avais suggéré ? »

Question purement académique en vérité, Eawyn était parfaitement conscient du trop grand nombre de blessés qui nécessitaient des soins. Douce et cruelle ironie, la guerre se révélait souvent le terrain idéal pour permettre aux soigneurs d'exercer leur art et donc de progresser dans leur maîtrise de la guérison.

Le sourire de son maître était le sien. Les yeux de l'Enwr pétillèrent de ravissement au compliment que fit son maître sur le caillou. Ce n'était pourtant qu'un morceau de roche, pas bien grand, pas plus poli qu'un autre. Mais il l'avait récupéré avec soin, avait veillé sur lui pendant son voyage, avait tracé le cercle qui le ceignait avec application. Il y avait un peu de lui, dans ce caillou pas plus grand qu'un pousse, un peu du temps qui était passé durant son voyage. En tout cas, symboliquement, dans son petit coeur d'elfe, c'était cela. Peut-être n'en était-il pas totalement conscient, ceci dit. Cet acte lui était venu tout naturellement des jours où il avait suivi Eawyn. Comme aucun d'eux deux n'était embêté par une telle manie, il ne s'était pas posé de questions, et se laissait faire. Il ignorait totalement ce qu'Eawyn pouvait faire de ces cailloux. Il espérait secrètement qu'il les gardait. Pour lui, ils étaient importants. Il n'aurait u dire en quoi, ni pourquoi. Mais si Eawyn avait boudé son caillou, sans doute aurait-il été très triste, abattu, pour un moment.

Si grands étaient son soulagement et son bonheur qu'il détourna le regard de son maître, comme s'il eut été indécent de sourire ainsi, et qu'en ne regardant pas Eawyn ce dernier ne pouvait plus le voir. Il aurait aisément pu rester un bon moment à fixer cette pousse, là, un peu plus loin, si la voix de son maître ne l'avait pas à nouveau appelé à lui, ramené auprès de lui. Dawan l'avait rejoint, avec quelques cling cling du tambourin à son pied pour créer un écho dans la caverne, donner plus de réalité à sa taille et à sa forme. Sans se soucier de la terre qui allait se mêler à ses habits, le petit Enwr imita son maitre, posant les genoux à terre, et ses mains sur ladite terre, par simple amour de la texture de cette dernière. Il observa d'un regard un peu voilà son maître, écouta son chant d'une oreille attentive. Il savait ce qui allait se passer, bien sûr. Ce n'était pas la première fois qu'il le voyait à l'oeuvre. Mais cette constance avait quelque chose de rassurant, pour lui. Les petites graines devinrent petites tiges, l'apprenti eut un soupir teinté de fierté. Les graines étaient un peu de jeunes enfants qui, aujourd'hui, réussissaient très bien l'exercice donné par Eawyn. Tout attendri, Dawan avait rapproché son doigt des petites pousses, qu'il caressait avec une grande douceur. Il fallut à nouveau la voix de son maître pour le sortir de pensées herbeuses et poétiques. Il donnait alors l'impression d'atterrir en ce bas monde.

"- Le voyage, le voyage…" commença-t-il à murmurer aux jeunes pousses, distant.

Ah, ça, oui, il avait été bon, très bon ! Mieux que ce qu'il avait pu espérer ! Mais il ne fallait pas le dire. Pas trop… C'était dommage, il aurait bien aimé partager sa joie. Quant aux exercices, si ses premiers jours de voyage lui avaient difficilement donné l'envie de s'y essayer, les suivant y avaient été bien plus propices. Il reprit la parole, bien plus présent et enjoué.

"- Ce ne fut pas plus déplaisant que ce à quoi je m'attendais ! J'ai pu soigner ceux qui avaient besoin de moi. Les exercices-"

Oui oui, "les exercices", sans ponctuation et sans suite. Il s'était arrêté dans sa phrase pour se retourner, en direction de… Oh, il avait cru entendre quelque chose. De toute évidence, il n'y avait rien. Il revint à nouveau vers la jeune pousse qu'il chatouillait du bout du doigt comme on gratte le ventre d'un petit animal. Jolie, jolie petite pousse, qui un jour deviendrait grande… Elle était toute jolie, et toute prometteuse ! Et… Et celle d'à côté aussi ! Peut-être était-elle jalouse. Il fallait la gratouiller aussi. Il prit soin ainsi de quelques petites tiges, avant qu'une pensée plus chagrinante lui traverse l'esprit. Alors il lui sembla que la température autour de lui s'était abaissée de quelques degrés, et la chaleur de son maître non-loin lui apparut comme une évidence. Ah, oui, son maître ! Qu'avait-il dit, déjà ? Les exercices, oui, les exercices ! Il les avait faits… Sur le chemin, pour voir, pour voir… Oui, il avait la monture de Vie à ce moment-là ! Oh les beaux souvenirs ! Il reprit son ton enjoué le plus naturellement du monde, son regard au-delà d'Eawyn.

"- Les exercices, j'ai pu les faire, oui. Ceux liés au soin ne m'ont posé aucun souci. Celui avec la musique était plus difficile, mais je crois que ma persévérance n'a pas été futile. Quant à la magie… Elle me donne l'impression d'avoir atteint l'objectif, mais je n'ose faire confiance à mon propre jugement."

Il aurait eu grand besoin d'un avis autre que le sien. Mais il ne voulait forcer la main de son maître. Ce dernier était occupé, alors qu'il était venu à lui. Peut-être voulait-il juste s'assurer que son Enwr allait bien et lui donner de quoi s'occuper les mains, pour lui offrir un cours à une autre occasion. Ou peut-être préférait-il se poser pour un peu de musique. Dawan, lui, avait le coeur ouvert à tout. Ses doigts trainaient nonchalamment sur le sol, désormais.

Dawan avait cela d'attendrissant qu'il en fallait peu pour l'émerveiller : quelques graines et un peu de magie suffisaient à projeter son esprit dans un monde connu de lui seul, dont on eut presque regretté avoir à l'arracher. A près d'un siècle et demi d'existence, le petit Enwr avait en effet encore pour lui de n'avoir perdu son âme d'enfant, à moins qu'il fut plus exact de dire qu'il n'avait pas encore trouvé son âme d'adulte ? Qu'importe finalement, chaque chose viendrait en son temps et au vu des événements qui ravageaient le continent depuis plusieurs années déjà, un peu de candeur et d'innocence ne sauraient être préjudiciables. Le tout bien entendu était de veiller à ne pas pour autant sombrer dans une naïveté excessive.

Habitué aux errances de son petit apprenti, Eawyn lui laissa patiemment le temps d'ordonner ses pensées et l'encouragea d'un hochement de tête bienveillant lorsque le jeune elfe formula un début de réponse. Cette dernière s'interrompit cependant aussi brutalement qu'elle avait débuté, Dawan semblant brusquement reparti vers Dracos savait quelle rêverie. L'étourderie sans limite de son élève fit basculer les yeux du Cawr vers le plafond des grottes quelques instants tandis qu'il inspirait profondément. L'ampleur de la tâche ne le décourageait pas, certainement pas, il avait gravit de bien plus abruptes montagnes, mais il y aurait encore beaucoup de travail pour parvenir à focaliser et maîtriser un esprit aussi volatile que celui-ci.

« Les exercices ... ? »

La voix était calme et adroitement mesurée, interrogatrice juste ce qu'il fallait pour manifester son intérêt sans pour autant donner l'impression qu'il s'impatientait. C'était sa façon à lui de tendre la main vers le petit rêveur pour essayer de le ramener dans la réalité ou plus exactement, dans ce plan de la réalité physique et matérielle qu'ils occupaient tous deux. L'avait-il seulement entendu ? A mesure que les secondes s'écoulaient et qu'il ne voyait aucune réaction notable, Eawyn envisageait de plus en plus sérieusement la possibilité que non, mais alors même qu'il était sur le point de réagir un peu plus fermement, Dawan revint vers lui et reprit ses explications. Satisfait de ce qu'il entendait, le chanteterre accorda un nouveau sourire à son Enwr et ponctua :

« Bien, très bien. »

S'il était un incurable distrait, au moins travaillait-il sérieusement, qualité somme toute particulièrement appréciée de tout professeur, baptistrel y compris.

« Je ne suis pas étonné que le soin ne t'ait posé aucune difficulté, au vu des circonstances, c'est un domaine qu'il te sera donné d'exercer régulièrement. Peut-être plus encore dans les semaines à venir d'ailleurs, as-tu appris la nouvelle de l'évasion ? »

A en juger par le regard teinté de curiosité que leva sur lui celui auquel la question avait été adressée, Eawyn put aisément présumer que non, aussi reprit-il sans plus attendre :

« Les prisonniers retenus à Morneflamme ont réussi à s'échapper, au moment où nous parlons, ils courent les campagnes de la Théocratie dans l'espoir d'atteindre la barrière avant que les impériaux ne les rattrapent. Plusieurs des nôtres sont déjà partis à leur recherche, pour ma part, j'attendais ton retour pour t'offrir de te joindre à moi. »

La Théocratie était un territoire particulièrement hostile pour les elfes en général, pour les Protégés et les baptistrels plus encore, aussi préférait-il savoir son Enwr sous bonne escorte s'ils devaient s'aventurer sur les terres impériales. Toutefois, il ne savait pas exactement comment l'Enwr accueillerait la nouvelle et pour cause, même en le connaissant, surtout en le connaissant à vrai dire, il était particulièrement difficile de ne serait-ce qu'estimer les réactions du petit apprenti.

Obtenir de son maître l'approbation de ce qu'il avait fait chassa les doutes qu'il avait pu avoir comme on souffle la poussière. Nul doute que ses prochains essais seraient meilleurs, plus confiants. En attendant, sa propre satisfaction le rendait tout fou, et contrôler l'effervescence des pensées qui sautillaient gaiement dans son crâne rendait son regard un peu vitreux. La voix d'Eliowir l'aidait, paradoxalement, à maintenir ce contrôle. Le mot "évasion" le calma un peu. Il parut un peu plus présent, dévisagea son maître avec plus d'insistance. En tout cas, c'était ainsi que cela pouvait être compris, c'était là ce qu'il montrait. Oui, il avait entendu l'appel d'Océan, comme tous les protégés, non ? C'était ce qu'il avait cru comprendre… Océan n'avait pas une voix aussi jolie que celle de Vie, d'ailleurs. En tout cas, au goût de Dawan… Mais ce n'était pas là la question ! La question était plutôt: pour que son maître en vienne à lui parler de cet appel, y avait-il un problème avec ce dernier ? Non, ce n'aurait tout de même pas été une ruse de Vraorg… Avaient-ils déjà récupéré tous les prisonniers ? Avaient-ils connu des ennuis imprévus sur leur chemin ?

Dawan n'avait alors pas vraiment intégré l'idée de devoir aller au-devant des prisonniers. Il avait cru comprendre que ces derniers seraient traqués par des théocrates. Qui disait théocrates disait fatalement affrontement, étant donné que les bipèdes peuplant ce monde paraissaient ne pas savoir résoudre leurs soucis autrement. Alors il avait naïvement imaginé que les membres de l'Ordre resteraient au sein du Protectorat, prêts à soigner, par exemple. Il s'était trompé, il l'admettait sans souci. Si Eawyn y allait, c'était qu'il fallait le faire. Dawan prit tout de même le soin de réfléchir un instant à la logique qui motivait la décision de son aîné, en cherchant les racines dans les préceptes qui étaient les leurs. Son expression passa de la joie d'enfant à la réflexion, pour arriver, au bout d'un temps de silence qu'il ne calcula pas, à une mine un sérieuse. Il n'était pas de ceux qui craignaient qu'un moment de silence lasse son interlocuteur, ni de ceux qui se précipitaient pour répondre, comme s'il fallait garder un rythme d'élocution constant. Au milieu des humains, surtout, cela lui avait valu une part d'incompréhension.

"- Quand partons-nous ?"

Sa voix avait pris un rythme qui singeait celui d'Eawyn. Ce dernier avait-il vraiment imaginé que son apprenti lui refuserait cela ? Et qu'il demanderait à rester au protectorat, à se tourner les pouces en chantant des odes aux Esprits pour qu'ils lui ramènent son maître en un seul morceau ? Cela lui avait paru improbable. C'étaient là de ces mots qui ne se prononçaient pas, mais Dawan tenait à lui. Comme les scénarios devenaient de plus en plus étoffés par la force de sa fertile imagination, il en devenait presque… Pragmatique, dans ses questions.

"- D'autres Cawrs resteront-ils ici ? Ou… Sommes-nous les seuls qui partirons ? Savez-vous dans quelle direction nous nous dirigerons dans un premier temps ?"

Non pas qu'il ait une direction qui lui l'intéressa particulièrement, mais tout de même... Il y avait cette direction-là qui leur permettrait peut-être une rencontre qui lui serait plaisante. Déjà les plans se dessinaient, tous ceux qu'un tel voyage pouvait rendre possible, et ceux qui allaient devoir se faire. Il avait un serval qu'il devrait retrouver à un moment ou un autre...

Pour qui savait l'écouter et l'observer, le silence se révélait souvent une réaction plus éloquente que n'auraient pu l'être bien des discours. Le jeune apprenti qui faisait face au chanteterre en ce moment possédait d'ailleurs une histoire très personnelle avec le silence, une histoire qu'Eawyn avait pu découvrir lorsque ce petit elfe blondinet que l'on disait muet s'était présenté à lui, le temps d'une mélodie partagée, bien des années auparavant. Mais dans le cas présent justement, Eawyn apprécia à leur juste valeur les quelques instants de silence qui suivirent ses paroles, ils étaient le signe que sous les apparences enfantines et innocentes qui le caractérisaient habituellement, Dawan avait parfaitement saisi le sérieux de la situation. Ainsi, lorsque le jeune elfe formula finalement sa réponse, le baptistrel de la terre se fendit d'un nouveau sourire, tout de fierté et de satisfaction mêlées. L'enthousiasme que témoignait l'Enwr vis à vis du périple à venir lui réchauffait le coeur, non pas qu'Eawyn eut vraiment un doute à émettre sur son dévouement à leur cause, mais il était toujours appréciable de constater que le règne de terreur de Vraorg ne les avait pas encore atteint. Après un hochement de tête approbateur, le lié de la terre répondit à l'empressement de son jeune élève sans se départir de la ferme stabilité propre à son élément, énonçant simplement :

« Nous partirons demain aux premières lueurs de l'aube, lorsque ta monture et toi serez suffisamment reposés pour entreprendre un nouveau voyage. »

Sous-entendu qu'ils ne partiraient pas avant que le Cawr ne soit assuré que son apprenti avait récupéré ses forces, on ne plaisantait pas avec une expédition sur les terres de la Théocratie et ce même s'il était urgent de porter secours aux évadés. Les questions suivantes ne manquèrent cependant pas lui faire hausser un sourcil circonspect, peu habitué qu'il était à voir son apprenti manifester un intérêt aussi prononcé pour les détails pratiques.

« Et bien quelques Cawrs resteront dans le désert, en effet, nous ne pouvons pas nous permettre de trop dégarnir nos effectifs. Mais nous ne serons pas pour autant les seuls à nous risquer en Théocratie : Morneflamme n'est pas un endroit où il fait bon séjourner plusieurs années et les évadés pourraient avoir besoin de soins lorsque nous les retrouverons, c'est pourquoi plusieurs baptistrels se sont répartis dans les différents groupes de recherche. Cela te semble-t-il pertinent ? »

Il n'avait en effet pas manqué remarquer la légère hésitation qui avait accompagné les questions du jeune elfe, aussi avait-il pris le parti de lui expliquer comment et pourquoi leur ordre s'était mobilisé pour intervenir. Enfin, en bon professeur, Eawyn ne perdait jamais une occasion d'offrir à ses apprentis l'opportunité d'exprimer leurs propres pensées ou idées, la discussion et la confrontation d'opinions se révélant souvent une excellente source d'enseignements. Accessoirement, il voulait également s'assurer que l'Enwr comprenait et approuvait les enjeux pour lesquels il s'engageait dans cette aventure.

« Quant à la direction que nous prendrons, je pense que nous nous dirigerons vers les ruines d'Elena d'abord, c'est un point de passage stratégique. De là, nous longerons le fleuve vers le sud pour atteindre Caladon : les évadés auront besoin de se repérer géographiquement, le fleuve les y aidera, sans compter qu'il est une précieuse source d'eau potable pour des individus en cavale. C'est notre meilleure chance... et la tienne. »

Si ce n'était pas au vieux singe que l'on apprenait à faire des grimaces, ce n'était pas non plus au vieux baptistrel qu'on faisait des cachotteries. Car même s'il n'était pas aussi versé dans l'étude des chants-noms que l'avait été Merithyn en son temps, le chanteterre percevait lui aussi ces vibrations si spécifiques et certaines notes du chant de son élève trahissaient présentement un rapport très particulier avec la cité de Caladon. Le détail de ce que le petit elfe avait été y faire lui restait inconnu, et pour cause, saisir les nuances avec une telle précision eut requis un effort conscient de sa part pour se concentrer sur les vibrations qu'il percevait, effort qu'il ne désirait pas à cet instant fournir. Dawan se confierait à lui si le besoin s'en faisait sentir, il ne s'inquiétait pas à ce propos, mais il n'en avait pas moins préféré glisser cette discrète allusion. Juste au cas où.

« La prochaine fois que tu tiens tellement à te rendre en Théocratie, demande le simplement, d'accord ? »

Pas de pourquoi, pas plus de comment, simplement l'assurance que son élève garderait à l'esprit que l'ordre baptistral restait et resterait toujours l'équivalent d'une seconde famille pour lui. Eawyn avait commis l'erreur de se détourner de Merithyn quand ce dernier avait eu besoin de lui, et le chanteterre avait la ferme intention de ne plus réitérer semblable manquement.

Un mouvement de tête affirmatif accueillit la première réponse de son maitre, tandis que le petit d'elfe songeait que sa monture était sans doute plus fraîche encore qu'avaient pu l'être les bois elfiques sur leurs derniers décembre. Bon, peut-être pas à ce point, mais elle l'était sans doute bien plus que lui, avec son épopée dans les pattes et sur le dos, sa nuit trop courte. Il caressait néanmoins l'espoir qu'une nuit suffise, comme bien des fois, à le remettre intégralement sur pieds. Et l'espoir ronronnait.
Il se retint de ronronner, la voix de son Cawr l'y aida. C'allait bien être la première fois qu'ils allaient autant se balader pour soigner. Habituellement, les blessés ne bougeaient pas trop. Il eut un nouveau signe de tête approbateur. Oui, c'était mieux s'ils pouvaient s'occuper des évadés sans oublier pour autant les protégés. Il espérait que ce serait suffisant, et que les théocrates seraient trop occupés à chasser blanche biche pour les ennuyer à nouveau avec les plaines. Normalement, ce serait le cas… Et ceux qui restaient ici suffiraient aux besoins de soins. C'était du moins ce qu'il pensait, naïvement.
Oui, ces choix lui paraissaient pertinents, comme la plupart des choix de son maître. Il trouvait rarement à y redire et ce d'autant plus qu'en règle générale il manquait bien trop de pragmatisme et de finesses dans ses considérations techniques pour avoir quoi que ce soit à ajouter. Néanmoins, si ç'avait été le cas, il n'aurait sans doute pas hésité à s'exprimer. S'il avait eu une question, il en aurait également fait part. Devant Eawyn, il savait qu'il pouvait parler. N'était-ce pas lui qui l'avait à nouveau fait parler, soixante ans auparavant ? Soixante ans déjà… Et il avait tant appris. Un jour il saurait exprimer toute sa reconnaissance envers ses maîtres. Un jour…

Son regard passa sur le sien, de maître, de bas en haut. Ils étaient sans doute tous deux très différents. Il avait apprécié qu'il lui demande son avis, néanmoins. Cela lui donnait toujours la sensation que l'on l'estimait, lui, pertinent également, et d'un avis qui pouvait être à prendre en compte. Tout le monde ne lui laissait pas cette chance. Mais son regard qui avait pu paraitre celui d'un curieux, alors qu'il aurait aimé le remercier sans mots, s'anima d'une étincelle toute particulière quand Eawyn commença à dévoiler le plan de leurs pérégrinations. La Théocratie peinait à maintenir dans son petit crâne la place unique de "symbole de danger". Elle avait un attrait qu'elle ne devait plus à la recherche du temps passé. Le mot "Caladon" lui arracha un sourire sans qu'il puisse faire quoi que ce soit pour le contenir. Les souvenirs étaient encore frais dans sa mémoire, aussi frais que l'air de ces terres loin du désert. Sa hâte était grande de retrouver à nouveau l'objet de ces souvenirs.
Son sourire s'effaça néanmoins sur l'ultime question de son maitre. Oh. Il s'y était attendu, mais peut-être pas aussi tôt. Pas alors que lui-même parvenait à peine à considérer ce qui lui arrivait comme réel. Il s'y était attendu, mais ne s'y était pas préparé, préférant fuir ces quelques hypothèses qui voyaient son maitre se pencher sur cette partie de son chant-nom. Le visage de Dawan se tourna à droite, à gauche, autour de lui, comme à la recherche de quelque chose, une aide, un indice, n'importe quoi. Mais le silence de son maitre attendant sa réponse était comme un poids pour lui qui ramenait infailliblement son attention vers son aîné. Il revoyait les plaines, l'instant où le vampire lui avait fait promettre de ne rien dire… Et il avait dit… Dawan avait dit: "rien quant à cette rencontre, quant à notre lien". Ils avaient tous deux su qu'un jour néanmoins cela viendrait aux oreilles des Cawrs, quand bien même le silence était gardé.

Cela n'empêchait pas le petit être de se sentir très mal à l'aise, dans cette situation qu'il avait craint. Il ne voulait pas s'opposer à son maitre, pas plus qu'il ne voulait que ce dernier sache. Il craignait sa réaction, sachant d'une part le désamour de son maître pour les bipèdes à crocs, sachant par Merithyn que les Protégés pouvaient chercher à utiliser leur lien. Cela, il ne le voulait pas. Il fallait que tout soit bien distinct, pour que rien ne soit souillé. Ni Merithyn, ni ces Protégés auxquels il tenait tant.
Il s'était levé, sans s'en rendre compte. Ses mains étaient venues attraper nerveusement ses cheveux, et un air inquiet s'était échappé de sa gorge. Quelques notes, un peu graves, pour que finalement il demande, la mine toute aussi inquiète:

"- Je le peux. Je peux vous dire quand me vient l'envie de me rendre en Théocratie. Mais je ne veux pas vous dire pourquoi."

Une brusque inspiration accueillit la fin de sa phrase, comme s'il sortait d'un instant de suffocation. S'entendre dire de tels mots avait brisé quelque chose en lui qu'il croyait hors d'atteinte. Jusqu'alors, il avait pu assurer ses Cawrs que son chant-nom était pour eux un livre ouvert, qu'il n'avait rien à leur cacher. Maintenant, il gardait jalousement son petit secret, comme une créature de la nuit gardant une possession trop brillante. Il avait tout juste fini de parler quand s'imposa à lui une image toute autre, une idée un peu saugrenue: celle que ne monde ne lui veuille pas de mal, cette fois-ci. Se pouvait-il qu'il ait admis sans souci que ses maîtres pouvaient s'opposer à lui ?

"- Non non non…"

Murmura-t-il, sans colère, toujours sur ce petit ton inquiet, cachant son visage dans ses mains. Il avait changé d'avis: il voulait dire à Eawyn. Mais il ne voulait pas que ce dernier intervienne. En tout cas, pas comme il l'imaginait. Pas comme il l'avait imaginé. L'instant suivant, il était revenu près de son maître, ses mains au-dessus de ses poignets, comme s'il avait voulu s'en saisir.

"- Je suis désolé, Cawr Eawyn…"

Il ne parvenait pas à soutenir son regard. Eawyn avait tant fait pour lui, pour se voir maintenant traité ainsi. Quel ingrat il faisait. Ses mains tremblaient, sa respiration était un brin trop saccadée, et sa voix blanche.

"- J'ai eu peur. Je n'ai pas l'habitude." Il se tut un instant, ses lèvres rendues blanches par le pincement qu'il leur infligeait sous l'effet de la réflexion. Mais comme tourner et retourner le problème dans tous les sens n'amenait à rien, comme tout ce qu'il pouvait dire était dangereux pour la voix d'or qu'il chérissait autant que pour le chanteterre, comme il se sentait démuni face à tout cela, il abandonna pour finalement demander, avec toute l'innocence de ceux qui découvrent le monde: "Où doivent s'arrêter les secrets ?"

Même en connaissant la délicate sensibilité de son apprenti, Eawyn n'avait pas imaginé que son commentaire susciterait une telle explosion d'émotions auprès du jeune elfe. Le chanteterre ne prêtait à cet instant qu'une très vague attention aux vibrations du chant-nom, n'écoutant que ce qu'il ne pouvait s'empêcher d'entendre sans chercher à en décortiquer les subtilités, mais la déferlante de sentiments qui accablèrent l'Enwr fut telle que même un non-initié eut pu la remarquer. Culpabilité, peur, nervosité, inquiétude ou embarras étaient autant de tempêtes s'élevant soudain dans l'esprit de celui qui l'accompagnait, rugissant un concert de notes particulièrement troublées. Ce ne pouvait pourtant pas être si grave que cela, ne parlait-on pas de Dawan ? Une graine de baptistrel particulièrement aimable et bienfaisante, prompte à voir le bien en chaque chose et chaque être – peut-être même un peu trop – et certainement l'une des plus innocentes créatures que le lié de la terre eut jamais rencontrée. Alors quel que soit le secret qui le troublait tant, il ne pouvait tout simplement pas s'agir d'une révélation réellement grave. En fait, si l'on considérait le tempérament du petit concerné, on pouvait même plus que raisonnablement penser qu'il s'agissait d'un détail en vérité anecdotique mais qui, sous l'impulsion de ses propres angoisses, prenait des proportions démesurées. C'est donc plus embêté par le trouble qu'il sentait chez son élève que par le secret que celui-ci voulait lui cacher proprement dit qu'Eawyn aborda le problème, suivant du regard les changements de posture de l'aspirant baptistrel.

« Je ne crois pas t'avoir demandé de me révéler le pourquoi, Dawan. Tu as le droit de ne pas tout me dire, il n'y a aucun mal à cela. »

Il n'était pas certain d'avoir été entendu, le jeune elfe semblant véritablement plongé dans un conflit intérieur particulièrement virulent. Soit, Eawyn attendrait. Certaines batailles devaient parfois être menées seul, les plus difficiles d'entre elles étant celles qu'un esprit livrait contre lui-même et Dawan semblait justement en train de le découvrir. Certainement pas l'apprentissage le plus agréable qui soit, certes, mais une expérience de vie essentielle pour un jeune elfe qui devait encore apprendre à se construire. Paternaliste, peut-être même plus qu'il n'aurait dû se permettre de l'être, le chanteterre leva les bras et vint trouver les mains tremblantes que son apprenti avait approchées des siennes. Ferme et maîtrisée, l'étreinte du Cawr figea les tremblements qui agitaient les doigts du petit blondinet avant qu'il ne le rassure du mieux qu'il le pouvait :

« Tu n'as pas à être désolé ni même à avoir peur, nous avons tous nos secrets. Dans certains cas, ils sont même une nécessité alors n'oublie jamais que toute vérité n'est pas obligatoirement bonne à dire, certaines gagnent même à ne pas être révélées. »

La dernière question de l'Enwr méritait cependant un peu plus de réflexion car à la façon dont elle avait été posée, il était aisé de comprendre que la réponse qui y serait donnée revêtirait une grande importance pour le concerné. Accessoirement, il s'agissait également d'une définition importante pour tout aspirant baptistrel, la frontière entre la simple réserve et ce qu'on appelait mensonge par omission se révélant particulièrement ténue, mieux valait donc savoir à quoi s'en tenir lorsqu'on évoquait les secrets et confidences de tout un chacun.

« Il y a plus d'une façon de répondre à cette question, Dawan. En fait, il existe probablement autant de réponses que d'âmes dans le monde, mais pour ma part, je pense que les secrets doivent s'arrêter là où commence le risque de faire souffrir quelqu'un. Si garder un secret pèse sur ta conscience au point que tu en souffres ou si tu penses que conserver ce secret est préjudiciable à autrui, peut-être est-il plus sage d'envisager le partager avec une personne de confiance, quelqu'un qui puisse te permettre d'agir au mieux... »

Laissant sa phrase en suspend, Eawyn se pencha pour venir se tenir à la hauteur de son Enwr encore passablement hésitant et ponctua avec un clin d'oeil assuré :

« Ce qui n'inclut pas nécessairement ton maître si tu estimes préférable de l'en tenir éloigné, il s'agit d'un choix qui te revient et que je respecte. »

Et en lequel il avait une totale confiance.

Personne ne t'a questionné sur ce voyage, n'est-ce pas ?
Voilà en quoi les premiers mots d'Eawyn s'étaient changés, dans le petit crâne de son apprenti. Liés à ses autres mots, ils arrachèrent un signe de tête affirmatif nerveux à Dawan. Les odeurs du port lui revenaient: humidité, poisson… Quelques voix humaines d'inconnus qu'il serait pourtant capable de reconnaitre s'il les entendait à nouveau. Mais il y avait surtout, en lieu et place du regard de son maitre, un regard d'ombres, ce regard qui le poussait à garder le secret aussi précieusement qu'il gardait sa vièle, sa voix et son coeur. Un ordre pas même prononcé, dénué de toute magie. Il n'en était nul besoin: les raisons qui étaient siennes étaient également celles de l'apprenti.

Eawyn prit ses mains au bon moment, de la bonne façon, empêchant Dawan de s'égarer plus loin, guidant son attention vers lui. Il avait le ton de voix qu'il fallait pour donner transmettre à son cadet l'apaisement qui lui faisait défaut. Ses mains ne tremblaient plus. Il avait beau ne pas regarder son maître, son image était présente dans son esprit. Si elle ne pouvait être seule, elle était au moins celle qui prédominait. Il oublia le signe de tête pour signifier qu'il avait entendu et compris ce qui lui était dit, mais l'approbation était là, dans ces nerfs qui se calmaient peu à peu, ces gestes parasites qui s'effaçaient un à un. Ce qu'Eawyn lui apprenait là, le petit blond avait l'impression que ce n'était pas nouveau pour lui. Mais il était bien incapable de se rappeler où, quand, comment, par qui, à quelle occasion il aurait pu ouïr ou apprendre cela. En vertu de cette sensation de déjà vu, son esprit n'opposa pas la résistance qu'étaient normalement les réflexions, tournant et retournant les mots pour dénicher tant leur origine que leur logique, leurs implications, leurs faiblesses. En plus de cela, c'était la voix du maître qui les prononçait… Il se contenta d'admettre, et d'utiliser ces mots comme on utilise un glaçon pour se rafraichir. écouteuh, il fait 38°C, mon clavier est brûlant, c'est normal que ça finisse sur ces métaphores.

La définition que lui offrait son maître était celle que Dawan voulait. C'était pour lui qu'il avait peur, c'était lui actuellement il craignait de ne pas respecter. Sa réponse lui paraissait à la fois correcte, et embêtante. Comment être sûr que nul ne souffrait, quand on était un Enwr si jeune encore, qui peinait encore à deviner ce qui se passait de l'autre côté des yeux de ceux qu'il voyait ? Ce monde était d'un compliqué… Surtout lorsque l'on tenait aux êtres vivants. Agir envers eux avec la considération, les gestes et les mots qui leur étaient dû, c'était là un art des plus subtils, bien au-delà des quelques règles de politesse que les bipèdes se donnaient pour avoir l'impression de bien faire.
Dawan détacha lentement, sans vraiment y penser, ses mains de celles de son maitre. Il respirait mieux. Songeur, il regardait sans le voir le pendentif au cou de son maître. Est-ce que son secret était préjudiciable à qui que ce soit ? Pas si maintenu secret, justement… Mais c'était son maître, tout de même ! Voilà que même son maître lui assurait qu'il pouvait ne rien dire. Dawan resta hésitant un instant, les divers arguments en lui tourbillonnant sans cesse, s'affrontant en se répétant, jusqu'à ce que ceux pour lesquels il avait dès l'origine une préférence finissent par prendre le dessus. Il fallait définitivement qu'il se fie à ses émotions, et ne se laisse pas avoir par ceux qui assuraient qu'il fallait faire passer la raison avant les sentiments.

Comme avait pris sa décision, d'autres pensées lui vinrent, bien plus détachées de Caladon. Ou peut-être pas tant que cela… Il revoyait les étalages des boutiques, là-bas. À côté, le Protectorat avait l'air si… Démuni. Il n'avait pas bougé, l'air toujours loin dans ses pensées, quand sa voix se fit à nouveau entendre, murmure qui paraissait n'être pas assuré:

"- Avons-nous des choux-fleurs ?" Ils n'en emporteraient pas pour le voyage, non, sans doute pas. Ils risquaient de n'avoir que le strict minimum. Pour le végétalien qu'était Dawan, les repas ressembleraient surtout à du pain de voyage. Mais une fois parvenus sur en des lieux de terre et de végétaux, les pouvoirs de son maître les aideraient probablement à pourvoir à ces besoins-là. Non non, il demandait juste parce que… Cela lui paraissait vraiment important que les Protégés puissent eux aussi profiter de ce légume. De l'ombre dans la lumière, de la lumière dans l'ombre, et des choux-fleurs au Protectorat. Ne jamais perdre le Nord, même quand tout s'effondrait. Ainsi même si les autres repères venaient à tomber, il en resterait. Et parlant de repères, Dawan leva enfin le nez vers son maître pour demander, tout aussi sérieux, et toujours aussi doux: "Emmènerez-vous Amar'amdir ?"

La petite leçon improvisée au sujet des secrets qu'un baptistrel pouvait se permettre de conserver semblait particulièrement chère au coeur du petit apprenti chanteur. Du moins était-ce ce que laissait à penser le regard réfléchi et sérieux qu'affichait à présent cette jeune tête blonde. Rarement Eawyn avait-il eu l'occasion de voir son élève aussi... et bien aussi concentré, tout simplement. Quel que soit le secret qu'il voulait ainsi préserver, celui-ci lui était vraiment particulièrement précieux et cette constatation ne manqua pas éveiller un sentiment de curiosité somme tout parfaitement naturel chez le chanteterre. Non pas qu'il se risquerait à revenir sur son discours ou à démêler les notes du chant-nom de son apprenti pour en avoir le coeur net, mais il ne s'en interrogeait pas moins sur ce que pouvait bien être le mystérieux sujet. C'est qu'il fallait tout de même qu'il soit sacrément important pour troubler Dawan au point de lui faire perdre même temporairement son habituelle insouciance juvénile. Toutefois, à en croire la question pour le moins inattendue qui s'échappa des lèvres du jeune elfe, il sembla bien que ces tracas se furent finalement envolés tout aussi brutalement qu'ils s'étaient invités dans leur conversation.

« Des choux-fleurs ? »

Pour avoir souvent eu l'occasion de fréquenter diplomates et politiciens tant humains qu'elfiques, Eawyn avait depuis longtemps pris l'habitude de repérer les différents moyens qu'avait un orateur pour détourner la conversation ou orienter le débat sur l'un ou l'autre point qui lui importait plus qu'un autre, voire simplement pour écarter habilement les questions gênantes. Mais Dracos et tous les Esprits lui en soient témoins, c'était bien la première fois qu'il était confronté à un revirement aussi brusque. Comment son élève était parvenu à établir un lien entre son malaise vis-à-vis de son secret et les choux-fleurs demeurerait probablement un mystère irrésolu mais après tout, Dawan resterait Dawan et c'était certainement très bien comme cela.

« Et bien, nous en avons quelques plants oui. Ils ne sont pas encore prêts pour une récolte massive mais si tu en as envie, je pense pouvoir donner un petit coup de pouce – ou de pousse – à certains d'entre eux pour les ajouter à nos provisions. »

D'ailleurs, l'Enwr pourrait certainement l'y aider. Ce genre de magie ne représentait certes aucune véritable difficulté, moins encore pour les mages du peuple elfique, mais avec un peu d'imagination, cela donnerait au maître l'occasion de constater les progrès dont son élève lui avait parlé un peu plus tôt. Quant à savoir s'il emporterait son Higen avec lui, la question aurait presque – mais presque seulement – pu le froisser tant la réponse lui semblait évidente :

« Un soldat voyage-t-il sans son épée ? »

Oser la comparaison entre l'instrument d'un baptistrel et l'arme d'un militaire ne manquait certes pas d'audace mais face à une aberration telle que le Dragon Blanc, l'ordre des chanteurs se devait de combattre aussi férocement que les forces armées régulières. Différemment bien sûr, puisque leur combat demeurerait pacifique, mais Vraorg nuisait à l'équilibre du monde et, à ce titre, devait absolument être destitué.

« Bien, à présent, il faut que je m'occupe des derniers préparatifs avant notre départ. De ton côté, je veux que tu profites de l'occasion pour te reposer, tu auras besoin de force pour le voyage. »