- Petit glossaire :
Alerresse : sage-femme au Moyen Âge.
Lance : groupe militaire comportant entre quatre et dix hommes.
Psaltérion hiémal : terme choisi pour désigner le kantele.
Prélude
Nils (1671 – 1740) est le deuxième enfant de Svante et Katja Runeberg, une famille qui tenait une forge à Gloria. Entouré de son grand frère Anton (1668 – 1739) et de sa petite sœur Emeli (1680 – 1746), il participa au bon fonctionnement de l'entreprise familiale en entretenant les registres avec sa mère cependant que son aîné apprenait l'art de son père. Après la naissance de la benjamine, il réalisa que sa position dans la fratrie ne le destinait à rien, contrairement à son frère. Il continua d'aider les siens du mieux qu'il put jusqu'à ce qu'il décide d'assumer son rôle de cadet et de s'enrôler dans l'armée impériale. Alors âgé de seize ans, il s'était voué à l'accomplissement de l'œuvre d'une vie : dorer le blason des Runeberg.
L'homme n'était guère le plus talentueux des soldats, mais il se montra suffisamment opiniâtre et rigoureux pour se hisser parmi les meilleurs bretteurs de son régiment. Son audace et la promptitude de ses réflexes en duel bâtirent sa réputation de soldat hors-pair. Au bout de huit années de service, ses frères d'arme demandèrent à ce qu'il devienne leur nouveau maître d'arme. Nul ne vit de raison de refuser ; il accepta fièrement l'offre.
Si il est souvent arrivé à Nils de se demander ce qu'il serait advenu de sa carrière si il avait refusé ; après tout, enseigner ne revenait-il à renoncer à gravir les échelons militaires ? Il n'est néanmoins certain que d'une chose : il n'aurait pas rencontré sa future épouse Cassandra Lönnrot. En effet, son nouveau poste lui permit de rencontrer bien plus de militaires haut placé qu'auparavant. Sa réputation appâtait les apprentis bretteurs comme les plus chevronnés des guerriers. Magnus Lönnrot (1651 – 1721), le père de Cassandra, était surtout curieux de voir si il était à la hauteur de sa réputation. Il défia le nouveau maître.
Il faut savoir que Magnus n'était pas qu'un simple guerrier ; c'était une montagne, un géant large comme deux chevaux. Sa force tenait plus d'un ours que d'un homme, et ses coups déferlaient sur ses ennemis telle les plus impétueuses lames de fond que pouvait lancer Océan. On le décrivait comme une bête féroce et sans pitié. Des récits disaient même de lui qu'il avait rompu de ses propres mains l'épée de brigands sous leurs yeux pétrifiés avant de les traînant au cachot par le cou !
Pourtant Nils le vainquit. La montagne était imposante, haute et épaisse, néanmoins une telle carrure ne lui laissait pas une grande mobilité. Le maître avait lu ses faiblesses et su adapter son art en conséquence. Et contre toute attente, le géant se prit d'affection pour le petit homme. Au fil des mois, ils devinrent de bons amis, et un beau jour, il rencontra sa fille : Cassandra (1677 – 1749).
Elle était une femme d'une douceur à nulle autre pareille, et qui ne ressemblait en rien à son père. Il était rustre ; son comportement frôlait la noblesse. Elle était sensible et fragile ; rien, pas même ses blessures, ne semblait gêner le géant. Il était effrayant ; sa seule beauté suffisait pour attendrir n'importe quel homme. Sa voix était douceur ; celle de son père grave et forte. Inutile d'en dire plus : Nils était d'ores et déjà amoureux. Et ce devait être réciproque, car ils se marièrent l'année suivante, en 1702.
L'enfance
Edvard est né en 1705, trois années après le mariage de ses parents. Son plus vieux souvenir n'est ni le sein, ni le visage de sa mère, mais le doux fracas de son chant susurré contre ses tympans. Fille de ménestrelle, elle noya son fils dans le ruissellement de sa voix et de son luth. Il l'écoutait attentivement lui conter l'histoire et les légendes d'Armanda, puis se laissait emporter par le flot de ses rêves auprès des majestueux dragons. Il soupirait pour l'aventure.
Nils et Cassandra savaient lire, écrire, et compter, et se donnèrent corps et âme à l'éducation de leur fils. Néanmoins, il n'était pas encore l'homme curieux qu'il est aujourd'hui, et trouvait ces sciences bien ennuyeuses à côté du monde que son imaginaire lui faisait visiter. Sa fascination pour son univers le tint d'ailleurs assez éloigné de ses grandes cousines Sigrid (1698 – aujourd'hui) et Elicia (1702 – aujourd'hui). Les filles de son parrain Anton et de son épouse Naemi – née Halonen – (1670 – 1741) étaient en effet plus terre à terre que leur cousin. Lui préférait plutôt écouter les récits de "morfar" Magnus, son grand-père maternel. Le colosse était rustre, certes, mais les la nature l'avait doué d'une bonté effarante avec les enfants. En le voyant, Nils comprit par ailleurs d'où son épouse tenait sa profonde gentillesse.
À l'âge de huit ans, Edvard assista à son premier mariage : celui de sa marraine Emeli avec son nouvel oncle Frans Järnefelt (1677 – aujourd'hui), un apothicaire d'Aldaria qui venait d'installer son officine dans la capitale. L'enfant ne comprenait pas ce que sa marraine trouvait à son compagnon : il n'était pas un guerrier, il n'avait pas l'air particulièrement brave, et sa passion était « l'herbe du potager », comme il le dit alors. Remarquant son air sceptique, "farfar" Svante vint à lui pour s'enquérir de son tourment, puis lui expliqua que si les guerriers pouvaient prévenir certains maux, ceux que pouvaient guérir l'apothicaire était à l'épreuve des armes. Le regard que posait l'enfant sur son oncle changea de suite : il était désormais intrigué. Ne pouvant déranger les nouveaux mariés, il se promit de lui demander, une fois prochaine, en quoi les plantes étaient utiles.
Edvard demeura toutefois plus intéressé par l'art martial de son père que par l'art médicinal de son oncle. Tout au long de son enfance, il assista à plusieurs entraînements de son père, et vit maints militaires tâter son épée. Certains étaient jeunes et inexpérimentés, mais d'autres émanaient une prestance formidable. L'enfant les admirait tous autant que les autres pour leur qualité, ou pour leur détermination. Il en fit tôt part à son père qui, dès les dix ans de son fils, le prit sous son aile. Son grand-père Svante lui forgea une lame à sa taille pour lui permettre d'apprendre dans de bonnes conditions.
Le corps, l'âme, la lame et le cœur : l'apprentissage d'Edvard
L'année 1715 de l'âge d'argent fut donc riche pour le jeune Runeberg : ses parents l'initièrent au maniement de l'épée et aux rudiments de la magie des esprits. Depuis le mariage de sa sœur, Nils avait réalisé que son fils pourrait bien être le dernier mâle de la lignée à porter ce nom, le seul à pouvoir prolonger son histoire. Il se souvint de la promesse qu'il s'était faite vingt-huit années plus tôt : couvrir d'honneur son patronyme. Il n'avait pas particulièrement failli, ne regrettait rien, mais entendait permettre à Edvard d'aller plus loin encore. Il avait commencé sa formation militaire à l'âge de seize ans ; son fils en avait seulement dix. C'était toujours six années de gagnées.
Il lui inculqua rapidement les fondamentaux, y ajoutant son expérience et son analyse du duel. Ainsi l'enfant apprit-il à penser comme son père : se tenir, se mouvoir, analyser et s'élancer. La technique était essentiellement logique : une posture latérale limitait la surface que pouvait atteindre l'adversaire ; l'épée le tenait éloigné ; se déplacer rapidement favorisait esquive et surprise ; l'analyse à travers l'observation et la déduction conférait une avance suffisante pour positionner son arme ; il ne restait plus qu'à faire preuve d'audace et attaquer. Telle était la technique qu'utilisait et enseignait le maître depuis vingt ans. Afin de mieux la comprendre, Nils invita son fils à prêter plus attention à ses combats ; ce qu'il fit.
Au cours de ses années d'apprentissage, le père d'Edvard reçut un nouvel élève, conscrit du jeune Runeberg : Cornelis Kallela (1705 – aujourd'hui), fils du fameux capitaine Jesper Kallela. Celui-ci descendait du traître Holger Kallela, un guerrier Glacernois qui bafoua l'honneur de son patronyme en essayant d'attenter à la vie de son seigneur. Banni, il trouva l'amour à Gloria, où il s'installa alors. Jesper, son unique enfant, s'engagea dans l'armée impériale dans le seul but de redorer le blason de sa famille, et entendait bien voir son fils rejoindre l'élite impériale.
Edvard éprouvait d'autant plus de compassion pour son camarade que sa petite sœur, Esther Kallela (1706 – aujourd'hui), était présente aux entraînements de son frère sur ordre de son père « afin d'apprendre à estimer la véritable valeur d'un homme ». Le jeune Runeberg n'était pas indifférent à son charme : d'abord intrigué, il se prit d'affection pour elle, puis se rendit un jour compte qu'elle avait embrasé en lui un étrange sentiment qui lui était à la fois plaisant et effrayant. Lorsque Cornelis se rendit compte que sa sœur éprouvait la même exaltation, il entreprit de protéger son honneur. Furieux, il profita d'un échange censé être courtois pour donner une leçon à son adversaire félon. Ils n'avaient tous deux que douze ans, mais l'estocade du jeune Kallela était déjà impétueuse ; il lui brisa une côte. Edvard venait de subir sa première défaite, sous le regard impuissant de la belle Esther.
Alité, le garçon qui s'était acclimaté à la salle d'arme de son père se consacra au reste de sa famille. "Morfar" Magnus rit de sa blessure : « c'est par là que commencent les guerriers ! » lui dit-il. Tante Naemi et sa fille aînée prirent soin du garnement : Sigrid se préparait à suivre la voie de sa mère et à devenir infirmière, or la fracture d'Edvard lui permettait enfin de pratiquer sur une véritable personne. Elle prit l'exercice tant à cœur qu'elle resta auprès de son cousin jusqu'à ce qu'il soit rétabli. En somme, le malheureux événement finit par les rapprocher.
La vocation médicale des filles d'Anton s'affirma après la naissance de Seth Järnefelt (1716 – aujourd'hui) car la jeune Elicia décida dès lors qu'elle deviendrait alerresse. Anton ne chercha pas à aller contre le désir de ses filles : ni lui, ni "farfar" Svante ne pensaient leur léguer la forge. Les deux forgerons entrèrent dans une période morose durant laquelle ils songeaient aux différents avenirs possibles de l'entreprise familiale.
Au cours de son rétablissement, Edvard commença à apprendre à jouer du luth auprès de sa mère Cassandra et "mormor" Astrid Lönnrot (1657 – 1744). Elles lui disaient qu'il pourrait un jour chanter une sérénade à sa dulcinée et paraître « moins rustre et bourrin que "morfar" Magnus ». Si il ne quitta jamais la musique depuis, il préférait pour l'heure recouvrer l'honneur que lui avait retiré son nouveau rival, celui qui était responsable de sa blessure et qui joutait avec son père cependant qu'il guérissait.
Les années qui suivirent furent rudes pour le jeune Runeberg. Il travailla avec acharnement et minutie chaque facette de sa technique, combattit son père et "morfar" Magnus pour développer ses réflexes. Il intégra ses premiers sorts à son escrime, apprit à danser avec son arme et à répondre à tous les coups qu'il pouvait imaginer. S'entraînant seul face à un arbre, il établit tout un arsenal de combinaisons ; son rationalisme intervenait enfin dans sa vie. « Il n'y a pas de problème ; seulement des solutions » lui répétait son père. Il se sentait meilleur, plus brave, plus fort. Il était fin prêt.
La période militaire
Effrayée par son père, Esther convint Edvard de ne pas provoquer son frère en duel. Ils savaient ce qu'ils partageaient et se cachaient, mais le réprimèrent jusqu'à ce que le temps se décide de les séparer. En effet, le jeune Runeberg rejoint l'armée impériale peu après son seizième anniversaire. Son aimée ne s'abandonna à lui que la veille de son départ pour Elena la Robuste. C'est donc avec le regret de n'avoir pas osé s'emparer de ses lèvres plus tôt qu'il rejoignit la célèbre école militaire. Son rival Cornelis faisait aussi partie du contingent.
Celui-ci suivit une formation rude durant laquelle les officiers faisaient le tri parmi les recrues. Seuls ceux à même d'honorer le titre de soldat impérial resteraient, les autres étant renvoyés chez à la capitale. Les épreuves que les frères d'armes subirent visaient à déterminer le potentiel physique et psychologique de chaque homme, leur force, leur résistance, mais aussi à les classer selon leurs armes de prédilection. Ils eurent à toutes les manipuler jusqu'à ce qu'ils trouvent la leur ; l'épée fut, évidemment, celle d'Evard. On évalua aussi leur discipline et leur promptitude à exécuter les ordres, peu importe la teneur ou la difficulté. Le jeune Runeberg et son rival furent tous deux reçus avec honneur grâce à leur maestria de l'escrime et intégrèrent le même régiment de fantassins légers, ce qui n'arrangea pas leurs rapports.
Edvard n'eut guère le temps de savourer sa réussite : un message en provenance de Gloria lui rapporta le décès de "morfar" Magnus. Le pauvre homme souffrait depuis quelques années déjà, mais s'était promis de ne pas partir avant son « petit guerrier ». Le nouveau soldat n'obtint de permission que le temps des cérémonies funéraires. Trop préoccupé par les interrogations que la mort de son grand-père soulevait, il ne parvint pas à verser de larme. Que voulait-il faire ? Qui voulait-il être ? Et surtout, que voulait-il laisser de lui ? On ne retint de "morfar" qu'un guerrier rustre et belliqueux, d'un bon fond, mais qui ne laissa rien à l'Histoire. Or, il y aurait gravé son nom si l'Empire avait été en guerre. Voulait-il donc faire la même chose ? Se préparer à une guerre qui n'avait pas lieu d'être ? Cette remise en question, en cette fin d'année 1721, marqua donc un tournant dans la vie du futur baptistrel.
Dès son retour à Elena la Robuste, il fut affecté, comme bien des recrues , à la surveillance des remparts. La tâche était rebutante, répétitive et ennuyeuse, mais nul ne pouvait s'y soustraire. Après quelques mois de maigre activité, on lui ordonna de contrôler les allées et venues aux portes de la ville, puis d'y patrouiller afin d'assurer la sécurité du peuple. Hormis quelques vols, la forteresse n'avait rien à déplorer.
Curieux, Edvard avait profité d'être à Elena pour explorer la ville et ses alentours dans leurs moindres recoins. Il effectua de nombreuses randonnées dans les plaines et forêts environnantes au cours de ses permissions, y cherchant comme un havre de paix où il pourrait s'évader de sa vie de soldat. En ville, il s'intéressa de près à la culture et aux coutumes des Elanéens, de leur cuisine jusqu'à leurs arènes. Sa droiture l'amena en effet à assister à un combat pour enquêter de son propre chef sur les guildes clandestines qui permettaient à un tel secteur de vivre. Deux mercenaires avides de notoriété s'opposaient. Leur affrontement fut d'une virulence inédite pour le jeune soldat : le vainqueur ne s'était pas contenté de triompher son adversaire ; il l'humilia. Après lui avoir coupé l'oreille et la main, il le traîna face à son public affamé, l'exécutant en guise de harangue fatale. Au vu de la violence des combats, les criminels étaient certainement effrayés à l'idée de se retrouver dans les arènes.
Si le soldat ne put atteindre les organisateurs de ces boucheries, il apprit l'existence d'un groupe de bandits qui s'étaient organisés en une guilde officieuse au sein de la citadelle. Les gardes étaient tellement préoccupés par la surveillance des environs extérieurs qu'ils tendaient à négliger l'activité clandestine qui s'était mise en place sous leurs yeux. Le groupe sévissait essentiellement dans le vol, les paris illégaux, et l'organisation de combats truqués au sein des arènes. Cela n'avait par ailleurs pas été si compliqué que cela à mettre en place : il suffisait d'engager deux mercenaires, et d'en empoisonner un juste avant qu'il entre en scène. Une faible dose de leur poison ne faisait qu'étourdir le guerrier, conférant un net avantage à son adversaire. Parfois même, ils envoyaient deux malheureux qui ne pourraient rembourser leur dette de jeu.
En 1724, la lance à laquelle appartenait Edvard fut envoyée pour mettre un terme aux activités illégales de ces coupe-jarrets. Néanmoins, ceux-ci ne capitulèrent pas d'instinct, préférant croiser le fer avec ce qu'ils crurent être un groupe de novices. Le combat ne fut ni long, ni éprouvant, mais ce qui s'ensuit fut décisif pour l'avenir de notre protagoniste. En effet, le meneur de la lance, un lieutenant qui aimait faire montre d'une autorité exubérante, se laissa aller à quelques débordements dont il ne sut rougir. Il profita de la capitulation de leurs adversaires pour jouer avec leurs nerfs, prendre en main leur interrogatoire, ainsi que leur torture. Edvard connaissait les ordres de mission et ne considérait pas qu'il fallait continuer à user de la violence avec les bandits dans la mesure où ils coopéraient. Il s'interposa, se fit réprimander par son supérieur, assuma la défense des brigands et dégaina. L'officier menaça de le traîner au tribunal militaire pour insubordination.
Edvard ne fléchit pas et rapporta lui-même l'affaire à son capitaine. Celui-ci estima que son soldat avait eu raison de ne pas laisser son supérieur agir, la torture n'étant pas utile en de telles circonstances et révélant donc un abus de pouvoir condamnable. Il écrivit une requête à l'officier en charge du régiment afin de destituer le sergent, le relever de ses fonctions et l'assigner au fanal de la porte. Enfin, il félicita Runeberg, le promut sergent, et soutint, plus tard, son affectation à Gloria. « La capitale doit être surveillée par des hommes droits. »
Le jeune Runeberg retrouva donc sa famille au sein de la capitale. Durant son service à Elena, ses parents lui firent parvenir les nouvelles par lettre. Ainsi Edvard savait-il déjà que Frans, Emeli et leur fils Seth s'étaient installés à Aldaria, et s'y plaisaient plus qu'à Gloria. Aussi était-il au fait que ses cousines Sigrid et Elicia étaient devenues, respectivement et comme elles le souhaitaient déjà à son départ, infirmière et alerresse. La première fréquentait depuis quelques mois Olof Leys (1703 – aujourd'hui), un cavalier de l'armée qui commençait à jouir d'une bonne notoriété. Il venait de la demander en mariage, même s'ils ignoraient tous deux qu'elle était tout juste enceinte leur premier enfant. "Farfar" Svante avait beaucoup faibli, et ne pouvait plus tenir le rythme de la forge ; elle était désormais entièrement à Anton. Enfin, son père, Nils, continuait d'officier en tant que maître d'arme pour l'armée. Il aurait d'ailleurs eu l'honneur de croiser le fer avec des hommes de haut rang.
À Gloria, Edvard assuma pendant quelques temps les mêmes fonctions qu'à Elena : patrouiller, contrôler, surveiller. Sa promotion, ses honneurs et le bilan de ses compétences à la fin de l'année suivante lui permirent toutefois d'intégrer une lance au premier plan dans la lutte anti-terroriste de l'Empire. Elle avait pour rôle d'enquêter sur les Lames Rouges afin de les débusquer et de les arrêter, la difficulté étant de les embarquer vifs à l'issu des opérations. Ces manœuvres lui firent saisir toute l'atrocité de la guerre : il y vit mourir des hommes pieux, infects, fous ou brillants. Lui qui ne tua point se tenait pour responsable de la mort de ses camarades parce qu'il n'avait pas su être aussi abominable que les ennemis de l'Empire. Son supérieur lui tint pourtant le discours contraire : « c'est votre attachement à la vie qui fait votre force et votre noblesse ; ne vous en blâmez pas. »
Cette nouvelle facette de son métier le plongea dans une période sombre de sa vie. En plus de ses équipiers, Edvard perdit ses grands-parents "farfar" Svante en 1728 et "farmor" Katja trois années plus tard. Tous ces décès réveillèrent en lui les mêmes interrogations qui suivirent le trépas de Magnus, y ajoutant cette fois-ci la fatalité du monde militaire : les soldats qui périrent sous ses yeux étaient des hommes valeureux qui donnèrent leur vie pour un idéal qu'ils ne verraient jamais. Pour les uns, il s'agissait d'assurer la paix et la prospérité de l'Empire, pour d'autres, c'était pour la gloire ; nul ne retint leur nom, leur bravoure, leur foi, ou leurs récits. Voulait-il en faire autant ? Mourir pour la paix en valait-il vraiment la peine ? N'est-ce pas absurde ?
De telles questions furent peut-être responsables de l'échec de sa dernière opération. Envoyée aux abords de la capitale, la lance d'Edvard croisa le fer avec les Lames Rouges qu'elle devait arrêter. Cette fois-ci cependant, le sergent fut atteint par ses assaillants. Ses blessures étaient profondes ; c'est un homme agonisant que ses camarades ramenèrent à la caserne. Vidé de trop de sang, plusieurs jours passèrent avant qu'il ne montre signe de vie. Il eût trouvé la mort si une baptistrelle ne s'était pas chargée de le soigner. À son réveil, l'homme était transformé, comme si il avait trouvé le sens de la vie dans l'au-delà.
« Je me suis engagé pour dix longues années,
Persuadé que la guerre, un jour, éclaterait.
Combien de temps encore chercherai-je la paix
Alors qu'elle m'attend depuis que je suis né ? »
La formation baptistrale
De retour à la vie, Edvard choisit de ne pas renouveler son contrat avec l'armée impériale, et de la quitter au rang de sergent. Il n'était pas encore complètement rétabli lorsqu'il en fit part à son supérieur. Toujours présente auprès de son patient privilégié, l'enwr Helena Leino (1704 – aujourd'hui) avait fini par se lier d'amitié avec le futur ex-soldat. Elle l'invita à lui parler de ses interrogations, de la paix qu'il voulait désormais savourer, mais aussi de sa faiblesse de ne parvenir à surmonter le trépas de ses camarades. « L'armée n'a pas de place pour un homme comme moi », disait-il, « et je ne veux plus en être ». Elle l'appréciait.
Le jeune Runeberg chercha lui aussi à connaître la jeune fille qui s'occupait de lui. Après lui avoir expliqué ce qu'était l'ordre baptistral et pourquoi elle l'avait rejoint, elle lui parla de ses désirs de paix, de musique, d'amour et de sagesse... Edvard était fasciné. Le monde qu'elle lui décrivait semblait tiré d'un rêve. Jour après jour, ils échangèrent sur l'art, la philosophie, le monde, les différentes cultures. Elle lui apprit maintes choses sur les elfes et leur façon de vivre, sur la ville où résidait désormais sa marraine, sur les divers instruments de musique qu'elle avait vus et entendus, mais ses contes ne suffirent à combler la curiosité de l'homme. Celle-ci était telle qu'il demanda à l'accompagner au Domaine des Baptistrels. Edvard était désormais sans emploi, et la jeune fille lui avait donné envie d'aventures spirituelles, loin des histoires épiques qui le firent fantasmer tout au long de son enfance.
Helena et lui marchèrent ensemble pendant un mois et trois semaines, prenant leur temps pour converser et admirer la beauté de la nature. Bien que proches, ils ne se laissèrent emporter par nulle volupté ; ils étaient trop ivres de connaissances et de découvertes. Edvard avait déjà acquis quelques rudiments de l'art baptistral lorsqu'ils arrivèrent au Domaine de la Rhapsodie, et n'attendait plus que de rencontrer d'autres baptistrels pour juger si il avait sa place parmi eux. Son guide le laissa attendre dans le hall de réception durant quelques heures qu'il ne vit guère s'écouler tant il admirait le lieu au sein duquel il avait la chance de se tenir. « Qu'il fait bon d'être vivant », réalisa-t-il.
La jeune enwr revint donc accompagnée d'une demoiselle d'une beauté telle que l'âme même de l'ancien soldat suffoqua à sa vue. Son sourire était aussi ravageur que ses yeux, et le cristallin filet de voix qui s'échappa de ses lèvres pour l'accueillir n'exhalait que pureté. Edvard fut pénétré d'un éclat d'admiration. Obsédé par les prunelles de l'elfe, il conserva son silence un fragment de seconde. Ainsi Helena présenta-t-elle Aramis Thrëdë au mortel dont elle avait prolongé l'existence.
Celle-ci invita le jeune homme à discuter en marchant, ce qui suffit à dénouer sa langue. Il lui raconta son parcours, ses dix années de service au sein de l'armée impériale, ses réflexions, ses pertes, son inaptitude à tuer malgré la bravoure dont il ne cessa de faire preuve, son séjour entre la vie et la mort, le rôle que joua Helena et la raison de sa présence. Il lui montra qu'il chantait juste et en rythme, même s'il n'avait nul sens de la musicalité ou de l'interprétation. Edvard n'était pas très confiant lorsqu'il demanda à la cawr d'accepter de le prendre sous son aile. Pourtant quelque chose en lui dû plaire à l'elfe, car elle accepta.
C'est donc en 1731, à l'âge de vingt-six ans, que l'homme devint l'enwr d'Aramis. Il savait que son instruction serait d'autant plus longue et difficile que le savoir lui manquait. Son défaut devint le moteur de sa curiosité ; il nourrit son esprit de tout ce qu'il put ingurgiter. Ainsi consacra-t-il la totalité de son temps libre à son apprentissage, à sa pratique musicale, et à la lecture. Il s'intéressa à chaque son que sa voix pouvait produire, à la poésie de la rhétorique, à la philosophie de la dialectique, à l'Histoire du monde et à celle des Astres ; il découvrit les couleurs de maints instruments et tomba d'amour le psaltérion hiémal.
En plus d'apprécier sa curiosité, Aramis avait fait comprendre à son élève que son passé militaire l'intriguait. Ancienne championne de l'armée elfique, elle lui proposa d'échanger quelques assauts, ce qu'il ne sut refuser : l'armée ne lui manquait pas ; l'escrime si. Edvard était honoré de pouvoir croiser le fer avec une guerrière aussi prestigieuse. D'ailleurs, celle-ci devint aussi son nouveau maître d'arme officieux et éleva son escrime à son acmé. Au fil des années, leurs rendez-vous martiaux devinrent une occasion de s'évader et de faire le point.
De tous leurs échanges, il en est un que le baptristrel ne saurait oublier. Une aurore de l'an 1734, alors qu'ils se donnaient corps et âme l'un à l'autre et faisaient retentir leurs épées avec la même ardeur qui les animait habituellement en ces précieux moments, quelque chose pétrifia Edvard : une autre élève d'Aramis. Celle-ci rentrait d'un voyage et venait s'annoncer à sa maîtresse. Elle était la plus somptueuse femme qu'il lui fut donné de voir. Son visage fin était orné de deux gemmes d'apatite, et pourvu de lèvres rosées desquelles ne ne sortait qu'un filet de voix susurrée avec tendresse. Sa chevelure longue, lisse et noire faisait ressortir sa peau aussi blanche que pure, qui eux-mêmes valorisaient ses lèvres pulpeuses et son délicieux regard. Les proportions de son corps correspondaient aux plus belles harmonies et demeuraient généreuses sans pour autant paraître vulgaires. On devinait son amour pour la danse à la finesse de ses jambes et de ses bras. Le temps cessa un instant de s'écouler.
Profitant de l'inattention de son élève, Aramis le désarma comme un apprenti avant de rejoindre la nouvelle arrivante. Edvard les admira discuter sans parvenir à percevoir quoi que ce soit d'autre que le sourire de la jeune fille. Son cawr le tira de son fantasme en l'appelant, puis fit les présentations.
C'est ainsi qu'il rencontra Linn Edelfelt (1711 – 1753). Abandonnés peu après sa naissance, la jeune fille et son frère jumeau furent adoptés par une aspirante baptistrelle en voyage qui lui transmit son amour pour la musique. Linn décida de la suivre et rejoint l'ordre à l'âge de quatorze ans. Flûtiste et chanteuse, elle souhaitait un jour être capable de guérir tous les maux. Quant à lui, son frère était devenu cavalier dans l'armée impériale. Sa sœur s'étant promis de veiller sur lui, elle profita de son voyage pour lui rendre visite à Elena la Robuste. Telle était la femme qu'Edvard épousa deux années plus tard.
Les cinq premières années de recherches du baptistrel aboutirent à l'élaboration de son premier poème instrumental, une pièce déjà empreinte de son exploration du timbre et de l'harmonie. L'œuvre révélait une chose essentielle sur lui : il ressentait désormais sa propre musicalité et commençait à l'exprimer. La vie d'Edvard fut aussitôt bouleversée, car Linn donna naissance à leur fille dans les mois qui suivirent. Ils la nommèrent Cecilia (1736 – aujourd'hui), en hommage à la baptistrelle qui avait sauvé les jumeaux. Lorsqu'il la saisit pour la première fois, il prit conscience du rôle qu'il avait désormais à accomplir. Comment un père peut-il protéger une enfant d'apparence si fragile ? Il était effrayé, et pourtant, sa fille semblait si apaisée dans ses bras qu'il se sentit capable de tout pour elle.
L'éclosion du baptistrel
Les années qui suivirent cet événement virent l'éclosion des talents d'Edvard. En effet, il démontra sa bonne connaissance de l'Histoire d'Armanda et de ses peuples, savoir que l'on retrouva donc dans sa philosophie et sa vision du monde. Il s'exalta musicalement et fit montre d'une aise formidable dans le chant ainsi que dans diverses pratiques instrumentales (flûte, psaltérion hiémal, luth, mais aussi lyre). Si ses nouvelles œuvres instrumentales suscitaient l'intérêt pour leur exploration du son, ses premières pièces vocales portèrent le germe de sa pensée musicale : l'harmonie plaît, apaise, et unit. Il en fit d'ailleurs l'expérience avec son épouse en écrivant des berceuses pour la jeune Cecilia.
De tels progrès lui permirent d'effectuer entre 1743 et 1745 un premier périple autour d'Armanda, de Glacern à Lyssa, pour découvrir par lui-même les diverses cultures qui l'habitaient. Refusant d'abandonner Linn et sa fille pendant si longtemps, ils partirent tous ensemble. Edvard rencontra nombre de personnes, commença à enseigner sur demande, et entama l'écriture de son premier traité, De l'art d'écouter et de ressentir, dans lequel il développe sa pensée musicale et explique comment « quiconque peut apprendre à se délecter de l'art et prendre conscience de l'harmonie de son âme ». De retour au Domaine, il fit part de ses réflexions à son cawr. Cela faisait quatorze ans qu'il était en formation, et ses initiatives révélaient qu'il avait vite progressé. Le Conseil mentionna d'ailleurs pour la première fois son cas, son œuvre et son traité.
Cependant, si Edvard avait l'esprit d'un baptistrel, tant dans sa philosophie que dans sa musicalité, il lui manquait un élément crucial pour parachever sa formation baptistrale : les connaissances théoriques sur la puissance de vérité. En effet, il s'était lancé trop précipitamment dans les sciences spéculatives auxquelles s'intéressent habituellement les enwr en fin de formation, et avait partiellement éludé le sujet. Or, maîtriser ces théories est primordial pour tout baptistrel qui souhaite s'accomplir.
Linn, quant à elle, acheva sa formation l'année suivante. Afin de pouvoir exercer ses fonctions, elle s'entendit avec son époux pour alterner la garde de leur enfant pendant qu'elle serait ailleurs sur le continent. Edvard était fier d'elle : elle était une musicienne douée, une talentueuse compositrice, et était parvenue à développer son aptitude à guérir. Ses connaissances dans le domaine médical et magiques lui offrirent de nombreuses possibilités, ce qui l'amena à travailler conjointement avec l'armée impériale dans laquelle son frère était engagé ; en d'autres termes, elle tenait sa promesse. Cecilia, quant à elle, avait grandi : elle venait d'avoir dix ans. Ses parents lui avaient appris à lire, écrire et compter. Son premier voyage lui donna une culture et une ouverture sur le monde que peu d'armandéens ont. Douée d'une curiosité plus insatiable encore que celle de son père, elle tint à ce que l'on lui raconte l'histoire d'Armanda et de ses peuples, à ce que l'on lui apprenne à jouer de la flûte, puis plus récemment à ce que son père partage son escrime avec elle. Bien que l'idée ne l'enchantât pas, il lui permit d'assister à ses duels avec Aramis.
Le voyage de la famille avait permis à la petite de rencontrer certains membres de sa famille, dont ses cousins Enya (1724 – aujourd'hui) et Svante (1728 – aujourd'hui), les enfants d'Olof et Sigrid Leys. Sa marraine Elicia lui avait d'ailleurs offert un collier en argent qu'elle ne quittait plus depuis. Depuis qu'elle avait épousé l'architecte et sculpteur Sigvard Wikström, la cousine d'Edvard n'avait guère réussi à faire d'enfant en une dizaine d'année. Elle vit son infertilité d'autant plus mal qu'elle était alerresse ! Lorsque Linn lui demanda de devenir la marraine de leur fille, elle décida de lui donner ce qu'elle aurait donné à ses propres enfants. À force de les voir, l'enfant vit Helena et Aramis comme des membres de la famille.
Au cours de l'an 1748 de l'âge d'argent, Edvard rédigea son second traité, De l'harmonie des peuples. Il y développe sa philosophie sur la paix, et explique comment l'éducation et la musique pourraient l'engendrer et l'entretenir. De même écrit-il ses propositions d'organologie dans lequel il présente divers instruments ainsi que leurs améliorations possibles. Il y consacre notamment un chapitre sur l'adjonction de cordes au psaltérion hiémal afin d'étendre sa tessiture et de renforcer son aspect polyphonique.
L'ensemble de ses écrits et des idées qu'il porte parvint aux intellectuels et aux nobles du continent. Si les baptistrels, dans l'ensemble, soutinrent les projets de paix d'Edvard, ses idées furent raillées par une bonne partie des aristocrates. Ceux-ci les jugeaient "excessivement idéalistes et irréalisables", et ne comprenaient pas l'utilité d'éduquer les paysans. Néanmoins, la princesse Esmelda Kohan le reçut en 1751, alors qu'il approchait la fin de sa formation baptistrale. Elle se montra particulièrement curieuse et réceptive à ses idées, et lui assura qu'elle serait son mécène si il en avait besoin.
Guerre et paix
L'impensable se produit en 1750 : les créatures que tout le monde pensait éteintes se réveillèrent ; elles criaient vengeance. À peine Edvard et Linn apprirent-ils l'assaut des vampires sur Océane qu'ils partirent faire ce que tout membre de l'Ordre devait faire : prodiguer ses soins, soutenir la population, et aider l'armée à la défendre. Refusant de laisser leur fille seule et tous le enwr étant appelés par la guerre, les parents de Cecilia demandèrent à Helena de l'emmener chez sa marraine Elicia, à Gloria, où ils espéraient sa sécurité. Celle-ci était certainement la seule membre de leur famille à ne pas être directement impliquée par la guerre : Sigrid étant infirmière, elle vint en aide aux populations ; son époux Olof et son fils Svante, tout comme Alwin Edelfelt, chevauchaient au côté de l'armée impériale ; et les apothicaires Järnefelt avaient fermé leur officine pour guérir les malades.
Tantôt auprès des villageois, tantôt auprès des soldats, Edvard et son épouse ne purent que constater le mal que la guerre avait jeté sur l'Empire. Les Hommes criaient famine ; les vampires au festin. L'enwr ne perdit pourtant pas foi en sa philosophie utopiste : l'harmonie des peuples était encore réalisable. Au plus près de la misère et du conflit, il écrivit son premier essai : Sur les armes de la paix. Il y développe l'idéal polémique d'une paix ayant pour bouclier des soldats éduqués et sans bannière qui protègent les innocents, et pour arme le verbe de diplomates aussi doués de raison et désintéressés que les baptistrels. Encore plus critiqué que son second traité, il lui permit néanmoins de rencontrer la princesse Esmelda Kohan en 1751. Celle-ci se montra particulièrement réceptive à ses idées, et fit montre d'une munificente curiosité à l'égard de la musique. Elle lui assura qu'elle serait son mécène si il en avait besoin.
Les années suivantes furent marquées par maints changements majeurs qui transformèrent la vie des Armandéens. On entendait une rumeur selon laquelle les dragonniers étaient partis à la quête de six œufs de dragon, et Edvard connaissait suffisamment l'Histoire du continent pour savoir ce que cela impliquait. La magie d'Armanda n'avait-elle pas dépéri suite au départ des reptiles ailés ? Le regain magique dont tout le monde bénéficia eut d'importantes répercussions sur la guerre. D'abord soulagé de pouvoir être d'une plus grande aide envers les populations, l'enwr était surtout attristé que l'on mêle la magie au conflit. La vie aurait dû s'améliorer ; la situation s'aggrava.
Le Seigneur vampire Lorenz Wintel tua le dragon Cymbor et but son sang, acte blasphématoire qui affligea Linn et son époux. Depuis le début de la guerre, tous deux s'interrogeaient sur les motivations de la créature qui répandait feu et sang sur Armanda : pourquoi faisait-il tout cela ? L'erreur des Hommes et des Elfes avait-elle été de n'avoir su éradiquer les Vampires ; ou justement d'avoir cherché à les effacer ? Et si tout avait été différent ? Les idées floues des Runeberg ne donnèrent naissance à aucun écrit, quand bien même on pouvait déjà entendre dans leurs réflexions un germe de la position que défendrait plus tard Edvard.
Suivant les mouvements de troupes de l'armée impériale, le couple prit part en 1753 à la bataille de Feusacré. Leur entente, leur motivation, et leurs facultés leur permit de prolonger la respiration et la vie d'un nombre considérable de soldats, néanmoins les pertes demeuraient plus importantes encore. À l'issue de la guerre, à sa soi-disant victoire, on ne comptait plus que les morts. Revoir leur Cecilia était désormais le seul désir d'Edvard et de Linn. Ils rejoignirent la capitale avec l'armée qui battait en retraite, et y restèrent jusqu'au discours de l'Empereur. Après avoir appris l'existence de la Dévoreuse et la fondation des Larmes d'Alderick, les époux prirent des chemins différents : Linn voulait retrouver son jumeau à Elena ; Edvard rentrait au Domaine avec sa fille. Il avait beaucoup à raconter à son cawr.
Consécration et chute
Grâce à ses écrits et à sa dévotion à la cause baptistrale depuis le début de la guerre, Edvard était considéré comme un enwr accompli à son retour. Pourtant, ce ne fut pas une année joyeuse pour l'homme, car Armanda plongea dans une nouvelle ère, passage qui lui coûta cher. En réaction au débarquement et aux assauts que menèrent les Alayiens au Nord de l'Empire, des troupes furent envoyées dans l'espoir de les contenir. Linn et son frère jumeau Alwin Edelfelt (1711 – 1753) firent partie d'un des régiments qui affronta l'envahisseur. Tous deux périrent tragiquement sur le champs d'honneur. Un témoin raconta plus tard à Edvard que son épouse fut exécutée alors qu'elle soignait son frère, et lui annonça que les Alayiens avaient brûlé les corps.
Anéantis. Cecilia et lui étaient anéantis. Pourtant, il ne le réalisait pas. Son aimée, exécutée ? Victime d'une guerre qu'elle n'avait pas déclaré, jugée coupable de vouloir sauver une vie ? C'était absurde. Il ne comprenait pas. Mais comment ? Pourquoi ? Il l'ignorait. Il n'arrivait plus à penser. Il n'avait pas vu le corps... il ne la verrait plus ; pire : il ne l'entendrait plus. Une partie de lui voulut prendre les armes ; l'autre le retint. Ce n'était pas ce que Linn aurait souhaité. C'est pourquoi il essaya de s'accrocher à ce qu'il lui restait de la vie, à sa fille, à son art, et à son utopie.
Cecilia n'en fit pas autant. Elle, qui avait toujours eu un cœur pur et qui n'avait jamais semblé capable du moindre mal, décida de faire ce que son père ne ferait jamais : se venger. Elle avait appris à se battre auprès de son père et d'Aramis ; elle en était capable. Un soir, persuadée que son père dormait, silencieuse, elle se mit en route. Son père la regarda s'en aller sans mot dire ; il n'avait pas le droit de la retenir. Conscient de la gravité de la situation, il devait agir pour éviter de perdre sa fille.
Néanmoins, la trêve que le fondateur de l'Ordre Baptistral Merithyn Shadowsong proposa aux représentants des Elfes, des Hommes et des Vampires retint Edvard au Domaine. Tous les enwrs devaient en effet préparer l'occasion de sorte à ce que les discussions se déroulent dans les meilleure conditions possibles. Malgré son deuil et la philosophie qu'il défendait, il compta parmi les quelques enwr que l'on autorisa à assister aux négociations. Voir Lorenz Wintel tendre la main à ses éternels ennemis le foudroya d'un vif éclat d'admiration qui lui révéla des éléments de réponse à une question veille de quelques années : et si tout avait été différent ? Et si, plutôt que de les punir, on avait essayer de trouver un terrain d'entente ? Ce n'était plus la même ère, et le pacifiste avait foi en l'avenir que cet entretien diplomatique historique présageait.
Dans l'ensemble, Edvard était satisfait de l'issu de ces pourparlers : les trois races parvinrent à trouver un terrain d'entente malgré les tensions, les intérêts de chacun et le passé. La seule chose qui désolait l'enwr était le sort que ces dirigeants réservaient à leur nouvel ennemi commun. Ils se préparaient à reproduire l'Histoire et à faire aux Alayiens ce qu'ils firent aux Vampires plus de mille six cents années plus tôt. Inspiré, l'enwr prévit d'écrire une adjonction à son essai Sur les armes de la paix afin de développer l'intérêt d'une issue diplomatique à toute guerre incluant les vaincus et permettant à leur peuple de vivre autant en paix que celui des vainqueurs.
Il n'eut malheureusement pas le temps de s'y consacrer : les Alayiens étaient aux portes du Domaine. Un miracle se produisit alors. Les Esprits Supérieurs apparurent aux yeux de tous et annoncèrent que leur protecteur Dracos avait été capturé par le Néant. Quatre Dragons et leurs Liés partirent affronter l'Esprit banni. De leur côté, les baptistrels et les délégations présentes furent entraînées dans ce que l'on appellerait plus tard la Bataille des Bois Sombres. Edvard décida de soutenir les quelques troupes présentes et prit part au combat. Contre toute attente, il survécut.
Il se retira pour Althaïa la Romantique sitôt qu'il apprit la mort de l'Empereur Gregorist et le couronnement Fabius Kohan, successeur qu'il juge illégitime. Quand celui-ci proposa de faire la paix avec les Alayiens et de répandre la parole du Néant, l'enwr s'insurgea :
« Les corps ne sont pas responsables de la guerre : ce ne sont ni plus ni moins que des outils manipulés par la force de notre âme. En déclarant la guerre sur le plan spirituel, c'est une paix fallacieuse que propose l'Empereur. »
Edvard voyait donc la politique du nouvel Empereur comme dangereuse et ne croyait nullement en la paix qu'il proposait. Ses paroles en firent un soutien de Korentin Kohan quand bien même sa position était plus nuancée que cela. En effet, il approuvait l'idée de réunir l'Empire sous l'autorité d'un Empereur légitime, mais craignait toujours les débordements de la guerre. Or, il ignorait le sort que le prétendant au trône réservait aux Alayiens. L'enwr profita donc de sa position dans la ville rebelle pour écrire l'adjonction de son essai, envisageant de le présenter à sa mécène dès que possible.
Cependant, quelque mal sembla frapper le Continent : les Eaux s'agitaient ; les Feux s'animaient ; les Plantes se dressèrent ; les Vents hurlaient ; les Sols grondaient. Edvard, pourtant si placide, se vit épris d'une maladresse inédite avec la magie. De plus, ses mains se mirent à trembler légèrement, perturbant son écriture. Inquiété par son état et espérant ne pas être en train de sombrer dans la démence, il multiplia ses séances de méditation. Il lui semblait malgré tout être encore rationnel, et les Althaïens paraissaient aussi plus agités ; tout devait être lié, quelque chose s'était produit. Les Esprits s'exprimaient-ils ? Était-ce un message ?
Ou bien était-ce le présage de la bataille qui se déroula quelques mois plus tard ? L'armée loyaliste était aux portes d'Althaïa, et venait éradiquer la Rébellion du cousin de l'Empereur. Edvard partit dans les profondeurs d'Aigue-Royale pour accomplir son devoir et prodiguer ses soins. La panique saisit la foule lorsque les Alayiens les atteignirent. Malgré les tentatives rebelles pour les contenir, ceux-là commencèrent à achever les blessés. Des proies faciles pour ces couards ! Contraint à battre en retraite, l'enwr se fraya un chemin au travers l'essaim agité. Lorsqu'il vit trois rebelles entrer dans une pièce reculée, il estima que ce devait être le recoin idéal pour effectuer ses soins en sûreté. Quelle ne fut pas sa stupeur quand il vit l'horreur qui étouffait ses alliés de ses tentacules ! Pris d'un mouvement de recul, Edvard fut assommé, emporté par la cohue rebelle.
À son réveil, il était en vie.