Inattendue, la première question de son professeur laissa le renégat perplexe quelques instants : venait-elle bien de lui demander son avis ? Et donc, d'une certaine manière, d'accorder du crédit à son opinion ? Kylian peinait quelque peu à l'envisager et, force était de le reconnaître, il ne pouvait totalement éclipser la possibilité qu'elle ne soit purement et simplement en train de se moquer de lui, guettant une éventuelle réponse qu'elle se ferait ensuite une joie de lui renvoyer en plein visage, accompagnée de l'un de ces commentaires acides dont elle semblait si friande. Sans se précipiter, le vampire détourna les yeux du visage de la rouquine pour considérer les cibles sur lesquelles il venait de s'exercer. Techniquement parlant, il ne s'en était pas trop mal sorti. Pour un non-elfe, c'était même pas mal du tout et l'archère elfique devait forcément en être consciente. Peut-être ne parlait-elle alors pas uniquement de sa maîtrise de l'arc...

Plongé dans sa réflexion, le vampire porta instinctivement la main vers une poche de sa tunique, laissant ses doigts glisser sur les contours de la petite pierre dissimulée derrière le tissu tandis que les mots de l'ancienne dragonnière s'attardaient dans son esprit. Il possédait là une arme qui pouvait lui conférer le pouvoir de détruire celui qu'il qualifierait sans hésitation comme l'incarnation même des pires fléaux du monde, celui qui se faisait appeler le Prince Noir. Une arme qui pouvait mettre à mal son ennemi plus sûrement que toutes les épées, toutes les flèches ou toutes les magies. Une arme qui pouvait changer la donne... Si tant est qu'il fut prêt à en faire usage.

Interrompant le fil de ses pensées, Kylian ramena brutalement son attention vers l'archère elfique lorsque celle-ci évoqua les trop rares avantages qu'il pouvait voir à la malédiction dont il avait été frappé, quelques deux cents ans auparavant. Comment pouvait-elle savoir pour ... Skade. C'était de sa rencontre avec la grande dragonne des tempêtes dont l'elfe parlait, et non pas d'une jeune princesse humaine comme il l'avait crains de prime abord.
En effet pourtant, il pouvait bel et bien s'estimer heureux d'avoir en la chance de croiser la route de la matriarche draconnique, ou pour être précis, il pouvait s'estimer heureux que la route de la dragonne eut croisé la sienne. Oui, le renégat pouvait certainement remercier le venin qui coulait dans ses veines pour cette raison également, mais pourtant pas de la façon dont Lyroë le pensait alors. Cette chose unique, ce lien si extraordinaire dont elle parlait, lui ne le connaissait pas. Tout au plus en avait-il été témoin en observant Roëric et Isyndar, mais il y avait bien peu à percevoir pour l'oeil du profane qu'il était.

« Je ... »

Il quoi ? C'était Skade elle-même qui l'avait présenté comme son dragonnier, lui fournissant par le fait même le prétexte idéal pour justifier sa présence en ces lieux et éviter que ne soit révélée la véritable raison qui l'avait poussée à traverser la moitié du continent. Difficile dès lors de changer son arc d'épaule, Lyroë pensait se trouver face à un dragonnier, et pas n'importe lequel encore bien, à lui de se montrer convaincant.

« Je changerais la donne. »

Il avait énoncé cela avec une conviction des plus sincères, après tout, on ne bafouait pas l'autorité du prince autoproclamé des vampires si on ne défendait pas au plus profond de soi l'intime certitude de pouvoir amener le changement. D'une manière ou d'une autre, il partagerait ce en quoi il croyait : qu'il fut ou pas un véritable dragonnier n'avait guère d'importance, l'essentiel tenait dans les mots qu'il prononçait et les actes qu'il posait, plus que dans ce qu'il était. L'essentiel était que l'on se souvienne des idées, et non de l'homme.

D'un geste lent, le vampire rangea son arc dans son dos et referma son carquois, avant de reprendre la parole avec prudence, soupesant soigneusement ses mots :

« Mais j'aurais effectivement encore besoin de conseils : je ne suis... dragonnier... que depuis peu, et lorsque nous sommes arrivés, lorsque tu nous as accueillis, Skade a dis que tu lui devais une histoire... »

Il n'était pas difficile de comprendre qu'il effleurait là une corde particulièrement sensible, mais après tout, c'était bien elle qui venait de ramener au centre de la discussion le lien qui unissait le dragon à son dragonnier. Et c'était elle encore qui insistait pour lui faire prendre conscience des erreurs du passé, alors ...

« J'aimerais entendre cette histoire. »

Il changera la donne. Il fallait l'espérer. Après tout, tout comme elle, il avait de quoi la changer. Il avait aussi un avantage. Sa dragonne. Sagesse millénaire qui saurait canaliser son énergie diffuse. Elle se retrouvait sans cet appui. Quoique. La dragonne bleutée et elle avaient eu un échange encourageant. Une confiance naissante et une douce complicité. Peut être pourraient-elles veiller l'une sur l'autre.
Lyroë le lui demanderait.

Mais de là à donner des conseils. Heu, il se trompait sur la personne, elle n'était pas Mery. Elle avait laissé son dragon mourir. Et surtout, elle avait appris seule, pas tâtonnement et pas forcément les meilleurs.

« -Des conseils ? Il n'y a pas de guide pour devenir un bon dragonnier. Il faut juste se fier à soit même, à son instinct. Être dragonnier, n'est pas un rôle ni un statut, c'est juste un choix bénit des esprits, un choix unique fait par un dragon. Un choix qu'on n'explique pas et qu'on ne contredit pas. Il n'y a rien à changer, juste à protéger ce don. »

Il n'y avait rien à faire, juste à se laisser porter par ses émotions et la dragonne avait de quoi pouvoir le guider dans ses faux pas. Du moment qu'elle n'en fait pas un...sinon, elle devra chercher un autre vampire.

Lyroë avait presque oublié cette histoire qu'elle devait à la mère dragonne. Et pourtant, elle en avait le droit. Plus que quiconque. Oui, Lyroë le lui devait. Quitte à subir son courroux par la suite.
Elle inspira profondément et changeant le ton de sa voix, l'archère commença. Après tout, elle pouvait bien le lui dire.

« -Skade est la mère de mon lié. De Cymbor. Je pense qu'elle veut que je lui parle de son fils, de sa vie, de notre vie, mais surtout comment je l'ai laissé mourir sous le feu de ce maudit vampire. Ce que je peux comprendre. Je le lui dois après tout. Cymbor était son fils, elle revient dans l'espoir de retrouver un fils tant aimé pour en fait ne retrouver que la désolation de sa mort. »

L'elfe se remémorait ses souvenirs. L'espace d'un instant, elle se sentit flancher, comme si son âme meurtrie se rappelait à elle, un peu plus. Elle inspira pour reprendre contenance et continua son histoire, maintenant qu'elle avait commencé.

« -C'est Merithyn qui ramena l’œuf de Cymbor au royaume elfique. Il nous avait été demandé de venir touche l’œuf pour le voir éclore pour l'un des nôtres. J'y suis allée, contrainte et forcée pour toucher cette coquille qui se fendit pour moi. Moi, simple archère au service de sa majesté l'impératrice. J'ai tout d'abord rejeter cette idée de devenir dragonière. Que faire d'un dragon, d'un petit être lié à vous. Un bébé, pas une dragonne millénaire. Le nourrir, lui apprendre à chasser, voler, être son guide. Un dragon. Rien de plus que ce symbole de magie qui en plus pour mon peuple est symbole de vie. Il y avait tant de regard sur nous. Et pourtant, Cymbor a su lui m'apprendre bien plus que moi. »

Ce petite dragon lui avait appris et ouvert les yeux sur tant de chose. Bien plus que le simple fait d'être dragonnière. Mais être elle, ce qu'elle était vraiment.

«- Le Dracos nous a mené sur bien des chemins et nous avons pu traverser le pays pour vivre de nombreuses aventures. Avec le premier né Shaynar et son lié, sans oublier Merithyn. Notamment pour trouver les œufs des six. Cymbor était un dragon noble dans tous les sens du terme. D'une beauté immaculée et d'un cœur bon et pur, voyant du bon en chacun, mais sachant taper de la patte et user des crocs quand cela était nécessaire. Et surtout, il me supportait. »

Elle regarda le vampire et sourit avec une certaine ironie. Il devait l'avoir pensé à un moment.

« -Alors la voilà l'histoire du beau dragon blanc qui vécu pour laisser autour de lui la justice et l'envie de voir tous les peuples unis, mais pas sans se battre. Ce qu'il fit face à Wintel. Je suis tombée par hasard sur son camp, avec un autre éclaireur elfique. Nous avons été pris. Cymbor a voulu me sauver. Mais c'était sans compter sur la folie et la cruauté sans nom de cette créature. Tuer un vampire. Sa haine de l'autre va même au delà de l'entendement et de la raison. Mais Cymbor n'a rien voulu entendre et jusqu'au bout à permis à une prisonnière, à un œuf de dragon et à moi même de sortir de ce feu ardent. »

Pourquoi le lui disait-elle tout ceci ? Peut être pour le préparer à vivre de même, ou bien à se méfier de lui, de quelconque assurance de se retrouver dragonnier. Rien n'était sûr, rien n'était acquis. Un instant de trop grande confiance et …

Et Cymbor méritait qu'on parle de lui, de son sacrifice, de sa volonté de voir les siens unis.

« -Voilà cette histoire, celle d'un dragon prêt à tout pour sauver les siens, pour aider à la reconstruction de Armanda. Pour lui, l'union des dragons et dragonniers étaient un beau rêve. Celui d'une force de paix, d'une espoir d'une union plausible. »

Dracos merci, il n'était pas véritablement dragonnier car si tel avait été le cas, les mots de l'archère n'auraient pas eu fini de le troubler : pas de conseils, pas de guide, juste de l'instinct. Comment donc pouvait-on aborder un lien privilégié avec une créature aussi fabuleuse qu'un dragon uniquement sur base de ses instincts ? Cela le dépassait complètement, et n'en rendait que plus ridicule encore l'idée même qu'il put essayer de se faire passer pour l'un de ces élus du peuple draconnique. Le simple fait d'avoir pu échanger comme il l'avait fait avec la matriarche lui apparaissait déjà comme une véritable faveur du destin, alors s'imaginer lié à elle... C'était pourtant la propre initiative de la grande dragonne qui l'avait brutalement drapé des atours de dragonnier, un choix qu'il ne s'expliquait pas et qu'il ne contredisait pas, un don qu'elle avait consenti à faire pour l'aider et auquel il ne pouvait rien changer. Troublantes similitudes avec le discours de l'ancienne dragonnière, en vérité.

Kylian n'eut pas l'opportunité de développer plus avant cette réflexion toutefois, Lyroë poursuivait la conversation et sans doute était-ce mieux ainsi. Il aurait été bien ridicule de la part du jeune renégat que de commencer à s'imaginer digne de se lier à la Mère des Tempêtes, pas vrai ? D'ailleurs il se sentait déjà ridicule d'avoir ne serait-ce qu'envisagé la possibilité de songer pouvoir y penser, alors mieux valait pour lui chasser définitivement pareille idée de son esprit et se concentrer sur le récit de l'archère elfique.
Le vampire écouta l'histoire en silence, se gardant bien d'interrompre cette confidence sur son passé que daignait lui accorder la jeune femme. Cependant, les scrupules qui lui étreignaient l'esprit semblaient croître au rythme des mots qui lui étaient délivrés : lui aurait-elle raconté tout cela si elle avait su qu'il était aussi dragonnier qu'elle était vampire ? Probablement pas, et cet aveu le mettait mal à l'aise.

Pourtant, lorsqu'elle s'interrompit pour lui sourire avec un regard entendu, il ne put que sourire à son tour avec un hochement de tête léger. Effectivement, supporter constamment le caractère enflammé de l'archère elfique tenait de l'exploit, même pour un dragon. Les quelques heures que le vampire avait passée en sa compagnie étaient plus qu'il n'en fallait pour le convaincre sur ce point. Éphémères, les sourires s'effacèrent rapidement tandis que le récit se poursuivait et s'achevait finalement sur l'issue tant redoutée, mais malheureusement attendue.
Un silence pesant s'installa après que les derniers mots se furent échappés des lèvres de la rouquine, tel un instant de recueillement, avant que le vampire ne s'avance à répondre avec douceur et respect :

« Merci. »

Cela n'avait pas dû être facile pour elle, d'autant plus si l'on considérait le rapport plus ou moins hostile qui liait l'archère à son élève du jour, aussi Kylian n'en appréciait-il que plus encore le geste qu'elle avait consenti.

« Cymbor était un digne représentant de son peuple, cela vaut ce que cela vaut, mais je pense que vous êtes une grande dragonnière. Quant à Skade... Je ne peux m'exprimer à sa place, mais je crois qu'elle sera fière de ce qu'a accompli son petit. Oui. En colère, mais fière. »

Le vampire hésita un instant à poser une main réconfortante sur l'épaule de la demoiselle mais s'en abstint finalement, jugeant qu'il était sans doute encore trop tôt que pour se permettre ce genre de familiarité. Un jour, peut-être. Ou peut-être pas.
Il s'efforça néanmoins de sourire avec assurance avant de conclure :

« Il nous appartient désormais de faire en sorte que ce en quoi croyait Cymbor puisse devenir une réalité. »