Une statue d'ivoire, blanche telle la neige, d'une élégance et d'un raffinement que bien peu pouvaient égaler. Sur ses traits, on devinait une expérience séculaire, une intelligence rare et une personnalité aussi forte que touchante. Les deux yeux d'ambre étaient fixés contre le mur, immobiles, signe évident que la magnifique femme réfléchissait posément, profitant d'un rare instant de solitude pour s'abandonner pleinement à ses pensées. Sa main aux longs doigts minces jouait avec ses mèches d'argent cascadant librement sur ses épaules nues. Après une nouvelle entrevue avec certaines dignitaires, dont elle ne souvenait guère le nom, elle s'était retirée dans sa suite et avait troqué sa robe écarlate contre une tenue légère de velours, d'une teinte de miel, dont la coupe était, en définitive, bien peu adaptée pour recevoir quelqu'un d'autre qu'un proche. Cependant, c'était le genre de préoccupations qui ne la concernaient plus. Les yeux dans le vide, elle tentait de se remémorer certaines choses, cherchant quelques événements qu'elle aurait pu manquer, mais, pour son plus grand dépit, elle ne trouvait pas.

Un bruissement sur le sol attira son attention, ses yeux changeant brusquement d'orientation, glissant le long du mur pour aller se poser sur la porte. Qui donc avait l'audace de venir à une telle heure, directement dans ses quartiers ? Bien peu en auraient eu le courage et le culot. Rapidement, elle énuméra mentalement les quelques personnes en mesure de le faire. En premier vint Erin, naturellement. Elle l'élimina aussitôt, car son cher frère aurait été bien plus bruyant que cela, et serait entré sans aucune autre forme de procès. Achroma était bien plus subtil, mais ce n'était pas son genre. Il restait alors le Prince Wintel, qui n'aurait pas été discret non plus, Zaphirel qui n'aurait pas osé se manifester du tout. Finalement, vinrent Isendal, ainsi que ses hôtes du Beau Peuple. Ces derniers étaient différents, et respectaient des codes de conduite qu'elle ne comprenait pas. Ce fut quand elle entendit toquer qu'elle sut qu'il s'agissait du maître espion. Sa manière de frapper contre la porte était unique, autant dans la vitesse que dans la force qu'il y mettait. D'un souffle, elle dit:

" - Tu peux entrer, Isendal."

Après une courte réflexion, cela ne la surprenait guère qu'il vienne ainsi la voir. C'était même étonnant qu'il ne l'ait point fait plus tôt. Mais ce vampire était des plus singulier, d'une subtilité inégalée, et d'une intelligence aussi aiguisée qu'un stylet. Il était dangereux, et elle s'estimait chanceuse de pouvoir le considérer parmi ses amis. D'un ample geste du bras, elle l'invita à s'asseoir. Il n'attendait jamais pour s'exprimer, ses paroles s'écoulant en un flot parfaitement calculé, invitant l'autre à répondre, à parler beaucoup, bien plus que de raison. En général, il y parvenait, par un choix judicieux de mots autant que du sujet.

Achroma...

Cela n'était pas étonnant après tout, car il s'agissait d'un véritable bouleversement dans la société vampire, un événement plaçant le sombre prince en position de force. Et naturellement, elle était l'une des principales concernées, puisqu'il s'agissait de son fils chéri, adoré. Et cette affection était connue de tous. D'un ton doux, presque affectueux, elle lâcha.

" - Oh, Isendal, comme il est élégant de ta part de te soucier d'une mère préoccupée par les événements impliquant son cher enfant."

Velours ne désirait pas donner l'impression de se lamenter, aussi décida-t-elle d'user d'ellipses pour une partie de ses réponses. dans l'idéal, elle voulait savoir ce que souhaitait le maître espion avant de trop en dire.

" - Je suis certaine que le petit Zaphirel est ravi d'aider son père, dans la mesure de ses faibles moyens."

Cyrène fit un sourire, court et fade, dénué de joie.

" - Honnêtement, je suis préoccupée, très cher, simplement car je ne sais pas ce que pense mon fils. Achroma a toujours eu un don pour s'embarquer dans des histoires rocambolesques, sans penser à sa pauvre mère..."

La millénaire marqua une pause, comme elle le faisait souvent, dans le but de réorganiser ses pensées. Isendal était un être complexe, qu'il fallait manipuler avec une grande prudence, et surtout, avec une ruse au moins supérieure à la sienne pour en obtenir la moindre information.

" - Tu n'es pas venu ici pour entendre une mère inquiète se lamenter, n'est-ce pas ? "

La remarque était directe, mais au moins, elle était certaine de taper dans le mille. Elle savait qu'Isendal appréciait Achroma et elle-même, mais elle ne pouvait avoir de certitudes quant à ses motivations profondes.

Cyrène inclina la tête sur la gauche, légèrement, la moindre de ses mèches d'argent caressant le bas de sa blanche gorge. Elle attendait une réponse honnête, qu'elle espérait sincèrement obtenir. Si le maître espion était venu à elle, c'était qu'il possédait des informations qu'elle ne détenait pas. Elle en mettait sa main à couper.

Parler de son fils avait toujours été facile, en général, tant elle était fière de lui. Cependant, depuis quelque temps, ce sujet était devenu douloureux, moins aisé à aborder, et provoquant toujours quelques larmes. Ce n'était guère étonnant, après tout, mais cela demeurait gênant, et difficile à accepter, ne serait-ce que par amour propre. Une mère pouvait se montrer inquiète et préoccupée, c'était légitime, mais exhiber de tels troubles en public était dérangeant, et nuisait à la réputation. Des effusions de démonstrations n'était en général ni appropriées, ni utiles, aussi, Cyrène avait-elle versé bonne quantité de larmes à l'écart, seule et isolée. Une fois le premier choc passé, elle était parvenue à se recomposer un masque, laissant son visage aussi inexpressif qu'une sculpture de marbre blanc. Seuls ses grands yeux d'ambres, sphères de miel, renseignaient encore sur ses véritables sentiments. Car, à la seule mention de son fils, ils brillaient d'une lueur différente, témoin silencieux de tous les sentiments qu'elle lui portait.

Au même titre d'ailleurs, dans un bien différent registre, qu'ils affichaient l'amitié qu'elle portait à Isendal. Bien que ce dernier soit un être étrange et mystérieux, nimbé de secret et dont l'apparence même trahissait un amour trop profond pour être bénéfique de la connaissance au sens large. Il n'était pas seulement curieux, il était même indiscret. Mais Cyrène avait toujours considéré cela comme un défaut mineur, sachant tenir sa langue, elle n'avait en général pas le moindre mal à ne pas tomber dans les pièges tortueux de l'élocution élaborée du maître espion. Toutefois, elle lui accordait suffisamment de respect et d'estime pour lui cacher que très peu de ce qu'elle savait, considérant qu'il était suffisamment avisé pour être un conseiller sûr et fiable, autant qu'un confident bien pratique. Mais il avait un vice, quelque chose qui amusait autant Velours que cela l'énervait, parfois: il était un peu trop arrogant pour son bien.

Elle nota, pour la première fois, qu'il marquait de longues poses quand il s'exprimait comme si plusieurs choses l'empêchaient de tenir ses habituels discours auxquels seule sa voix était la limite. Soit il la ménageait, soit il faisait preuve d'une prudence bien inhabituelle. La millénaire nota mentalement de tenter de trouver répondre à cette question, un peu plus tard. Avec un petit sourire amusé, elle nota que même Isendal n'avait que des fragments de la vérité, et ne semblait pas, lui non-plus, détenir une vision des faits qui soit à la fois celle des actions passées, et celle des actions probables dans un futur proche. Irritée, Cyrène savait que son cher fils avait tout tenté pour brouiller les pistes, afin de rendre son jeu le plus difficilement lisible possible. Son but était de confondre ses éventuels adversaires, conserver ses atouts, et abattre ses meilleures cartes au moment opportun.

" - Effectivement, il agit avec froideur, tout est calculé, prévu et minuté. Il ne laisse rien au hasard, et néglige les dommage collatéraux autant que le coeur de sa pauvre mère. "

Velours agita les mains d'une manière faussement tragique, afin d'appuyer ironiquement ses propos, bien qu'au fond, elle n'en pensait en réalité pas moins.

" - Achroma ne s'ouvre que difficilement, et au mieux est-il possible de deviner ses intentions, quand cela est possible. Lorsqu'il agit comme il le fait, c'est un démon qui ne pense qu'à ses objectifs. Le double royal, aussi terrible soit ce sortilège maléfique, est effectivement son invention. Et, le connaissant, il n'y a consenti qu'en y gagnant un terrible avantage. "

Au fond, les conclusions d'Isendal recoupaient pour la plupart celles qu'elles avait elle-même eues plus tôt, alors qu'elle tentait vainement de découvrir un moyen de détruire le sort liant son fils au souverain noir. Dans les faits pourtant, l'affaire était tout autre, à tel point qu'il lui était totalement impossible de tenter quoi que ce soit pour Achroma. Ce dernier s'était blindé, mais également totalement isolé de toute aide extérieure.

" - La seule chose que je puis deviner, pour l'instant du moins, c'est Achroma a un objectif précis, et que le double royal ne le gène pas. Je pense savoir, si je ne me trompe pas, que le dragonnier qu'il a sauvé, Kedrildan, aura un jour ou l'autre son rôle à tenir, et que mon fils l'a sauvé du Prince Wintel dans cette optique. Toutefois, je ne connais pas les motivations exactes qui l'ont poussé à un tel acte. Je suppose toutefois qu'il y a en ce dragonnier une chose qu'Achroma considère comme importante...Il n'est pas du genre à se sacrifier pour une cause perdue...."

Velours se plongea dans un mutisme songeur. Elle aurait bien voulu pouvoir parler à Achroma, lui poser toutes les questions qui lui avaient traversé l'esprit. Simplement savoir pourquoi diable avait-il fait cela ? Cyrène ne savait pas. Son expérience séculaire de la vie, ni même son intelligence supérieure à la moyenne ne lui offrait de réponse. C'était là le grand inconnu. Mais peut-être qu'Isendal, avait lui certaines hypothèses permettant d'éclairer le problème sous un angle nouveau.

" - Mon côté 'mère poule' m'incite à le traiter d'idiot et d'inconscient, alors que mon côté de vampire millénaire admire son courage ainsi que ce sort de génie lui permettant de se débarrasser de la menace Lorenz, du moins pour un moment..."

Comme souvent, le maître espion n'avait que très peu bougé, écoutant avec attention. Si elle ne le connaissait aussi bien qu'elle le croyait, Cyrène ne doutait pas qu'il aurait, lui aussi, bien des choses à dire après cela.

Ce qui était appréciable, au fond, c'était le répondant intellectuel qu'on trouvait à s'entretenir avec le maître espion. Pour qu'un dialogue soit fondamentalement intéressant, il fallait que les deux interlocuteurs soient sur une longueur d'onde commune, mais aient également de quoi entretenir l'autre aisément. Dans ces cas-là, on aboutissait alors à des merveilles d'argumentation, de verbe et d'échanges, dont l'intensité n'avait d'égal que la qualité. En dépit de ses convictions personnelles, des choix que Cyrène avait pu faire, arbitrairement et sans connaître tous les détails, elle reconnaissait que le raisonnement de son très vieil ami Isendal avait du juste et semblait logique. Cet homme avait un don redoutable, une capacité hors normes, de parvenir à connecter nombre d'événements et de faits, de personnes entre elles, et de les lier en une unique idée globale, résumant parfaitement la situation. Avec une économie de mots redoutable, il était parvenu à résumer la situation politique des vampires en un instant. Seulement pour la comprendre parfaitement, il avait fallu à Velours une année entière, durant laquelle chacune de ses prises de position s'était retrouvée chancelante face à la dure réalité de la vie. Son armure d'illusions, construite à cause de préjugés idiots et séniles, digne d'une femme à l'âge si avancé que son cerveau en devenait altéré. Velours s'en voulait terriblement, car les différentes prises de consciences, faites progressivement, l'avaient profondément marqué.

" - Si non conclusions sont ainsi semblables, c'est car nous pensons à l'identique ou presque, très cher." Cyrène lui sourit, révélant sa blanche dentition et ses crocs de vampire. " L'unique différence, c'est que tu analyses le monde froidement, avec recul et objectivité. Alors que moi, la mère que je suis n'est que subjective et partiale. Tout passe par l'émotif ou presque."

Velours soupira.

" - Cela me pèse, enfin bref..."

D'un geste de la main, elle s'interrompit elle-même. Isendal n'était pas venu pour la voir s'apitoyer sur elle-même. Se ressaisissant tant bien que mal, la triste mère poursuivit.

" - Naturellement que ce Kedrildan a de l'importance". Cyrène renifla en prononçant le nom du dragonnier. " Il monte un dragon, et devient par de ce fait une puissance non négligeable en ce monde. Il est totalement dévoué à Achroma, qui plus est."

Elle marqua une pause.

" - Se jeter un tel sortilège, un sort aussi terrible, serait interprétable de plusieurs manières. Soit il a un plan, comme tu l'as mentionné, soit il joue la comédie et possède un atout contre-balançant cela. Soit, mon cher fils est devenu complètement fou, perdant la raison et sa liberté par la même occasion." Une unique larme coula le long de sa joue. " L'unique chose dont je suis certaine pourtant, c'est qu'au bout du chemin de croix qu'il s'est imposé, il aperçoit le salut qu'il espère, et ce sera le moteur de ses agissements."

Achroma avait été élevé dans un univers intellectuel, de raison et de compréhension. Cyrène lui avait transmis ses connaissances du monde et son expérience. Elle lui avait légué, dans la mesure du possible, sa finesse et son tact, ainsi que sa détermination dure telle du diamant. Erin, son jumeau, lui avait enseigné la ruse et l'intelligence sournoise. De cette éducation, la millénaire espérait qu'il en subsistât quelques résidus pouvait aider son fils, l'enfant prodigue en lequel elle avait placer de nombreux espoirs.

Ecoutant attentivement Isendal, elle ne put qu'être d'accord avec son opinion, qui recoupait la sienne sur de nombreux points. En effet, le puissant dragonnier qu'était Achroma avait très certainement agi dans l'optique d'un quelconque bénéfice. Assise telle une reine, les yeux couleur de miel fixés sur un mur et triturant distraitement le long dard de scorpion dont le venin avait été neutralisé, Cyrène réfléchissait durant les pauses qu'effectuait le maître espion.

" - L'ordre politique changera quoi qu'il advienne. Comme tu l'as si justement fait remarquer, nous sommes en guerre, et un conflit armé implique fatalement des changements. Déjà, le royaume humain semble moins fort, alors que Lorenz, malgré sa dictature, semble de plus en plus entouré d'ennemis. Quant aux elfes...Ils ne font que se voiler la face."

Reportant son regard sur son interlocuteur, l'expression de Cyrène se fit grave.

" - Qu'arrivera-t-il si Achroma revendique la couronne ? Une guerre civile, probablement, et le déchirement certain pour notre race. Les autres viendront, tels des rapaces, tenter de récupérer ce qui peut l'être. Si tel est le cas, tu sais évidemment où je me trouverai..."

La séculaire à la queue de scorpion avait vu, avec ces nouvelles bribes d'information, un plan germer dans son esprit, graine qu'il lui fallait conserver pour l'instant secrète.

" - La guerre est un moment terrible, car elle redistribue les cartes, rééquilibre bien des puissances et finalement, donne de bonnes idées sur les forces et les faiblesses actuelles."

Le rire d'Isendal mit en évidence un autre point important.

" - Les chanteurs ont tout neutralisé de peur d'un bain de sang entre les différentes délégations. Annihilant ainsi tout changement majeur durant cet intervalle de temps. Jusqu'à la fin des négociations, il ne se passera absolument rien ou presque en interne. "

Sachant qu'Achroma était présent avec la délégation vampire, Velours décida qu'il était temps qu'elle aille le trouver, le plus tôt étant le mieux. Mais avant cela, mieux valait en apprendre le plus possible grâce à Isendal, qui, elle en était persuadée, ne lui avait pas exposé la totalité de ce qu'il savait.

" - Les dragons, naturellement, représentent des atouts considérables, autant dans le conflit contre les Alayiens que dans les éventuels bouleversements politiques qu'il peut se produire. Connaissant Achroma, je pense qu'il ne craint pas de se brûler les ailes pour tirer un avantage de la situation. Mais Lorenz est terriblement dangereux, il s'agit là de l'unique chose m'inquiétant réellement".

Avec un regard, franc, Cyrène avança une hypothèse dangereuse, mais qui lui brûlait le bout de la langue depuis quelques instants déjà.

" - Et si une rébellion éclatait au sein des vampires, que ferais-tu, mon cher ? Que penses-tu qu'il puisse se passer ? Et en admettant qu'une issue soit atteinte un jour, les Alayiens profiteront de cela, d'une division pour frapper."

Décidément, les événements adoptaient une tournure fort désagréable à envisager. La perspective d'un conflit ne l'enchantait guère, mais la simple pensée de son fils lui interdisait tout pessimisme.