Il s'appelait Amarië, Elrond de son prénom, faisait partie du cercle très restreint des élus de la race draconnique et était celui à qui Esmelda avait été promise. Lorsque la jeune femme lui avait parlé de l'Amarië, Kylian n'avait pas vraiment su comment prendre le fait que le prétendant au coeur de la princesse était dragonnier. D'un côté, cela avait quelque chose de rassurant car pour avoir été choisi pour partager l'existence d'un dragon, ce devait être un homme aux nombreuses qualités. Un homme bien, en quelque sorte, et qui serait certainement à même de protéger la princesse dans un monde en proie à la guerre. Mais d'un autre, il était inquiétant de se dire que ce même homme bénéficiait de l'appui d'une créature d'écailles car même si la princesse lui avait expliqué que son futur époux officiel ne voulait pas plus qu'eux de ce mariage, il subsistait toujours l'ombre d'un doute dans l'esprit du renégat. Si pour une raison ou une autre le dragonnier elfique devait désirer le mariage, le vampire se retrouverait peut-être contraint de l'affronter pour faire valoir la promesse qu'il s'était faite de préserver son aimée. Défier un elfe n'aurait déjà pas été facile, alors ajouter un dragon à l'équation ne faisait que la complexifier davantage.

Lorsque Kylian avait discrètement quitté la chambre de la princesse, le matin même, il s'était mis en tête de rechercher le dragonnier. Il voulait le voir de ses yeux, peut-être même lui parler quoiqu'il ne savait pas vraiment quoi lui dire en vérité. «Bonjour, je suis un vampire et je suis l'amant de votre future épouse, si vous voulez l'épouser, il vous faudra d'abord me tuer.» n'était pas vraiment ce que l'on faisait de mieux comme sujet de conversation. Qu'importe, l'essentiel était qu'il puisse se faire sa propre idée sur l'homme et sur les complications éventuelles qu'il aurait à attendre de lui. Comme beaucoup d'autres, Amarië serait présent aux négociations et se trouvait donc sur le domaine baptistral, restait à savoir où. Esmelda lui avait brièvement décrit l'aspect physique du dragonnier elfique, le vampire recherchait donc un blondinet bouclés aux yeux bleus doté d'une carrure plutôt bien bâtie si on le comparait aux silhouettes affines de la plupart des représentants du beau peuple.

Après avoir arpenté de long en large les multiples jardins, cours, bibliothèques et autres pièces d'études du Tomingorllo pendant un moment, l'archer vampire se résigna à étendre ses recherches au delà des murs du château. Après tout, Esmelda avait rencontré son "futur époux" tandis que celui-ci se recueillait dans le sanctuaire de l'esprit Océan, peut-être Kylian pourrait-il l'y trouver lui aussi ? La possibilité était suffisante en tout cas que pour aller y jeter un coup d'oeil et le vampire venait à peine de franchir les grandes portes du château lorsque son attention fut attirée par une silhouette solitaire se dirigeant en sens inverse. Plutôt grand, large d'épaule, blond aux cheveux bouclés, cela semblait correspondre à la description qu'en avait faite la princesse. Le vampire ralentit le pas, jetant un furtif regard par dessus l'épaule sur l'elfe qui s'éloignait d'un pas tranquille. Simple coïncidence ? Kylian n'y croyait pas. Rebroussant chemin, il emboîta le pas de l'être sylvain, fermement convaincu qu'il venait de trouver celui qu'il recherchait. Son regard clair accroché à la silhouette du dragonnier, il le suivit discrètement vers les bibliothèques, tout à ses pensées. Il y avait quelque chose d'étrange pour lui à prendre ainsi en filature celui qui, d'une certaine manière, était un rival direct. Instinct primitif, l'amant vampirique ne pouvait s'empêcher de considérer cet elfe comme une menace pour son couple, ce qui était d'autant plus pénible que sa face sombre, son instinct de prédateur qu'il tenait fermement enfoui au fond de lui se complaisait à exacerber les craintes du vampire et à l'exhorter dans ses instincts les plus sombres. Dans la nature vampirique, il n'y avait généralement qu'une seule façon de traiter un adversaire : l'humilier, l'écraser, et souvent même le tuer. Toutes ces pulsions bestiales que le renégat avait appris à domestiquer avec le temps semblaient resurgir avec force dans son esprit tandis qu'il continuait d'observer la "menace". Ce qui l'inquiétait particulièrement dans le cas présent, c'était qu'une partie de son esprit conscient, de son esprit humain comme il aimait à le considérer, ne rejetait pas totalement les avances de sa nature sauvage. Curieux mélange d'émotions en somme, Kylian refusait la violence et n'avait aucune envie de faire du mal à qui que ce soit, mais il ne parvenait pas totalement à s'affranchir de la vision de cet elfe qu'il ne connaissait que de nom agonisant dans son sang. Se pouvait-il qu'il soit jaloux, tout simplement ? Peut-être, mais si c'était bien le cas, cela avait quelque chose d'effrayant.

Sans même s'en rendre compte, le vampire avait accéléré le pas lorsque l'elfe s'était engagé dans les rayons chargés de livres et de connaissances et avait rapidement comblé la distance les séparant, sans se faire voir, tel un fauve se rapprochant furtivement de sa proie pour mieux lui bondir dessus. Lèvres légèrement entrouvertes sur sa paire de crocs aux couleurs d'ivoire, il eut pendant une fraction de seconde l'image de ses canines se refermant sur la gorge du blondinet. Non pour apaiser la soif de son corps maudit, mais pour tuer, tout simplement. Une fraction de seconde pendant laquelle le vampire se laissa submerger par ses pulsions mortelles, avant de reprendre l'ascendant. Dracos, quelle erreur il avait commise en recherchant la présence de l'Amarië, il n'avait pas pensé qu'il lui serait si difficile de se contenir face à lui. Nerveux, Kylian fit un léger écart lorsqu'il reprit la pleine possession de ses faits et gestes, bousculant maladroitement une table et renversant la chaise qui y était installée. Pour la discrétion, il repasserait, s'il y avait encore un occupant de la salle de lecture pour ignorer sa présence, il fallait que l'individu soit sourd et aveugle.

Confus, le vampire rangea le mobilier qu'il avait malmené tout en s'excusant d'avoir troublé la quiétude des lieux. Son regard croisa les yeux azurés de celui qui n'avait pas manqué se retourner vers ce bruyant énergumène pour le dévisager. Que dire ? Que faire ? Quelques instants plus tôt, il n'avait souhaiter que le tuer, il n'avait pas vraiment prévu de lui parler.

« Je... Euuh... Désolé pour le dérangement, je crois qu'il vaut mieux que je vous laisse. »

Oui, c'était cela, il devait partir et s'éloigner de lui au plus vite, c'était ce qu'il y avait de plus sage et de plus prudent à faire. Pourtant, une nouvelle pulsion le priva de sa raison et, se retournant sur l'elfe, il laissa échapper la question qui lui brûlait les lèvres :

« Êtes vous... Êtes vous le dragonnier elfique, Elrond Amarië ? »

C'était la chose la plus stupide qu'il ait jamais faites, pourquoi avait-il fallu qu'il engage ainsi la conversation ? La réponse semblait évidente : parce qu'il voulait savoir, parce qu'il devait savoir...

Rarement Kylian n'avait autant désiré que son instinct ne l'ait trompé, car si tel était le cas, cela signifiait qu'il pourrait prendre congé de l'elfe aux cheveux blonds avec tout au plus quelques mots excuses.L'être sylvain s'en retournerait vaquer à ses occupations sans plus accorder d'attention à cet étrange personnage qui l'avait interrompu et Kylian pourrait filer sans autre forme de procès. Mais cela eut été trop simple, encore une fois, et le renégat n'espérait plus vraiment voir le Dracos lui faciliter l'existence. Quoique si l'esprit protecteur semblait se plaire à laisser le vampire affronter mille et une situations invraisemblables, il savait aussi récompenser les efforts du rebelle et ne semblait, jusqu'à présent du moins, jamais l'avoir totalement abandonné. Oui, son chemin était semé d'embûches, mais il les affrontait et après tout, n'était-ce pas la conséquence même de ses choix de vie ? Lorsqu'il avait commencé à prendre la parole contre Lorenz, beaucoup l'avaient pris pour un fou et étaient restés sourds à ses mises en garde. Lorsqu'il s'était ouvertement dressé contre le prince autoproclamé et l'avait affronté, avec les conséquences que l'on connait, personne ne lui aurait donné plus d'une semaine à vivre. Presque quatre ans plus tard, il était pourtant toujours là. Exilé, certes ; traqué par tous les peuples, évidemment ; mais encore aussi vivant qu'un vampire pouvait l'être, et il continuait de lutter. Enfin, lorsqu'il s'était épris de la princesse des Hommes, il avait immédiatement compris que cette idylle que beaucoup qualifieraient volontiers de contre-nature si tant est qu'ils puissent l'imaginer ne serait pas facile. Trois ans plus tard, il était pourtant toujours là. Plus amoureux que jamais, il avait risqué sa vie en traversant la moitié d'un empire grouillant d'Alayiens et il y serait mort s'il n'avait eu l'extraordinaire chance de voir une dragonne ancestrale voler à son secours. Tout cela dans l'unique but de retrouver la princesse, de la sauver d'un mariage dont elle ne voulait pas et même aller jusqu'à lui demander sa main.

Vain espoir donc, l'intuition du prédateur avait été la bonne : le type lui confirma qui il était et Kylian eut à composer avec une nouvelle pulsion sanguinaire venue lui vriller le crâne. C'était fascinant et terrifiant à la fois, cette rage sous-jacente envers un être qui ne lui avait pourtant strictement rien fait, qu'il ne connaissait que de nom et dont le seul tort si tant est qu'on puisse appeler cela un tort avait été d'être choisi pour épouser la princesse. Le vampire tiqua, rehaussant imperceptiblement un sourcil tandis que l'autre le tutoyait pour ensuite lui donner du Monsieur non sans une certaine ironie. Merveilleux, si l'elfe commençait en plus à se moquer de lui, cela n'en rendrait que plus facile la lutte intérieure qui étreignait l'esprit du vampire et l'empêchait de se jeter sur le dragonnier elfique pour lui écraser son poing sur le visage, voire carrément lui planter les crocs dans la jugulaire. Ironie, disais-je ?

Kylian eut une inspiration réflexe, pour tenter d'apaiser ses tourments intérieurs, et il fut heureux l'espace d'un instant de voir que ses efforts pour se rapprocher du monde des vivants n'étaient pas vains, il parvenait vraiment à réhabituer son corps à la respiration, aussi inutile que cela pouvait l'être pour une créature qui était déjà passée de vie à trépas depuis deux cents ans. Reportant finalement son attention sur le futur époux officiel de la princesse, il lui répondit d'une voix calme, peut-être un peu trop même puisque sans vraiment le vouloir, c'est avec un timbre mortellement glacé que les mots s'échappèrent de ses lèvres.

« Je me prénomme Kylian... Kylian Wallam et je suis... »

Qui était-il au fait ? Il semblait inconcevable pour lui de dire la vérité dans le cas présent, quand bien même le mensonge ne lui était pas coutumier, mais que pouvait-il dire pour expliquer sa présence en ce cas ?

« ... membre de la délégation vampirique. »

Pourquoi pas, après tout ? Il y avait fort peu de chances que l'Amarië décide d'aller vérifier les dires du renégat auprès de la véritable délégation dirigée par Wintel, et c'était probablement la seule raison qui pouvait justifier la présence d'un vampire en ces lieux. Restait deux autres interrogations que l'elfe n'avait certes pas encore évoquées, mais que le vampire put lire sans difficulté dans le regard bleuté que le dragonnier posait sur lui : d'où le connaissait-il et que lui voulait-il ? Là encore, difficile d'avouer à l'être sylvain que celui qui se tenait à l'instant même devant lui était l'amant légitime de sa future épouse, à laquelle il s'était d'ailleurs secrètement fiancé la veille, et qu'il voulait ni plus ni moins qu'empêcher le mariage qu'avait prévu de longue date son impératrice. C'était d'autant plus difficile quand une bonne part de son être ne désirait en fait que refermer ses doigts sur sa gorge pour l'étouffer et regarder l'esprit de la mort se pencher sur sa carcasse.

« Mon prince... » et le renégat dut se faire violence pour ne pas grimacer en qualifiant ainsi Lorenz Wintel « ... a entendu parler d'un mariage destiné à sceller l'alliance entre les humains et les elfes. Dans un contexte de trêve et de négociations, comprenez qu'il se pose des questions sur l'intérêt d'une telle manoeuvre, et c'est à moi qu'il a confié la tâche de tirer cela au clair. »

Et voila qu'il prétendait répondre aux ordres du prince noir maintenant, décidément, après cette entrevue, le vampire aurait besoin de savon pour se nettoyer la langue. Il poursuivit cependant sans attendre. Il jouait gros sur ce qui allait suivre mais pour peu que l'elfe se laisse embobiner par ses mensonges, cela pourrait l'éclairer sur le point de vue réel du dragonnier.

« Selon... mes sources, vous êtes le futur époux. Que pensez vous de ce mariage ? Cela doit être insultant pour vous d'être ainsi lié à une vulgaire petite humaine, non ? Car enfin, toute princesse qu'elle soit, votre promise n'en demeure pas moins une créature d'une médiocrité affligeante... »

Sa voix s'était teintée de l'arrogance propre à un peuple de prédateurs orgueilleux et il s'était composé un visage de circonstance, sourire narquois et étincelle moqueuse dans les yeux, mais sous la surface, il souffrait véritablement de la façon dont il venait de parler de celle qu'il aimait. Finalement, ce serait certainement une caisse entière de savons qu'il irait réclamer à Merithyn lorsqu'il en aurait terminé avec le dragonnier.

Dire que Kylian ne s'était pas préparé à la réponse qui s'échappa des lèvres du blondinet eut été un euphémisme, à tel point qu'en dépit de la maîtrise dont il était capable sur ses expressions faciales, le vampire ne put s'empêcher de relever un sourcil interrogateur surpris devant la verve de l'elfe. Il ne s'était certainement pas à attendu à ce que l'autre lui réponde avec un sourire jovial, après tout, le rebelle n'avait rien fait pour arrondir les angles de son propre discours, mais il avait tout de même imaginé le langage elfique plus... moins... imagé dira-t-on. Là, le prestigieux dragonnier du Beau Peuple lui répondait avec toute la délicatesse des jurons de charretiers humains vociférant après leurs mules. Kylian retint néanmoins un sourire lorsqu'il comprit ce qui avait déclenché l'ire de l'elfe et s'en félicita intérieurement, contrairement à ce qu'il avait supposé de prime abord, ce n'était pas tant le dédain qu'il avait manifesté à l'encontre du sylvain que les mots qu'il avait employé pour qualifier sa future épouse qui l'avaient fait réagir. Un bon point donc, il la respectait suffisamment que pour la défendre même en son absence, quand bien même il était un elfe et elle une humaine.

En revanche, il lui fallut quelques instants encore pour assimiler le fait que le dragonnier connaissait son nom, ce qu'il était et ce pour quoi il luttait. Comment... Comment avait-il eu ces informations ? Le renégat était pour ainsi dire inconnu des elfes et des humains, seuls quelques vampires savaient qui il était et encore, beaucoup n'auraient osé prononcer son nom par crainte d'être assimilé à sa rébellion par leurs pairs. Alors qui ? Esmelda ? Il en doutait, pourquoi la princesse aurait-elle parlé de son amant vampirique à celui qu'elle était censée épouser ? Non, cela ne tenait pas, même pour tenter de briser le mariage, le risque était trop important que pour qu'elle ne dévoila sa relation secrète. Restait donc... Merithyn, le maître du jeune dragonnier. Et à l'en croire, l'autre semblait impatient de rencontrer le «vrai» Kylian Wallam puisqu'il s'était senti insulté de se trouver devant un imposteur. Pourquoi donc suscitait-il un tel intérêt chez un elfe qui à priori n'était nullement rattaché à lui, en dehors de son mariage avec la princesse bien entendu.

Tandis que cette constatation s'imposait à lui, un froid polaire s'empara de son esprit. L'elfe chanteur avait-il trahis le secret ? Avait-il informé son élève de la relation qu'entretenaient le vampire et son aimée ? Possible, mais dans quel but ? Merithyn lui avait lui-même expliqué qu'en devenant baptistrel, Elrond rendait le mariage caduque... espérait-il convaincre le blondinet de franchir le pas et de rejoindre l'ordre baptistral pour sauver le couple interdit ? Il ne savait qu'en penser, cela commençait à faire beaucoup de points d'interrogation et d'incertitudes, le vampire avait voulu rencontrer le dragonnier pour obtenir des réponses et y voir plus clair, il se retrouvait dans le brouillard le plus complet et taraudé de nouvelles questions. Un point cependant vint chasser cette sensation de malaise aussi rapidement qu'elle s'était installée chez le renégat transi : le mariage n'aura pas lieu. Tels étaient les mots que l'autre venait de prononcer, avec certitude et sous l'impulsion de la colère qui montait en lui, ce qui permettait d'écarter raisonnablement la possibilité d'un mensonge. Un soulagement certain vint alors détendre les épaules du rebelle, Esmelda et Merithyn avaient bien pu le lui dire avant cela, l'entendre de la bouche même de l'ex-futur marié était sans doute ce dont il avait eu besoin. Après tout, c'était bien du dragonnier que tout dépendait : Esmelda n'avait nulle autorité pour s'opposer aux choix de son frère et de l'impératrice Galadrielle ; Merithyn lui avait lui-même avoué qu'il prononcerait le mariage si l'occasion lui était donnée, s'attirant par là-même la plus grande méfiance du vampire ; la véritable décision appartenait donc bel et bien à celui qui se tenait devant lui.
La Bête fut refoulée sans ménagement et la volonté du vampire à contrôler ses instincts les plus primaires retrouva ses lettres de noblesse : Elrond allait rejoindre les baptistrels et le mariage n'aurait sous peu plus aucune raison d'être, la sensation de rivalité qu'avait ressentie Kylian lorsqu'il avait approché du sylvain s'éteignait tout comme la soif de meurtre qui lui avait étreint le coeur.

Profitant de cet instant de flottement, l'elfe lui saisit le bras, visiblement avec l'intention de l'emmener devant Lorenz. Un rictus amusé étira les lèvres du rebelle à cette idée et maintenant que la pression retombait quelque peu, la situation lui apparut totalement décalée. La sourde colère qu'il avait provoquée chez le dragonnier se révélait presque touchante en fin de compte, ce dernier souffrant inévitablement de la comparaison avec la rage de Wintel qu'avait déjà affrontée à plusieurs reprises le renégat.
D'un geste ferme, Kylian expédia sa main libre à la rencontre du bras de l'elfe pour venir à son tour refermer l'étau de ses doigts sur celui qui l'avait empoigné, tandis qu'il levait son regard clair pour le plonger dans les yeux bleutés qui lui faisaient face. Son rythme cardiaque, sa respiration nerveuse, cette veine du cou pulsante sous la peau claire, tout trahissait la rage intérieure du représentant du Beau Peuple.

« Calmez vous donc, et n'oubliez pas à qui vous vous adressez. Mon peuple use et abuse des rapports de force, en comparaison, votre petit numéro ne mériterait même pas d'être assimilé au caprice d'un nouveau-né. »

Paradoxal que ce soit celui qui, quelques instants plus tôt encore était assailli par les images du dragonnier égorgé se vidant de son sang sur le sol de la bilbiothèque, intima à son vis-à-vis de s'apaiser.

« Nous n'irons nulle part, ne vous en déplaise, car la compagnie de Lorenz a quelque chose de particulièrement... mortel pour celui que je suis. »

Sans desserrer son étreinte ou dévier le regard, sa voix se fit impérieuse tandis qu'il confirmait ce que l'autre avait vraisemblablement déjà saisi :

« Je suis le vrai Kylian Wallam. Et je n'ai bien entendu rien à voir avec la délégation vampirique, ils ignorent jusqu'à ma présence en ces lieux et ce n'est certainement pas moi qui irais les en informer. Je vous ai menti car je ne supposais pas que vous puissiez connaître mon nom, mais puisque le sujet est abordé, comment avez vous appris qui je suis, que savez vous de moi exactement et pourquoi teniez vous tant à me rencontrer ? »

Puisque le futur baptistrel le connaissait de nom, il n'avait aucune raison de continuer à user de mensonges pour le tromper mais il ne pouvait pas non plus continuer à avancer aveuglément dans le brouillard de son ignorance : il était temps pour lui de mettre des réponses sur certaines questions.

Kylian sentit plus qu'il ne vit l'avant bras du dragonnier elfique se dématérialiser sous ses doigts, lesquels se refermèrent doucement dans le vide. Par un enchantement quelconque, le blondinet venait de se dégager de sa prise, lâchant au passage le bras du vampire. Toujours fermement accroché à celui de son vis-à-vis, le regard ferme et confiant du renégat ne cilla pas lorsqu'Elrond répondit à ses questions, en partie du moins. Il eut même un rictus en l'entendant avouer avoir eu envie de lui taper dessus, mais cette ébauche de sourire s'effaça sitôt que les noms de Roëric et d'Isyndar furent prononcés. L'instinct de conservation du vampire l'amena aussitôt à se demander par quel biais il avait pu entendre parler d'eux et dans quelles circonstances exactes ils s'étaient rencontrés, d'autant plus que l'elfe avait précisé «la première fois» , manière implicite de souligner que les deux dragonniers s'étaient déjà vus à plusieurs reprises. L'épéiste ne lui avait pourtant jamais parlé de ses ''collègues'' mais il n'y avait finalement rien d'étonnant à cela, le maître lame était secret de nature et Kylian s'était habitué à ce que son ami ne lui dise que ce qu'il estimait comme réellement important. L'avantage, c'était que l'on pouvait être sûr de bénéficier d'informations claires, concises et fiables. L'inconvénient, c'était qu'on arrivait parfois, comme c'était le cas aujourd'hui, à découvrir les choses de la bouche d'un parfait inconnu.
L'ombre de son sourire disparu revint bientôt effleurer ses lèvres tandis qu'il confirmait sans la moindre hésitation les suppositions de l'elfe :

« Des limites ? La suprématie de Lorenz n'est qu'une illusion, il règne par la terreur : enlevez lui la peur et il ne reste rien. »

Toute la difficulté étant évidemment de le faire comprendre aux autres vampires.
La suite du discours du sylvain pourtant lui arracha une moue dubitative : c'était là une réponse qui n'en était pas vraiment une, il prétendait savoir peu de choses mais connaître le plus important. Etait-ce une façon de lui dire qu'il savait pour la relation que Kylian entretenait avec la princesse ? Et puis, pourquoi vouloir taire le nom de celui qui lui avait parlé du rebelle ? Avait-il des raisons de craindre des représailles de la part du vampire ? Machinalement, ses yeux se plissèrent tandis qu'il réfléchissait, l'hypothèse la plus vraisemblable était que Merithyn avait bel et bien craché le morceau à son apprenti, peut-être dans l'intention de lui enseigner l'une ou l'autre leçon sur le pouvoir baptistral ou même, comme il l'avait pensé préalablement, pour le convaincre d'embrasser les arts baptistraux. Après tout, derrière son sourire, le dragonnier était peut-être lui aussi occupé à essayer de guetter les notes du chant-nom vampirique pour lire en lui.
Hélas, il ne s'agissait que d'une simple supposition, elle-même reposant sur d'autres suppositions, mais le renégat n'ayant pas la chance de pouvoir tout savoir de quelqu'un rien qu'en le croisant au détour d'un couloir, il lui faudrait s'en accommoder et progresser à tâtons dans la conversation afin d'essayer de confirmer ou infirmer chacune de ses déductions sans en avoir l'air et surtout, ne pas se fourvoyer en prononçant le mot de trop. Subtil équilibre donc, qui lui donnait l'impression d'évoluer sur le fil d'une épée : qu'il penche un peu trop d'un côté ou de l'autre, et il ne pourrait plus se rattraper.

Kylian refoula une grimace lorsque le blondinet l'interrogea. Non seulement, le sylvain avait remarqué le vampire dans son sillage bien avant leur arrivée dans la bibliothèque, ce qui avait tout de même de quoi déranger son instinct naturel pour la prédation, mais en plus avait-il également perçu l'hostilité qui avait étreint l'esprit du chasseur nocturne à cet instant. Pourtant, bien involontairement, l'elfe venait de répondre à la principale question que se posait le renégat et cela seul suffit à le réjouir : s'il ignorait le pourquoi de la filature et de ce désir de meurtre, c'était vraisemblablement parce qu'il n'avait pas fait le rapprochement avec Esmelda, donc qu'il ignorait bel et bien le plus important. Restait à faire en sorte de répondre à ses interrogations sans mettre en péril la liaison secrète.

« Et bien... Comme je vous le disais, j'ai entendu parler de votre mariage avec la princesse humaine. C'est une chose peu courante d'assister à un mariage entre les races et puisque vous connaissez le plus important me concernant, vous savez que je mène une rébellion contre Lorenz pour tenter de restaurer la paix entre nos peuples.
Je voulais me renseigner sur, disons... les modalités et les conséquences de ces mariages mêlant les races avec l'espoir que peut-être, un jour, il serait également possible de voir des vampires épouser des elfes, ou des humaines. Quant au reste... »

Le jeune vampire se passa une main gênée dans les cheveux, repoussant le haut de sa cape.

« Il n'est pas toujours facile de composer avec une nature prédatrice telle que celle qui coule dans mes veines et il faut parfois se faire violence pour ne pas succomber à quelque instinct primaire et brutal... »

Finalement, il ne s'en était pas trop mal sorti et n'avait en vérité pratiquement pas menti, tout au plus avait-il ''oublié'' de mentionner certains détails.

« Si cela vous donne satisfaction, il me semble que c'est à votre tour, alors, pour quelles raisons souhaitiez vous tant me rencontrer ? »

Plus fascinant qu'il ne se l'était imaginé... Kylian ne savait pas exactement comment accueillir le commentaire du sylvain mais sans doute valait-il mieux prendre la remarque comme un compliment. Et en fait de compliment, on pouvait même parler d'éloges dans le discours dont le dragonnier gratifia ensuite le peuple vampire. Sans pour autant se montrer méprisant envers les siens, il apparaissait clairement que la passivité des elfes n'était pas pour plaire au blondinet, quant aux humains, le tableau qu'il en dressait n'était pas beaucoup mieux : des guerriers abrutis incapables de la moindre réflexion. Alors même si ce dernier point de vue n'était pas vraiment surprenant de la part d'un elfe, le renégat ressentait un certain malaise devant les mots du sylvain. Et qui donc était ce mystérieux informateur qui lui avait parlé de sa rébellion ?

Le vampire fut sorti de ses réflexions par un claquement de doigt qui sembla résonner d'autant plus fortement dans le silence religieux de la bibliothèque. Il cligna rapidement des yeux pour se recentrer sur ce que venait de réclamer l'elfe avant de s'exécuter :

« Bien sûr, évidemment. Je suis désolé pour les propos que j'ai tenu, je n'en pensais d'ailleurs pas un traître mot mais il m'aurait été difficile de paraître crédible en chantant les louanges d'une humaine. »

Du moins, s'il avait pu être crédible ne serait-ce qu'un instant... Mais comment aurait-il pu savoir qu'un dragonnier elfique savait déjà qui il était sans jamais l'avoir rencontré ? La célébrité était loin, très loin, d'être recherchée par le renégat et c'était d'ailleurs d'autant plus inquiétant que de penser qu'une personne qui le connaissait s'en allait raconter un peu partout l'épopée de Kylian Wallam, rebelle et farouche opposant de Lorenz. Quoiqu'il n'était en fait peut-être pas inutile de faire savoir au plus grand monde que le prince noir n'était pas maître absolu en sa propre maison et que dans l'ombre, certains croyaient encore à la possibilité d'une étincelle qui viendrait apporter la lumière. Mais pas déjà, il était encore trop tôt, Armanda n'était pas encore prête à ce que pareille idée se répande. Pas encore, mais bientôt, peut-être. Si les négociations se déroulaient en faveur de la paix...

« Les petits ruisseaux forment les grandes rivières, toute l'aide qui peut nous être apportée sera précieuse, et d'autant plus celle d'un dragonnier du peuple elfique. Les négociations qui auront lieu prochainement seront précieuses pour faire avancer ces idées mais je ne peux y participer moi-même, ma seule présence risquerait de braquer Lorenz. Vous en revanche, vu votre statut, je n'ai pas de peine à imaginer que vous serez présent, si vous voulez contribuer à nos efforts, prenez la parole à ma place mais... ne prononcez surtout pas mon nom. »

Cela semblait évident mais puisque Merithyn l'avait mis en garde contre les réactions parfois un peu... maladroites dira-t-on, du dragonnier elfique, mieux valait s'assurer qu'aucune bévue ne serait commise.
Le vampire se passa une main sur le menton, plongé dans ses réflexions pendant quelques secondes, avant de reprendre :

« Mais si vous ressentez le besoin de faire plus encore, il me faudra vous faire confiance et celle-ci n'est pas des plus simples à gagner. Comprenez qu'il en va de la sécurité de ceux qui me soutiennent, Lorenz n'est pas un vampire d'honneur et il n'hésitera pas à s'attaquer à ceux qui me sont proches s'il pense pouvoir m'atteindre à travers eux. »

Et cette seule idée le terrorisait, il ne se souvenait d'ailleurs que trop bien de l'effondrement qu'il avait ressenti lorsqu'il avait vu la princesse aux mains du prince noir. Si malheur devait lui arriver, il ne le supporterait pas et n'avait aucune peine à s'imaginer tuer froidement le responsable... ou mourir en essayant.

« Or, pour que je puisse vous accorder ma confiance, il me faut la vôtre : dites moi le nom de celui qui vous a renseigné à mon propos. Il n'est pas question pour moi d'aller lui en tenir rigueur puisque sans son intervention, cette conversation aurait assurément pris un tout autre tournant. Mais je mène une existence pavée de secrets, ma survie et mon... équilibre dépendent du respect de ces derniers, si quelqu'un a pu vous parler de moi, il me faut savoir de qui il s'agit... »

Même si le dragonnier ne plaçait que peu d'espoir dans les négociations qui s'annonçaient, Kylian fut satisfait de l'entendre accepter de prendre la parole en faveur des idées défendues par le renégat. En fait, il était même plutôt heureux de constater qu'il existait au moins un elfe de la jeune génération capable d'accepter l'idée de la paix avec les vampires. Il aurait été illusoire de penser qu'un simple traité discuté dans l'urgence d'une invasion permettrait d'assurer un avenir durable aux relations entre les trois peuples, et tout idéaliste qu'il était, Kylian n'était pas encore assez stupide que pour croire sincèrement que tout s'arrangerait si facilement. En fait, il était parfaitement conscient qu'aussi longtemps que Lorenz règnerait sur le peuple vampirique, rien ne pourrait jamais être considéré comme acquis. Néanmoins, il savait également faire preuve d'optimisme et si certains refusaient d'accorder quelconque crédit à ce qui se déroulerait ici prochainement, lui voulait y voir un premier pas franchi, une première pierre posée. Après tout, il y avait de cela six mois, quiconque aurait affirmé assister ce jour à une tablée mêlant les dirigeants des trois peuples aurait été considéré comme totalement utopiste, alors qui pouvait bien prétendre savoir ce qu'il adviendrait lors des six prochains mois ? Pourquoi faudrait-il considérer comme acquis le fait que la guerre reprendrait sitôt les Alayiens défaits ? Alors même que ce qui s'offrait à eux était justement une chance à saisir pour ne plus retomber dans ces abîmes du passé ? Il n'y avait pas de raison, la porte venait de s'entrouvrir, il n'appartenait qu'à eux de l'enfoncer totalement.

Un silence pesant suivit les derniers mots du rebelle, tout au plus perturbé par le bourdonnement d'un insecte qui passait par là, jusqu'à ce que finalement, le dragonnier elfique eut pris sa décision. De prime abord, Kylian ne comprit pas de qui le sylain lui parlait : une part de responsabilité, sa transformation, pas fait pour ce monde ? Mais de qui ou de quoi étaient-ils donc en train de parler ? Tout s'éclaira cependant sitôt qu'Elrond prononça le prénom de Zaphirel, ce petit vampire que Merithyn avait récupéré lors de leur première rencontre. Le rebelle ne put retenir un sourire lorsque le dragonnier lui précisa que le vampiret ''ne l'appréciait pas réellement''. C'était effectivement une bonne façon de présenter les choses, on pouvait même sans crainte affirmer que la petite teigne le détestait cordialement. Le renégat avait finalement compris que le baptistrel l'avait déchargé d'une responsabilité probablement trop lourde pour ses épaules, Kylian avait commis une erreur en essayant de sauver Zaphirel comme il l'avait fait, mais il restait convaincu, et les mots du dragonnier elfique le confirmaient, que le vampiret ne survivrait pas plus de quelques mois parmi les troupes de Lorenz. Et c'était d'autant plus vrai maintenant que les Alayiens avaient débarqué, le prince noir ne permettrait jamais qu'un tel avorton ralentisse son armée.

Le vampire eut pour seule réaction un haussement d'épaules fatigué :

« Zaphirel est... égal à lui même pourrait-on dire. J'ai essayé de l'aider, il a refusé de le comprendre. Vous avez eu raison d'essayer de le convaincre de rester ici, il n'est pas taillé pour affronter le monde, et encore moins pour survivre parmi les vampires dirigés par Lorenz. C'est d'autant plus regrettable qu'il ne vous ait pas écouté. »

Ses mots étaient sincères, même s'il s'efforçait de ne plus se sentir responsable du vampiret, il aurait apprécié de le savoir à l'abri.

« Si vous êtes capable de le convaincre de se taire, je pense que ce serait préférable. Pas pour moi car il ne détient aucune information susceptible de véritablement me nuire, mais pour lui. Il n'est pas très prudent de prononcer mon nom à qui veut l'entendre, si Lorenz se met en tête que Zaphirel peut savoir quelque chose à mon sujet... Je suppose que vous n'avez pas besoin d'un dessin... »

Le vampire acquiesça d'un signe de tête lorsque le dragonnier lui fit part de son désir de l'aider. En vérité, le simple fait qu'il partagea les idées quelque peu utopiques du renégat était déjà une aide en soit, mais Kylian comprit facilement que l'autre parlait d'une aide plus... concrète. Après une courte seconde de réflexion, il lui tendit la main, paume ouverte, pour lui proposer une poignée de main en guise d'adieux, ou plus exactement, en guise d'au revoir :

« J'apprécie votre franchise, et vous ne manquez pas de courage, l'Amarië. Nous aurons très certainement l'occasion de nous revoir. »

Courage ou inconscience, la frontière entre les deux était ténue et la différence ne dépendait bien souvent que d'une question de point de vue, mais Kylian n'était pas du genre à refuser une main tendue.

Ainsi, si elle avait failli très mal s'engager, cette conversation s'achevait sur une note autrement plus positive : le vampire avait finalement eu la confirmation qu'Elrond ne souhaitait pas épouser Esmelda et se retrouvait même à compter un allié de plus. Il y avait de plus mauvaise façon de finir une rencontre.


HRP : voila, conclusion pour ma part, je te laisse voir si tu veux reposter derrière ou pas ^^