Ce jour-là il pleuvait à verse. Les gouttes d'eau étaient autant de rochers qui s'abattaient depuis le ciel jusqu'à se fracasser sur le sol herbeux, ou sur l'eau des marécages qui s'étendaient au sud-ouest de Gloria. Les plus chanceuses de ses gouttes pouvaient éclater sur les écailles d'argent de Trissi et, divisées en petites perles, pouvaient y ruisseler. Au milieu de leur lointaine musique, le léger bruissement de ses ailes apparaissait comme un souffle de vent au milieu des rafales.
La vie dont elle profitait depuis trois ans était telle que, si elle l'avait voulu, elle aurait pu se passer de chasse. Elle aurait pu se passer de beaucoup, d'ailleurs, et se laisser vivre sans plus chercher à penser. Vraorg l'aurait contrainte autant qu'il le faisait déjà, son corps n'aurait pas eu à se plaindre du moindre inconfort. Une vie de corps sans âme. Seulement, elle n'était pas comme cela. Elle n'aurait pu subir une telle vie. Aussi pour persister dans son existence il fallait qu'elle s'occupe, beaucoup, n'était-ce que pour se donner l'impression de maîtriser quelque chose. Jouer avec les bipèdes était divertissant de ce point de vue. Cela lui occupait autant les pattes que l'esprit, elle en sortait souvent victorieuse et satisfaite.
Mais pas aujourd'hui. L'humain qu'elle s'était désigné comme camarade de jeu avait été définitivement beaucoup trop sot pour qu'elle puisse en faire quoi que ce soit. Ah mais vraiment, hein ! Et borné...! Il lui rappelait Möebius, qu'elle n'avait su raisonner. Si seulement cela était faisable avec un tel phénomène... Elle se souvenait très bien du dragon aux écailles de ciel d'été. Elle se souvenait de l'agacement qu'il avait provoqué en elle, et du plaisir mesquin qu'elle avait eu à médire de lui auprès d'Isyndar. Ils étaient loin, désormais, par la distance et par les faits. Des camps opposés...

Allez, il n'y fallait pas penser. Moins elle y pensait, mieux elle se portait. C'était en grande partie pour cela que, désormais, elle fuyait la solitude et l'inactivité. Elle aurait dû le savoir, elle n'aurait pas dû s'envoler rageusement, emportée par son irritation. Elle aurait dû rejoindre Kedrildan, vérifier qu'il ne faisait pas de Kedrildânerie, et partager ses soucis. Elle ne saurait l'avouer, mais une partie d'elle-même s'appuyait sur ce dragonnier. Quelque chose qu'elle avait eu tôt fait d'oublier, dès que sa taille lui avait permis une certaine forme d'indépendance. Ils avaient longtemps été tous deux assez indépendants. Au contraire du bleu et de son elfe… Rah ! Rien qu'y penser l'agaçait davantage ! Et cet étrange sentiment de nostalgie mêlée de regrets l'agaçait aussi. Qu'elle se concentre ! La chasse !
La dragonne d'argent avait depuis un moment repéré une proie qui lui était plaisante. Elle la suivait depuis les cieux, pensive. Elle n'était pas bien sûre de tirer la moindre satisfaction d'un jeu aussi aisé. Elle donnait le temps à l'animal de sortir de l'eau, afin qu'il puisse s'enfuir un peu. Mais elle savait qu'elle allait gagner. Elle était plus rapide, elle avait les airs pour elle, et même ses flammes, dont elle n'aurait normalement aucune utilité. Décidément, ce monde manquait de distractions à sa hauteur.
Elle plongeait vers l'être de chair et de sang qui aurait dû libérer une part de sa mauvaise humeur en craquant sous ses crocs. La pauvre bête commençait à essayer d'échapper à son destin. Quelle tragique comédie ! Mais alors qu'elle continuait sa vertigineuse descente, Trissi crut percevoir un congénère, non-loin d'elle, qui paraissait partir vers la même direction qu'elle, arrivant de la direction opposée. Eh bien tant pis, il s'écarterait ! Cynoë devrait bien apprendre un jour ou l'autre à s'écarter lorsqu'elle passait !

La pluie n'était guère une gêne pour le dragon d'Améthyste, au contraire. Les gouttes d'eau qui coulaient le long de ses écailles sombres et violettes se dispensaient en léger rideau autour de lui, pour les gouttelettes qui ne touchaient pas son corps serpentin. Un temps guère idéal pour voler, il devait bien le reconnaître, préférant une belle journée ensoleillée, mais elle lui était parfaite pour chasser. Ses proies, même si elles venaient à guetter le ciel, le distinguerait mal sur le fond nuageux pluvieux. Il n'était qu'une longue silhouette indéfinissable, qui planait doucement entre deux petites trouées aériennes, entre deux nuages gris.

Doucement, il pointa sa tête vers le sol, qui était bien brumeux pour un regard non perçant. Chasser était une bonne activité pour l'Améthyste qui se languissait un peu de la situation actuelle. Trois ans étaient passés déjà, qui étaient apparus comme une longue éternité. Il regrettait encore de pas avoir été capable de faire quelque chose le jour où ils s'étaient tous trouvé devant Vraog le Blanc. Mais dragonnet à ce moment fatidique, il n'aurait pas pu faire grand chose, si ce n'était de rester à côté de sa liée. La princesse Esmelda était désormais à Gloria, à devoir attendre la suite de son destin sous les bonnes volontés de Vraog. Doucement, son moral et sa volonté avaient commencé à se morfondre, avant d'être un peu plus amorphe. Esmelda, sa belle liée s'attristait de jour en jour des conséquences de la prise du pouvoir par Vraog. Le dragon lui ne pouvait être qu'à ses côtés et veiller sur elle du mieux qu'il pouvait. Il était attristé de voir sa belle liée, si vivante avant l'arrivée de Vraog, être plus terne dans la lueur de son âme. Mais en elle, Cynoë percevait toujours sa force et sa détermination. Bien qu'enfoncées en elle, elles étaient là, endormies et guettant sans doute le bon moment pour ressurgir. Mais en attendant....Kylian son amant était là aussi pour être à ses côtés, même si sa propre voie l'avait changé lui aussi.

Et lui Cynoë ? Avait-il changé ? En tout cas, il se sentait lâche à certains moments. Combien de fois avait-il songé à vouloir prendre la voie des airs avec sa liée pour partir rejoindre les rebelles qui se cachaient dans le désert ? Il ne les comptait plus et prenait le temps de penser avec sagesse et non par passion précipitée. Partir pour que sa liée en souffre ? Loin de son peuple, loin de Kylian ? A être pourchassée pour le restant de sa vie, de manquer de la perdre ? Cynoë devait penser à elle avant de penser à lui. Elle était liée à lui et lui lié à elle. Elle pensait à lui, alors il devait être réciproque avec elle. Même si la joug de Vraog leur était dur, n'était-elle pas en sécurité, dans un certain confort la mettant à l'abri du besoin ? Il savait que ce n'était pas elle ce mode de vie, mais cela était mieux que de devoir croupir en prison. Peut-être un jour les choses s'amélioreront... Mais pour l'instant....

Il laissa un soupir. Le pour et le contre à réfléchir et à décider n'avait pas été facile. Mais tant qu'il était là pour sa liée et inversement... Un jour peut-être... Il se concentra sur sa chasse et repéra rapidement une proie qui barbotait dans l'eau. Même sous la pluie, les animaux qui entraient dans le menu des dragons ne négligeaient pas leur propreté. Déjà, la cible mouvante sortait de l'eau. Il ne devait pas perdre de temps s'il voulait l'attraper. Si elle se mettait à couvert sous un bosquet, il serait obligé de se poser pour la déloger. Il tendit ses ailes pour planer et obliqua le corps, prenant la posture d'un épervier qui guettait le bon moment pour fondre sur son dîner. L'être vivant sortait du cours d'eau... Il allait poser sa première patte sur le sol humide... Il fondit en avant, se propulsant en avant d'un puissant coup d'aile et piqua à vive allure sur la pauvre bête.

Repliant ses ailes comme le ferait un faucon pour gagner de la vitesse, ses yeux étaient dardés sur cette viande vivante et appétissante. Dans peu de temps, elle sera à lui. Mais quelque chose provoqua la peur à la proie. Elle cherchait à fuir autre chose, au vue de sa direction. Un autre prédateur ? Il aperçut une autre silhouette écailleuse fondre sur la cible convoitée ? Un autre dragon ? Comment n'avait-il ne pas le sentir ou le voir ? L'armure d'écailles argentées avaient été efficace pour se cacher dans les nuages, sans nul doute. Il poussa un léger grondement. Il était hors de question de laisser l'animal désiré dans les crocs d'un autre dragon ! Lui aussi avait faim !

Il avait reconnu Trissi, une dragonne argentée qu'il avait croisé de lui et aperçue pour la première fois de sa vie dans le Grand Temple, quand sa liée et ses compagnons combattaient une Perle du Néant, trois ans auparavant. Il ne la connaissait pas plus que cela et à voir sa trajectoire, elle dévoilait sa détermination d'aller jusqu'au bout de sa chute libre pour attraper la proie. Même si elle était plus âgée que lui de quelques années, il ne céderait pas sa place. Au premier qui l'attraperait ! Et pour cela, il allait jouer sur un atout qui l'aidait grandement, au contraire des autres dragons : son agilité.

D'un coup d'ailes puissant, il gagna un peu plus de vitesse, et changea son angle d'approche, pour éviter d'entrer en collision avec l'Argentée, la contournant presque. On peut dire, la frôlant même. Peut-être qu'une de ses crêtes se frotta contre un de ses piquants, tellement il était proche de sa congénère. Il ondulait presque à ses côtés pour la devancer et la prendre de cours dans son désir de s'emparer de la proie. Cynoë n'eut plus qu'à tendre ses griffes de ses antérieurs pour empaler la créature qui avait tenté de fuir en courant hors de la rivière. Les serres pointues et tranchantes se plantèrent dans son poitrail, pendant que ces mêmes griffes l'entourèrent pour l'emporter. Le tout avec l'ultime instant pour que Cynoë ouvre ses ailes dans un claquement sec et qu'il se redresse. Ses postérieurs le réceptionnèrent avec force et souplesse pour encaisser la vitesse de la chute qu'il n'avait pas su réduire en ouvrant ses ailes. Et bien entendu, ses postérieurs le poussèrent en un petit bond en avant pour s'éloigner d'une dizaine de mètres, plongeant ses membres dans l'eau.

Doucement, il se retourna et d'un rictus victorieux affiché à pleines dents, il regarda l'Argentée qui répondait au nom de Trissi.

°Tu n'as pas été assez rapide ma chère. Dommage pour cette proie....°

Il paraissait ne pas ralentir, au contraire. Avait-il été, par la volonté de leur Supérieur, privé d'une partie de sens sens, pour ne pas voir qu'il empiétait sur son actuel terrain de jeu ? Les bonnes moeurs en Armanda indiquaient pourtant clairement que s'opposer à Trissi était un affront sans nom qui ne laissait à son coupable aucune raison valable d'en éviter les conséquences.Quant auxdites conséquences... Elles étaient variables. Mais elle se souvenait d'un humain qu'elle avait failli croquer comme un mulot-apéritif parce qu'il avait osé se prétendre apte à lui faire front. Fort heureusement pour lui, la dragonne était dotée d'une grande clémence. Si sa patience avait des limites, ces dernières étaient néanmoins renforcées lorsqu'il s'agissait de commettre l'irréparable sur un bipède. Elle était une dragonne de principes !
Mais de toute évidence, Cynoë n'en avait pas autant qu'elle. En tout cas, il n'avait pas les bons. Pas ceux qui disaient quelle était sa place par rapport à une dragonne qui lui était supérieure tant par l'âge que par le physique, que par l'esprit. Allez, il était encore jeune, peut-être qu'il n'avait pas appris ce genre de choses. Au sein de la théocratie, les dragons étaient rares, et Trissi doutait que sa Liée et Skade aient pris le temps de lui enseigner ce genre de choses. Elle allait devoir s'en occuper. Tant pis pour ce dragonnet...
Elle l'avait connu petit encore, elle peinait à reconnaitre en lui un adulte, quand bien même il en avait l'apparence. Il restait "le dragonnet à la couleur fort peu discrète". Mais allez... Il allait comprendre, n'est-ce pas ? On pouvait se tromper puis corriger ses erreurs. Et s'il n'était pas discret, il devait bien avoir d'autres qualités !

La dragonne d'argent eut un mouvement sur le côté en voyant sa silhouette se rapprocher beaucoup trop d'elle, si bien qu'elle eut peur qu'un mouvement d'ailes maladroit de l'un d'eux n'interfère dans leur vol. À quoi jouait-il ? Elle apprécia fort peu qu'il l'écarte ainsi de sa trajectoire. Il perdait des points dans son estime -ce qui n'était, certes, pas tant compliqué. Elle n'avait rien transmis de cela à Cynoë, néanmoins, pas même un grognement de mécontentement. Sa perte de vitesse lui coupa l'envie de fondre sur la proie. Elle avait eu envie de cette descente, à un certain rythme, fluide, et sans interruption. Son petit plaisir était gâché. Elle vit le petit d'améthyste s'emparer de SA proie, et atterrir après un bond, au milieu de l'eau. Elle lui trouvait un manque de grâce et de délicatesse qui allaient de paire avec sa façon d'être.
De la mauvaise volonté, due à sa mauvaise humeur ? Point du tout, ce n'était pas là dans les habitudes de la dragonne ! Elle arriva bientôt non-loin de Cynoë. Là, elle se atterrit avec toute la douceur dont elle était capable. Elle ne pouvait pas empêcher les herbes de plier sous l'effet du vent brassé par ses ailes, mais elle pouvait éviter que la terre résonne de son poids, glissant dans mouvement presque caressant ses pattes sur elle. C'était sa petite spécialité. Elle avait toujours su que les airs étaient avec elle comme avec leur fille préférée, et nul dragon ne pouvait s'y sentir mieux qu'elle. Nul n'avait le droit de mieux jouer avec eux.
Alors quand Cynoë osa la railler sur sa vitesse, il bouscula la susceptibilité de la belle avec violence. Elle ne put empêcher un souffle rauque, brûlant, de s'échapper de ses narines. Là, ses "points-dans-l'estime-de-Trissi" étaient dans les négatifs. Nul n'attentait ainsi à sa fierté: elle le lui ferait payer d'une façon ou d'une autre. Il allait découvrir sa rancune, son excellente mémoire, et la patience qu'elle pouvait avoir quant à ce genre de choses.

"- Si tu crois être véritablement le plus rapide de nous deux, permets-moi de douter des qualités dont ton esprit aurait dû hériter, fils d'Isyndar." Sa voix mentale était presque mielleuse, d'un miel venimeux. Son regard avait accroché la carcasse. Cette vision était exécrable, et elle comptait bien ne pas en rester là. "Termine ma proie si tu le souhaites. Je ne t'imposerai pas de te mesurer convenablement à moi, jeune mâle."

Les dragonne avaient leur fierté. Cynoë l'avait vite appris et compris. Il se retenait de s'offusquer par contre quand Triss évoqua le nom de sa Mère Dragonne. Même si les dragons d'ordinaire n'avaient pas un attachement aussi fort avec leurs géniteurs, à l'équivalence des êtres humais, Cynoë éprouvait quelque chose de profond envers Isyandar. Ben plus maintenant qu'il avait eu la chance de la croiser. Comme si le Destin avait voulu que le fils et la mère se croisent, pour partager la profondeur de chacune de leur âme.

Mais revenons à Trissi, qui s'était donc montrée sarcastique. Quoi de plus normal quand un dragon vus pique sous votre museau sa proie de la journée. Il se retint de sourire. Trissi était plus âgée que lui, donc elle avait un minimum de respect à avoir. Il s'avoua avoir été un peu..., désobligeant. Mais il n'était pas dans l'idée de s'excuser de suite. Même si était lus jeune qu'elle de quelques années, il restait un dragon, mâle de surcroit et qui n'était pus un dragonnet depuis longtemps ! Et elle le traitait presque comme tel ! De quoi grince un peu les dents. Déjà Trissi le poussait à terminer SA proie, pour pouvoir l'affronter.

Il répondit donc à l'Argentée, sur des émotions tout à fait sereines et sans aucune provocation ; comme pour accentuer le fait qu'elle ne l'impressionnait pas. C'était un peu vrai d'une certaine façon.

°Tu voudrais réellement te mesurer à moi, O Trissi l'Argentée ? On dirait que tu réagis comme un guerrier bipède en mal d'avoir son honneur bafoué. Il est vrai que je t'ai soustrait cette proie sous tes yeux. Mais qui pourrait savoir qui de nous deux l'a aperçue en premier. Ce sera impossible à le déterminer, à défaut d'un témoin. Mais comme il n'y a que toi et moi en ces lieux...°

Il étendit se ailes pour faire un léger bond gracieux en avant, se rapprochant de la dragonne. Même s'il n'était qu'un jeune mâle, cela ne l'empêchait aucunement de se dresser sur ses pattes et de dresser son cou et sa tête avec fierté. N'avait-il pas réussi à soustraire cet animal à une dragon plus expérimenté que lui ? Il garda sa fierté pour lui. Autant éviter de faire de la provocation.

°Mais je concède que tu mérites cette proie, autant par respect envers toi que pour m'excuser de mon effronterie. °

Il déposa donc délicatement la carcasse encore chaude devant Triss, retirant ses serres ensanglantés du corps. La proie n'était guère abîmée, il l'avait occis proprement.

°Le sang aurait gâché la splendeur de tes écailles. Le sang séché est très difficile à retirer tu sais... J'espère que je n'aurai pas, malgré tout, gâché ton plaisir de chasse. °

Dignement, il pris une pose assise, la queue enroulée devant lui, guettant la prochaine réaction de la dragonne.

Les saphirs de Trissi parurent chercher à transpercer l'armure d'écailles de son congénère. Il venait de la surprendre, et en bien. Elle ne s'était pas attendue à cela, suite à ses précédentes expériences avec les mâles de son espèce. Elle s'était créée deux principales hypothèses quant aux réactions possibles de ce jeune-là, par rapport à sa mise au défi détournée. La première, et la plus logique, le parait de fierté, et le poussait à accepter le défi comme s'il lui avait été refusé. La seconde, bien plus pessimiste, lui accordait un cruel manque d'intellect, et le voyait sage comme une image, ne saisissant pas même que ce n'était pas une faveur qui lui était accordée. Au final, non seulement il avait su déceler son intention première, mais il avait également su la contourner. Oh… Finalement, il était peut-être un peu plus prometteur que ce qu'elle imaginait. Elle commençait même à caresser l'espoir d'être face à un esprit comparable au sien.

Mais tout de même, un esprit qui s'opposait au sien. Elle était restée de marbre alors qu'il la comparait à un bipède, alors qu'il s'imaginait que la légitimité de la proie revenait à celui qui l'avait aperçue en premier. Pas un grognement, par une pensée, surprise qu'elle était, et occupée à chercher dans l'attitude de Cynoë quelque chose à lui reprocher, qui aurait pu confirmer ses impressions premières, et le ramener à nouveau à l'état de dragonnet mal-leché. Cela lui aurait donné de quoi le remettre à sa place. Elle n'aimait pas la façon dont il lui avait parlée, alors qu'elle aurait dû aisément le dominer.
Elle en était encore là lorsqu'il se rapprocha d'elle. L'Argentée esquissa un début de pas en arrière, sans le terminer. Sa surprise ne fit que s'amplifier en devant la nouvelle attitude du dragon d'améthyste. Elle n'arrivait définitivement pas à se faire à l'idée qu'il puisse y avoir des formes de vie intelligentes en ce monde. En temps normal, déjà, les bipèdes s'acharnaient à la conforter dans l'idée inverse. Aujourd'hui, ils paraissaient avoir doublé leurs efforts. Cynoë apparaissait véritablement comme une ombre dans un ciel blanc d'hiver, un contraste. Bon, le souci principal était qu'elle ne savait plus vraiment comment réagir dans ces conditions. Elle appréciait tant son offre de chair que de paroles. Non seulement la reconnaissance du respect qu'il lui devait était plaisante pour l'Argentée, mais elle était également un avantage pour lui.

Et il avait réussi à accepter sa position sans perdre son panache. Voilà qui était… Impressionnant, il fallait le dire. Si jeune, et déjà si subtil… Au final, il était bien le digne héritier d'Isyndar. Elle suivit du regard la carcasse quand cette dernière vint se poser devant elle. Encore une fois, il parvenait à la complimenter sans paraitre s'écraser. Jamais Trissi n'avait autant eu l'impression d'avoir à faire à un semblable. Cette impression aurait dû l'aider à comprendre comment réagir, se basant sur ses propres envies. Il n'en fut rien.
Finalement, après un bref silence passé à observer le mâle qui lui faisait face, Trissi se rapprocha un peu plus de la carcasse.

"- Partageons-la."

Après une telle offre, refuser n'avait pas de sens. Et puis, il fallait le reconnaitre: elle n'avait pas envie de l'embêter juste pour l'embêter, celui-là. Pas tout de suite. Elle voulait d'abord voir un peu mieux quel dragon il était. Peut-être pourrait-elle s'en faire un potentiel collègue d'expériences, comme son petit elfe Nomin ? À moins que sa témérité ait des limites. Mieux valait d'abord le tester, voir comment il réagissait. Et s'il réagissait mal… Elle aurait un camarade à qui mordre la queue les jours où elle s'ennuierait.
Arrachant les premiers lambeaux de chair à la pauvre carcasse, elle tendit à nouveau son esprit vers le sien, un plus délicatement. Il devait pouvoir sentir sans souci qu'elle était beaucoup moins acide.

"- J'apprécie l'attention que tu portes à mes écailles. Tu es bien le premier à t'en soucier." Elle pensait à leur "congénère" albinos. Lui, il s'en moquait bien. Il envoyait les dragons au combat sans se soucier des souillures engrangées tant sur leurs âmes que sur leurs corps. "Les tiennes sont à nulles autres pareilles." Cela pouvait passer pour un compliment. C'était plutôt une interrogation. Elle désigna d'un geste linéaire et mesuré la marque qui ornait le poitrail de Cynoë. Si elle l'avait aperçue, si elle s'était questionnée à son sujet, elle n'avait pu jusqu'alors obtenir de réponse qui la satisfaisait. Et elle détestait ne point être satisfaite.

Elle avait reculé d'un pas là où lui s'était donc rapproché pour lui déposer la carcasse. Il n'avait pas été surpris et n'avait aucunement relever. Il y avait des choses qui ne se dévoilaient pas pour ne pas froisser l'interlocutrice. Trissi avait gardé le silence un petit moment avant d'observer l'Améthyste. Seulement après, elle s'était rapproché de la viande encore chaude de cette proie qui lui avait soustraite par les ''bons'' soins du jeune saurien adulte. Et ce fut avec la puissance de ses crocs qu'elle arracha ses premiers lambeaux de chair au pauvre animal, désormais vide de toute vie (une chance pour lui). L'odeur était alléchante et invitait aussi à y goûter. Rien ne valait une chair fraîche pour en apprécier le goût, la texture, le craquement des os... Bien des choses en fait qu'un esprit humain ne pourrait pas comprendre ; ou alors il en serait écœuré.

L'Argenté tendit son esprit vers le sien pendant qu'elle se repassait de son repas mine de rien bien mérité. Cynoë avait attendu poliment qu'elle réengage la conversation et le ton mental était bien plus doux et plus posée que les premières pensées qu'elle lui avait adressées quand il lui avait chipé l'animal. Il fut un peu surpris d'apprendre que les autres dragons qu'elle avait eu l'occasion de croiser ne semblaient pas plus que cela se soucier de l'apparence ou de partager des petits détails à corriger. Peut-être qu'il s'était trop calqué sur le comportement humain, en prenant plaisir à garder ses écailles rutilantes et en bonne santé. En tout cas, Trissi semblait apprécier la remarque. Donc au final, il se rassura lui-même quand à son attitude draconique à l'égard de la dragonne argentée. Mais il exprima tout de même son léger désappointement.

°Je suis un peu surpris que ceux que tu as croisé n'aient pas eu les mêmes paroles. Ils doivent prendre plaisir à avoir des mouches dans leurs gueules. Car ces insectes sont très rapides et horripilants quand il s'agit de venir se nourrir d'un peu de sang ou de reste de chair coincés dans nos écailles et nos crocs. Et puis surtout... le rouge n'est pas une teinte qui convienne vraiment à la radiance de tes écailles.°

Où comment se rattraper doucement et sans qu'il le veuille vraiment.

°Je te remercie pour le partage, mais j'attendrai que tu aies terminé de prendre ta part. Après tout, c'est ta proie. Il est légitime que tu prennes les morceaux qu'il te sied. Et si jamais tu n'es pas assez rassasié, cette rivière aura bien quelques poissons à offrir dans cet petite étendue d'eau...°

Si jamais elle le souhaitait bien entendu. Puis la regardant toujours pendant qu'elle se nourrissait, elle semblait esquisser un petit mouvement de la tête vers la marque de Terre, comme pour illustrer à ses propos concernant ses sombres écailles. Peut être qu'elle cherchait à savoir quelque chose sur cette Marque. Cynoë ne voulait pas trop abordé le sujet. Où alors avait-il mal vu le geste léger de la Dragonne. L'Améthyste penchait un peu plus pour cette idée que la première.

°C'est certes une couleur particulière, et on saura pas me confondre avec un autre dragon vu du ciel. C'est un avantage la nuit, mais en journée... Les tiennes, dans le coeur des neiges des cimes les plus enneigés d'Armanda, ou quand la terre se part d'un manteau blanc d'hiver, il doit t'être aisée de te camoufler. Et pour chasser du ciel, te fondre dans le coeur même des nuages les plus imposants du ciel doit être un jeu d'enfants, jusqu'au bout de tes ailes. °

Il est vrai qu'il voyait le côté pratique de la couleur des écailles de Trissi. La discrétion aérienne devait être un point fort pour elle, bien plus que lui. Mais peut-être que chaque dragon avait sa manière de chasser, justement par les différences qui le marquaient et le rendit unique.

Cynoë était définitivement un dragon de bon goût. Maniéré, lorsqu'enfin il le décidait, et soucieux des apparences et du confort. Voilà un point qui leur était commun, et que Trissi portait en bonne estime. Sans le souci de l'esthétique, jamais sa mère n'aurait aussi bien choisi son père, jamais elle n'aurait été aussi bien faite. Elle n'imaginait pas sa vie dans un corps difforme, à la couleur écoeurante. Quand au souci du confort… Qui ne l'avait pas ? Quel dragon n'avait jamais maudit un malheureux insecte chatouillant ses gencives ou son palais ?Et quel dragon n'avait jamais essayé de les écraser du bout des crocs ? Ceux qui prétendaient l'inverse étaient des menteurs.
Le bel améthyste fit une remarque qui tira de sa camarade d'argent un amusement tout à fait mesquin. Il y mettait du sien, pour ménager son humeur difficile. Théoriquement, il s'y prenait relativement bien, ni grandiloquent, ni trop timide, bien mesuré. Mais… Quel dommage que ses efforts se voient ainsi discrédités par un simple point, un simple petit point qu'il n'avait sans doute pu voir, suivant leurs angles de vol respectifs. Dommage, mais si amusant pour elle !

Elle le laissa continuer, le laissa parler, dévorant lambeau par lambeau la chair du malheureux animal. Pas question de passer pour une affamée, surtout quand elle ne l'était pas. Elle guettait le moment où sa gourmandise se tarirait, où elle laisserait son camarade goûter à son tour la viande qu'il avait chassé pour elle. Et de temps à autre, elle lui transmettait tout juste son approbation, sans véritablement lui donner une quelconque teinte.
Parlant de teinte, Cynoë évita savamment sa question sous-entendue. Pour elle, cela ne faisait aucun doute: à la façon dont il retournait le sujet pour à nouveau la complimenter, c'était une esquive verbale. Oh le coquinou ! S'il croyait pouvoir l'avoir aussi facilement ! Oh le pauvre petit… Elle le laissa néanmoins terminer. Au fond, ç'aurait été criminel de se priver de compliments aussi soignés, choisis pour son bon plaisir. Ses louanges cessant, Trissi prit le temps de passer une langue discrète le long de ses lèvres d'écailles, devant ses crocs, en retirant le sang et les poils humides qui y étaient restés.

"- Se rendre invisible n'est pas qu'une question de couleur. C'est un ensemble: c'est notre façon de voler, le sifflement du vent autour de nous, notre souffle, le son que nous faisons en fondant sur une proie, la façon dont nous jouons de notre ombre. Là-dessus, tu te présentes comme un excellent modèle." Il fallait bien lui reconnaitre cela. Il n'y avait de mérite à vaincre un opposant que lorsque ce dernier était lui-même méritant. "Mais il est vrai que ma couleur présente de nombreux avantages. Au sein de ces nuages, je suis en effet plus aisément dissimulée. Parce qu'elles ne rendent pas la lumière comme le verrait une étendue d'eau, elles me permettent également de n'être pas immédiatement visible de nuit. Néanmoins, si mes proies daignaient ne plus se fier qu'à leur vue, ils pourraient me voir, et me distinguer de mes semblables." expliqua-t-elle, sa voix mentale parée de fierté.

Là-dessus, elle étendit ses ailes, les mouvant légèrement, afin que leurs membranes inférieures soit visible aux yeux de Cynoë. Elles étaient écarlates. Et Trissi guettait avec avidité la réaction de Cynoë: comment saurait-il rattraper ce qu'il avait dit peu de temps auparavant, comme quoi le rouge lui seyait fort peu, maintenant qu'il avait cette vision sous les yeux ? Allait-il feindre la cohérence, et rester sur son avis, ou tenter de corriger le tir ?Mais elle était une dragonne pleine de mansuétude. Prête à lui offrir un échappatoire. D'une voix qui démontrait enfin son léger amusement, elle reprit la parole: "Ne me parleras-tu donc pas de cette particularité sur ton poitrail ?"

Le jeune Améthyste ne la quittait pas des yeux, et comme n'importe quel dragon qui assistait au repas d'un congénère, il ne fut pas impressionné, ni offusqué de voir l'Argentée passer une langue sur ses lèvres écailleuses pour en retirer le moindre fragment de son repas. Il avait noté un détail. Elle n'engloutissait pas des morceaux énormes de chair. Elle avait pris soin de prendre lambeau après lambeau. Aussi délicate dans ses répliques et ses mouvements, elle tenait visiblement à l'être aussi sur le plan alimentaire. Dans un sens, elle avait raison de se restaurer de la sorte. Se bâfrer ne servait à rien si on avait le temps de se nourrir et d'apprécier chaque bouchée. Visiblement, elle n'était pas n'importe quelle dragonne.

Il arriva à ne pas être pris de court quand elle le complimenta légèrement quand elle le compara à l'ombre. Du moins sur le jeu d'une ombre.

°Je ne peux que te donner raison sur l'art de chasser depuis les cieux. Comme tu parles d'ombre, peut-être que je devrai privilégier les chasses nocturnes. Les gibiers tels que les daims ou les cerfs apprécient la nuit pour sortir des bois et fureter dans les plaines à la recherches de jeunes pousses d'herbes. Les proies que nous chassons ne sont pas aussi doués que toi pour percer l'air et les cieux de ta vision.

Enfin presque. Si la dragonne l'avait vu arriver de loin par la vue et non en se fiant à ses autres sens, peut être qu'elle l'aurait vu approcher et l'aurait gentiment inviter à ne pas interférer avec sa prise du jour, prise qu'il lui avait attrapé sous le nez. Par respect pour elle et par politesse aussi, il n'évoqua rien de ces petits pensées là et songea à autre chose quand l'Argentée étendit ses ailes pour les dévoiler dans toute leur envergure pour dévoiler leur partie rouge. Il manqua de déglutir. Comment avait-il pu rater la couleur rouge du bord extérieur de ses membranes ? Quelle faute il avait commis. En tout cas, le contraste était tout autre. Elle lui envoyait un ton amusé quand elle lui rappelait la présence de sa rune sur son poitrail.

°Je crois que j'étais trop focalisé sur la proie et sur ma chute. Je n'ai pas remarqué la couleur incarnate qui bordait le bout de tes ailes. Je m'en excuse. A ce moment là, je ne tenais pas à te percuter en fondant sur ta proie... Mais le bord de tes ailes ne sont pas tes écailles. Le cuir léger et solide de tes ailes est une toute autre texture que celle de ta cuirasse naturelle. Et puis cette couleur se fond avec harmonie dans ta couleur première... Rien de sang, rien de rajouté, rien d'éclaboussé. Que du naturel à la perfection draconique. °

Oui, il tentait de se rattraper pour ne pas la courroucer. Manquer d'attention pouvait être vexant. Lui aussi se serait senti frustré si un bipède se permettait de lui oublier une couleur sur ses écailles, ou encore de dire qu'il était d'une autre couleur autre que le violet ou améthyste. Puis d'un ton un peu penaud et confus, il répliqua quand à la marque. Il ne pouvait pas esquiver la curiosité de Trissi quand à la Rune de Terre.

°Je l'ai acquise le jour où Vraog revint dans ce monde pour le dominer de toute sa puissance et de lutter contre les Esprits qui tentèrent de le contrer. Cette marque au signe si particulier est sur mes écailles depuis ce jour, il y a presque trois années humaines. Peut-être que tu as entendu parler des Marcheurs ? °

Il s'était un peu rembruni en se rappelant de cette aventure. La Prophétie, les Marcheurs... Edwyn et Vraog. A croire qu'un rien avait servi à tout faire basculer pour que le monde tombe entre les griffes malsaines de Vraog et pour aboutir à une terre meurtrie des guerres et de la lutte des Esprits contre Vraog. L'avenir paraissait bien sombre.

°C'est une particularité oui, mais quand je la regarde, elle me rappelle amèrement ce juor où nous avons vu Vraog et que nous avons assisté à sa libération... pour être les premiers à se ployer devant lui. Cette marque est comme un cuisant rappel de ce jour que je considère comme funeste. Peut-être que je devrai la considérer avec plus de positivité, que je devrai me raccrocher à l'espoir qu'elle pourrait peut-être apporté un jour... °

Oui, peut-être qu'il devait se raccrocher plus à l'espoir que cette marque pourrait apporter. Désespérer n'était pas bon comme fil à suivre. Autant pour lui que pour sa liée. Peut-être qu'il devait la voir autrement et sous un jour nouveau.

La dragonne d'argent ramena ses ailes contre son fin corps. Les premiers mots de Cynoë lui suffirent à saisir qu'il avait bien compris ce qu'elle sous-entendait, et ce qu'elle attendait. Au moins, il n'avait pas la bêtise de croire qu'elle serait à nouveau partie du principe qu'elle aurait fait passer une absence de réaction pour un nouvel oubli d'observation. Car naturellement, s'il avait fait fi de cette information, elle en aurait joué pour l'ennuyer avec cela, d'une façon ou d'une autre. En l'appelant oeil-de-taupe, dans le meilleur des cas, ou en jouant les offusquées devant un tel manque de respect.
Ses saphirs ne le quittaient pas son congénère, alors que ce dernier se rattrapait. Ou du moins, essayait. De toutes évidences, son erreur l'avait déstabilisé. Trissi constata qu'il cherchait tout d'abord à donner la raison évidente de son erreur, avant de vouloir apaiser ses humeurs, la ménager. Allez… Il l'amusait, à essayer ainsi. Brave petit. Elle avait bien entendu qu'il trouvait que rouge et argent n'allaient pas ensemble, elle ne l'oublierait pas, qu'il prenne suffisamment soin d'elle ou non. À ce propos… Elle avait encore un surnom à faire payer à Kedrildan. Cela allait bientôt faire trois ans… Il était temps qu'elle mette cela en oeuvre, sans quoi son vampire allait finir par croire que tout était permis.
Mais puisque Cynoë parlait de perfection draconique, son humeur partit en effet dans une direction relativement correcte. Certes, Cynoë avait ployé devant elle. Mais ils partageaient l'envie de cette perfection inhérente à leur race, latente dans leurs veines de façon plus ou moins prononcée selon les congénères. Un bon point. Vouloir était le début de pouvoir. Elle devait pouvoir l'y aider, Armanda n'en s'en porterait pas plus mal. Cela compenserait d'autres… Spécimens.

Cynoë entamant son récit, Trissi arracha un ultime lambeau de chair à la carcasse, qu'elle poussa ensuite du bout du nez vers son congénère. Il restait encore de quoi manger, même s'il ne s'agissait pas des morceaux les plus fameux à son goût. Elle estimait lui avoir laissé une bonne part.
Elle l'écouta évoquer les Marcheurs, et l'avènement de Vraorg. Légèrement calmée par ce discours, elle ruminait d'autres pensées. "Les Marcheurs". Elle se souvenait distinctement des vampires avec lesquels elle et Silarae avaient pu jouer, des espèces de loups non-vivants, abominations devant les Esprits, qu'ils avaient dû affronter. Ces bêtes grouillaient maintenant au sein du continent, comme pour bien signaler que ce qu'ils avaient cru être une horreur tout juste liée à ces galeries souterraines s'était étendue. Ce cauchemar qu'ils avaient fait, ils l'avaient laisé devenir réel. Elle revoyait son Lié proposait avec une assurance sans faille d'utiliser les flammes d'Edwyn. Les flammes d'Edwyn… Sur son lit de mort elle lui rappellerait cela. Et puis il y avait eu cette arche, leur envol, et ce choc si violent… Elle ne se souvenait plus.
Rien de bien glorieux pour elle non plus. Ils abordaient un sujet sur lequel la discussion allait être laborieuse. Si Cynoë possédait un tant soit peu d'honneur et d'amour-propre, il risquait fortement, en effet de refuser de lui dire certaines choses. Elle comprenait. Est-ce qu'elle compatirait pour autant, et aurait pitié de lui ?
Non.

Les liens se faisaient dans son esprit, elle demeurait immobile, songeuse. Elle avait eu tôt fait d'écarter les souvenirs de sa propre expérience. Elle n'aimait pas le sentiment qui en découlait. Aussi ne comptait-elle pas ne serait-ce qu'évoquer à Cynoë le fait qu'elle ait tenté d'être à sa place, et qu'elle ait échoué.

"- N'attends pas l'aide de qui que ce soit. Nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes pour mettre fin à tout cela."

Une sorte d'aigreur, de rancune contenue avait hanté sa voix. Pourtant, elle n'en voulait pas aux Esprits... Presque pas. Mais ils n'avaient pas été à la hauteur. Et face à quoi ? Face à un de ses congénères. Certes, un congénère peu commun, qui pouvait tous les contrôler. Mais tout de même, un congénère qui comme eux avait dû sortir d'un oeuf. Si elle devait à nouveau se battre un jour, ce ne serait pas pour les Esprits, mais pour le continent. Mais pour l'instant... Elle ne pouvait mettre fin au règne du Blanc. Son Lié, de même, contraint qu'il était par sa marque...

Cynoë fut un peu surpris par le ton qu'elle employait en lui conseillant de n'attendre l'aide de personne. Personne ? Elle sous-entendait là une globalité avec les relations avec les autres espèces bipèdes, les autres dragons ou sa liée ? Cela le déconcerta un peu t il prit le temps de réfléchir en inclinant la tête pour remercier la dragonne qui lui tendit le reste de son repas. Il n'eut qu'à tendre une griffe pour tirer vers lui ce qu'il restait de la carcasse. Il était vrai qu'il ne restait plus des morceaux de choix comme certaines viscères très prisées comme le foie ou le cœur, ou encore de ces chairs goûteuses qui bordaient les cuisses on encore la croupe. Mais l'Améthyste ne faisait pas le difficile. En même temps, il avait légitiment concédé les parts de choix pour Trissi, vu qui lui avait subtiliser la proie sous le nez. Donc... il n'avait aucun droit de réclame. Et pourquoi aurait-il protesté contre cette dragonne d'ailleurs ? Elle était déjà bien gentille de pas avoir vociférer sur lui. Là elle lui accordait le reste de sa part.

Il décida de répondre à Trissi, avant de se dévorer la viande restant de son repas. Il avait besoin d'en savoir un peu plus sur ce qu'elle affirmait. Ce furent des pensées curieuses et étonnées qui vinrent avec la conversation.

°J'en déduis que tu me conseilles cela par une désagréable expérience que tu as eu ? Mais, si nous devons compter que sur nous-même, n'est ce pas un peu égoïstre de notre part ? Je sais que les bipèdes manquent parfois de jugeote ou se préoccupent plus de leur petit égo et de leur côté matérialiste pour comprendre que le monde doit être protégé et défendu, mais nous ne pouvons mener seuls les batailles. Déjà Vraog s'assure de diviser ceux de notre propre espèce. Devons nous alors rester divisés entre nous ? °

Il avait croisé quelques uns de ses frères et sœurs de race. Entre Skade et Verith, il tenait là deux exemples parfaits de dragons qui suivaient des liens de pensées bien différentes, de part leurs expériences personnelles dans ce monde.

°Peut-être suis-je encore trop jeune pour comprendre certaines choses... Et en même temps, je n'étais encore qu'un dragonnet quand le monde a basculé dans la folie de Vraog. Tu auras parfaitement le droit d'affirmer que je suis bien naïf, mais... je sais que je pourrai compter sur ma liée, quoiqu'il arrive. Comme moi je pourrai l'aider au mieux de mes capacités....même si d'une certaine façon, je suis entravé..°

Sa liée si elle venait à contester Vraog, ou inversement, lui Cynoë réprouvait un ordre ou une décision de Vraog, il était certain que sa belle princesse, ou lui, en subirait les conséquences. Que de mieux que de tenir entre ses griffes deux êtres unis dans un lien aussi puissant que le leur pour faire ce qu'on lui plaisait...

Cynoë tendit sa tête vers la carcasse et à l'instar de la dragonne argentée, il tira un premier lambeau dubout des dents pour l'avaler proprement.

Il s'était montré aussi délicat qu'elle quant au repas, en ne se jetant pas dessus. Il savait se contrôler, et il le faisait devant elle. Très bon point. La dragonne d'argent prit le temps de consciemment le remarquer, juste avant que son congénère ombré d'améthyste tende son esprit vers le sien à nouveau. Etrange comme il venait quérir son avis, désormais, reconnaissant l'expérience plus large qu'elle avait de ce monde par rapport à lui, sans pour autant ramper devant elle. Le regard de Trissi s'appuya encore sur lui, comme si l'agencement des écailles de Cynoë pouvait lui indiquer ce qu'elle cherchait. Par ce que lui avait dit Isyndar, il savait que sa progéniture n'avait pas grandi à ses côtés, à Aigue-Royale. Ainsi il n'avait pu côtoyer ni Trissi, ni Silarae, ni Ashy, ni...Enfin... Elle ignorait véritablement si Cynoë avait pu croiser sa route avec celle d'autres dragons. Il lui semblait que seuls les bipèdes avaient pu l'entourer. Esmelda étant sa Liée, il avait dû grandir au sein de Gloria. Des humains, donc.. Trissi se fit la réflexion qu'ils paraissaient faire de meilleurs Liés que les elfes, même si moins bons que les vampires. Elle se surprit à chercher à concevoir Cynoë si ce dernier n'avait pas été Lié. Aurait-il perdu cette humilité qu'il avait sans doute héritée du peuple éphémère, du peuple faible ? Aurait-il eu le même rapport à la hiérarchie ?
Écartant sans remords ces vains songes, elle revint à celui qui lui faisait face.

"- La désagréable expérience, nous la vivons en l'heure, Cynoë. À moins qu'elle te soit plaisante ?" lui souffla-t-elle, amusée. Elle doutait qu'un seul de ses congénères puissent véritablement soutenir l'Albinos. Les mille voix sauvages en elle avaient grogné que ce dernier était tout petit, et certainement pas assez sage pour qu'elle ait une once de respect envers sa personne. Il les avait forcés à courber l'échine... Et quel dragon pouvait accepter cela ? Quel dragon pouvait voir dans ce pâle pseudo-dragon une autorité légitime ? Dracos... Il passait son temps sous forme bipède, de surcroit. Quel dragon se laissait dominer par un bipède ? ...À part Möebius ? Et même Möebius: il était du Protectorat !
Elle eut un mouvement de tête. "Quant à l'égoïsme, il n'est point question de cela. Nous ne serions pas les seuls à y gagner." Il s'agissait peut-être d'orgueil. Mais ce mot-là ne vint pas à l'esprit de la dragonne. "Aussi ne peut être divisé que ce qui fut jadis uni. Mais quand bien même nous le serions, ce n'est pas là ce que je te demande d'observer. Comprends plutôt qu'il ne te faut pas espérer que ceux qui luttent en vain viennent à notre secours. Ils l'ont essayé, ils ont échoué. Nous ne pouvons raisonnablement attendre que notre libération vienne d'eux." Pas d'Esprits, et pas de Dragons pour sauver Armanda. Il fallait le reconnaître... Ils ne pouvaient lutter. Ils étaient devenus des jouets, de petits pantins soumis au bon vouloir d'un être trop puissant pour eux. Il fallait le reconnaître. Mais cette pensée arrachait toujours au sein de Trissi mille hurlements de rage et de révulsion. Cela ne pouvait être, cela ne devait être ! Elle était Trissi, elle était dragonne, elle ne pouvait être asservie !

Elle eut un souffle rauque, agacé. La partie émergée de l'iceberg de sa colère. Il fallait qu'elle se calme. Ses crocs la démangeaient. Que n'aurait-elle pas donné pour les planter profondément dans la chair de ce pâle et honni bipède ! Elle regretta un instant d'avoir donné si tôt la carcasse à Cynoë, alors que ce dernier mêlait enfin le bout de ses crocs à la chair. Là où sa voix avait pu avoir des inflexions aimables, pour témoigner à Cynoë de l'appréciation qu'elle avait quant à son attitude et l'encourager à poursuivre, une sorte de lassitude prit la place. "Ce n'est sans doute pas si naïf. Les bipèdes sont ce qu'il nous reste désormais pour espérer. Nous pouvons être la libre-pensée de ceux qui l'ont perdue." Ils ne pouvaient se passer l'un de l'autre. Cela la chagrinait, autant que n'avoir plus que ces frêles mortels comme source d'espoir. C'était si peu... De la poussière pour arrêter le vent, quand il fallait des rochers.
Enfin, elle sut ce qu'elle devait faire. Ses pas la poussèrent à contourner, l'air de rien, Cynoë. Et comme parler de Liés avait ravivé ses précédentes pensées, elle changea de sujet pour un plus léger, et peut-être pas si futile. "Parlant de Liés... Dis-moi: que penses-tu des vampires ?"

L'Améthyste tira un nouveau lambeau de viande, qu'il avala prestement, mais proprement. Même s'il était en compagnie d'une dragonne, penser en mangeant restait grossier et montrait l'image d'un dragon s'empiffrant au lieu de regarder sa compagne de conversation. Même si ce principe était repris dans certains codes de politesse humaine, Cynoë estimait devoir être présentable. Un rien dans un geste ou un mouvement pouvait être mal pris. Les dragons usaient de pensées pour converser entre eux en plus d'échanges d'images et d'émotions qui leur étaient propres, mais la posture, la gestuelle, la position des ailes, et même la présentation des crocs ou non entrait dans la communication. Et en plus une dragonne était bien plus sensible aux détails qu'un dragon. Trissi lui avait montré ça à sa manière. Il en était encore honteux, du coup des bords écarlates de ses ailes.

Il se raccrocha à la conversation du moment. Il ne put empêcher de détourner les yeux quand elle lui demanda si sa situation actuelle était plaisante.

°Comment peut-on l'apprécier ? Nous ne sommes pas des bovins domestiques pour être placides et stupides. Non, elle ne plait pas, mais malheureusement je dois faire avec. °

Pour sa liée. Puis il compris mieux ce que Trissi voulait lui transmettre. Il ne devait pas attendre que les Protégés viennent jusqu'à Gloria pour venir libérer les dragons enchaînés à la volonté de Vraorg. Attendre d'être libéré.... cela sonnait étrangement à son esprit. Jamais il ne lui serait venu cette idée.

°Je comprends. Mais je n'étais nullement dans cette attente. Pourquoi les Protégés viendraient à sacrifier des milliers d'âmes pour quelques êtres, que ce soit moi, ma liée ou toi ? N'ont-ils d'abord pas d'autres préoccupations autre que de songer à nous ? Je comprends qu'ils ont des batailles à mener pour tenter de résister. Les Esprits aussi. Et puis, ne sommes nous pas des dragons ? Nous n'avons jamais été dépendants des autres jusqu'à maintenant.

Peut-être que la rage intérieure de l'Argenté déteignit sur lui, car les griffes qui tenaient la carcasse cassèrent deux côtes dans un bruit écoeurant d'os broyés.

°Pardonne mes mots. Avec la colère qui montait, je n'ai pas su raisonner clairement. Tu as raison sur ce que tu dis...Et tu as raison pour la libre-pensée que nous devons avoir sur ceux qui se sont égarés. Si cela peut, un jour prochain, faire basculer la balance...°

Il lorgna un instant le restant de la proie. La faim l'avait quitté, mais il ne devait pas gâcher cette viande. Il attrapa souplement un nouveau morceau et réussit à s'en délecter malgré l'amertume qui lui perturbait le goût sur la langue et en gorge. Ce n'était pas la faute de Trissi. C'était de se rappeler de qui il dépendait pour le moment sur le fil de sa vie. Des bonnes grâces de Vraorg le Blanc, voilà ce qui lui offrait sa pseudo-liberté ainsi que celle de sa liée. Jusqu'à quand ? Avant qu'il ne s'impose à lui pour lui ordonner de prendre les airs et tuer ses ennemis ? Il ne put retenir un frisson à cette idée. Il profita donc de la question que lui lança Trissi pour changer l'orientation de leur conversation

°Les vampires ? Hormis leur alimentation spécifique et leur existence immortel, je trouve qu'ils sont comme les humains, ou les elfes. Leurs émotions les régissent, ils savaient aimer comme haïr. Ils se savent plus puissants, plus forts que les autres mortels, ce qui peut monter à la tête de quelques uns d'entre eux. Quand ils ne jouent pas sur l'arrogance hautaine de leur espèce, ils peuvent être de bonne conversation. °

Là, il espérait ne pas faire de bourdes envers la dragonne.

Elle répondit aux premiers mots de Cynoë d'une pensée qui approuvait, mais qui avait comme de la retenue. Elle n'approuvait pas totalement. Ils ne devaient pas "faire avec". Devoir impliquait un acte qu'il fallait répéter dans le temps, qui avait une légitimité devant laquelle ils se seraient inclinés. Non, ils ne devaient pas faire avec. Les termes les plus justes auraient été "je ne peux pas faire autrement que subir". Cynoë manquait-il de cet esprit sauvage qui ranimait en eux l'envie de rébellion ? N'entretenait-il pas dans son coeur cette fougueuse envie de liberté qui faisaient brûler le feu des dragons jusqu'au sommet des cieux ? Allez. Il se rattrapait, déjà. Elle savait qu'il était sans doute bien opposé à Vraorg, et qu'il était peut-être juste plus calme qu'elle. Déjà elle devait le mettre mal à l'aise en jouant ainsi à faire celle qui ne comprenait que si les termes exacts étaient utilisés. Elle laissa passer.

De même, elle n'ajouta rien, quand bien même elle l'eut pu, quand il lui transmit ce qui lui permettait, à lui, de comprendre pourquoi il ne fallait point attendre d'aide… Du Protectorat ? Ah, tiens. Elle, elle n'avait pensé qu'aux Esprits. Mais en effet, le Protectorat était la continuité logique des Esprits. De son côté, ce n'était pas l'idée que les protégés manquaient de raisons pour voler à leur secours qui abattait l'idée d'attendre leur aide. Non… Ils avaient des raisons. Ils étaient les dragons, ils étaient des armes puissantes qui trouveraient bien plus d'utilité du côté des sept que de celui de Vraorg. Ils étaient les piliers de la magie… Leur place n'était pas ici. Enfin, elle rejoignait le dragonnet quant au fait qu'ils avaient toujours été indépendants. Cependant s'ils ne devaient attendre l'aide des frères supérieurs, c'était plutôt parce que ces derniers peinaient à leur tâche, et que de toute évidence ils pouvaient attendre plusieurs siècles avant qu'ils parviennent à les sortir de là. Elle s'imaginait que les dragons pouvaient trouver une solution avant eux…

Comme Cynoë continuait de parler, elle le laissa faire, sans l'interrompre. Sur ces sujets, mieux valait qu'elle s'exprime peu. Elle avait encore bien trop mal de s'être faite capturer. Les os craquèrent, dans un bruit qui n'avait rien d'écoeurant aux oreilles de la dragonne. Bien… Cynoë et elle avaient donc une façon différente de maitriser la même colère et la même haine de leur situation. Si l'on pouvait parler de maitriser, dans son cas… Elle revoyait encore cet humain qu'elle avait fait tourner en bourrique, hier. Il avait bien dû faire trois fois le tour de Gloria, en passant par les quartiers mal famés, avant que finalement elle le laisse en plan, le remerciant tout juste du service qu'il lui avait rendu. Mais ç'avait été si rigolo de le voir ramper dans la fange !

En revanche, lorsqu'il fut question des vampires, elle put difficilement se contenir. Arrogant, le peuple de son Lié ? Non ! Il n'y avait aucune arrogance à reconnaitre ses qualités ! Elle voyait encore son Lié, devant l'elfe qu'elle avait transporté, affirmer avec le panache qui était le sien "et je suis parfait parce que je suis un vampire" ! Ils étaient des êtres de magie, des êtres qui parvenaient à se passer du besoin de respirer, supérieurs dans leurs qualités aux elfes… Et lui, son doux Lié, avait en plus la qualité d'être l'autre moitié de l'âme d'une dragonne ! Un être merveilleux, le Dracos lui en était témoin ! Elle avait presque oublié la cause première de sa demande, son envie de lui proposer gentiment d'améliorer sa Liée pour en faire une noble et digne vampire. Tant pis pour Cynoë, sa Liée n'aurait pas la beauté et la force vampirique, mais son arrogance serait sauve !

"- Il n'y a aucune arrogance à reconnaître des qualités réelles, et en user. Les vampires sont les plus améliorés des bipèdes. Ta Liée pourrait…" Ce dernier mot s'accompagna sans doute, pour Cynoë, d'une sensation de pincement au niveau de sa queue, juste avant son espèce de gouvernail. Du bout de son museau, elle l'avait pincé, après avoir achevé de sagement et innocemment le contourner. Elle enchaîna, feignant d'avoir interrompu ses pensées, feignant la surprise mais sans retenir son amusement. "Oh le coquin de renard ! Il t'a mordu, il s'est enfui, je n'ai pas eu le temps de m'en saisir !"

Peut-être qu'il commit une bourde mais Trissi ne le releva pas avec brusquerie. Elle apporta une précision de comment elles voyait les vampires. Même si ce n'était que très résumé. Donc pour la Dragonne Argentée, les vampires étaient à prendre comme une amélioration. Elle n'avait pas tort. Les vampires possédaient des sens et une force décuplée par rapport aux humains mortels. A l'idée qu'Esmelda subisse cette évolution ne l'enchantait guère. Trissi avait-elle oublié ce qui se passait quand le corps mourait, quand il était décidé que la personne devienne un vampire ? Il allait répliquer quand il sentit un pincement juste avant l'emplacement de sa petite voile en forme de gouverne. Il avait tellement passé de temps à réfléchir sur le cas des vampires et de la possible suggestion que la dragonne avait manqué d'énoncer qu'il ne l'avait pas pu se faufiler doucement derrière lui. Sa tête s'était retournée, regardant d'abord sa queue, puis les environs, puis il termina son inspection en posant un regard suspect sur l'Argentée. La pointe de sa queue remua vivement à un mètre à peine du sol.

°Hum... un renard ? °

Soit elle voulait s'amuser avec lui à ses dépens, soit elle cherchait un prétexte pour ne plus parler vampire. la seconde hypothèse était la plus plausible. Hormis Skade et sa Mère-Dragonne, Isyndar, la Dragonne des Ombres, il n'avait guère d'expérience avec des dragonnes dans le genre de Trissi, qui était plus vive d'esprit et de corps, plus dynamique à sa façon de penser et plus tranchée sur ses opinions. Il prit donc un ton taquin pour répondre à la dragonne

°Ce renard ne serait-il pas argentée, luisant par des écailles à la forme parfaite au lieu de posséder de la fourrure ? Agile et rusé, il a su se distinguer en se cachant promptement. Par les cieux, je ne pourrai jamais savoir où il s'est camouflé. A moins que sur une fraction de temps, il ait eu le temps de reprendre une forme draconique pour se jouer de moi et en toute espièglerie°

Il porta son regard sur son petit aileron, bien utile pour certaines manoeuvres dans les airs.

°Je me demande pourquoi il a mordu à cet endroit. Je doute que ma gouverne ait été à son goût, ce n'est que du cuir. °

Ses yeux ambrés brillèrent d'amusement en se refixant sur Trissi

°Peut-être que ce joueur de renard argenté veut encore manger quelque chose. Peut-être que je devrai lui trouver autre chose pour plus qu'il est à mordre ma queue. Ou alors, il cherchait à jouer. Qu'en déduis-tu chère Trissi ? °

Trissi avait redressé la tête, feignant l'innocence, tout en sachant pertinemment que c'était fort peu crédible. Si elle avait voulu véritablement de discrétion se parer, nul doute qu'elle s'y serait prise autrement. Elle se savait porteuse de diverses qualités, mais certaines nécessitaient tout de même quelques, disons, volontés particulières pour être déployées. Elle aurait veillé à ce que l'intention de Cynoë puisse être détournée de meilleure façon, aurait attaqué par un angle qui lui permettait de s'enfuir à vive allure, aurait envoyé un animal jouer le rôle d'alibi… Quiconque croyait qu'en agissant ainsi elle s'était véritablement pensée imperceptible la méjugeait, méprisait son esprit, faisait preuve d'une stupidité surprenante ou comprenait fort mal les subtilités de langage des dragons. Au choix, un des quatre éléments, ou plusieurs en même temps, peut-être…

Elle continuait sagement de tourner autour de lui, ses pas se faisant lents, glissant dans les eaux mêlées de terre des marais ses fines pattes sans créer les bruits qu'aurait fait un être moins délicat. Elle observait Cynoë, avait observé ses mimiques, sa façon de retourner calmement la tête au lieu de bondir comme l'aurait fait un chiot. Elle ne se cachait pas, pour cela. Si son regard devait mettre son congénère mal à l'aise, qu'il le soit ! Ce n'était pas son souci, et cela pouvait même être intéressant de voir un dragon danser d'un pied sur l'autre sans savoir où se mettre. Un comportement qu'elle imaginait très bien, et qui n'aurait pas été adopté par un non-lié. Encore une fois elle remarquait cela, et les mille voix de son ancestrale mémoire s'en amusaient toujours autant.
Au moins Cynoë n'avait pas la bêtise de la croire sincère, ou pire, de faire mine de la croire sincère, ce qui les aurait tous deux insultés. Il était bien, ce petit. Un digne congénère. Et un futur très bon congénère, sans doute, lorsque l'expérience viendrait renforcer les qualités qu'il possédait déjà. Dans le regard de Trissi se percevaient son amusement ainsi que également cette satisfaction. Elle, elle percevait avec netteté l'ironie particulière dont usait Cynoë. Une sorte d'ironie qu'elle avait jadis peiné à faire comprendre à Kedrildan, quand elle-même n'avait tout d'abord pas compris sa propre ironie.

"- J'en déduis que le renard pourrait se vexer que tu le croies aussi gourmand !"

Cette gourmandise qui poussait à tuer sans que ce soit utile, à prendre en soit des ressources qui ne pouvaient s'utiliser convenablement et, pire, pouvaient leur nuire. Mais au seul ton qu'elle employait, Cynoë pouvait sentir que non, elle ne se vexait pas. Pas cette fois, et pas pour cela.
Un coup d'ailes, rayant la surface de l'eau, et elle s'élevait à nouveau.

"- Viens. Allons à Gloria !"

Peu lui importait qu'il ait prévu quelque chose d'autre ou non. Il viendrait. Elle lui accordait de son temps, il pouvait bien lui accorder du sien ! Non, pas "il pouvait bien"… Il devait lui accorder du sien. Auquel autre cas elle serait très fâchée, et considèrerait là une insinuation quant à l'amabilité de sa compagnie. Insinuation qu'elle ne permettrait pas.
Aussi sans plus attendre elle prit la route vers Gloria. Sans attendre, et sans mesurer sa vitesse non plus, puisque son mâle congénère paraissait se vanter d'une grande vitesse. Elle devait s'admettre qu'en effet, Cynoë lui était agréable. Elle commençait à avoir l'impression d'appréhender son fonctionnement. Incomplète était l'image qu'elle avait de lui pour le moment, mais déjà elle savait qu'en sa présence elle se sentirait au moins autant à son aise qu'en compagnie d'Isyndar ou de Silarae. À l'aise comme avec quelqu'un qui lui ressemblait, qui parlait son langage, dont l'intellect s'approchait du sien. Une chose que les bipèdes ne pouvaient comprendre, ils baignaient dans un environnement où leur langue était partagée par de nombreux individus, où leur esprit était somme toute semblable entre eux… Ils étaient suffisamment nombreux et différents pour que chacun y trouve son bonheur, puisse s'entourer de ceux qui changeaient les environnements en refuges pour l'âme.

Ils avaient volé depuis un moment. Bientôt, Trissi cessa de se laisser planer nonchalamment, et commença à décrire de grands cercles au-dessus d'un quartier en particulier. Elle trouva vite de quoi satisfaire son envie du moment. Elle transmit à Cynoë l'image d'un petit humain aux cheveux longs, lequel transportait une… Chose. Elle ne savait ce que c'était et, même en volant au-dessus de lui, n'arrivait pas à en distinguer la nature.

"- Cynoë, bel ami, sauras-tu l'aller voir, et me montrer ce qu'il transporte ?" Lui demanda-t-elle, relativement neutre, ni trop douce ni trop impérieuse pour une fois.

La voir tourner autour de lui aurait pu en effet le mettre mal à l'aise. Il était loin de l'être, car il n'était pas la proie qui attendait que bondisse le prédateur qui se jouait de lui avant d'apporter la sentence de mort. Là c'était Trissi, la Dragonne Argentée espiègle, qui s'amusait. Toujours le regard pétillant d'amusement, l'Améthyste ne l'avait pas quittée des yeux, tournant sa tête armée de cornes et de crêtes pour la suivre dans sa ronde observatrice. Il ne savait pas si elle cherchait à le tester, mais seule sa queue se contenta de remuer souplement sur le sol. Chaque pas exécuté par la dragonne avait au moins le mérite de capter son attention auditive. Pas un bruit à la surface de l'eau que ses pattes frôlaient. A part un bruissement de pousses de jonc contre ses écailles, elle savait marcher tel un félin malgré sa taille et sa masse. Une maîtrise parfaite de son corps. Intéressant.

Avant que Trissi ne quitte complètement le sol, le jeune dragon lui répondit toujours sur un ton serein et légèrement espiègle.

°Le renard est bien trop malin et intelligent pour se vexer. Il saura agir avec ruse dans une autre action pour gagner la partie, sans du tout s'emporter. Ce serait plutôt vexant pour la partie adversaire devant autant de calme et de patience°

Il attendit qu'elle décolle complètement pour la suivre sans se poser de questions. Il avait du temps devant lui ; sauf si sa liée venait à l'appeler, car elle aurait besoin de sa présence, là il accourrait pour la rejoindre. Mais là, à la petite injonction de l'Argentée, il ne fit aucun chichi. Oui une injonction, car ce n'était pas vraiment une invitation. Elle ne lui avait pas demander si cela ne le gênait pas. En même temps, pourquoi se donnerait-elle cette peine alors qu'elle avait le dessus sur Cynoë sur le plan hiérarchique ? Elle était plus âgée que lui d'une part et d'autre part... il voulait la suivre. Avec toute sa volonté volontaire. A son tour, il déploya ses ailes et s'envola

Trissi était partie vivement, prenant d'emblée une bonne vitesse de croisière. Cynoë n'eut qu'à battre plus puissamment ses ailes pour la rejoindre et il se mit sur son côté, légèrement en arrière, comme pour former une petite forme en delta. Ainsi, il montrait qu'il ne cherchait pas à se mettre en avant s'il prenait la tête, accordant totalement cette place à l'Argenté et il profita de son sillage pour économiser une partie de ses forces. Trissi brisait la résistance de l'air et Cynoë s'engouffrait dans le sillage ouvert. Certaines espèces d'oiseaux migrateurs usaient de cette tactique pour voler plus longtemps tout en économisant leur réserve. Il put en même temps admirer les mouvements du vol de la dragonne. Elle volait plus parfaitement que lui. L'expérience de son existence devait en être pour beaucoup. Il nota qu'il était gracieux, léger et tout aussi efficace et pas brutal comme il pensait le voir chez les dragonnes comme chez les dragons. Au sein de leur espèce, il y avait quand même des petites différences nuancées. Etonnant d'ailleurs qu'il remarqua cela chez Trissi. Il n'avait pas porté d'attention pour Skade par exemple...

Ils volèrent ainsi un bon moment avant de rejoindre Gloria. Puis quand Trissi entama des cercles autour d'un quartier, Cynoë posa ses yeux sur le petit bout d'homme qu'elle lui désignait. En effet, il tenait quelque chose qui intriguait l'Argentée. Il ne pensait pas Trissi capable de s'intéresser à des objets de bipèdes. Mais peut-être que ce n'était pas pour satisfaire sa curiosité, que c'était autre chose... Oh la maligne.

Il vira sur l'aile pour essayer de trouver un recoin assez grand pour l'accueillir et pour se rapprocher de la chose intrigante. Ne trouvant pas une petite place, il se rapprocha et manoeuvra de telles façons à faire un vol en surplace, battant vigoureusement des ailes. Le petit humain brailla devant la grande chose qui le dominait des airs. Cynoë fut un peu contrit d'effrayer sans raison le bipède et dès qu'il eut fini son observation, il remonta, soufflant par les naseaux. Il rejoignit lentement l'Argentée, lui transmettant l'image d'une peluche un peu grossier, faite dans du gros tissu lin grisé. Après tout, elle lui avait demander de lui montrer la chose... il le fit par image. Il espérait qu'elle ne lui avait pas demander de rapporter physiquement l'objet

°C'était une peluche. Un jouet de bipèdes quand il sont encore tout petit physiquement et mentalement°

Elle vit son congénère s'envoler sans que cela nécessita plus d'insistance ou d'explications. Sa première pensée fut alors que l'améthyste était bien obéissant. Une pensée amère qui lui fit un instant froncer le nez, dans une sorte de moue désapprobatrice qu'elle avait inconsciemment gagnée à trop fréquenter la partie bipède de son âme. Avoir passé quelques instants avec Cynoë, elle se permettait néanmoins une hésitation, doutant que l'unique Lien avec les bipèdes ait fait de son congénère un être servile. Etait-il possible cependant qu'il n'agisse ainsi que pour ses beaux yeux, pour lui plaire ? Si tel était le cas… une partie d'elle se réjouissait déjà de disposer d'un larbin supplémentaire. Une autre partie s'amusait de ce dragonnet qui ignorait l'ardeur de la tâche qu'il voulait mener à bout. Une dernière partie, enfin, admettait que c'était impossible. Cynoë avait certes, l'air doux, mais elle avait cru sentir quelque chose de rebelle en lui. Un rien, le souffle d'une riposte contenue. Elle avait hâte de la voir exploser.
Au nom de cette intuition elle admit finalement qu'il n'était pas impossible que Cynoë ait eu la même curiosité qu'elle. Rien de surprenant à cela. Les bipèdes avaient beau ne pas les égaler, ils restaient complexes, et très différents d'eux. Encore que. Il valait peut-être mieux dire "différents, donc complexes". Ils avaient, en tout cas, créé autour d'eux un univers riche tant de soi-disant "concepts" que d'outils. Des bouts de matériaux assemblés pour combler leurs lacunes… Ou satisfaire tant leur paresse que leur besoin d'aller plus vite. Vite, avant que la mort les rattrape. Mais bien des éléments de leur création dépassaient la dragonne d'argent. "L'art", par exemple. Elle savait reconnaitre le mot, l'idée, mais n'arrivait pas à saisir ce qu'était cette chose. Elle savait que cela englobait plusieurs actions spécifiques, mais… Pourquoi faisaient-ils cela ? Quelque chose qui n'assurait pas leur subsistance, qui ne permettait pas à leurs esprits de s'affiner… Sérieusement, comment espéraient-ils s'élever en étalant de la couleur d'une façon ou d'une autre ? En faisant du bruit ? Les bipèdes devaient n'avoir pas compris quelque chose…

S'ils partageaient cet intérêt pour les affaires des bipèdes, ils pouvaient bien s'entendre, sans doute. Et elle pourrait l'appeler pour participer à ses essais avec ces créatures. Les conclusions viendraient bien vite, sans doute. Quelques essais encore, et elle s'estimerait peut-être satisfaite de ce début d'approche. Oh, la compagnie de Cynoë lui était plaisante, et elle passait un moment relativement agréable. Mais elle cherchait une satisfaction toute autre. De celles qui duraient dans le temps.
Volant à vitesse basse à une altitude haute, elle observait Cynoë, et la façon dont il s'y prenait. Elle ne crut pas entendre l'humain s'adresser à lui, ignorait donc s'ils communiquaient. On aurait dit que ce n'était pas le cas. Qu'il observait juste… Oh, ne voulait-il pas jouer avec ? C'était beaucoup plus rigolo ! Les bipèdes remuaient et faisaient du bruit selon la façon dont on s'adressait à eux. C'était bien là ce qu'il y avait de plus diversifié comme amusement ! Trissi aimait à essayer de prévoir leurs réactions, les orienter, confirmer ses dires ou être surprise par ces pâles primates. Pourquoi Cynoë ne s'approchait-il pas plus ? Avait-il peur d'eux ? Il était vrai qu'actuellement, l'humain avait l'air plus effrayé que lui. Il n'y avait pas de raison… L'attitude de Cynoë n'était en rien agressive. Cet humain était-il aussi craintif qu'une proie, à fuir le moindre mouvement un peu rapide, la moindre silhouette trop imposante ?
Cynoë revint vers elle. Elle était déjà attentive, son esprit tendu vers le sien, guettant l'information. Elle était un peu surprise qu'il n'ait pas cherché à lui amener la chose. Il ne voulait vraiment pas déranger les petites choses fragiles qu'étaient les bipèdes… Mais ne voulait-il approcher l'objet ? Le toucher, pour voir sa matière réagir ? Trissi, elle, le voulait. Ses saphirs restaient accrochés à la silhouette du petit d'homme.

"- Un jouet, dis-tu ? Comment s'en servent-ils ? Cela ressemble à du tissu… Je veux voir la peluche. Tu es plus petit que moi, tu l'effrayeras moins."

Elle croyait en avoir déjà vu, en y re-pensant. Mais elle ne comprenait pas l'utilité de la chose, encore. Alors elle voulait l'approcher, pour voir… Et surtout: elle voulait confronter Cynoë à un bipède… Ou à quelque chose qu'il refuserait. Pour le moment, elle avait le bipède sous la main, c'était donc là la priorité.

"- Si tu ne trouves pas la place pour te poser, emmène-le plus loin."

Au final, elle n'avait pas donné l'ordre explicite d'arracher la peluche au petit bipède. Mais il était tant sous-entendu et pesant que cela revenait au même. Penchant un peu ses ailes, elle modifia son planer pour s'orienter vers un carrefour de cette ville, non-loin du petit humain, et assez grand pour les accueillir. Pas question d'atterrir tout de suite néanmoins: elle voulait garder un oeil sur Cynoë.

Si Cynoë avait pu apprendre de la manière dont Trissi l'avait observé et s'était interrogé avec curiosité sur sa réaction vis à vis du bipède, il en aurait sans doute été un peu amusé. Mais il fut un peu piqué de surprise quand à la curiosité de Trissi à l'égard d'un objet banal de bipèdes. Pourquoi un tel intérêt, alors que les dragons n'avaient aucune préoccupation pour l'engouement matérialiste qu'exprimaient les femelles et les mâles de l'espèce humaine ? Trissi tenait en tout cas voir l'objet de ses yeux. La voir, mais aussi la sentir, la toucher. Un drôle d'engouement pour un objet aussi basique. Bon en même temps, l'Améthyste pouvait comprendre la curiosité de la dragonne. Lui avait commencé très tôt à s'imprégner du milieu de vie des bipèdes. C'était pour cela qu'il n'avait pas un attrait particulier pour une simple peluche, un objet sans raffinement, sans complexité de conception. Une chose bête en somme. Il suivit le vol de sa compagne et tourna toujours dans les cieux, en planant sans se fatiguer. Trissi l'intriguait avec plus d'intensité cette fois.

°Un jouet sert aux très jeunes de leur espèce de jouer. Comme un chaton jouerait avec une souris. La nuance entre les deux espèces est quand même plus marqué, car le chaton s'entraîne déjà à user de ses pattes et de ses griffes... un petit de bipède s'amusera à reproduire ce que font ses parents avec un jouet. Cette peluche peut représenter plein de choses dans l'esprit d'un tout jeune. C'est du tissu, qu'on a fait d'abord en des morceaux de formes précises pour les réunir avec du fil°

Il garda un instant le silence, réfléchissant à ce qui lui demandait la dragonne. Peut-être qu'elle avait moins de délicatesse à l'égard des bipèdes. Cela se comprenait si elle avait un lié vampirique. Les vampires étaient plus supérieurs aux hommes...Cynoë ne voyait aucun intérêt à prendre la peluche à l'enfant. Déjà que sa sinueuse présence l'avait effrayée, il n'allait pas non plus le rendre triste en lui ''volant'' son jouet. Tout jeune, il avait découvert la grande importance d'attachement que les enfants accordaient à certains de leurs petits biens.

°Je vais te déplaire Trissi, et je m'en excuse d'avance, mais je ne prendrai pas la peluche à ce jeune bipède. Ce serait mal. Il ne m'a rien fait, et il est à un âge où il n'est point une menace pour moi ou ma liée. La peluche serait abandonnée dans un coin, là les choses auraient été différentes, mais se voir retirer de force quelque chose qu'on aime n'amène que la souffrance. Ce petit ne mérite pas un tel traitement. Oui, il est d'une espèce inférieur à la nôtre, mais je ne suis pas un dragon cruel, qui tue ou fait souffrir pour le plaisir. Je puis t'apprendre plus encore sur cet objet qu'on nomme peluche par mes expériences de vie aux côtés des bipèdes si tu le souhaites, mais pas de la façon dont tu me le demandes, Grande Dragonne Argentée°

Il pouvait concéder à quelques actions pour faire plaisir à son entourage ou à un autre membre de son espèce, mais pas comme cela. là où il refusait catégoriquement mais tout en politesse d'accéder à la demande de sa congénère.

Elle le laissa faire. Elle le laissa parler, sans l'interrompre. Ce n'était pas pour savoir tous les détails, pour vérifier qu'il n'en était pas un que Cynoë connaisse et qui lui soit resté hors d'atteinte. Non non… Elle savait ce qu'il allait dire. Et elle savait exactement ce qu'elle allait répondre. Mais c'était encore plus délicieux à dire si son congénère prenait son temps, ajoutait des détails, précisait… Oui, elle le laissa faire. Et quand il eut fini seulement de parler de ce qu'étaient les jouets et les poupée de chiffon, elle ne contint plus son amusement:

"- Je sais très bien à quoi sert un jouet. Mon Lié en a également."

Ils étaient différents, c'était vrai. Parfois vivants, parfois bipèdes. Il était joueur, son Lié. Pas de la même façon que les petits, c'est vrai. Il ne tirait aucun apprentissage de ces jeux-là. Les jeux de Trissi étaient relativement semblables. Elle était plus vigilante, quant à la survie des jouets, néanmoins. Là où l'on pouvait imaginer du sadisme chez son vampire, il fallait imaginer chez elle de la curiosité, voyons. Elle se fit plus caressante.

"- Je te suis néanmoins grée de m'avoir appris que les petits d'humains faisaient abstraction de la difformité de ce jouet-là pour y voir ce qui leur convenait. Etrange… Ne peuvent-ils pas directement imiter leurs parents ? L'apprentissage serait bien plus efficace."

Bon, cela n'avait pas l'air intéressant, au final. Elle s'était imaginé que l'objet pouvait s'utiliser d'une certaine façon, en usant d'une propriété qu'elle n'aurait pas vu, comme un sort qui ne s'activerait que par son geste-clef. Un mécanisme caché… Elle avait imaginé cela, mais croyait comprendre dans ce que lui indiquait Cynoë que ce n'étaient véritablement que des morceaux de tissu, que l'esprit des bipèdes faisait tout le travail. Elle était un peu déçue… D'autant plus qu'elle passait toujours à côté de l'intérêt de ce jeu-là. Décidément, ceux qui avaient conçu les bipèdes avaient mangé du gibier pas frais le jour où ils s'étaient mis à l'oeuvre.

Quelque part, la dragonne d'argent aurait pu sans souci laisser tomber ce bout de tissu. Pas d'intérêt, pas l'air amusant pour une dragonne. Elle pouvait, à la limite, observer le petit jouer avec et essayer de comprendre. Mais là, tout de suite, elle n'en avait pas envie. Elle préférait jouer avec son congénère. Congénère dont les ronds de jambe commençaient à l'agacer. On aurait dit un certain bleuté. Isyndar et Silarae avaient beau être tout aussi respectueuses envers elle, elles avaient beau parfois s'entre-caresser dans le sens des écailles leurs amours-propres respectifs, elles se montraient tout de même plus franches, et moins craintives. Etait-ce là un trait typiquement mâle dont nul ne lui avait parlé ? Elle allait devoir vérifier auprès d'Atal… Ah, non, il était au protectorat. Auprès de Vraorg ? Non, lui, il était spécial… Elle eut à nouveau en tête l'image d'Isyndar, lui parlant des mâles. Il y avait Verith… Il faudrait qu'elle aille parler au dragon de l'Ire. D'autant plus qu'avec lui les jeux devaient être animés. Il devait opposer une résistance des plus divertissantes.

Rah, et ce petit dragon qui venait encore de faire un rond de jambe ! Elle allait devoir passer à une autre stratégie. Quelques mouvements d'ailes, et elle revenait à grande allure vers Cynoë. Elle feignait une véritable colère.

"- Tes politesses ne changeront rien, Cynoë ! Crois-tu véritablement me duper quand tu préfères protéger le paaauvre petit coeur d'un paaauvre petit humain ? Crois-tu vraiment qu'il en serait malmené ? Regarde-le ! Il vivra bien pire dans son éphémère existence ! Penses-tu vraiment le protéger ainsi ? Cela t'importe tant de le protéger un bref instant, de le préférer à moi, au nom d'un mérite qu'il y aurait à ne pas satisfaire un dragon ? Il devrait être à genoux, à me supplier de bénir sa peluche !"

Elle était arrivée jusque face à lui, puis légèrement au-dessus, dardant sur lui un regard bleu glacé.

Le dragon améthyste manqua hausser d'un sourcil écailleux. Son lié avait donc des jouets... sans nul doute vivants ses jouets. Cynoë avait déjà vu des vampires s'amuser au détriment des vivants pour le simple plaisir de jouer, bénéfiquement ou de façon malveillante. Il ne préféra pas s'aventurer sur ce terrain là, car il ne connaissait pas le lié de l'Argentée et elle le défendrait farouchement s'il venait à l'insulter même sans le vouloir

°Les bipèdes sont ainsi. Ils ont besoin de points de repères pour faire une comparaison, consciente ou inconsciente avant de comprendre comme l'appliquer par eux même sans l'aide d'une référence °

Puis la situation prit une autre tournure. Trissi le rejoignit soudain à vive allure, lui ralentissant son vol pour lui permettre de le rejoindre en tout souplesse. A sa remontrance et jouant sans doute une fausse colère car il ne capta pas la tension que provoquait d'ordinaire ce genre d'émotion, ses crêtes maxillaires frémirent sous ses paroles au ton bien différent. Il resta plongé dans un profond silence mental, tout en l'écoutant et à la fin de son éloquence un peu perturbante, sa crête qui courait tout le long de son cou se plia de contrariété. A quoi jouait-elle ? En plus pour marquer ses dires, elle s'était mise face à lui, légèrement même au dessus. Pour pouvoir lui faire front, il avait laissé son corps s'étendre à la verticale, battant plus puissamment de ses ailes pour se maintenir en surplace. Une position guère agréable, mais là il s'en ficha pleinement. La tension bandait ses muscles.

°En quoi est-ce te duper que de pas vouloir agir contre un être inférieur parce que tu le désire ? Quel plaisir retires-tu à vouloir apporter une souffrance inutile à un petit de bipède alors que ce dernier n'est pas en âge de savoir ce qu'est un dragon, ce que notre espèce a apporté à Armanda et donc te t'apporter la déférence que tu penses mériter ? Sa vie courte nous donne-t-elle le droit d'en disposer comme on l'entend ? De jouer de sa vie et de ses émotions alors que nous sommes des dragons ? °

Ses crêtes se déployèrent d'un coup, aussi droites que le permirent les pointes osseuses qui les soutenaient. Ses mâchoires claquèrent d'un coup bien sec, exprimant une colère qu'il refréna à peine.

°Nous avons les capacités et l'intelligence d'agir plus dignement que les bipèdes. A t'entendre, qu'il soit malgré tout destiné à souffrir dans sa vie éphémère, peu importe une souffrance de plus donc, nous sommes en droit de le faire..... C'est songer comme le pire des bipèdes : jouir de la douleur qu'on peut apporter chez les autres. Libre à toi de t'amuser sur la souffrance mais pas moi. Je ne m'abaisserai pas à une telle attitude. °

Il ravala l'idée d'annoncer qu'elle agissait au même titre que son lié, à s'amuser avec des jouets vivants. Comme il y songeait tout à l'heure, il ne connaissait pas son lié et ce serait manquer à ses convictions à savoir de faire souffrir pour calmer sa colère. Il n'y avait aucune raison de réclamer une vengeance personnelle. De plus, pourquoi faire souffrir un petit de bipède humain alors que cet enfant était incapable de faire du mal à un dragon.

°Libre à toi d'aller prendre la peluche de ce petit bipède, vu qu'il est une menace sans nom à tes yeux ! Vu que sa seule vue est une agression qui mérite de lui faire payer ce qu'il est.°

Il lâcha un ronflement sourd en soufflant par ses naseaux et battit plus puissamment ses ailes pour monter juste ce qu'il fallait pour dominer d'une tête l'Argentée. Puis il se laissa glisser sur le côté pour entamer un virage descendant.

Elle était restée de marbre, fermant dans le même temps ses pensées à Cynoë. Sans cela, il aurait trop vite su, et ne serait pas allé au bout. Elle le laissa totalement faire, s'offusquant, rouspétant. Elle percevait sa colère, et les efforts qu'il déployait pour la contenir. Elle eut tout juste un mouvement en arrière au claquement de dents, alors qu'une telle réaction, et un tel déploiement de crête… Lui faisait immensément plaisir.
Sur tout ce qu'il avait pu évoquer, elle le rejoignait. En effet, un tel comportement aurait été mauvais, et elle aurait été très déçue de le voir plier l'échine, bien plus que de le voir refuser d'un nouveau rond de jambe de dragon dominé. Sa colère venait la rassurer, tant parce qu'elle lui donnait à nouveau l'espoir que les mâles valent les femelles que parce qu'elle démontrait que tous ceux qui ployaient devant Vraorg n'étaient pas devenus des bêtes dociles, simples fabrications de dressage sans pensées. C'était bien mieux pour ce bas-monde…

Il restait intéressant, ce dragonnet. Elle avait dû un peu pousser pour obtenir ce qu'elle voulait, mais elle l'avait eu, et n'en demandait pas plus. Dans sa grande mansuétude, elle mettait le reste sur le compte du respect qu'il paraissait témoigner bien aisément. Elle le laissa s'éloigner un peu, avant de doucement se laisser planer à sa suite. Petit à petit, elle tendit son esprit vers le sien. Ainsi il pourrait constater qu'en effet, sa colère avait été fausse. Il verrait qu'elle était heureuse, satisfaite. Une satisfaction qui se présentait comme caressante, presque ronronnante.

"- J'ai eu peur que tu ne saches me faire front. Mais tu n'es pas de ceux que l'on écrase aisément."

Il fallait bien l'encourager sur cette voie, lui qui était encore jeune. Peut-être en feraient-ils une forte tête, bien plus qu'elles. Un espoir qu'elle portait secrètement. Qu'il réussisse là où elles avaient échoué.
Quelques habiles mouvements d'ailes l'amenèrent, sans un son, à ses côtés. Pas question d'être au-dessus, ou au dessous, cette fois. Elle lui laissait la chance d'être, un instant, son égal. Qu'il le prenne comme récompense de sa réussite, et réalise bien l'honneur qui lui était fait ! Elle l'avait vite rattrapé. Elle eut un bref coup d'oeil pour ce congénère, ancrant un peu mieux les traits de sa tête dans sa mémoire, avant de reporter son attention sur ce qui les entourait.

"- Ne joue plus à cela. À faire comme si tu me craignais. Sois celui que tu es, devant moi, sans ces carapaces que mettent les bipèdes pour protéger leurs interlocuteurs de leurs pensées. Tu me seras plus agréable ainsi."

C'était dit sans violence, elle imaginait qu'après tout ce temps passé entouré de bipèdes il avait pu prendre certains de leurs vils penchants, comme celui qui les poussait à n'être pas totalement francs quand ils opposaient leurs pensées. Elle ignorait pourquoi ils tenaient tant à adoucir quelque chose qui, au final, était des plus naturel. Si tous les êtres allaient dans le même sens, elle aurait été bien malheureuse, privée de bien des jeux. Mais puisque c'était dans l'ordre des choses, qu'échanger différents points de vue ne blessait pas leurs corps, pourquoi tant de précautions ?
D'autant plus que cela lui donnait la désagréable impression que l'on avait quelque chose à lui cacher. Souvent c'était là un moyen pour son entourage de témoigner son respect, et elle l'encourageait dans cette mesure... Tant que cela n'empêchait pas la franchise. Et tant que cette franchise était voulue. Parce que oui, elle pouvait vouloir qu'on lui cache des choses...
Oui, mieux valait se contenter d'aller dans son sens, au final, politesse ou non. Mais concernant Cynoë, un de ses rares congénères, elle ne comptait pas se jouer de lui. Puisqu'ils devaient voler ensemble, elle préférait qu'ils partent sur de bonnes bases: celles qu'elle imposait.

Cynoë malgré la colère qui circulait encore dans son sang, laissa la dragonne argentée le rejoindre. Il ne chercha ni à ralentir, ni à accélérer. Mais le regard qui lui adressa en disait long sur la frustration d'avoir été mené par le bout du museau. Doucement, il laissa le calme revenir, en même temps qu'il percevait les pensées de la dragonne heureuse d'avoir vu son caractère s'affirmer. La satisfaction qu'elle y mêlait manqua en même temps de le déstabiliser vu la douceur caressante que cela provoqua à l'effleurement de son esprit contre le sien.

D'un battement silencieux d'aile, à faire pâlir de jalousie une chouette effraie, Trissi se mit parfaitement à sa hauteur, sur la même ligne horizontale. Un alignement parfait, comme si elle le considérait d'égal à égal. L'Améthyste resta sombrement silencieux, s'attendant encore à un mauvais jeu pour le tester. Il expira un souffle fort, qui fit vrombir ses narines.

°Je ne vois pas en quoi c'est un jeu à tes yeux que d'accorder tout le respect qui est dû à une dragonne telle que toi. Même si peu d'années à échelle humaine nous sépare, j'ai parfaitement estimé la déférence que j'avais à donner. Je l'ai fait pour Skade, je l'ai fait pour ma Mère-Dragonne. Je l'ai fait pour toi. Si éprouver un respect naturel est un jeu pour toi, alors je comprends mieux ta réaction vis à vis de moi. Où se place la crainte quand on accepte de reconnaître la digne supériorité d'un autre congénère ? °

Son coeur battait encore de cette colère d'avoir été manipulé, mais le flot se tarissait au fur et à mesure qu'il reprenait le contrôle de ses émotions. Il n'aimait guère s'emporter de la sorte. Heureusement là le ton de ses songes étaient des plus neutres et des plus cordiaux. Quoique... on percevait encore une toute petite touche d'amertume.

°Te faire front... Comme si nous nous affrontions. Je n'ai rien aux besoins que tu éprouves de voir ce que je vaux réellement, mais ce n'est pas en une première rencontre que tu peux connaître un être. Pour ma part, je pourrai penser que ton lié t'influence, vu qu'il adore jouer avec des êtres vivants.... Donc tu redoutais que je sois un faible...°

Il envoya un souvenir à Trissi, alors qu'il n'était encore qu'un tout jeune saurien tout frais éclos, dans une immense salle du trône. On le voyait dressé sur ses petites pattes postérieues, battant frénétiquement de ses ailes de la tailles de celle d'une chauve souris, poussant un cri vers une fenêtre qui explosa sous le rugissement du Dragon de l'Ire Verith. Après ce cri, le dragonnet tenait encore tête à Verith d'un autre petit cri de protestation, tout cela pour défendre sa liée des pensées irascibles du saurien rouge. Un bref instant, à peine la valeur d'un souffle dans une vie de dragon.

°Cela convient à sa Gracieuseté Ecailleuse ?°

Le ton était courtois mais avec une touche forte d'une expression à la limite de l'arrogance. A voir maintenant à son tour comment elle réagirait.

"- Ton respect est légitime, et il est la marque d'un être lucide. Mais tu ne dois pas croire que tourner autour de la proie est une marque de respect pour moi."

Elle ne doutait pas que cela le soit pour les bipèdes que côtoyait la Liée de Cynoë. Mais il lui faudrait apprendre, s'il voulait que tous deux puissent passer du temps ensemble sans finir par se mordre le museau, à se montrer direct, au moins sur certains points. Elle pouvait tolérer les mystères et sous-entendus sur certaines choses. Pas là, pas maintenant, pas quand il fallait se rebeller. Une rébellion se rugissait, une rébellion était faite de ruades et de flammes, pas de pensées remuées tout juste en sens opposé, et avec les politesses nécessaires. Si les dragons éteignaient leur feu et le faisait ressembler aux quelques braises qu'était la rébellion au sens bipède du terme, jamais ils ne pourraient espérer un jour s'opposer réellement à ce qui les restreignait.

L'argentée eut un vague mouvement de tête, comme pour se débarrasser de quelque chose qu'il s'y serait posé, quand Cynoë évoqua l'idée que son Lié ait pu l'influencer. Il fallait l'admettre, le Lien avait peu à peu modifié son Esprit… Mais elle aimait à se dire que cet influence n'était pas si importante que ce que l'on voulait admettre. Oui, désormais ses pensées avaient bien plus ce côté "concret" qu'ont ceux celles des bipèdes. Outre cela, elle ne s'était pas plus rapprochée des vampires. Fréquenter Kedrildan lui avait permis de mieux connaître ces derniers et leurs "philosophies". Ce qu'elle savait, elle l'avait majoritairement appris auprès des bipèdes-crocs. Mais des esprits si petits et différents du sien ne pouvaient avoir aussi simplement déteint sur elle. Elle préférait s'imaginer difficile à modeler. C'était bien plus flatteur pour elle, et pour les membres de son espèce.
Non, elle n'avait pas voulu prendre de son Lié ses habitudes. Elle ne jouait pas avec les êtres vivants comme lui le faisait. Lui avait vieilli au sein de leur société, il n'avait pas à les remuer dans tous les sens pour les découvrir, mais plutôt à profiter de ce qu'il connaissait déjà. Trissi se rattachait à cette idée: non, elle n'était pas influencée, et Cynoë se trompait…

Elle offrit une oreille attentive au souvenir de Cynoë. Le courage du tout petit être, elle le sentit. Mais il était naturel, ce courage, c'était celui qui leur était insufflé naturellement pour défendre leurs Liés. Rien d'impressionnant en soi. Elle rendit perceptible à Cynoë le doux amusement mêlé d'une trace de tendresse presque maternelle que lui avait inspiré ce souvenir, et la vision du Cynoë miniature. Avant qu'elle ait pu lui dire que malgré le naturel de cette situation, elle appréciait que ce souvenir lui soit cher, l'Amésthyste feignait brusquement une arrogance qui lui allait si mal qu'elle vit tout de suite la supercherie, et en déduit les sentiments de Cynoë. Il n'avait pas apprécié qu'elle se joue de lui et doute de ses capacités. C'était parfait, parfait ! Voilà une réaction qui réchauffait son coeur déjà brûlant ! L'amusement de la dragonne se fit plus appuyé, elle feignit très brièvement le mépris:

"- Tu n'as pas rugi assez fort !"

Un brusquement mouvement d'ailes la projeta sur le côté, elle chercha à le bousculer, le déstabiliser dans son vol. Pas assez pour que l'on puisse confondre cela avec un vrai attentat aérien, néanmoins. Comme si elle craignait des représailles, elle accéléra le rythme, filant comme une étoile, plus avant.

L'Améthyste cligna plusieurs fois des yeux. Tourner autour de la proie ? Que voulait-elle dire par là ? Insinuait-elle que le fait de rester en permanence courtois et respectueux était tourné autour d'elle ? Mais comment pouvait-il savoir comment elle réagirait ? Il la rencontrait pour la première fois ! Son esprit manqua de grogner face à une telle évidence, mais en même temps, il pensait avec une profonde logique. Depuis qu'il avait éclos, combien de dragons et dragonnes avaient-il croisé ? Pas énormément... Il avait beaucoup côtoyé les bipèdes, connaissait une partie de leurs moeurs et coutumes. Mais pour les dragons ? Que savait-il réellement des relations au sein de sa propre espèce ? Au fond de lui il les connaissait, mais toutes n'étaient pas encore accessible, comme il suivait son coeur et son esprit quand il s'agissait de rencontrer un autre dragon. Il était donc naturel pour lui d'exprimer du respect à un dragon ou à une dragonne plus âgé que soit. Hormis quand l'individu écailleux s'en prenait à sa liée.

Donc Trissi voulait qu'il cesse de tourner autour comme il l'avait fait longuement ; s'il avait bien compris...Plus sur le fait que la dragonne argentée dévoilait un peu plus à chaque fois de son côté un peu espiègle. Outre le fait de lui souligner qu'il devait être naturel, sans avoir besoin d'en faire trop, elle semblait amusé et attendrie par le souvenir qu'il lui avait partagé pour lui montrer qu'il sortait les crocs quand il fallait les dévoiler. Comment il devait le prendre ? Il réfléchit encore plus intensément et la réponse était tellement évidente... tellement simple qu'il se trouva stupide... Il avait déjà vu ce genre d'attitude chez les bipèdes. Pourquoi une dragonne ne pourrait pas agir de la sorte. Elle se plaisait à vouloir attirer l'attention sur elle en plus de gentiment se moquer de son congénère. D'ailleurs elle lui fit rapidement comprendre.

Il fut abasourdi quand elle le bouscula à peine. Surpris, il battit ses ailes un peu n'importe comment le temps de se remettre de cette brève émotion. Oh, elle n'avait pas voulu l'agresser, il avait compris le côté enfantin qu'elle lui avait jeté par cet acte sans dommage. Clignant encore des paupières pour défaire son air écarquillé, il claqua ses mâchoires. Trissi avait déjà pris innocemment la fuite.

°Comment cela je n'ai pas rugi assez fort ? °

Le ton était faussement vexé et on sentait l'amusement se lier autour de ses répliques mentales. A son tour, il battit ses ailes puissamment pour tenter de rattraper la fuyarde. Bien que plus rapide qu'elle, il ne comptait pas se rendre aussi facilement.

°Je suis sûr qu'à peine sorti de l'oeuf, tu ne savais même pas couiner. Sa Gracieuseté Argentée devrait battre des ailes plus rapidement que cela sinon je vais la rattraper et demander réparation en lui mordillant la queue °

Jetant un coup d'oeil vers celui qu'elle avait malmené, elle put obtenir la sublime vision de Cynoë battant des ailes de façon désordonnée pour se remettre en place sans perdre trop d'altitude. On l'aurait cru désarticulé ! C'était peu commun de voir un dragon prendre cette position, puis celle-là... Peut-être avait-ce été plus commun jadis. Il était vrai que, désormais, dans les airs, les dragons n'avaient que peu de camarades aériens capables de les bousculer. Ils n'avaient pas l'habitude... Face à un tel choc, Trissi aurait sans doute été déstabilisée elle aussi, perdant de sa superbe pour quelques secondes. Peut-être aurait-elle mieux géré cela d'un point de vue technique, ceci dit. Faute de pouvoir le savoir, elle aimait à le penser, en voyant Cynoë faire. Il ne s'en sortait pas si mal... Mais elle s'en serait sortie mieux encore !

Elle avait pris la fuite, toute d'amusement, pouffant en elle-même en essayant de ne pas trop dévoiler cela à son camarade. Elle était censée faire semblant de le mépriser ! La réponse de Cynoë ne tarda pas à venir. Il avait de bons réflexes, et ne perdait pas le nord ! D'autant plus qu'il partageait son jeu, et ses sources de divertissement. Très bien ! Voilà qui rendrait désormais ses journées moins ennuyeuses. Si elle l'avait su, elle sera plus tôt venue vers ce dragonnet-là. Elle l'entendit commencer à la courser, n'accéléra pas pour autant. À quoi bon ? Elle le dépasserait quoi qu'il en soit ! Mieux que cela, elle coupa sa vitesse pour se retourner d'un mouvement en spirale vers Cynoë, revenant vers lui à vitesse réduite.

"- Ah non ! Ne touche pas à ma queue !"

Elle lui présenta le souvenir de Möebius attrapant sa queue, puis cherchant à venir au-dessus d'elle. Le geste avait été suivi d'une tentative de Möebius de s'accrocher à son dos, ce que la dragonne avait très, très mal pris. Ce n'était pas un geste qu'il pouvait avoir envers elle, c'était une atteinte à leurs rangs respectifs ainsi qu'au respect qu'il lui devait ! Cynoë put sans doute sentir la blessure à l'amour-propre de la dragonne, l'offense ressentie, et la colère. S'il n'y avait eu ce souvenir, néanmoins, peut-être l'aurait-elle laissé faire.

"- Mais puisque tu es grand, désormais, peut-être pouvons-nous véritablement juger de ton rugissement. Ne bouge pas. Je vais par là-bas... Et quand je commencerai à voler en petits cercles, plus ou moins sur place, rugis donc ! Il faut que je t'entende !"

Elle reprit sa course, sans lui avoir laissé le temps de dire si oui ou non il voulait jouer à cela. Eh, il avait un honneur à redorer, puisqu'il n'avait pas rugi assez fort jadis ! C'était le moment de l'impressionner. Elle ne mit pas longtemps à atteindre le point qu'elle désirait. De là où était Cynoë, c'était un point proche de l'horizon. Elle devait lui apparaitre comme une ombre lointaine lorsque sa silhouette cessa de changer de taille pour dessiner des cercles de faible diamètre, attendant qu'il s'exécute... Et naturellement, qu'il revienne à elle.

A l'idée de sentir des crocs lui mordiller son appendice caudale, Trissi ralentit sa course et entama un virage suffisamment anguleux pour revenir vers Cynoë et lui exposer rapidement et clairement la raison à l'aide d'un souvenir d'où l'Améthyste put voir un dragon qu'il n'avait encore jamais croisé. Ce saurien là, d'une taille imposante, avait manifesté un comportement qui parut rude et offusquant à accorder à une dragonne ; selon les pensées de Cynoë. S'imposer sur le dos d'un dragon de la sorte revenait presque à vouloir le dominer. Pourtant, cela ne paraissait pas être un combat. A quoi ce grand dragon avait voulu jouer ? Il manquait vraiment de délicatesse. Lui-même n'aurait guère apprécié d'avoir un autre congénère sur le dos sans sa permission. Il comprenait mieux les ressentis mêlés à ces images. En même temps, comme ne pas associer un mordillement banal à un acte marquant de la sorte ? Il se passera de cette petite vengeance plaisantine donc. Il trouvera autre chose en tant voulu et le tout sans réveiller l'offense de Trissi.

Avant même qu'il eut pu répondre, elle partit à tire-d'aile pour se mettre à une telle distance qu'elle ne parut plus comme un dragon miniature, à peine en équivalence à la taille d'une peluche pour tout jeune enfant de bipède. Même plus petit encore. Cynoë volait à peine à petite vitesse pour jouer le jeu. Ah l'Argentée voulait entendre son rugissement. Espérait-elle vraiment entendre son rugissement à une telle distance ? Cynoë en doutait. Jusqu'ici, rugir était destiné à des oreilles assez proche. Mais aussi loin, il eut un léger doute. Mais ce n'était pas pour autant qu'il se défilerait. Après tout, elle lui avait demandé de rugir non ? Et rugir n'impliquait pas que de la voix.

°Pour m'entendre, tu vas m'entendre. J'espère que tu m'en tiendras pas rigueur si ton esprit tremblote un peu de frayeur face à ma puissance tonitruante. °

Un poil prétentieux, fait en toute pensée volontaire. et dès que Trissi se mit donc à exécuter son cercle aérien, Cynoë stabilisa son vol et se pointa dans sa direction, même lointaine. Il se concentra, inspira et ouvrit la gueule tout en compressant sa poitrine pour expirer un long cri draconique. Celui-ci se percuta dans les airs. Ils auraient été en montagne, l'écho aurait renforcé son rugissement. Et pour bien faire, pour rajouter donc de la puissance, puisque Trissi voulait l'entendre, en même temps que la part vocale, un rugissement mentale résonna. Après tout, il n'y avait rien qui interdisait de s'exprimer par tous les moyens mis à sa disposition.

Quand il eut exhalé tout l'air de ses puissants poumons dans ce rugissement, il ferma sa gueule garnie de crocs et repoussa l'air derrière lui à l'aide de ses membres ailés pour rejoindre Trissi. Il était fier intérieurement, car son rugissement avait été le plus beau lancé jusqu'ici. Sans haine, sans colère. Juste un beau rugissement. Avec de la hargne, qui sait s'il ne se révélerait pas plus effrayant encore. Mais comme les conditions n'étaient pas présente, il était difficile de le déterminer.

Dès qu'il eut rejoint l'Argenté, il battit ses ailes avec un peu plus de candeur, pour se rajouter de la fierté à son rythme volant.

°J'espère que je n'ai pas trop ébranlé ton esprit, ma chère Trissi. Tu m'as demandé un rugissement, je te l'ai offert, dans tous les sens du terme. Tes oreilles ne sifflent pas trop ? °

Léger tintement qui remplaçait un gloussement. Commençant à connaître Trissi, elle serait capable de rabaisser la valeur de son rugissement pour garder une tête au dessus.

Trissi l'avait laissé parler, se réjouissant à l'avance. Cynoë, en se pavanant ainsi, mettait la barre haute. S'il ne l'atteignait pas, elle pourrait le railler tant pour sa faiblesse que pour son manque de lucidité. S'éloignant, elle s'était vaguement faite la réflexion que peut-être elle était passée à côté d'une subtile nuance qui aurait indiqué que l'améthyste savait qu'il n'était pas si bon que cela. C'aurait été étrange… Pourquoi tourner ainsi en dérision ses faiblesses ? Une faiblesse, ça se cachait, ça se compensait, ou ça s'assumait, mais toujours en y trouvant, au final, un côté positif. Quel intérêt y avait-il à ainsi souligner ses propres défauts ? Heureusement qu'elle ne s'était pas imaginée cela plus tôt. Une telle situation l'aurait mise mal à l'aise. Oh, elle aurait fini par railler son camarade, mais ce n'aurait pas été sans être gênée.

Finalement, posée non-loin de l'horizon, elle songea qu'un dragon de l'âge de Cynoë devait sans souci se faire entendre jusqu'ici. S'il n'y parvenait pas, c'était que vraiment il était mauvais, ou qu'il le faisait exprès. Est-ce que Trissi répondrait à son rugissement, pour témoigner des ses propres capacités ? Certainement pas. Elle n'avait pas envie d'user de ses cordes vocales. C'était là une action qui lui était désagréables, et les bipèdes étaient en cela bien pauvres d'avoir leurs voix comme principal outil de communication. Elle ne ferait pas l'effort. Nul besoin n'était de cela, et nulle envie.
Les cercles se fermaient, s'enroulaient. La dragonne s'arrêta de battre des ailes quand retentit le rugissement. elle n'avait pas coutume de faire taire les multiples bruissements d'air qui l'entouraient pour mieux entendre, ce n'était jamais nécessaire. La surprise, plutôt, l'avait poussée à ce geste. Il n'avait pas menti, on l'entendait vraiment très bien, plus que ce que Trissi aurait pu imaginer de positif, si elle n'avait pas été occupée à se réjouir à l'idée de l'entendre pousser un nouveau rugissement de dragonnet. Cela l'ennuyait de le reconnaitre, tant dans la mesure où cela démentait son propre jugement que dans la mesure où elle passait à côté d'une occasion de le taquiner sur son volume sonore. Ce n'était pas un attribut auquel elle accordait beaucoup d'importance, véritablement, quand bien même ç'aurait pu être un signe de puissance. Mais elle aurait pu faire semblant.
La silhouette d'améthyste venait à elle. Oui, elle pouvait faire semblant.

Avec quelques battements d'ailes lents, elle vint également à sa rencontre. Arrivé à sa hauteur, elle décrivit un cercle autour de lui, son regard d'azur pétillant d'intérêt et de malice demeurant accroché à lui. Comme il paraissait fier, tout à coup !

"- Tu rugis très bien. Armanda doit être fort aise d'avoir en elle un dragon aussi bruyant !"

Elle devait avoir saisi le tintement qu'avait émis Cynoë, et ce dont il témoignait. Elle eut une sorte de grognement qui y ressemblait, tandis que son Esprit venait doucement bousculer celui de Cynoë, avec tout l'amusement que lui procurait une si basse moquerie.
Son vol vira d'un cou, et son encolure se raidit, son visage tourné vers Gloria. Cynoë devait pouvoir percevoir un fin agacement en elle. À nouveau, un grognement, et un peu de fumée qui s'échappait de sa gueule.

"- Je crois que mon Lié a besoin de moi. J'espère qu'il n'est pas encore ivre… J'étais persuadée qu'il avait terminé avec cela."

Elle aurait pu le laisser se débrouiller. Mais… S'il était ivre, elle voulait tant pouvoir protéger son propre honneur que profiter de la situation. Quelque chose néanmoins lui indiquait que ce n'était pas le cas. Se séparer de Cynoë alors qu'ils commençaient tout juste à jouer n'était pas pour lui plaire, quoi qu'il en soit. Elle se tourna vers lui.

"- Fils d'Isyndar, ce fut un plaisir pour moi de passer du temps en ta compagnie. Puisse l'avenir m'offrir de plus fréquentes occasion de distiller mon temps en ta présence."

Elle prit la route pour Gloria, écartant à regrets son corps et son âme de celles de son nouveau camarade de jeux. Cela faisait une journée au moins de cette nouvelle année qu'elle n'avait pas perdue.

Le dragon la laissa approcher. En même temps, il n'y avait pas de raisons de lui demander de voler un peu plus loin. Il la regarda exécuter un cercle un peu paresseux autour de lui. Il aurait pu lui demander de tenir ses distances, pour ne pas avoir à subir une percussion comme toute à l'heure. Mais cela aurait été la déconsidérer et ne pas plus offrir une digne confiance. Après tout, cela n'avait été que par jeu et il avait réagi dans ce sens.

Même dans cette manœuvre elle ne le quitta pas du regard. Cynoë dut tourner la tête pour plonger ses orbes ambrés dans ceux de la dragonne. L'éclat qu'ils offraient le laissait un peu indécis. Intéressée ou malicieuse ? Elle était capable des deux envers lui et étrangement, il adorait ce mélange-ci. Il secoua brièvement sa tête. Il ne devait pas se laisser aller comme cela aussi étrangement, comme si cette dragonne provoquait quelque chose de perturbant et qu'il ne comprenait pas de sa simple présence sur son état. Il retrouva vite son sérieux.

Elle le gratifia donc d'un généreux compliment quand à son rugissement. Il redressa la tête pour rajouter encore de la posture à sa fierté personnelle et grogna un peu quand à la moquerie de Trissi quand elle vint doucement secouer son esprit. La note d'amusement était là uniquement pour le taquiner. Il y répondit dans le même sens, en la repoussant hors de ses barrières mentales. La petite espiègle qui voulait le titiller sur tous les plans. Il se demanda d'ailleurs quel était réellement son objectif à le pousser un peu à se dépasser de ses habitudes réservés. A croire qu'elle attendait réellement de lui qu'il agisse comme un dragon devait agir, c'est à dire à exprimer réellement ce qu'il était. Difficile à concevoir pour l'Améthyste, qui s'était pourtant posé la question et qui songeait à l'influence du comportement de bipède sur le sien. Il trouvera un moment pour y réfléchir.

Il allait parler quand il vit l'Argentée agir d'une drôle de façon et crut percevoir un élan d'agacement. Son lié ne devait pas se trouver dans une position adéquate pour qu'elle laisse son bipède agir de lui-même.

°On dirait que ton lié manque encore de dressage°

En toute humour bien entendu et il salua à son tour l'Argentée

°Au plaisir de très vite te recroiser dans la voie des airs Trissi l'Argenrée. Ce fut instructif et... très intéressant. Et au pire la prochaine fois, ramène ton lié et tu l'abandonneras en haut d'un sommet, d'où il ne pourra pas redescendre tout seul... ainsi, tu ne seras pas enquiquiné et tu auras tout le temps que tu voudras à m'accorder. °

Il regarda la silhouette de Trissi s'éloigner, devenant qu'un éclat argenté dans les cieux. Déjà ne plus voir et sentir cette dragonne lui manqua déjà. Allez savoir pourquoi.