Suite de l'épisode précédent : Une petite complicationC’était presque un soulagement de sentir la pression infernale de l’Esprit se retirer peu à peu dans d’autres dimensions. Elle pouvait à nouveau fonctionner, disons, à peu près normalement, pour un être de son genre.
Mais l’ire provoquée par la « tentative » de la jeune sombre ne s’estompait pourtant pas. Et, lorsque les mots, pleins de reproches à peines contenus, virent lui vriller les tympans, il lui fallut toute sa volonté pour ne pas transformer sur-le-champ l’impertinente en tas de cendres brûlantes. Elle en avait éviscéré pour bien moins que cela.
"Ce n'est pas moi qui ait succombé à mes instincts et qui a risqué de mettre à mal cette alliance en tentant de tuer des proches de Korentin Kohan."Un sourire mauvais barra une seconde son visage masqué. Eh bien voyons, nul doute qu'elle savait de quoi il retournait, la bougre. A tel point qu'elle ne doutait de rien.
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Si ma volonté avait réellement été de détruire Alford Gorder, jeune sotte, ce serait chose faite pour l'heure."
Elle en avait eu toute latitude, d'une part, l’opportunité d'effacer les traces, ensuite. De croire qu'une politicienne lorenzienne pouvait se permettre de mettre à mal une alliance déjà fort pénible à sauvegarder tenait de la boutade. Ou de l'insulte. Visée bien centrée sur ses propres compétences, peut-être bien.
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Quant à mes "instincts"... sa voix crissant atrocement sur le dernier mot,
s'il reste de mon pouvoir et de mon devoir de n'en user que pleinement consciente, il est autant du vôtre de retirer de votre carnation ces motifs bariolés grotesques. Dans le cas contraire... Qui est ignorant ne parle point de ce qu'il ne sait pas."
Qu'elle ne soit pas mage n'excusait pas non plus qu'elle n'eut un minimum de jugement sur ce qu'il venait de se produire à peine une petite demi-heure auparavant. Même si, pour l'heure, elles étaient toutes deux encore loin de se douter de la nature exacte de l'évènement.
Mais un autre détail de la phrase lui fit immédiatement réajuster son tir.
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Mais vous étiez deux. Gorder... et vous. Bien sûr. Le roi des rebelles vous estime donc. Et après ? Il n'est guère difficile d'apprendre que Korentin Kohan, comme tous ceux de son sang, possède une sainte répulsion envers les nôtres. Sa lignée est comme toutes les autres, et la seule qui pourrait à mes yeux être digne du respect d'un sombre, quel qu’il soit, serait bien la seule femme que compte sa mourante couronne, la jeune héritière Kohan. Du reste, poussière, qui tôt ou tard redeviendra poussière, et n'aura en rien à interférer avec les délibérations de notre peuple. Et tout cela n'a rien à faire au milieu de ceci."
Et ceci n'était rien d'autre, à ses yeux, qu'un affront. Althaïa reconnut son manquement. Peut-être était-il venu le temps de constater que sa fusion presque charnelle avec les pouvoirs octroyés par la mante était à double tranchant : désormais déréglé, son totem, trop puissant, pouvait à tout moment menacer de la faire imploser. Il faudrait voir cela, tenter d'y remédier, si tant est que ce fût possible. Mais pour l'heure, chaque chose en son temps. La Dame avait désormais à cœur de déchirer le voile derrière lequel celle en qui elle avait placé un fragment de sa confiance se retirait à la première alerte.
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Nos lois, nos règles. Nous avons été stricts avec les sang-chauds. Ils ne se mêlent pas de nos affaires. Nous ne nous mêlons pas des leurs. Ainsi ira le monde tant que cela tiendra."
La seconde attaque de la séductrice, qui désormais se tenait aussi droite qu'un soldat l'aurait pu pour faire face à ce qu'elle avait très justement identifié comme un danger potentiel, acheva de noircir son humeur, déjà massacrante. Elle avait du mal à se souvenir de la dernière fois où, ayant accordé estime à l'un des siens, ou plutôt l'une des siennes, elle s'était trompé de la sorte. Celle dont elle ignorait toujours le nom, qui ne lui importait guère, celle avec qui elle avait partagé un moment rarissime dans sa non-vie, la décevait. Terriblement. Son esprit était habitué aux revirements de situation. Althaïa avait donc déjà viré de bord, mais l'impression persistait, et ce que l'on pouvait qualifier de colère, qui s'apparentait habituellement à un hiver précoce dans la conversation, avait ponctuellement viré à l'orage.
"N'importe quel opportuniste aurait pu profiter de vos instants de faiblesses pour prendre votre place."Prendre sa place ? Pour un baiser ? La provocation était risible. Althaïa ne s'y laissa pas distraire, elle avait mis la main sur bien plus notoire que cela.
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Qui souhaites prendre une place au sein du conseil se doit d'en assumer les tenants et les aboutissants. Et il faut plus qu'un simple baiser, aussi mortel soit-il, pour cela."
Sa voix avait décru en volume, pour n'être plus qu'un grondement menaçant, à peine plus audible que les remous des eaux du lac plus loin en contre-bas.
"Peut-être arriverez-vous à reconnaitre ceux qui peuvent être vos alliés."La vampire avait amorcé un mouvement de recul lent et calculé. Pouvait-on, vampire ou pas, croire à un tel aveu, en pareil circonstance ? Elle sauvait sa peau, quoi de plus naturel, et Althaïa ne l'en blâmait pas. De là à lui demander d'être dupe, il y avait un ravin à franchir. Ses "alliés" n'étaient que politiques, et pour le temps où la situation ne changeait pas radicalement, seulement. Quant à Dinsheni, le mot "ombre" convenait bien mieux que celui d'"alliée".
Ne renvoyant pour seule réponse qu'un glacial silence, Althaïa attendit d'avoir suffisamment cerné l'individu avant de se mettre en mouvement, volontairement vive et décidée. But non avoué de la presser à mettre en œuvre le plan qu'elle avait, sans aucun doute, déjà échafaudé en laçant sa pique.
Mais au lieu de parcourir au pas de course la distance qui la séparait de sa cible, maintenant mouvante, elle lui laissa loisir de manœuvrer vers le large avec toute son agilité de rôdeuse.
Avant d'exécuter un sort de bond calculé pour la devancer d'un mètre à peine. La magie créa un souffle plus grand qu'à l'accoutumée, mais cette fois, Althaïa fut soulagée de constater qu'elle n'avait pas sous-estimé les effets nouveaux engendrés par l'afflux de magie. Elle réapparut à peu près là où elle l'avait décidé, à peine plus près de la sombre en mouvement qu'il n'en aurait suffi pour l'arrêter.
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Les alliés sont ce que le vent est à la plaine, fille de l'ombre : aussi changeant que l'incidence d'un rayon de soleil. Es-tu naïve, ou de ceux qui vivent longtemps parmi les vivants pour croire qu'un allié est une entité infaillible ? Orgueil est mien, peut-être, de prétendre t'apprendre le contraire. Mais ici bas telle est notre réalité. Tu ne me leurreras pas avec une minauderie dédiée aux âmes câlines : qui es-tu donc pour te laisser ainsi, lascive, à t'offrir à n'importe qui ? A donner aux mâles ce qu'ils ne méritent aucunement contre ce qui n'a aucune valeur ? Qui es-tu, pour salir en si peu de chose, la réputation des femmes de ta propre race ? Est-ce donc ce que tu es ?"
Le mot "prostituée" lui vint, mais avec le dégoût acide qui dégoulina doucement dans les circuits de sa logique, elle ne parvint qu'à lâcher, avec la sécheresse sourde de la sentence d'un juge peu impartial :
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Une fille de joie ?"
Elle ne pouvait y croire. Qu'une femme, entité sacré entre toutes, se salisse sous la contrainte, était une chose. Mais qu'une sang-froid, ô combien supérieure par le don des Esprits, en vienne sciemment à s'adonner à ce métier méprisable, qui ne consistait, au fond, qu'à donner satisfaction animale à ceux qui ne méritaient même pas cet égard... était tout bonnement humiliant.